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LES MALTRAITANCES FAMILIALES ET INSTITUTIONNELLES A L’EGARD
DES PERSONNES AGEES.
PRESENTATION DE L’ETUDE REALISEE A LA DEMANDE DE MADAME
LA MINISTRE DE L’EGALITE DES CHANCES MIET SMET.
Madame
Marie-Thérèse Casman, sociologue à l’Université de Liège
Nul ne peut nier que les seniors constituent un groupe à risque
particulier pour la violence... même si l’étude de ce problème est
récente dans notre pays. En
effet, il existe des liens assez clairs entre la dépendance et
l’apparition ou la continuité de la violence.
Ajoutons à cela l’accroissement de la durée de vie, la part
croissante des personnes âgées dans la population totale ainsi que la
féminisation de la population âgée.
Tout cela justifie largement qu’une exploration de la problématique
ait été jugée nécessaire.
Celle-ci a été réalisée, commencée en tout cas, à l’initiative
de la ministre Miet Smet qui a demandé parallèlement une étude sur la
maltraitance des personnes âgées à domicile, à la KUL et une enquête
sur la maltraitance des personnes âgées en maison de repos, à
l’université de Liège.
Pour définir un peu plus précisément de quoi nous allons parler, je
reprendrai la définition de la maltraitance utilisée par mes collègues
flamands : « La maltraitance des personnes âgées est décrite
comme un comportement destructeur qui vise un adulte âgé dans le
contexte de n’importe quelle relation et dont on s’attend à ce
qu’il
ait des effets néfastes dans les domaines physique,
psychologique, social et/ou financier »; il est ici question de
souffrance inutile, de blessures, de douleur, de perte et/ou de
violation des droits fondamentaux et d’une détérioration de la
qualité de vie pour la personne âgée. (Vandenberk, Opdebeeck et
Lammertyn, « La violence et les sentiments d’insécurité chez les
personnes âgées »).
Nous reprendrons également la taxinomie de la maltraitance des
personnes âgées de Faber et van Weeghel, qui aborde différents
niveaux (« La violence et les sentiments d’insécurité chez les
personnes âgées » page 9)
Relevons que la question de l’intentionnalité est problématique dans
la mesure où elle peut être perçue différemment par l’auteur et
par la victime. Un même acte peut être posé intentionnellement ou non
et être perçu comme intentionnel ou non par celui qui le subit. Chaque
équipe de recherche a effectué une enquête, l’équipe de la KUL a
effectué une enquête auprès de 523 personnes de plus de 65 ans. L’équipe
de Liège a effectué une enquête auprès de 300 pensionnaires de
maison de repos et une enquête qualitative auprès de 80 personnes
travaillant à divers titres dans les maisons de repos.
CONCLUSIONS DE L’ENQUETE KUL
La violence à l’égard des personnes âgées au sens large du
terme, est un problème auquel une personne âgée sur cinq est confrontée
en Belgique. Après l’âge de 60 ans, les femmes sont confrontées un
peu plus souvent que les hommes à une forme de violence physique,
sexuelle, psychique ou financière.
Tous les types de violence ne se rencontrent pas aussi souvent. Seule
une petite proportion des personnes âgées est confrontée à la
violence physique et sexuelle: 3,1% des femmes et 1,8% des hommes ont été
confrontés à la violence physique après l’âge de 60 ans et 1% des
personnes âgées ont été confrontées à la violence sexuelle.
L’abus financier et la violence psychique sont mentionnés beaucoup
plus souvent.
Ainsi une personne âgée sur 10 a été confrontée à l’abus
financier après l’âge de 60 ans et une personne âgée sur 10 également
a été confrontée à la violence psychique. La
violence psychique est en général de longue durée (la durée moyenne
est de 17 ans) et connaît une fréquence élevée (chez un peu plus du
tiers des victimes, la violence psychique se produit au moins une fois
par semaine). Ces éléments me semblent tout particulièrement
importants car ils laissent entendre qu’il faudrait prévoir des
interventions, des solutions, des thérapies... pour régler ce genre de
problèmes (je pense notamment aux médecins, aides familiales ou divers
services sociaux amenés à détecter, observer ce type de situations).
Concernant la nature de la violence psychique, il s’agit
principalement de négligence active et de violence verbale. Six auteurs
mentionnés sur dix de violence psychique après 60 ans sont des membres
de la famille. Les partenaires arrivent en tête avec un taux de 21%.
Dans 26% des cas, l’auteur est proche de la victime par exemple un ami
ou un voisin. Dans 1,8% des cas il s’agit d’un professionnel et dans
1,8% des cas de personnes étrangères. La violence psychique est donc vécue
dans le cercle (en ordre décroissant d’importance) de la famille, des
amis et des voisins..
Un élément important dégagé par l’enquête flamande réside dans
le lien qu’on peut établir entre la problématique de l’isolement
social et de la solitude et la négligence active et la violence verbale
d’autre part.
Il ressort de l’enquête que les personnes âgées ont tendance à
avoir des réseaux sociaux relativement petits qui souvent, ne suffisent
pas à remplir les fonctions de soutien élémentaires. Il apparaît
qu’une personne âgée sur cinq se sent seule et cette proportion
monte jusqu’à un sur trois chez les personnes très âgées.
L’enquête a montré un lien entre la densité du réseau et le risque
de violence psychique. Il apparaît que les personnes âgées avec un réseau
fermé, càd un réseau dont la plupart des membres se connaissent,
courent moins de risques. Le contrôle social plus important dans les réseaux
fermés agit peut-être ici comme un facteur de protection du moins
quand le réseau social est assez dense pour permettre un contrôle
social externe.
Toutes ces violences entraînent une forte diminution de bien-être chez
les personnes. Cependant, dans la société, la violence psychique est
encore loin d’obtenir la même attention que la violence physique et
sexuelle. Il reste que la violence psychique reste un concept vague,
difficile à délimiter et qu’il devrait faire l’objet d’un débat
de société. La violence psychique a trait à toutes sortes de formes
d’interaction et de communication. La mesure de la violence psychique
à l’aide de plaintes n’est pas toujours suffisante car une personne
peut se sentir profondément blessée par un acte ou une parole et une
autre personne peut estimer que ce même acte n’a pas d’importance.
CONCLUSIONS DE L’ENQUETE DE L’UNIVERSITE DE LIEGE
Le titre du rapport est « vieillir en maison de repos : quiétude ou
inquiétude ? » Il résume bien en fait la situation que l’on peut
trouver dans le secteur des maisons de repos: le meilleur comme le pire.
Avant d’aborder les résultats de cette enquête, je voudrais
souligner la difficulté qu’il y a d’investiguer ce type de problématique.
Tout d’abord, nous avons seulement pu entrer dans les établissements
où la direction avait marqué son accord.
Certains refus cachaient certainement des dysfonctionnements que
les directions ne tenaient pas à dévoiler. D’autre part, nous avons
dû nous limiter à interviewer des personnes valides, aptes à pouvoir
comprendre et répondre à un questionnaire, ce qui excluait les
personnes désorientées par exemple.
Brièvement esquissé, ce contexte de la maison de repos laisse bien
deviner les difficultés d’adaptation qui peuvent exister chez les
seniors. A cela s’ajoute, comme le dit Louis Ploton le fait «
qu’avec l’âge et ses infirmités, le risque croit d’être frappé
de plein fouet par un événement, quel qu’il soit, qui vienne mettre
à bas les fantasmes d’invulnérabilité qui nous habitent tous » (La
Personne âgée, page 31)
... Et il ajoute, ce qui n’arrive qu’aux autres, leur est
arrivé à eux.
Lors de notre enquête, nous avons aussi souligné l’existence de ce
qu’il convient d’appeler des violences dues à l’institution
elle-même, càd effectuées la plupart du temps sans intention de nuire
ou de faire souffrir mais qui peuvent constituer une atteinte à l’intégrité.
Pour évoquer cela, nous avons fait référence à la notion de «
territoires du moi » (E. GOFFMAN) qui se réfèrent aux droits qu’une
personne exerce sur un champ d’objets dont elle surveille et défend
habituellement les limites.
Ces territoires que nous connaissons tous et que nous protégeons tout
au long de notre vie, sont au nombre de huit: l’espace personnel, la
place, l’espace utile, le tour, le territoire de la possession, les réserves
d’information, l’enveloppe (càd la peau et les habits qui la
recouvrent) et les domaines réservés de la conversation.
Prenons deux exemples qui montrent comment ces territoires peuvent être
l’objet de violation en maison de repos :
L’espace personnel, c’est la portion d’espace entourant un
individu et dont toute pénétration est ressentie par ce dernier comme
un empiétement provoquant une manifestation de déplaisir ou un
retrait. Cet espace est variable selon l’individu et selon son
appartenance socioculturelle.
On peut en maison de repos épingler la réduction de l’espace
personnel par rapport à l’espace antérieur: chambre trop petite,
chambre collective, passage d’un lieu de vie comportant divers modules
à un seul espace.
On peut observer des violations par le personnel ou par certains
pensionnaires de cet espace (entrer sans frapper ou sans attendre la réponse,
ainsi 5,5% des pensionnaires disent que le personnel entre dans leur
chambre sans frapper et que 49% frappe et entre sans attendre la réponse,
porte de la chambre toujours ouverte, ainsi quelques 10% des
pensionnaires estiment que leur intimité n’est pas assez respectée).
Considérons maintenant l’enveloppe: Nous abordons ici le problème de
la gêne que peuvent engendrer les contacts physiques, notamment lors
des soins.
On remarque dans les maisons de repos, une tendance à privilégier les
besoins du corps (laver, nourrir, ... ) au détriment conscient ou non
d’autres besoins, affectifs, sociaux, relationnels, de l’envie que
peuvent encore ressentir les personnes âgées de donner une utilité ou
un sens à leur vie. Une des manifestations de cet élément s’exprime
dans le fait qu’on trouve surtout dans les maisons de repos un
personnel paramédical et peu de personnel spécialisé dans les
domaines social et psychologique.
On peut alors assister à une réduction de la personne en objet de
soins, manipulée sans douceur et parfois sans considération. En outre,
les soins sont plutôt donnés en fonction de l’organisation du
travail que selon le rythme des résidents. Le rythme des personnes âgées
est plus lent que celui des actifs et dans notre société, on privilégie
plutôt la rapidité. Ainsi les personnes âgées doivent se plier à
des impératifs horaires pour les besoins physiologiques les plus élémentaires.
Au niveau de la gestion de l’incontinence, on remarque aussi une
rationalisation qui va dans le sens d’utiliser rapidement le lange,
alors qu’il s’agit d’un choix symboliquement dégradant et qu’on
ne suscite peut-être pas assez la motivation de la personne en prenant
le temps de la conduire aux toilettes. Mais, il est vrai que restaurer
les capacités des personnes âgées concernant la maîtrise de diverses
fonctions peut se retourner contre l’institution, notamment par une
diminution des subsides (exemple passer de C à B sur l’échelle de
Katz conduit à une diminution des subsides, alors que, paradoxalement,
cela demande plus de travail). Et pourtant, on peut penser que la non
utilisation des capacités mènent à leur disparition.
Voici donc rapidement brossés deux exemples de « violations »
possibles du territoire du moi, générées en quelque sorte par le
cadre institutionnel, par le fait inévitable dans une certaine mesure
que se rencontrent dans une maison de repos des acteurs pour qui elle
représente un lieu de vie alors que pour d’autres c’est un lieu de
travail. Il conviendrait donc de se situer face à ces possibles
violences quotidiennes de la vie courante considérées souvent comme
licites et normales par la plupart en opposition à celles perçues
comme non licites et non normales et contre lesquelles on est prêt à
prendre différentes mesures y compris judiciaires.
Mais au delà de ces violences générées par le cadre institutionnel,
nous avons aussi repéré d’autres violences qui peuvent être
exceptionnelles, ou habituelles, intentionnelles ou non. Pour décortiquer
cela, nous ferons référence à un schéma distinguant diverses formes
d’agressivité (schéma de Buss).
Envisageons dans un premier temps l’agressivité physique càd un acte
de violence impliquant un contact physique désagréable et intentionnel
(gifler, frapper, bousculer, cracher sur une personne). Dans notre enquête
sur 70 maisons, 21 témoignages de ce type ont été relevés de la part
du personnel. Ces faits sont rarement dénoncés à la direction et sont
encore moins souvent l’objet d’une plainte formelle. En outre, les
traces dues à ce genre de violence ne sont pas facilement décelables,
d’autant qu’une telle trace peut être accidentelle (due à une
chute par exemple).
Ecoutons quelques témoignages de membres du personnel: une aide
soignante raconte « Il arrive que les patrons soient grossiers avec les
pensionnaires, ainsi, le premier jour que j’étais là, le patron a
donné une claque à un Alzheimer qui faisait une crise, en fait, il dit
qu’il a fait cela pour le calmer.
Or, il y a d’autres moyens pour les maîtriser, on nous a
appris cela à l’école. » ou cette infirmière qui dit : « Les gens
n’étaient pas toujours bien traités; j’ai vu de mes yeux le patron
d’une maison (il était infirmier) saisir une vieille dame comme un
sac de charbon et la descendre manu militari à table alors qu’elle ne
voulait pas y aller. Elle
aurait aussi reçu (mais là, je ne l’ai pas vu, on me l’a dit) deux
gifles ».
Les causes de l’agressivité sont multiples : une surcharge de
travail, un manque de compréhension de la psychologie de la personne âgée,
peu, voire pas, de soutien dans les situations difficiles mais aussi des
éléments à chercher dans le passé de la personne, sa formation, sa
vie privée, les conditions de travail avec les conflits éventuels, les
préjugés envers les personnes âgées, l’éventuelle non coopération,
voire l’agressivité, de la personne âgée, la difficulté pour
certains d’établir une relation bienveillante en lieu et place de
relations basées sur une épreuve de force.
Il y a ensuite l’agressivité active verbale, qui couvre les faits
touchant à la manière de traiter verbalement les personnes. Les témoignages
relèvent des insultes, de l’indiscrétion, un ton de voix qui peut être
froid mais aussi grossier, agressif, un manque d’égard et de
gentillesse ou de politesse. Ainsi, quand on a demandé aux
pensionnaires si « certains membres du personnel sont froids, grossiers
ou agressifs», on a obtenu une réponse positive de 14,7% concernant la
froideur du personnel, 3,7% qui pensent que le personnel est grossier et
4,3% qui estiment qu’il est agressif. On peut aussi épingler des
attitudes d’infantilisation : les personnes âgées sont traitées
comme des enfants, demandeurs et dépendants, ce qui entraîne chez ces
personnes des stigmates de non pouvoir, de non savoir. Le personnel,
essentiellement féminin renforce ce stéréotype en ce qu’il
reproduit des fonctions de maternage mais aussi de répression éventuelle,
de punition.
Certains pensionnaires sont conscients du fait qu’ils sont considérés
comme des enfants (14% le ressentent). Cette représentation conditionne
divers comportements dans des domaines comme celui de la nourriture
(obliger une personne à manger quelque chose qu’elle n’aime pas),
des activités (souvent calquées sur celles réalisées à l’école
maternelle) ou le fait de tutoyer systématiquement les personnes sans
leur accord.
L’agressivité passive physique relève d’une forme de négligence
ou d’un manque de soins ou d’écoute qui touche aux différents
aspects de la vie en maison de repos. Face à l’ampleur des témoignages
recueillis, je vais rapidement évoquer quelques domaines où l’intégrité
physique et psychique des personnes âgées n’est pas respectée et
dont les raisons évoquées ne sont pas toujours évidentes:
La nourriture: sa qualité, sa variété, la façon de la présenter et
d’aider ceux qui ne peuvent s’alimenter seuls. Je vous lirai un témoignage
qui est assez imagé pour faire passer beaucoup d’informations : « Le
repas, c’est une horreur sans nom. Les désorientés doivent manger très
vite, vous devriez essayer pour voir ! Si on donne à manger rapidement,
vous ne savez pas mâcher la nourriture, avaler, la cuillère n’arrive
jamais au bon moment, quand vous en avez envie. On rajoute de l’eau
froide à la soupe pour pouvoir la donner plus vite. Il y en a qui râlent
sur les gens, qui parfois finissent par vomir à table. Il y a des gens
difficiles mais parfois on est cinq ou six et les personnes n’arrêtent
pas de crier: mange ! et ils n’ouvrent pas la bouche ».
Il y a les heures de lever et de coucher qui ne sont pas toujours
librement choisies et peuvent se dérouler à des heures inhabituelles
(quatre heures du matin ou cinq heures de l’après-midi, par exemple).
La prise de médicaments et les soins médicaux peuvent être l’objet
d’erreurs, d’oublis, de retard. Ainsi 11% des pensionnaires estiment
que la distribution des médicaments ne va pas sans poser des problèmes.
Nous devons aussi évoquer la « camisole chimique » plus efficace pour
calmer les gens et plus rapide que l’écoute et l’empathie. Il y a
les sonnettes avec un temps d’attente trop long (45% disent qu’il
arrive que le temps d’attente dépasse le quart d’heure).
L’enfermement, le ligotage, la punition : certains pensionnaires ont
évoqué ces phénomènes en tant qu’observateur ou comme victime. Ce
type de pratiques constitue souvent une solution de facilité pour
maintenir les personnes jugées difficiles. Et pourtant d’autres
solutions existent. Ecoutons le témoignage de cette directrice qui dit:
« Il y avait une dame désorientée qu’on liait dans sa chambre parce
qu’elle faisait d’énormes dégâts. Maintenant qu’on la descend,
elle s’est remise à marcher (elle avait perdu l’habitude), elle
chipote à tout ... propose son aide ... c’est quand même mieux ».
A la question « avez-vous remarqué autour de vous que des personnes étaient
attachées, ligotées ou enfermées ? », 26,2% répondent par
l’affirmative et à la question « Avez-vous vous même été attachée
ou enfermée ? », 4,5% répondent qu’elles-mêmes ont été attachées
et 3% qu’elles ont déjà été enfermées.
Je vais terminer cette énumération, non exhaustive faut-il le dire,
par les questions financières. Deux chiffres pour commencer: 16,7% des
pensionnaires déclarent qu’on leur a déjà volé de l’argent ou un
objet dans la maison où ils résident... 14,3% ne disposent d’aucune
somme d’argent pour couvrir quelques dépenses quotidiennes.
Ajoutons les mesures d’économie qui peuvent toucher le personnel
(suppression de certains postes), la nourriture (par le choix des
produits les moins onéreux), le chauffage, la suppression d’activités
etc... notons aussi la surfacturation par exemple, la facturation de
bouteilles d’eau remplies au robinet. Il y a aussi des éléments plus
subjectifs comme par exemple le fait de rappeler aux gens qu’ils coûtent
chers et qu’ils « ne sont pas dans un trois étoiles ». Evoquons
enfin le fait qu’on ne rétrocède pas automatiquement les
pourcentages octroyés par les pharmacies pour les commandes de médicaments...
Les résultats de cette recherche sont donc porteurs de beaucoup de
questions. Si la situation générale n’est pas catastrophique dans
l’ensemble des maisons de repos, il reste nombre de zones incertaines
peuplées de violences diverses : physique, psychiques, financières.
Nous vivons dans notre société une situation assez paradoxale dans la
mesure où on ne cesse d’afficher les chiffres triomphants de
l’allongement de l’espérance de vie, présentés à juste titre
comme une victoire sur la maladie, mais d’autre part, on assiste à
une situation assez dramatique de certaines personnes âgées.
Je voudrais maintenant aborder la question du profil et de la détection
de la maltraitance. Celle-ci pose souvent problème, car les victimes
expriment souvent une plainte diffuse ou en parlent sous le sceau du
secret (« je vous le dis mais je ne veux pas que cela aille plus loin
»).
La victime craint les représailles ou craint que la dénonciation de
violences ne l’entraîne dans une situation encore plus problématique.
La personne âgée est fragilisée, peut éprouver une faible estime
d’elle-même, se sent vulnérable... elle peut alors manifester un
repli sur elle-même, développer des sentiments de dévalorisation, résignation,
voire de honte.
La violence physique est relativement visible et peut laisser des
traces, mais la violence verbale, le manque d’attention se remarquent
plus difficilement et sont pourtant les plus courants. De plus, les
pertes de mémoire plus fréquentes chez certaines personnes âgées
peuvent renforcer l’impunité.
Cependant, il ne faut pas béatifier la personne âgée, car nombre de
soignants affirment aussi subir de l’agressivité de leur part. Mais cette agressivité ne justifie nullement une réponse
elle-même violente ou agressive. Il est par ailleurs intéressant
d’essayer de décoder ce que cache une attitude violente ou agressive
chez la personne âgée.
Certaines victimes sont incapables de s’exprimer par la parole (problème
de désorientation par exemple). Il faut alors recourir à
l’observation. Les comportements de telle personne âgée ont-ils
changé sans raison apparente ? Je prendrai l’exemple vécu d’une
femme désorientée victime d’harcèlement sexuel de la part d’un
autre pensionnaire mais qui ne savait plus s’exprimer.
Les infirmières se sont étonnées du fait que le soir, elle
enfilait plusieurs robes de nuit... pour mieux se protéger. Ainsi, un
comportement à première vue aberrant, avait une raison d’être et
l’observation a permis de faire cesser la situation traumatisante.
Ainsi, l’attention doit être attirée si la personne âgée vit en réclusion,
est négligée dans son apparence (vêtements, odeur, ... ), vit dans
une chambre mal équipée, a un discours dépressif (par exemple, dit
avoir envie de mourir, ... ), évoque le fait qu’il lui manque de
l’argent, qu’on la maltraite, semble effrayée et soupçonneuse,
sans raison apparente ou encore marque à plusieurs reprises son souhait
de quitter l’institution.
Dans ce contexte, le rôle de la direction est très important.
Celle-ci crée en quelque sorte les conditions initiales dans
lesquelles se développeront ou au contraire se régleront les
situations de violence: sélection du personnel, ambiance dans la
maison, niveau de tolérance envers les comportements maltraitants,
volonté d’analyser les différentes situations en recherchant les
conditions de leur apparition. Dans une institution, je pense que la
maltraitance doit être traitée par une approche humaine; ce ne sera
pas par des consignes ou des diktats que l’on peut obtenir du
personnel un comportement bienveillant mais par un consensus basé sur
un projet de qualité de vie pour les personnes âgées et par une réflexion
quant aux moyens pour y parvenir. L’installation de comportements
maltraitants est plutôt le résultat d’un processus qu’une
apparition brutale. Il faut donc agir sur l’environnement qui produit
les causes et les symptômes. Cela met bien en évidence l’importance
de la formation tant initiale que continuée: exercer un métier en
contact permanent avec les personnes âgées en maison de repos demande
une réflexion sur sa pratique, sur les événements quotidiens. Ainsi,
des réunions avec les collègues et les différents intervenants
permettent de comparer les approches, de comprendre la façon de réagir
des autres, d’élaborer éventuellement des stratégies avec pour
objectif la qualité de vie optimale des pensionnaires, mais aussi du
personnel. Même si les membres du personnel sont souvent seuls face à
la personne âgée, il s’agit de développer un esprit d’équipe.
Il convient de se demander si la violence est une composante inévitable
ou si elle est accentuée par la logique de certains systèmes. Ainsi,
le système dans lequel doivent travailler une majorité des soignants
et des éducateurs est inspiré du système taylorien dans lequel le
travail en série est de règle. Dans ce système, on court le risque
d’une gestion déshumanisée où il existe une prédominance technique
sur la vie de relation. On peut légitimement se demander si le
morcellement des tâches ne conduit pas à une banalisation du sujet âgé
en objet de soin. Mais la remise en question des modes d’organisation
ne peut se faire sans celle des valeurs qui les sous-tendent par
opposition à des systèmes de valeurs où la composante humaine prédomine.
Les notions de bien-être, de personnalisation, d’écoute, de tolérance,
de solidarité doivent aussi accompagner les possibilités de vivre en
commun.
Dans une maison de repos, beaucoup d’éléments de la vie quotidienne
peuvent faire l’objet de réflexion... Prenons un exemple:
l’obligation de manger dans la salle à manger parce que c’est un
espace social, qui part d’une « bonne intention » qui est de
cultiver le lien social pour les pensionnaires. Le fait de considérer
que la salle à manger est un espace social peut être contestable: ce
n’est pas parce qu’on dit qu’un espace est social, qu’il l’est
automatiquement. Il peut en effet se révéler « asocial » quand par
exemple une personne mange dans l’assiette de son voisin ou que
l’atmosphère est bruyante et fatigante.
Ainsi, « la définition de la maltraitance est réellement multiforme
et se déplace sur une échelle éthique pouvant aller jusqu’à considérer
qu’une attitude non malveillante mais mal adaptée envers la personne
âgée peut avoir des conséquences importantes sur cette dernière »
(M. Personne)
« Vieillir, mais aussi vivre, c’est faire le deuil d’une image de
soi pour en investir une autre tout en restant soi-même, c’est donc
assumer une crise permanente d’identité » (Louis PLOTON, page 95).
Les personnes qui dirigent et travaillent dans une maison de repos
participent en principe toutes au défi d’aider les personnes dans
cette démarche. En sont-elles assez conscientes ? Il est de toute évidence
important de créer et de préserver des lieux et des moments distincts
de la pratique thérapeutique proprement dite, pour l’élaboration
d’un consensus autour des données du cadre de référence commun,
constitué par le fonctionnement institutionnel.
Une prévention est-elle possible ? Assez difficile certes, car il est
évident que les situations sont très variées dans le secteur des
maisons de repos et que les dysfonctionnements sont la plupart du temps
soigneusement cachés. Il existe des maisons où le maximum est fait
pour assurer une qualité de vie optimale aux personnes âgées mais il
y a aussi des maisons où la préoccupation de garantir cette qualité
de vie est très secondaire... et nombre de faits et gestes maltraitants
demeurent inconnus.
Trois axes nous semblent cependant utiles à développer: Une meilleure
préparation à une éventuelle entrée en maison de repos. Notre enquête
a en effet mis en évidence que les personnes qui avaient une représentation
plutôt positive de la maison de repos s’y adaptaient mieux, ainsi que
celles qui ont participé à la décision d’y entrer. Il y a encore du
travail à faire car quand nous avons demandé aux pensionnaires ce
qu’elles pensaient de la vie en maison de repos, avant d’y entrer
elles-mêmes, si 27,7% en avaient une représentation plutôt positive,
24,2% en avaient une perception très négative et 48,1% que nous avons
qualifiée de neutre. Les avis neutres se résumaient souvent à dire «
je n’avais jamais pensé à cela » avec chez certains cette nuance de
peur ou le refus d’envisager la question en disant: « J’espérais y
aller le plus tard possible ».
Un deuxième élément réside dans la formation et l’encadrement du
personnel. Il faut rappeler que le personnel travaillant en maison de
repos est relativement hétérogène, provenant de milieux sociaux différents,
de formations variées. On peut aussi s’interroger sur le choix de
cette profession , qui peut constituer pour certain(e)s un deuxième
choix. Par ailleurs, ce travail est souvent humainement éprouvant et
les travailleurs sont personnellement affectés par le processus de
vieillissement car le contact avec les personnes âgées leur rappelle
leur propre vieillesse ou celle de leurs proches.
Ainsi, les capacités professionnelles du soignant doivent se superposer
aux qualités humaines. Il est donc difficile de séparer dans ces
institutions la fonction et la personne qui l’occupe.
Une attention aux aspects psychologiques et sociaux répondrait mieux à
l’aspect multidimensionnel de la vie des personnes âgées et
permettrait de résoudre les situations conflictuelles qui peuvent dégénérer
en agressivité et violence.
Enfin, il y a la définition d’une qualité de vie en maison de repos.
Certes, ces dernières ont évolué avec le temps, à une image
caritative s’est substituée celle de la gestion économique du
secteur, avec le danger que la finalité économique n’estompe la
fonction sociale et humaine de ce type d’institution. Il y a certes un
processus d’humanisation en cours mais qui est loin d’être accompli
dans toutes les maisons. Une lettre datant du 30 avril 1918 adressée à
la directrice d’un home, par le président de l’assistance publique,
illustre bien l’évolution qu’il y a eu depuis le début du siècle:
Madame la Directrice,
« Comme suite à votre demande, nous vous prions d’infliger les
punitions suivantes aux personnes qui emportent des aliments de
l’hospice: 1° les priver d’un tiers de la ration de pain pendant un
terme indéterminé que nous laissons à votre appréciation, 2° les
priver de sortie pendant un mois.
Nous attirons votre attention sur la nécessité d’empêcher les époux
qui ont été admis à l’hospice,
de se voir à l’intérieur de l’établissement. Ces vieillards
peuvent se réunir à l’extérieur les jours de sortie. Il y aura lieu
d’infliger aux personnes qui enfreindraient cette défense les peines
disciplinaires prévues par le règlement. »
Pour conclure, je dirais que nous avons essayé de montrer que la
maltraitance des personne âgées est un phénomène global qui prend sa
source dans la représentation que l’on se fait de la personne âgée,
dans la condition de vie et de travail qui amènent certains membre du
personnel à ne plus maîtriser leurs attitudes et réactions, dans la
façon dont la direction perçoit son rôle et joue ou non un rôle
stimulant et moteur de l’équipe de travail.
La famille joue aussi un rôle fondamental en entourant la
personne, âgée et en soutenant le travail du personnel. Ainsi, chacun
est partenaire des autres intervenants.
Je pense que le projet de vie institutionnel n’est pas en soi un
facteur de maltraitance mais
il doit être pensé avec la volonté de préserver au maximum la liberté
et le libre-arbitre de personne âgée. Cela commence dés la prise de décision
du placement, le choix de la maison
de repos et continue par l’organisation de la vie à l’intérieur
de celle-ci. Le vieillissement n’est pas seulement une affaire
personnelle ou de famille, c’est aussi une responsabilité de la société
dans son ensemble.
Bibliographie
Casman
MTh, Lenoir V. sous la direction scientifique de B. Bawin Legros, «
Vieillir en maison de repos : quiétude ou inquiétude » rapport
commandité par la Ministre de l’Emploi et du Travail et de la
Politique d’Egalité des Chances, Miet Smet, U. Gg 1998.
Vandeberg A., Opdebeeck S., Lammertyn F., « La violence et les
sentiments d’insécurité chez les personnes âgées » rapport
commandité par la Ministre de I’Emploi et du Travail et de la
Politique d’Egalité des Chances, Miet Smet, LUCAS, 1998.
Ploton L., « La personne âgée », Chronique sociale, 3è édition, février
1995.
Goffman E., « La mise en scène de la vie quotidienne (Les relations en
public) » Paris, Les Editions de, Minuit, 1973.
Personne M., « La désorientation social des personnes âgées »,
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