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  Liste France - 2/6  

1.Textes généraux - 2.France - 3.Belgique - 4.Suisse - 5.Canada - 6.Syndicats

par Anne Rapin
Journaliste

Depuis quelques années, on parle de plus en plus d'une montée de la violence en France, mais est-ce la violence qui progresse ou la vigilance et l'intolérance à son égard ? Violences au travail, violences urbaines, violences familiales, violence économique : une série d'ouvrages et de films récents, notamment, témoignent en France d'une réflexion nouvelle qui nous permet de mieux appréhender ce phénomène multiforme commun à toutes les sociétés. Second volet de cet état des lieux 
(voir Label France n°36). www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/SOCIETE/violence/violence.html 

Si ne pas avoir de travail constitue une souffrance, en avoir un peut en entraîner. Pour la première fois en 1998, le Bureau international du travail (BIT) a réalisé un rapport mondial sur la violence au travail, le désignant comme un « phénomène structurel, ancré dans un contexte social, économique et culturel », et non comme un problème individuel et marginal. Exemple extrême, l'homicide est devenu, aux Etats-Unis, la deuxième cause des décès au travail !

Dans l'Europe des Quinze, une enquête révéla, en 1996, que 4 % des travailleurs avaient déjà été victimes de violences physiques, que 2 % avaient subi un harcèlement sexuel et que 8 % avaient enduré des actes d'intimidation ou des brimades.

Les médias français s'intéressent de plus en plus à ce phénomène dans le sillage d'une série d'ouvrages parus sur ce thème ces derniers mois. Un dossier de l'hebdomadaire l'Expansion de mai 1999 consacré à la violence au travail stigmatisait le climat toujours plus brutal du monde des entreprises.

Recherche effrénée de la rentabilité, fusions, restructurations, réduction des effectifs, qui entraînent l'accroissement des cadences dans l'industrie et les services et conduisent les entreprises à en demander toujours plus, notamment aux cadres victimes du syndrome de l'épuisement (« burn-out »), alors que leurs perspectives d'avenir deviennent précaires, créent un environnement propice à l'insécurité et au développement de conduites abusives et violentes comme le management par la pression, la menace et l'humiliation.

C'est de cette violence psychologique que rend compte l'ouvrage de la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen, le Harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, qui est devenu en quelques mois un best-seller en France avec plus de 120 000 exemplaires vendus.

Existant depuis toujours et commun à tous les pays, ce type de violence est seulement étudié depuis le début des années 70, et demeure largement sous-estimé, malgré l'ampleur de son coût, ne serait-ce que matériel, pour la collectivité et les entreprises elles-mêmes. Les Etats-Unis évaluent, par exemple, à 200 milliards de dollars par an le coût social du stress, à 4 milliards* celui de la violence au travail. Car, le stress en général et le harcèlement en particulier se payent en termes de démotivation, de baisse de la productivité, de maladies nerveuses, d'absentéisme, voire de suicide (le harcèlement serait en Suède à l'origine de 10 à 15 % des suicides), jusque sur les lieux de travail.

Nourri de nombreux témoignages, clair et accessible, le Harcèlement moral démonte les stratégies de ces guerres psychologiques qui prospèrent dans le monde du travail, mais aussi au sein des couples et des familles. Il dresse un portrait des agresseurs (refusant toute culpabilité, irresponsables et paranoïaques, soulageant leurs conflits psychologiques en les projetant sur d'autres) et des victimes types (hyper-consciencieuses, naïves et compréhensives), et propose des conseils pour identifier cette violence, y résister psychologiquement, et utiliser les recours légaux pour s'en sortir.

Du harcèlement moral au harcèlement sexuel

En France, dans le Code du travail, aucune protection n'est prévue pour les victimes de harcèlement moral, alors qu'il est reconnu comme un délit depuis quelques années en Allemagne, en Italie, en Suède, aux Etats-Unis ou en Australie. Par contre, le harcèlement sexuel (avec abus de pouvoir uniquement) est reconnu comme un délit pénal et une infraction au Code du travail en France depuis 1992.

Pourtant, la loi du silence s'impose encore le plus souvent aux victimes, presque exclusivement des femmes. Celles qui osent porter plainte s'exposent à une procédure longue et semée d'embûches, sans parler du risque de perdre leur emploi, la solidarité masculine et hiérarchique jouant à plein dans ces affaires. Difficulté supplémentaire, c'est sur les victimes que repose la charge d'apporter la preuve du délit. Ainsi plus de 60 % des plaintes pour harcèlement sexuel ne donnent lieu en France à aucune poursuite judiciaire.

Un sondage réalisé en mai 1999 pour un dossier spécial sur le harcèlement sexuel de l'hebdomadaire l'Express révélait l'indignation profonde qu'il suscite aujourd'hui chez les Français - et plus encore chez les Françaises - ainsi que leur volonté de réclamer une législation plus sévère, et qui s'applique plus largement, entre collègues et même dans la vie privée.

Plus difficile encore peut-être à repérer et à prouver, la violence morale se nourrit, selon Marie-France Hirigoyen, du manque de formation et d'information des dirigeants, du laxisme des structures vis-à-vis des conflits de personnes, des méthodes de dévalorisation, d'intimidation ou de persécution, qui peuvent être inspirées par l'esprit de compétition et se combinent souvent avec le racisme et le sexisme. Par peur ou par complaisance, l'entourage préfère généralement ne rien voir, quand la détresse et le sentiment de culpabilité des victimes, ajoutés à la peur de perdre leur emploi, les empêchent même d'en parler.

Violence du système ou système de la violence ?

L'ouvrage Souffrance en France, la banalisation de l'injustice sociale, du psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours est né de l'étonnement du chercheur et du citoyen face à l'inertie générale de la société confrontée au drame du chômage de masse et à l'absence de réaction collective des chômeurs eux-mêmes.

Pour le scientifique, qui dirige depuis vingt ans un laboratoire de psychologie du travail et est à l'écoute des souffrances des salariés dans l'entreprise, cette situation est un défi à la compréhension. Comment expliquer que l'on supporte sans révolte cette souffrance et ce malheur, qui touchent toutes les familles (le Premier ministre, Lionel Jospin, reconnaissait lui-même récemment compter des chômeurs dans sa parentèle) ? Comment expliquer que les cadres consentent à licencier leurs propres collègues ? Que l'on accepte de voir le nombre des laissés-pour-compte augmenter sans remettre en cause le système ?

Selon lui, la société française n'aurait pas toléré il y a vingt ans la moitié de ce qu'elle accepte aujourd'hui sans trop de turbulences, soit 12 % de personnes privées d'emploi et des conditions de travail de plus en plus précaires pour la plupart des catégories.

La thèse de C. Dejours est que le système néo-libéral, au nom de la guerre économique et de la mondialisation, a progressivement persuadé les gens du bien-fondé de ce primat de la raison économique sur le bien-être humain ou la justice sociale. Des formations visent d'ailleurs à former les cadres au licenciement sans état d'âme.

Dans le cas de la violence économique, la responsabilité est encore plus difficile à identifier puisqu'elle est collective, généralisée et diffuse. On commence à peine à comprendre et à dénoncer la violence inouïe que représentent le chantage au licenciement, la compétition accrue, l'exclusion ou la misère quotidienne, qui échappent à la visibilité médiatique, sauf lorsqu'ils conduisent à des drames spectaculaires comme le suicide d'une famille entière montrée dans le film Ça commence aujourd'hui, de Bertrand Tavernier (1999).

En 1998, le succès grand public de l'essai sur l'Horreur économique de Viviane Forrester avait témoigné de l'audience de cette vision de la violence du système économique. Quelques années plus tôt, en 1993, l'énorme ouvrage d'un collectif de chercheurs dirigé par le sociologue Pierre Bourdieu, la Misère du monde, avait dressé un tableau des souffrances sociales et individuelles dans la France contemporaine, à travers les témoignages d'une cinquantaine d'hommes et de femmes recueillis pendant trois ans. Il pointait déjà la violence du système et des institutions, et voulait donner la parole à ceux que tout concourt à priver du droit d'expression.

Eclairant toutes les problématiques précédemment citées, le livre de la psychanalyste Christiane Olivier, l'Ogre intérieur, aide à comprendre ce qui est à l'œuvre dans la violence sous toutes ses formes : violences ethniques, urbaines ou familiales, incestes, viols, alcoolisme, toxicomanie, dépression, prise d'anxiolitiques (dont la France détient le record en Europe), enrôlement dans les sectes (voir encadré)...

Aux sources de la violence

Inhérente à tout être humain, la violence est une pulsion de vie primordiale qui permet l'auto-conservation de l'individu, « au mépris ou au détriment de celle de l'Autre », et qui peut se retourner en pulsion de destruction ou de mort. Et c'est dans le cadre du premier rapport de l'individu, c'est-à-dire celui entre parents et enfants, que cette violence pourra être apprivoisée ou au contraire sera refoulée et réapparaîtra plus tard, en particulier à l'adolescence, dans diverses conduites destructrices. D'où l'importance cruciale de l'éducation et l'aggravation de la violence des jeunes dans « une époque en mal de père, de repères et d'institutions ».

C'est grâce à l'apprentissage de la frustration, qui permet le désir, grâce à l'accession au langage, qui permet la médiation des désirs et l'investissement dans l'action, l'imaginaire, la pensée, la culture et, par là, la conquête d'une identité propre, que les pulsions de violence qui sont en nous peuvent être canalisées positivement.

C'est l'absence de rapports interpersonnels intimes avec des adultes pouvant servir de modèle, et d'identification avec l'Autre, permettant à chacun d'entre nous d'accéder à ce qu'on appelle l'humanité, qui conduit à l'atrophie morale de certains adolescents et explique qu'ils puissent infliger à d'autres des souffrances en toute indifférence (voir l'histoire de ces jeunes de bonne famille qui tuaient pour de l'argent, mise en scène dans le film l'Appât, de Bertrand Tavernier, sorti en 1995).

Selon C. Olivier, la particularité de notre époque est qu'au moment où réapparaît cette violence, à la période charnière de l'adolescence, les jeunes, en particulier des banlieues, ne peuvent plus l'exprimer au sein de leur famille et la retournent alors vers l'espace public.

En effet, « le problème de cette longue adolescence dans les banlieues suburbaines se trouve au carrefour de plusieurs dialectiques » : celle de « l'impossible opposition à des parents » dévalorisés ou incapables de supporter le conflit avec leurs enfants, qui leur permettrait de s'affirmer, de trouver des repères et d'acquérir le sens de la loi ; celle de l'adolescent qui vit avec une femme seule responsable parce que le père est parti ou n'est pas un modèle pour le fils, et qui ne peut être la cible de l'agressivité adolescente ; « celle d'un Moi individuel qui n'arrive pas à s'épanouir, n'étant plus soutenu ou alimenté par un projet de vie réalisable ».

Privées à la fois « d'être et d'avoir », les deux modes possibles et complémentaires d'existence de tout être humain, les banlieues ne trouvent que la violence comme réponse à cette exclusion et à cette privation d'avenir.

Derrière la neutralité du terme « adolescents », C. Olivier a le mérite de souligner la grande disparité qui existe entre les filles et les garçons, dont les modes d'expression de la violence sont très différents, notamment dans leurs conséquences pour la collectivité. Moins visible, la violence des filles ne menace pas le corps social (même si on assiste depuis peu à l'apparition d'agressions de la part de filles organisées en bandes sur le modèle des garçons, sans doute en partie pour s'en faire respecter), mais se retourne contre leur propre corps à travers des conduites déviantes et dévalorisantes comme l'anorexie, la boulimie, la dépression, les tentatives de suicide, la prostitution.

La violence des garçons, en revanche, se tourne vers les autres et la société. « De façon universelle, les garçons sont plus touchés par la délinquance que les filles. » En France, ils représentent 90 % des 100 000 mineurs délinquants (chiffres de 1992), tandis que les femmes ne représentent en France que 4 % de la population carcérale. Un phénomène commun à tous les pays, mais qui est rarement mis en évidence par les hommes politiques. En France, il commence à intéresser les sociologues curieux de comprendre ce qui, dans leur éducation et leurs valeurs, sinon leurs gènes, permet aux femmes d'être beaucoup moins délinquantes et criminelles que les hommes.

Anne Rapin
Journaliste

* Soit respectivement 1 234 milliards de francs (sur la base de 1 dollar = 6,17 francs) 
et 24,7 milliards de francs.

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