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Identifier les auteurs

« Les violences faites aux femmes » sont le fait d’hommes. Souvent oubliés, parce que non identifiés ou non visibles, ces auteurs, passés sous silence, et leurs crimes sont le fruit d’une société sous domination masculine. Cet interview de Marie-Victoire Louis par la revue Lien social, ayant été réduit et tronqué de manière inacceptable selon la sociologue, nous vous le proposons dans son intégralité.


I. Les violences faites aux femmes sont de tous ordres (sociales, familiales, sexuelles) et donnent l’impression d’avoir toujours existé et dans toutes les cultures. Pourquoi, alors qu’aujourd’hui, dans nos sociétés "post-modernes " et "civilisées ", perdurent-elles?

Puis-je réagir à votre formulation? Lorsqu’on parle de" violences faites aux femmes ", on passe sous silence le fait qu’elles sont exercées sur elles, contre elles, par des hommes. Dès lors, comme seules les femmes sont visibilisées, les violences dont elles sont les victimes sont sans cause. Et leurs auteurs restent dans l’innomé, et donc dans l’inexistant. Le rapport de pouvoir entre les sexes, qui, seul, permet de donner un sens à ces violences, disparaît. Et, par la même, la domination masculine qui les cautionne et si souvent les justifie. Aucune analyse n’est alors plus pensable.

On ne peut pas plus légitimement parler de " violences faites aux femmes " qu’on ne peut parler de " de violences faites aux noirs " en passant sous silence la domination blanche et l’apartheid en Afrique du Sud, ou de " violences faites aux colonisées " sans parler des colonisateurs qui les exerçaient et du colonialisme qui les justifiaient.

Dans le même sens, affirmer que ces violences " perdurent " ne permet pas d’en connaître et d’en comprendre la genèse. Faute d’être historicisée, la question de leur signification ne peut donc pas, là non plus, être posée.

A cet égard, il n’est pas possible de considérer que les violences " sociales" seraient une des manifestations des violences masculines. Car le patriarcat a préexisté à tous les modes de production: esclavagiste, féodal, capitaliste, socialiste. La " famille ", pour sa part, est la structure sexuée au sein de laquelle la subordination des femmes et des enfants aux hommes a été - et reste encore - juridiquement et politiquement instituée. Selon le code civil Napoléonien de 1804 (article 213), les femmes doivent " obéissance " à leurs maris: ceux-ci sont donc en droit d’exiger qu’elles se conforment à leurs désirs, et ce, par les moyens qu’ils estiment appropriées. La loi des hommes est, dans cette sphère, La loi. Certes, l’Etat pose certaines limites au bon droit des hommes sur la personne même des femmes, mais il cautionne par là même la légitimité des dites violences:" Dans le cas d’adultère ", " le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur son complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable " (Article 324, &2 du code pénal). Cet article - qui est une survivance de la loi du talion - est une justification du bon droit des hommes au meurtre de leurs épouses, mais aussi à celui de leurs amants, réels ou présumés. La complaisance - pour employer un euphémisme - de notre société à l’égard des crimes encore appelés " passionnels " s’inscrit dans l’histoire de cet article. Et plus globalement de tout notre droit qui accepte comme acquis la subordination des femmes aux hommes dans la sphère dite du " privé ".

Certes, les manifestations les plus formellement scandaleuses de la justification de ces violences ont disparu; plus encore, la possibilité pour les victimes de porter plainte a été élargie. Ce qui a donc changé, c’est que nombre de ces violences - autrefois enfermées dans la sphère du " privé " - sont dorénavant pénalisables. Dès lors, plus aucun agresseur, plus aucun violeur, aussi puissant fut-il, ne peut plus être assuré de l’impunité.

Mais il n’en reste pas moins que le droit quotidiennement mis en oeuvre en France reste structurellement marqué par le fait qu’il a été conceptualisé exclusivement par des hommes. Sans les femmes donc, mais aussi contre leurs droits les plus élémentaires. Ainsi, ni le vol, ni le viol entre époux ne sont toujours pas formellement reconnus formellement dans nos codes comme des délits ou des crimes.

Je ne vois donc rien là qui puisse nous permettre de considérer "nos " sociétés comme " civilisées ". A moins de reconnaître que la domination masculine sur les femmes est partie prenante de notre définition de " la civilisation ". Quant à l’expression " post-moderne ", qui considère la modernité comme dépassée, elle ne peut interroger les fondements, juridiques, politiques, éthiques sur lesquels nos sociétés ont été construites. Là encore, la domination masculine, considérée comme acquise, ne peut être pensée ni donc dénoncée.

II. Comment expliquez vous qu’on en parle plus facilement aujourd’hui?

De tous temps, les femmes ont parlé, dénoncé ces violences. Encore fallait-il les entendre. Et qu’elles puissent les dénoncer. En outre, le terme de " parler " ne me paraît pas adéquat. Car cette formulation maintient ces violences dans le registre du " discours ", alors qu’elles relèvent - tout au moins, certaines d’entre elles - du domaine du droit. Elles sont des crimes et des délits. Elles doivent être, comme telles, appréhendées.

Mais on pourrait aussi poser d’autres questions.
Comment notre société fait-elle pour empêcher qu’on en " parle " plus, plus justement, et du point de vue des victimes ?
Et, pour être dans l’actualité, comment fait-elle actuellement pour tenter de freiner cette énorme demande de justice concernant des violences jusqu’alors enfermées dans la sphère du " privé " des hommes?

C’est en effet la politique d’Élisabeth Guigou, Garde des Sceaux; c’est donc celle dont on voit de plus en plus souvent les effets dans les tribunaux. Ainsi, lorsque celle-ci a présenté, en janvier 1998, les grands axes de la réforme de la justice, elle a insisté sur sa volonté de promouvoir " les modes alternatifs " du procès pour le règlement des litiges, sans pour autant ni analyser, ni prendre en compte les effets de cette position sur la demande grandissante de justice de la part des femmes. Il en est de même, lorsqu’elle a affirmé devant le Sénat: " La résolution des contentieux par la médiation, la conciliation et la transaction doit être développée afin de favoriser la recherche de solution évitant les procès ". Et ce d’autant plus, qu’elle n’a jamais affirmé - et sa responsabilité est ici posée - que la médiation pénale ne saurait concerner des crimes et des délits à l’encontre de personnes.
C’est pourquoi, cette nouvelle politique doit être interprétée comme un coup d’arrêt donné au processus de judiciarisation de ces violences.

Mais d’autres questions viennent à l’esprit: A quel coût humain, à quel coût financier, les victimes - pour celles, trop peu nombreuses, qui passent les obstacles du classement sans suite et du non lieu - obtiennent-elles sinon justice ou réparation, du moins la déclaration de culpabilité de leur agresseur?
Ou: quelles réponses le monde politique fait-il aux demandes pressantes de réforme de la justice, émanant des femmes, et plus largement des victimes?
Le droit des victimes doit être au coeur de cette réforme de la justice.

III. D’aucuns affirment que les rapports d’égalité hommes/femmes s’améliorent (parité politique, égalité professionnelle, autorité parentale partagée). Est-ce votre analyse aussi?

Une " égalité " ne peut pas " s’améliorer ". Elle est ou elle n’est pas. Et, pour que le terme d’égalité puisse être employé, il faut comparer deux entités, ici deux personnes, dont le statut serait comparable. Ce qui n’est pas le cas. Les femmes ne peuvent pas être pensées comme les " égales " des hommes, tant que le rapport d’appropriation des sexes, des corps des femmes, de la personne même des femmes, dans la prostitution, le mariage ne sera pas pensé. C’est d’ailleurs la raison qui explique que tant de ces violences sont qualifiées de " sexuelles ".

Tant qu’il ne sera pas explicité, dans notre droit, que le sexe, le corps est inaliénable, et donc que le proxénétisme et la prostitution sont illégitimes; tant qu’il ne sera pas explicité qu’aucun contrat, y compris de mariage ou de pacs, ne confère aucun droit sexuel sur le sexe, le corps d’autrui, le processus vers l’égalité entre les sexes, faute d’aborder la cause même de la domination masculine, ne pourra - avec, certes, des aménagements - que la reproduire.

Il faut, à cet égard, récuser ceux et celles qui croient, veulent croire et nous faire croire que l’assertion: "La loi garantit à la femme dans tous les domaines des droits égaux à ceux de l’homme " (inséré dans le préambule de la constitution de 1946, repris par la constitution de 1958) aurait, par un coup de baguette magique, " réglé " le problème juridique de l’égalité entre les sexes.


IV. Quels seraient, selon vous, les moyens à mettre en oeuvre pour réduire ces " violences " et autoriser une " véritable égalité "?

Affirmer comme projet de vouloir " réduire " ces violences serait en accepter leur légitimité. Car accepter une seule d’entre elles suffit à reconnaître comme valide le système qui la produit. Pour ma part, je ne veut pas que ces violences diminuent en nombre, je veux qu’elles disparaissent.

Pour ce faire, aucun processus politique s’assignant comme projet d’aller vers une égalisation des statuts entre les sexes ne peut être crédible sans l’affirmation d’une volonté politique de lutte contre ces violences.
Et la meilleure politique de prévention est - comme vient de le faire le gouvernement suédois - d’en poser la principe. Le moins que l’on puisse dire c’est, qu’en France, actuellement, au sein du gouvernement Jospin, cette volonté politique n’existe pas. Un exemple: il existe un projet gouvernemental soit de " création d’un numéro téléphonique national d’aide aux victimes " sous la tutelle de l’ INAVEM ou" d’un numéro fédérateur renvoyant à un service de pré-orientation qui basculerait les appels vers les services compétents ".
Ce projet vise donc soit à la disparition des associations féministes de lutte contre les violences masculines, soit à leur mise sous tutelle de l’INAVEM qui serait chargé de " filtrer " les appels. Sans que ce projet ne soit abandonné, il est actuellement question du " renforcement du partenariat avec l’INAVEM " et de " constitution d’un comité de pilotage chargé du suivi et de la mise en cohérence de (leur) activité ". Ce projet doit être analysé comme une normalisation politique de l’activité et de l’acquis de ces associations qui ont été à l’origine des plus notables avancées du droit et de la jurisprudence en matière de droits de la personne depuis une vingtaine d’années.
Elles seraient en effet transformées en " services téléphoniques ", tandis que les professionnelles engagées et compétentes seraient transformées en " téléopérateurs ".

V. En quoi ces violences sont-elles révélatrices d’un " déficit " démocratique et culturel?

Au risque de me répéter, la " démocratie " qui est la nôtre s’est construite sur la légitimation de ces violences et sur le ‘sexisme ordinaire ’ qui empêche de les dénoncer. Et, à l’exception de certaines femmes et de certaines féministes - dont quelques très rares hommes - la " culture " les a rarement contestées. Elle les légitime les plus souvent. Parce que le sexe n’est pratiquement jamais analysé politiquement en tant que catégorie politique, en tant qu’expression de la domination masculine.

Nous fonctionnons encore massivement sur des catégories analytiques qui ne remettent pas en cause la norme sexuelle masculine: la prostitution, la pornographie s’expliqueraient par le besoin sexuel masculin dont l’inassouvissement doit trouver une réponse. Quant à la ‘liberté’, elle n’est le plus souvent invoquée que pour mieux la conforter: la prostitution relèverait du ‘libre choix des femmes’, la pornographie de la ‘liberté d’expression’....

Là encore, pour que ces violences disparaissent, il faut radicalement critiquer les fondements de notre société. Et cette critique ne peut être que féministe.

VI. Notre lectorat, constitué de l’ensemble des travailleurs sociaux est souvent confronté " à écarter ces violences ". Comment, selon vous, peuvent-ils " aider " à les réduire?

Je ne reviens pas sur le terme " réduire ". Mais votre formulation peut être mal interprétée. Car cela pourrait signifier que les travailleurs sociaux et les travailleuses sociales pourraient être amené-es, dans le cadre de leur travail, à transgresser la loi. Au risque d’être accusé-es de non assistance à personne en danger.

Je pense que la première chose qu’ils et elles pourraient faire - et c’est la plus difficile - c’est d’abord de s’interroger sur eux-mêmes: N’ont-ils pas été eux mêmes les auteurs et/ou les victimes d’une telle violence?

Il faudrait aussi qu’ils et elles - plus encore qu’ils et elles ne le font - fassent des signalements au Parquet et aident les victimes à déposer plainte.
Il faudrait qu’ils agissent politiquement contre l’inertie de tant d’institutions et qu’il et elles leur demandent une réelle clarification de leurs droits et de leurs devoirs.
Il faudrait qu’ils et elles soient solidaires de ceux et celles qui - pour avoir été aux côtés des victimes de violences sexuelles, pour avoir fait des signalements au Parquet, pour avoir rédigé des attestations, pour avoir fait des analyses qui posent les victimes au centre de la réflexion et de l’action sur ces violences - sont actuellement en butte à la répression. Alors qu’ils et elles ont simplement exercé leur métier, en conscience, et en conformité avec la loi.

Pour ma part, je considère que pour faire disparaître ces violences, il faut repenser notre droit de manière à ce qu’il affirme:
* la prééminence du principe de la défense des droits des personnes sur les atteintes aux droit de propriété et à l’ordre public.
* La prééminence du principe de la défense des droits des victimes par rapport aux droits de la défense.
* le refus formel de toute médiation pénale, dès lors qu'une violence est dénoncée.
* l’exclusion des assassinats, les agressions et les violences sexuelles du champ des délits et des crimes amnistiables.

Marie-Victoire Louis. CNRS /CADIS

Ex présidente de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail. (AVFT). Marie-Victoire Louis a publié de nombreux textes sur les violences masculines faites aux femmes et sur la prostitution. Dont: Le droit de cuissage. France. 1860- 1930. Les Éditions de l’Atelier. 1995. Et, plus récemment: Bourdieu: défense et illustration de la domination masculine. Les Temps Modernes. N° 604. Mai-juin-juillet 1999.

 


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