Domination et violence
envers la
femme dans le couple
Auteures : Lucienne
Gillioz, Jacqueline De Puy, Véronique Ducret
e-mail:
lucienne.gillioz@etat.ge.ch
Editions
Payot Lausanne, Nadir – 1997 - 269 pages – ISBN 2-601-03206-5
Imprimé en Suisse – Jacques Scherrer Editeur
Cette étude a
été réalisée pour le Fonds national suisse de la recherche scientifique
Extraits
(P.9 à 33) de l’ouvrage avec l’aimable autorisation des auteures et de l’éditeur.
L'ouvrage compte 269 pages.
Extraits
dans le chapitre "contributions":
1-Domination et violence envers la femme dans le couple
3-Gillioz - défintions de la violence
Axes
de recherche dans le futur
(En) Male domination and violence towards women in the Swiss family
--------------------------
…/…
INTRODUCTION
Les sciences sociales récentes et, notamment, la réflexion féministe viennent
nous rappeler, en contraste avec l'image rassurante de la famille, lieu d'amour,
d'entraide et de sécurité, que dans cet espace se jouent aussi des rapports de
pouvoir, s'expriment des intérêts antagonistes, se vivent des conflits et de
la violence. Gelles et Straus, auteurs de nombreuses études sur la violence
familiale aux Etats-Unis, vont jusqu'à dire que, de toutes les institutions de
la société, la famille est la plus violente, à l'exception de la police et de
l'armée en temps de guerre.
Pourtant, la société continue de refouler de sa conscience cette face sombre
et cachée de l'histoire des familles. Certes, on sait que la violence
domestique existe, mais le phénomène n'est pas pris au sérieux, il est
sous-estimé et relégué au rayon du privé et des fatalités qui pèsent sur
la condition de la femme. Bien plus, la violence est non seulement occultée,
mais les tentatives pour la faire reconnaître se heurtent à des stratégies
visant à étouffer tout questionnement; on inverse le problème en
culpabilisant la victime : si les femmes sont battues, c'est qu'elles
provoquent, sont violentes psychologiquement, masochistes, etc.
En fait, tout se passe comme si la reconnaissance de la violence domestique
enfreignait deux tabous que la société n'est pas prête à lever :
-
l'image
idéalisée de la famille
-
les
rapports de domination entre les sexes que questionne en dernière analyse la
violence à l'égard des femmes.
Ce n'est sans doute pas par hasard que le problème n'a pu être soulevé qu'au
moment où les rapports sociaux de sexe étaient théorisés comme rapports de
pouvoir, et la famille comme lieu de domination et d'exploitation de la force de
travail de la femme.
En effet, dans les années 70, sous l'influence du mouvement féministe, la
violence à l'égard des femmes a enfin été posée comme problème
socio-politique. Il a cependant fallu attendre la fin des années 80 pour que
les grandes organisations internationales ¾
ONU, Conseil de l'Europe, OMS ¾
l'inscrivent dans leur agenda politique. La violence constituait un des douze thèmes
majeurs traités lors de la 4ème Conférence
mondiale des femmes, tenue en septembre 1995 à Beijing sous les auspices de
l'ONU.
En Suisse, les autorités responsables tardent à prendre conscience du problème.
Elles ne sont en effet pas encore à même d'estimer l'ampleur du problème dans
notre pays, puisqu'il n'existe aucune statistique au niveau national.
La recherche présentée ici veut combler un vide et contribuer à défricher le
terrain des rapports de domination entre les sexes et plus particulièrement de
la violence exercée contre les femmes dans les couples de Suisse. Elle vise, en
premier lieu, à présenter des chiffres fiables sur l'ampleur de cette
violence. Elle cherche aussi à en comprendre la signification sociologique, les
facteurs macro- et micro-sociaux qui l'entraînent ainsi que ses conséquences
sur les victimes.
Enfin, elle voudrait éclairer un pan peu exploré du phénomène, à savoir les
stratégies adoptées par les femmes pour faire face à la violence.
L'étude comprend deux grands volets complémentaires :
-
une
enquête quantitative portant sur un échantillon représentatif au niveau
suisse de 1500 femmes vivant en couple
-
une
étude qualitative reposant sur une trentaine d'entretiens approfondis avec des
femmes victimes de violence.
Nous souhaitons d'entrée de jeu signaler les limites inhérentes à notre démarche,
ainsi que les défis et difficultés rencontrés. Les deux premières limites
concernent la définition du champ investigué.
Par souci de cohérence théorique, nous n'avons étudié que la violence dirigée
contre les femmes et non celle qui vise d'autres personnes dans la famille
(enfants, conjoint, parents). Notre postulat de départ pose en effet que la
violence faite aux femmes par les hommes relève d'une problématique spécifique
et n'obéit pas aux mêmes logiques que les autres formes de violence familiale.
Ce
postulat de la spécificité s'appuie sur deux considérations :
les rapports sociaux de sexe existant dans nos sociétés sont à la base
de la violence exercée contre les femmes et les rendent possibles. Il n'est pas
si éloigné, le temps où, dans certains pays, la loi codifiait le droit accordé
à l'homme de "corriger" sa femme
les processus sociaux de construction de la masculinité et de la féminité
préparent les comportements d'agresseur et de victime. Les garçons sont en
effet orientés vers des comportements d'affirmation de soi et d'agressivité,
et les filles vers des attitudes de souplesse, de conciliation et de service à
autrui. Les rôles sociaux de sexe façonnent donc les comportements qui peuvent
conduire à la violence conjugale.
Nous avons choisi par ailleurs de braquer notre projecteur sur les femmes vivant
en couple, en laissant de côté les femmes séparées ou divorcées (1). Cela
au risque de sous-estimer quelque peu l'ampleur de la violence dans la société
suisse, puisque les couples fortement conflictuels vont plus fréquemment vers
la rupture.
Si nous avons accepté de courir ce risque, c'est que nous voulions étudier les
contextes familiaux où sévit la violence. Il nous fallait donc, pour que les
données soient fiables et suffisamment précises, interroger les femmes sur
leur situation actuelle plutôt que passée.
La troisième limite tient à la méthode. La violence est un processus qui évolue
dans le temps, qui a ses rythmes propres et dont il faudrait pouvoir
reconstituer la temporalité. En étudiant le phénomène par le biais d'une étude
transversale, on se limite à une photographie à un moment donné ou à des
reconstitutions de moments passés. Un phénomène complexe est ainsi réduit à
ce qu'on peut en saisir ponctuellement. Il appartiendra à d'autres recherches
de suivre longitudinalement les processus de violence afin de rendre compte de
leur développement dans le temps.
Parmi les défis relevés, le premier consiste à mener une enquête
quantitative dans une perspective féministe.
Pendant longtemps, en effet, les chercheurs et les chercheuses féministes ont
critiqué et le plus souvent rejeté les méthodes quantitatives, les jugeant
patriarcales et inadaptées à la réalité des femmes.
Nous tentons dans ce travail de montrer que ces méthodes, utilisées avec
vigilance et encadrées par une réflexion épistémologique constante, peuvent
apporter des informations intéressantes et éclairer la situation des femmes
dans la société.
Un autre défi majeur nous attendait : faire parler les femmes de la violence
qu'elles subissent alors que le problème n'est pas thématisé dans la société
suisse et que celle-ci cultive le secret et encourage la discrétion. Or, on
sait que plus un problème est occulté socialement, plus il est difficile aux
personnes concernées de le dévoiler. Il fallait pourtant relever ce défi et
tenter d'instaurer un espace de dialogue où des expériences tenues cachées
puissent se dire.
Mentionnons enfin les difficultés liées à l'étude quantitative de la
violence psychologique.
Les recherches antérieures se sont concentrées principalement sur la violence
physique. Il nous a paru indispensable d'aller plus loin pour appréhender aussi
la violence psychologique dont on sait, par certains témoignages, qu'elle peut
avoir des conséquences tout aussi destructrices. Toutefois, ce type de violence
est beaucoup plus difficile à cerner. En effet, le même acte (par exemple, une
injure, une critique) se charge de significations et entraîne des conséquences
très différentes selon le contexte dans lequel il s'insère et la tonalité
affective qui l'accompagne. Nous avons néanmoins pris le risque d'explorer ce
terrain nouveau dans le but de contribuer à l'avancement des connaissances.
Cet
ouvrage se compose de trois grandes parties.
Dans la première, intitulée "préliminaires théoriques et méthodologiques",
nous exposons l'état des connaissances (chapitre 1), afin de baliser le champ
des études sur la violence conjugale et de situer les acquis en amont de notre
recherche. Puis nous présentons (chapitre 2) le cadre de référence théorique
à partir duquel nous avons déduit nos hypothèses et questions de recherche et
enfin les méthodes utilisées pour parvenir aux résultats (chapitre 3).
La deuxième partie, qui étudie les formes prises par les rapports de
domination dans les familles de Suisse, détaille les résultats de l'enquête
quantitative. Nous situons tout d'abord, données empiriques à l'appui, la
toile de fond sur laquelle se détachent la violence, à savoir les rapports
sociaux de sexe se manifestant sous la forme d'inégalités entre les
conjoint-e-s (chapitre 4). Puis, nous rendons compte de l'ampleur du phénomène
de la violence conjugale contre les femmes (chapitre 5). En comparant les
couples avec et sans violence, nous tentons ensuite de mettre en évidence les
facteurs sociaux et familiaux liés à la violence (chapitre 6). Les deux
chapitres suivants explorent, l'un les réactions des femmes violentées et
l'utilisation qu'elles font des ressources communautaires, l'autre les conséquences
de la violence sur les victimes. Enfin, dans le chapitre 9, nous cherchons à
savoir si les personnes interrogées connaissent des cas de violence dans leur
entourage et étudions leurs représentations de la violence domestique.
La troisième partie rend compte de la recherche qualitative menée auprès de
trente victimes de violence. Elle tente de refléter le point de vue des femmes
et de donner à voir, aussi précisément que possible, l'univers de la violence
domestique. C'est pourquoi nous citons de nombreux extraits des témoignages
recueillis. Le chapitre 10 relate les expériences des femmes et décrit les
différentes formes de violence qu'elles endurent. Il en étudie également les
conséquences. Le chapitre suivant documente le contexte familial dans lequel
intervient la violence et le type de relations qui existent entre les
conjoint-e-s. Les réactions agressives des femmes font l'objet du chapitre 12
qui s'intéresse à en comprendre la signification et à mettre en évidence les
différences entre violence masculine et violence féminine. Le chapitre 13 étudie
les stratégies adoptées par les femmes dans leur vie quotidienne pour
affronter la violence de leur conjoint ou y échapper. Enfin, le chapitre 14 se
concentre sur l'usage fait par les femmes des réseaux primaires et secondaires
d'aide et de contrôle social et s'intéresse à l'appréciation qu'elles en
font.
Dans un dernier chapitre de synthèse, nous présentons les principaux résultats
de l'étude ainsi que quelques réflexions en guise de conclusion.
Chapitre
1
ETAT DES CONNAISSANCES
La violence familiale et particulièrement la violence contre les femmes
constituent un champ d'études relativement nouveau dans les sciences sociales.
Jusqu'à la fin des années 60, la société et les scientifiques avec elle
vivent sur le mythe de la famille non violente. On considère que la violence
familiale est rares et le fait d'individus déséquilibrés. Pour Talcott
Parsons, figure dominante de la sociologie américaine d'après-guerre, la
famille est ce lieu conflictuel où s'articulent harmonieusement fonction
instrumentale (dévolue à l'homme) et fonction expressive (dévolue à la
femme).
Dans les années 70, sous l'influence de militantes féministes anglo-saxonnes
qui ouvrent des refuges pour femmes battues et portent la question de la
violence conjugale sur la place publique, ce phénomène jusque-là occulté est
posé comme problème socio-politique. "Scream quietly or the neighbours
will hear you" de Pizzey (1974) et "Battered wives" de Del Martin
(1976) sont les premiers écrits féministes importants sur ce thème.
Dès lors, les sciences sociales vont s'y intéresser.
Dans les pays anglo-saxons, de nombreuses études sont faites dans les années
70 et 80. On peut distinguer deux grands courants de recherche :
-
les études
portant sur la violence subie par les femmes au sein de la famille (Wife abuse).
Fondées sur des prémisses théoriques féministes ¾
les rapports sociaux de sexe sont au fondement de la violence contre les femmes ¾,
elles postulent la spécificité de ce type de violence et la nécessité de l'étudier
indépendamment des autres types de violence familiale qui relèvent d'autres
logiques
-
les études
ayant pour objet la violence familiale (Family violence). Issues de la
sociologie de la famille et d'une critique des théories fonctionnalistes qui
considèrent la société et ses institutions comme des systèmes consensuels,
elles embrassent dans une même problématique l'ensemble de la violence qui se
déroulent dans le cadre familial.
Les recherches menées ces vingt dernières années ont visé les grands
objectifs suivants :
-
décrire la
violence domestique et chiffrer son extension dans la population
-
développer
des modèles théoriques pour l'expliquer
-
étudier
les conséquences de la violence sur les victimes
-
examiner
les réponses apportées par la société au problème de la violence conjugale.
Elles ont été développées principalement dans les pays anglo-saxons
(Etats-Unis, Canada, Angleterre).
Nous avons opéré une sélection dans l'abondante littérature existante et
nous sommes concentrées sur les aspects intéressant plus directement notre
recherche.
Description
du phénomène et de son ampleur
Les premières
études à caractère "clinique" ont permis de faire avancer considérablement
les connaissances sur le mécanisme de la violence, mais non de connaître son
ampleur, ni les caractéristiques socio-démographiques des victimes. En effet,
les femmes étudiées dans ces recherches, basées le plus souvent le plus
souvent sur les fichiers de la police, des services sociaux ou des foyers pour
femmes battues, ne sont pas représentatives de l'ensemble des femmes violentées
et ne représentent que l'extrême pointe de l'iceberg.
Les chercheuses et chercheurs qui, dans les années 1970, voulurent étudier
l'ampleur de la violence familiale, durent relever un premier défi : démontrer
que des études sérieuses sur ce thème pouvaient être menées avec les outils
classiques de la sociologie et produire des résultats fiables. Car, on mettait
en doute la possibilité d'étudier le phénomène sous prétexte qu'on ne
pouvait demander aux hommes : "battez-vous régulièrement votre femme
?". Les premières recherches ont mis au point des méthodes d'enquête et
des stratégies appropriées qui ont permis de chiffrer l'ampleur de la violence
et d'étudier les facteurs qui lui étaient associés (Gelles, 1987).
Les enquêtes menées par l'équipe du Professeur M. A. Straus de l'Université
de New Hampshire aux U.S.A. (National Surveys on Family Violence, abrégé NSFV)
ont dévoilé la violence cachée des familles et apporté des éléments de
connaissance importants sur la prévalence de la violence familiale en 1975,
1985 et 1992.
Selon la première de ces enquêtes, menée en 1975 auprès d'un échantillon
représentatif de 2143 familles américaines (Straus et al. 1980), 16% des
couples interrogés ont connu de la violence physique durant l'année précédant
la recherche et 28% durant toute la durée du mariage. Les auteurs utilisent une
méthode standardisée de mesure de la violence devenue classique depuis sous
l'appellation de "Conflict Tactics Scales", abrégés CTS. Il s'agit
d'échelles centrées sur les tactiques de
gestion des conflits, qui intègrent une série de comportements allant des
plus rationnels (comme discuter calmement d'un problème) aux plus violents
(gifler, frapper avec un objet, étrangler, blesser avec une arme, etc.).
L'étude de Straus et al. révèle qu'une part importante des personnes interrogées
(hommes et femmes) admettent utiliser des formes physiques d'agression lors de
conflits dans leur famille.
Cette
constatation est à l'origine d'une controverse qui marquera les années 70 et
se prolongera au-delà autour de l'existence d'hommes battus. L'étude citée
met en évidence que si 3,8% des femmes américaines ont été victimes de
violence dans l'année précédant l'interview, 4,6% d'entre elles ont aussi usé
de violence à l'égard de leur mari. Aussi l'une des auteur-e-s de l'étude,
Steinmetz (1977), conclut-elle à l'existence d'un "syndrome du mari
battu." Cette thèse fut vivement critiquée. On reprocha à Steinmetz des
défauts dans l'opérationalisation du concept de violence, dans la méthode
utilisée et dans l'interprétation des données. Selon ces critiques, les
femmes qui agressent ne font souvent que se défendre et, du fait de la différence
de force entre les sexes, leurs actes n'ont pas la même gravité, ni les mêmes
conséquences que ceux commis par les hommes à leur égard. A la suite de ces
critiques, la plupart des chercheurs et chercheuses renoncèrent à utiliser le
concept d'homme battu. Toutefois la violence des femmes reste un sujet
controversé aujourd'hui encore (voir Gelles et Loseke, 1993).
Dix ans plus tard, en 1985, Straus et al. répètent leur enquête de 1975 en
interrogeant 6002 familles. Ils recourent cette fois-ci à un sondage téléphonique
et non, comme précédemment, à une enquête fondée sur des entretiens en face
à face. Ils constatent une diminution de 21% des cas de femmes maltraitées.
Cette différence, bien que non négligeable, n'est cependant pas
statistiquement significative. Selon l'étude, 1,3 million de femmes sont
toujours battues aux Etats-Unis.
Si, lors de la première enquête, ses auteur-e-s ont prétendu que "les
femmes, dans la famille, sont pratiquement aussi violentes que les hommes",
ils/elles ont été amené-e-s à la suite de nombreuses critiques, à nuancer
leur interprétation des résultats (Straus et Gelles, 1990). Ils/elles se
gardent aujourd'hui de mettre au même niveau la signification et les conséquences
des agressions physiques des hommes et des femmes dans le couple. Leurs travaux
les plus récents montrent que la violence faite aux femmes par les hommes n'est
pas comparable à celle exercée par les femmes sur les hommes.
L'analyse secondaire des données récoltées en 1985 (Straus et Gelles, 1990) révèle
en effet que :
-
si les
femmes emploient la violence physique contre leur conjoint, c'est, dans un
certain nombre de cas, par autodéfense. En effet, et les statistiques sur la
criminalité le prouvent, aux Etats-Unis, une femme risque bien davantage d'être
attaquée chez elle et par un membre de sa famille, qu'à l'extérieur par un
inconnu, et cela même dans une grande ville. Les hommes ne courent pas les mêmes
risques
-
un
acte mesuré de manière identique sur les CTS, par exemple un coup de poing, a
des répercussions plus graves (en termes de soins médicaux, alitement, congé-maladie,
dépression) lorsqu'il est commis par un homme sur une femme que l'inverse
(Stets et Straus, 1990)
-
les
hommes sont plus nombreux que les femmes à commettre des actes de violence
grave (rouer de coups ou utiliser une arme) et à répéter les actes violents
(Straus, 1990).
Par ailleurs, les études menées auprès de services sociaux ou médicaux ou à
partir des fichiers de police, ainsi que les enquêtes américaines et
canadiennes sur la criminalité basées sur des échantillons représentatifs,
mettent toutes en évidence que les femmes sont les principales victimes de la
violence conjugale et les hommes très majoritairement les agresseurs.
Les études anglo-saxonnes ont fait pièce au mythe selon lequel la violence
domestique serait confinée aux couches populaires et défavorisées ou à des
groupes marginaux. Elles apportent la preuve qu'hommes violents et femmes
battues se retrouvent dans toutes les catégories sociales, même si les milieux
à bas revenus en comptent davantage.
Les recherches menées à ce jour se centrent principalement sur la violence
physique et fournissent peu de données sur les autres formes d'abus. Il en
ressort cependant que les agressions verbales précèdent toujours la violence
physique (Stets, 1988 - in Yllö et Bograd ed., 1988).
Une récente étude du gouvernement canadien (Statistique Canada, 1993) fondée
sur un échantillon représentatif de 12'300 femmes a étudié les agressions
physiques et sexuelles infligées aux femmes par les hommes. Il en ressort que :
-
la
moitié des Canadiennes ont été victimes d'au moins un acte de violence
physique ou sexuelle depuis l'âge de 16 ans
-
une
femme sur quatre a été victime de violence physique ou sexuelle dans le cadre
d'une relation de couple au cours de sa vie et une femme sur six dans le cadre
de sa relation de couple actuelle
-
une
femme sur dix a été violentée au cours des douze derniers mois.
La recherche a identifié deux facteurs de risques : la violence du beau-père
de la femme et la consommation d'alcool du partenaire.
Un autre axe de recherche s'est attaché à la description du processus
de la violence. Ainsi les études de Lenore E. Walker (1977, 1979) mettant en évidence
l'existence d'un cycle de la violence. Celui-ci se caractérise par un épisode
de montée des tensions aboutissant à la violence, suivi d'un épisode de relâchement
des tensions dans lequel l'homme cherche à se faire pardonner; c'est alors la
"lune de miel" qui permet d'oublier la scène de violence. Pendant
quelque temps, le couple a le sentiment d'un bonheur retrouvé. Cette phase est
souvent passée sous silence et désoriente les spécialistes de l'aide sociale
ou les proches de la victime. Elle permet aux conjoint-e-s de croire que la
violence ne surviendra plus, mais les tensions s'accumulent à nouveau au fil
des jours et le cycle reprend. Avec une intensité et une fréquence accrue au
fil des épisodes.
Concernant l'Europe, il n'existe que peu de recherches empiriques sur la
violence faite aux femmes. A notre connaissance une unique enquête fondée sur
un échantillon représentatif a été menée en 1986 aux Pays-Bas par R. Römkens
(1992) auprès de 1016 femmes âgées de 20 à 60 ans. Il en ressort que 26,3%
des femmes ont subi de la violence physique au cours de leur vie dans le cadre
d'une relation de couple et 13% des femmes vivant en couple au moment de l'enquête
ont été victimes de violence physique et/ou sexuelle de la part de leur
partenaire.
Pour les autres pays européens, on en est réduit à des estimations. En
France, le Secrétariat aux droits des femmes a évalué à 2 millions le nombre
de femmes maltraitées physiquement. En Grande-Bretagne, selon une étude du
Conseil britannique de la recherche médicale (Andrews & Brown, 1988)
portant sur un échantillon de 286 femmes, une femme sur quatre a été maltraitée
par son mari ou son amant.
En Suisse, nous ne disposions pas jusqu'ici de données globales sur la question
de la violence domestique. Les quelques informations parcellaires que l'on possède
laissent entrevoir pourtant que notre pays est loin d'être épargné par ce
problème. A Genève, un recensement fait dans les postes de gendarmerie du 1er
novembre 1988 au 31 janvier 1989 a dénombré 135 interventions de police pour
cause de violence conjugale; dans 116 cas, les victimes étaient des femmes. Une
autre enquête faite en 1989 par le Bureau genevois de l'égalité auprès de
420 médecins genevois montre que la violence conjugale a touché 43 femmes
durant le seul mois de juillet (Trojer, 1989). Ce chiffre sous-estime la réalité
puisque l'on sait que seule une minorité de femmes consulte après avoir subi
de la violence.
Les statistiques fournies par les treize centres d'hébergement "Solidarité
Femmes" de Suisse indiquent qu'en 1994 701 femmes et 722 enfants ont été
accueillis pour respectivement 21'466 et 21'523 nuitées. A relever que ces
foyers refusent, faute de place, autant de femmes qu'ils n'en accueillent.
Principaux
modèles théoriques et facteurs rendant compte de la violence conjugale
Les théories
exposées ci-après, à l'exception de la théorie féministe, s'appliquent à
toute forme de violence familiale et ne concernent pas spécifiquement la
violence contre les femmes.
Les premières études sont marquées par la prégnance du modèle psychopathologique. Celui-ci situe l'origine du problème
dans la personnalité de l'homme violent et/ou de la victime. Il centre
l'analyse sur les traits de personnalité des protagonistes, les systèmes de défense
interne, la présence d'une psychopathologie ou d'une maladie mentale. Les
limites de ce modèle, cantonné au niveau individuel, ont été soulignées à
maintes reprises tant par les sociologues que par les chercheur-euse-s féministes.
L'approche
psychosociale
intègre une dimension sociale dans l'explication des comportements des
individu-e-s.
La théorie systémique décrit la famille comme "a purposive,
goal-seeking, adaptative social system" et considère la violence comme le
résultat d'une mauvaise communication à l'intérieur de la famille. Straus
(1973) reprend la distinction entre feed-back négatif et feed-back positif pour
décrire les interactions familiales, le premier engendrant une spirale de
violence croissante, tandis que le second parvenant à contenir ou empêcher la
violence ou encore à réduire son niveau au sein de la famille.
Les théories de l'apprentissage social et des rôles de sexe voient dans
les comportements d'agresseur ou de victime le résultat d'apprentissages
effectués au sein de la famille d'origine ou du groupe d'appartenance (Owens et
Straus, 1975). Le concept de transmission intergénérationnelle de la violence
s'est révélé pertinent pour expliquer la tendance qu'ont les personnes
maltraitées dans leur enfance à maltraiter à leur tour leurs enfants; il a reçu
de nombreuses confirmations empiriques. Il a également été appliqué aux cas
de violence conjugale. Les maris violents ont vécu de la violence en tant
qu'enfant ou ont vu leur père battre leur mère (Roy, 1977, Straus et al.,
1980). Il y aurait ainsi apprentissage de la violence comme mode de relation
dans la socialisation primaire des individu-e-s. Toutefois les études récentes
relativisent l'influence de ce facteur et rappellent que la violence est le résultat
d'un processus complexe et ne saurait être expliquée par un déterminant
unique.
Walker (1977), qui focalise son analyse sur les femmes maltraitées, a
repris de Seligman le concept de "learned helplessness" que l'on peut
traduire par impuissance apprise, pour expliquer la difficulté qu'ont ces
femmes à réagir.
Walker a été critiquée par certain-e-s chercheur-se-s qui lui reprochent de
se centrer principalement sur la victime, de lui faire porter la responsabilité
de ce qui lui arrive et de sous-estimer ses capacités d'adaptation et de réaction
Les théories contextuelles mettent en évidence l'impact d'événements
externes sur le fonctionnement familial. Pour Steinmetz (1980), la violence tire
son origine de situations génératrices de stress (chômage, insatisfaction au
travail, alcoolisme, pauvreté, etc.) qui se répercutent sous forme de conflits
à l'intérieur de la famille et aboutissent à la violence. Cependant, Straus
et Gelles (1990) mettent en garde contre une interprétation trop mécaniste de
ces facteurs et précisent que le stress n'entraîne la violence que s'il est
associé à d'autres facteurs.
L'approche
socioculturelle
cherche dans l'organisation sociale et dans la culture des groupes les facteurs
responsables de la violence (Finkelhor & al., 1983, Russel, 1982, Straus
& al., 1980). On peut distinguer deux grands niveaux d'analyse :
-
le
niveau structurel où sont étudiées les inégalités entre les groupes
sociaux. Des déterminants tels que la classe, les rapports sociaux de sexe, le
groupe ethnique ou, au niveau familial, les ressources des conjoint-e-s, sont
retenus comme pertinents
-
le
niveau culturel où sont prises en considération les normes, les valeurs et
représentations qui régissent les comportements.
Les
recherches empiriques menées dans cette optique n'ont pas toujours produit des
résultats consistants. Néanmoins, un certain nombre de facteurs sociaux
apparaissent systématiquement liés à la violence.
Parmi
eux :
L'âge
La violence affecte de préférence les jeunes couples entre 18 et 30 ans
(Gelles et Straus, 1988, Gelles et Loseke, 1993). Ce surcroît de violence chez
les jeunes est à comprendre en référence aux théories du développement
humain et de la position dans le cycle de vie.
La position dans la hiérarchie sociale
Les chercheurs et chercheuses ont commencé par déconstruire le mythe qui veut
que la violence soit caractéristique des milieux populaires. Ils/elles ont néanmoins
mis en évidence que les milieux défavorisés, du fait du stress social qu'ils
vivent quotidiennement, présentent des taux de violence plus élevés (Straus
et al., 1980, Gelles et Straus, 1988, Statistique Canada, 1993).
L'inégalité dans le couple et la société
Les recherches qui explorent la relation entre la violence et l'inégalité dans
le couple et la société n'ont pas toujours donné des réponses concluantes et
devraient encore être poursuivies. Les résultats de la NSFV (Straus &
Gelles, 1990) montrent cependant que les couples dont la structure de pouvoir
est asymétrique sont plus exposés à la violence que les couples égalitaires.
Cette observation est toutefois nuancée : les couples inégalitaires ont moins
de violence lorsque la structure de pouvoir est légitimée, c'est-à-dire
lorsque le membre du couple le moins influent reconnaît le droit du plus
influent à dominer.
Mentionnons aussi l'étude de Yllö (Yllö & Bograd, 1988) sur les rapports
entre le statut de la femme dans les différents Etats américains et les
risques de violence encourus. Cette recherche, une des rares études
quantitatives menées d'un point de vue féministe, cherche les déterminants de
la violence au niveau macro-social et non au niveau de la famille et du couple.
Partant du recensement de la population des Etats-Unis et d'autres sources, Yllö
a construit un indice mesurant le statut de la femme dans les différents Etats
américains selon des critères économiques, politiques, sociaux et légaux.
Son résultat le plus intéressant consiste à montrer que le contexte social
affecte le taux de violence selon un modèle curvilinéaire et non pas linéaire.
Cela signifie que les taux de violence sont les plus hauts dans les Etats où le
statut des femmes est le plus bas, qu'ils diminuent jusqu'à un certain point
avec l'élévation de ce statut pour remonter dans les Etats où les femmes ont
le statut le plus élevé. Yllö en conclut qu'un changement rapide vers l'égalité
peut entraîner un violent "backlash" des hommes.
L'abus
d'alcool
L'association entre abus d'alcool et violence se vérifie dans plusieurs
recherches (Ackerman, 1988, Straus et Gelles, 1990, Statistique Canada, 1993).
Toutefois le caractère causal de la relation constatée est mis en doute par de
nombreux-ses spécialistes.
Les
caractéristiques de la famille contemporaine
Gelles et
Straus (1979) ont montré que certaines caractéristiques de la famille
contemporaine en font un lieu à risque de violence. Ainsi le temps passé en
interaction avec les membres de la famille plus important que le temps passé
avec d'autres personnes. Ou encore l'implication émotionnelle qui rend les
conflits plus passionnés que dans les interactions ordinaires, l'attribution
des tâches et responsabilités en fonction des rôles de sexe et non pas en
fonction des compétences ou des intérêts, le caractère privé de la sphère
familiale et le bas degré de contrôle social qui s'exerce sur elle.
Les chercheurs et chercheuses qui étudient les causes de la violence attirent
toutefois l'attention sur le fait qu'aucun facteur pris isolément ne suffit à
expliquer la violence, car celle-ci est un phénomène complexe et multicausal.
Parmi les théories fondées sur une approche socioculturelle qui tentent de
fournir un cadre explicatif cohérent à la violence conjugale, il faut citer :
la théorie des ressources de Goode (1971), élaborée avant même le développement
des recherches empiriques. Selon Goode, plus un individu détient de ressources
sociales, plus il peut théoriquement déployer de force, mais moins il en usera
effectivement. Ainsi la violence ne sera utilisée comme moyen pour arriver à
ses fins que lorsque les autres ressources se seront révélées inopérantes ou
sont absentes
La théorie de l'échange social (Homans, 1961, Blau, 1964) proche de la
précédente, qui, dans les années 70, fut appliquée aux relations de proximité.
Elle postule que les interactions humaines sont régies par la tendance de
chaque individu-e à maximiser les bénéfices qu'il/elle retire d'une relation
et à en minimiser les coûts. Dans cette optique, le recours à la violence
viendrait restaurer l'équilibre
quand un des partenaires estime que les coûts supportés excèdent les
avantages obtenus
La théorie culturaliste énonce que le recours à la violence pour résoudre
un problème est fonction des normes et valeurs intériorisées prescrivant qui
peut frapper qui et dans quelles conditions il est admis d'user de violence
(Wolfang & Ferracuti, 1967).
L'approche
féministe vise un double objectif :
-
poursuivre
une réflexion épistémologique et méthodologique critique sur les recherches
classiques menées dans le domaine de la violence familiale (Family violence)
-
apporter
sa contribution à la question des femmes maltraitées (Wife abuse).
Les théoricien-ne-s féministes postulent la spécificité de la violence
faites aux femmes et s'inscrivent en faux contre la recherche dominante qui
embrasse dans une même problématique l'ensemble de la violence familiale,
qu'elle soit le fait des parents envers les enfants, des hommes envers les
femmes ou des femmes envers les hommes. Ce faisant, la recherche dominante
occulte, selon les scientifiques féministes, la dimension des rapports de
pouvoir entre les sexes, sous-jacente à la violence contre les femmes, et
ignore la spécificité du problème des femmes maltraitées (Breines &
Gordon, 1983, Schechter, 1982).
Ils/elles dénoncent le positivisme inhérent aux méthodes quantitatives et
reprochent aux "Conflict tactics scales" ¾
l'instrument le plus souvent utilisé en sciences sociales pour mesurer la
violence ¾
de nombreux défauts, dont la décontextualisation de l'acte violent et la
confusion entre violence et légitime défense (Dobash & Dobash, 1988).
Cependant, le courant féministe actuel ne rejette pas pour autant toute
approche quantitative. Yllö (1988), parmi d'autres, défend la pertinence du
recours aux méthodes quantitatives; elle affirme que celles-ci ont aussi leur
utilité dans l'élaboration d'une connaissance féministe de la réalité et
que, étant donnée la puissance de l'outil statistique, il y va de la
responsabilité des féministes d'entreprendre aussi ce type de recherches. Dans
cette même optique, L. Thomson (1992) remarque que la réflexion actuelle sur
la méthodologie féministe cherche à intégrer les méthodes quantitatives
dans une perspective féministe plutôt qu'à les rejeter comme patriarcales et
inappropriées.
Pour les chercheurs et chercheuses féministes (voir entre autres Dobash et
Dobash, 1979, Yllö et Bograd, 1988), la violence s'enracine dans les rapports
sociaux de sexe qui, dans nos sociétés patriarcales, consacrent la domination
du genre masculin sur le genre féminin. Elle est vue comme un moyen de
contrôle social et de contrainte, qui a pour fonction de maintenir le
pouvoir de l'homme sur la femme dans le couple. Leur définition de la violence
comprend non seulement les agressions physiques, mais également les privations
économiques, les abus sexuels, toutes les formes d'intimidation, les manoeuvres
visant à isoler socialement la femme et à la terroriser (Yllö, 1993).
Les scientifiques d'orientation féministe associent étroitement la violence
contre les femmes au développement de la famille nucléaire dans la société
capitaliste, à la division entre sphère publique et sphère privée et à la
spécialisation des rôles au sein de la famille (Dobash & Dobash, 1979,
Martin, 1976, Schechter, 1982).
Ils/elles mettent aussi l'accent sur l'importance cruciale qu'il y a à
comprendre et valider les expériences des femmes à partir de leur propre cadre
de référence et non à partir d'un point de vue prétendument neutre qui, en
fait, reflète souvent une vision androcentriste du réel.
Enfin,
l'approche féministe ne veut pas se limiter à produire des connaissances sur
les femmes (ou les rapports sociaux de sexe), mais entend servir leur cause et
contribuer à lutter contre les discriminations dont elles sont l'objet.
Recherches
récentes
Les recherches
récentes ont exploré de nouvelles questions, principalement la violence
sexuelle dans le couple, les conséquences de la violence sur les victimes et
les réponses institutionnelles apportées au problème de la violence
conjugale.
Violence sexuelle dans le couple
La violence sexuelle entre partenaires et son ampleur dans la population ont
fait l'objet de quelques études, mais sont encore insuffisamment documentées.
Cela n'est pas étonnant si l'on considère que le viol conjugal n'est pas
encore sanctionné comme un crime dans la législation de nombreux pays et que
les femmes elles-mêmes ne le reconnaissent souvent pas comme tel.
Les préjugés qui ont cours à ce sujet font croire que les femmes sont violées
par des inconnus, alors que diverses sources montrent que près de la moitié
des victimes de viols connaissaient leur agresseur (Gelles, 1987). Selon deux
enquêtes réalisées à Boston et à San Francisco, respectivement 10% et 14%
des femmes interrogées disent avoir été violées par leur partenaire
(Finkelhor et Yllö, 1985, cité dans Gelles, 1987 et Diana Russell, 1982, cité
dans Gelles, 1987).
Selon l'enquête canadienne mentionnée précédemment, 8% des femmes ayant été
mariées ont été agressées sexuellement par leur conjoint actuel ou précédent.
Conséquences
de la violence sur les femmes
Les données accumulées sur la question montrent que la femme confrontée à la
violence de son partenaire risque de subir des atteintes graves pour sa santé,
tant physique que mentale, voire pour sa vie.
Des études à caractère le plus souvent clinique et descriptif, mettent en évidence
d'importants problèmes de dépression, de dévalorisation et de perte de
confiance en soi, d'anxiété et de détresse psychologique (Cristopoulos et
al., 1987, Schechter, 1982, Walker, 1993).
Les données de la NSFV de 1985 mettent en évidence que les femmes gravement
violentées présentent des taux de détresse psychologique beaucoup plus élevés
que les autres femmes. Elles ont notamment
deux fois plus souvent des maux de tête et quatre fois plus souvent le
sentiment d'être déprimée; elles sont aussi cinq fois et demie plus
nombreuses à commettre des tentatives de suicide que les autres femmes (Straus
& Gelles, 1990).
Walker (1993) a étudié les effets de la violence sur les femmes connus sous le
nom de "Battered Woman's Syndrome". Elle montre que celui-ci peut être
assimilé au "syndrome de stress post-traumatique" (Post Traumatic
Stress Syndrome), connu dans la littérature psychologique et psychiatrique
comme le résultat d'une exposition répétée à des traumatismes. En effet,
toute personne exposée à des abus répétés qu'elle n'est pas en mesure d'éviter
réagit, non pas de manière passive comme on le croit souvent à tort, mais en
restreignant ses réactions à celles qui lui semblent les plus appropriées
pour se protéger.
De plus, plusieurs études montrent que les femmes sont désorientées par
l'alternance d'épisodes calmes et violents et que souvent elles plaignent et
protègent leur partenaire, sous-estiment leur propre bien-être, niant la
gravité de la violence subie ou s'en attribuant la responsabilité. Elles
souffrent, bien au-delà des explosions de violence physique, d'un climat où
s'installent progressivement la terreur, la rage refoulée, l'effacement de leur
identité. Cette situation entraînera des séquelles durables. (Voir notamment
Stets et Straus, 1990; Solidarité femmes, 1989; Hanetseder, 1992; Godenzi,
1989, Koss, 1990, OMS, 1993). Selon l'OMS (1993), certains symptômes interprétés
par les clinicien-ne-s comme de l'humeur dépressive pourraient constituer une réaction
post-traumatique à de la violence conjugale.
Réponses
institutionnelles au problème de la violence conjugale
Ce thème commence a été abordé dans un certain nombre d'études qui mettent
en évidence l'insuffisance des réponses classiques des instances de contrôle
social et d'aide, leur fréquente inadéquation aux problèmes posés, l'incompréhension
des professionel-le-s face à certains comportements des victimes, voire même
une victimisation secondaire (Steffen, 1987, 1989, Yllö et Bograd, 1988, Straus
et Gelles, 1990). La police et la justice n'interviennent que dans un nombre très
limité de cas de violence conjugale et se révèlent être peu efficaces, à
moins d'avoir subi des réformes profondes comme dans certains Etats américains,
pour assurer la protection des victimes et empêcher les agresseurs de nuire
(Buzawa et Buzawa, 1996).
Par ailleurs les professionnel-le-s de l'aide travaillant dans le domaine médical,
social, psychologique, ne sont pas exempt-e-s des préjugés qui ont cours
concernant la violence domestique et les femmes violentées (Rinfret-Raynor et
Cantin, 1994) et peuvent avoir des réactions inappropriées. Les femmes
confrontées au viol conjugal interviewées par Godenzi (1989) disent avoir fait
de mauvaises expériences dans les services sociaux où elles n'ont pas reçu de
soutien. Pour Rosewater (in : Yllö et Bograd, 1988), des "labels"
psychiatriques sont souvent appliqués à tort aux femmes victimes de violence,
sans égard au fait qu'elles se trouvent en état de choc.
Nous terminerons cet état de la question en mentionnant les études novatrices
faites en France par D. Welzer-Lang (1991,1992). L'originalité de ce
chercheur consiste à faire de l'ethnographie de terrain pour étudier les
hommes violents envers leur femme ou leur compagne. Il situe ses analyses dans
le cadre théorique des rapports sociaux de sexe.
En Suisse, le problème de la violence conjugale a été peu étudié et, sauf
exception, ne fait pas partie des thèmes traités par l'enseignement et la
recherche universitaires. Signalons toutefois quelques travaux pionniers : un
rapport publié en 1982 par la Commission Fédérale pour les questions féminines
qui, pour la première fois en Suisse, attire l'attention sur le problème; les
études de A. Godenzi sur la violence sexuelle (1987 et 1989) et la violence de
proximité (1993). Selon la première de ces études qui traite du viol dans le
mariage à partir d'un échantillon représentatif de 996 personnes, 8% de la
population interrogée connaît personnellement des cas de viol conjugal. Citons
aussi la recherche de C. Hanetseder (1992) sur le rôle joué par les foyers d'hébergement
pour surmonter les séquelles de la violence, ainsi qu'une étude toute récente
menée dans le cadre du Programme national de recherche N°29 sur les maisons
pour femmes battues et la sécurité des femmes après un hébergement (D. Gloor
et al., 1995).
CHAPITRE 2
problématique et cadre théorique
Objectifs de la recherche
Notre enquête
étudie la violence contre les femmes dans les couples de Suisse sur la toile de
fond des rapports sociaux de sexe dans notre société. Elle s'efforce de
chiffrer et de déchiffrer ce phénomène, c'est-à-dire d'en mesurer l'ampleur
et d'en comprendre le sens et les conséquences. Il s'agit de la première enquête
scientifique représentative sur ce thème menée en Suisse.
Plus
spécifiquement, nous visons les objectifs suivants :
Recenser les inégalités
existant dans les couples de Suisse, afin d'établir un état des lieux des
rapports sociaux de sexe tels qu'ils se manifestent au plan familial.
Pallier le manque de données objectives en brossant, au niveau suisse, un
tableau chiffré du phénomène de la violence domestique, de ses formes, de son
ampleur et de sa gravité.
-
Rendre visibles, à partir du point de vue des femmes concernées, la violence
et les effets qu'elle entraînent, pour sortir du discours androcentriste
souvent véhiculé par les spécialistes et privilégier la perspective des
femmes.
- Mettre en évidence les facteurs sociaux et familiaux associés à la
violence.
Etudier
les stratégies que les femmes concernées mettent en oeuvre pour faire face au
problème, ainsi que l'utilisation qu'elles font des ressources communautaires.
Mettre à jour les représentations qui ont cours dans la population féminine
à propos de la violence domestique, ainsi que les images relatives aux hommes
violents et aux femmes violentées.
L'étude
comprend deux grands volets :
-
une
enquête quantitative portant sur un échantillon représentatif de 1500 femmes
vivant en couple (2) (ou ayant vécu en couple au cours des douze derniers
mois), interrogées par téléphone au moyen d'un questionnaire structuré
-
une
étude qualitative reposant sur une trentaine d'entretiens approfondis avec des
femmes victimes de violence.
Le choix d'une enquête quantitative nous a été dicté par le souci de
chiffrer l'étendue de la violence dans les couples de Suisse et de connaître
les facteurs familiaux qui la favorisent. Toutefois, ce type de méthode présente
l'inconvénient d'utiliser un questionnaire fermé donc limité, qui de surcroît
laisse peu de place au point de vue des personnes interrogées. C'est pourquoi
il nous a paru indispensable de lui adjoindre une partie qualitative qui ouvre
aux femmes interrogées un espace pour s'exprimer plus librement.
L'enquête qualitative présente en outre l'avantage :
-
de nous
livrer, sans le filtre du questionnaire, le point de vue des femmes sur les
aspects objectifs et subjectifs de leur situation
-
de
rendre visible, au plus près des expériences vécues, le quotidien des femmes
confrontées à la violence ainsi que les effets physiques, psychiques et
sociaux de la violence
-
de
permettre l'étude approfondie du contexte dans lequel se produit la violence,
des mécanismes familiaux qui l'engendrent ainsi que des stratégies utilisées
par les femmes pour y faire face.
De
la difficulté de construire l'objet sociologique
Il faut se garder d'une approche épistémologique naïve qui identifierait
l'objet sociologique avec le problème social de la violence tel qu'il est porté
à l'attention des chercheurs et chercheuses (voir à ce sujet Bourdieu, 1990).
Ce dernier constitue un objet pré-construit qu'il s'agit de dépasser pour élaborer
scientifiquement l'objet. En effet, la violence ne saurait être considérée en
soi, indépendamment du rapport social dans lequel elle s'insère. Ainsi, on ne
peut traiter de manière identique la violence du dominant et celle du/de la
dominé-e, sous peine d'amalgamer des phénomènes profondément différents.
Construire l'objet exige donc de se distancier du fait brut de la violence pour
atteindre la relation sociale sous-jacente qui lui donne son sens, à savoir, en
ce qui concerne notre thématique, le rapport de domination hommes-femmes.
Considérée sous cet angle, la violence physique représente la forme la plus
nue et la plus crue des rapports de domination entre les sexes, celle qui pour
asseoir son pouvoir prend pour cible le corps de l'autre.
Raisonner de la sorte, c'est refuser d'opérer une coupure radicale entre les
couples avec violence et les couples sans violence. C'est tenter d'inscrire
celle-ci dans le continuum des formes de domination qui ont cours dans les
familles de Suisse et qui la rendent possible. Ce continuum peut être représenté
par un axe à l'extrémité duquel se situeraient les formes "douces"
de domination (par exemple, la division du travail maintenant les femmes au
foyer dans une situation de dépendance du mari) et à l'autre extrémité ses
formes brutales, comme la violence physiques ou sexuelle. Ce postulat épistémologique
commande la structuration de nos résultats ainsi que le titre de la recherche.
Construire scientifiquement son objet d'étude, c'est aussi se départir d'un
certain nombre de mythes du sens commun qui imprègnent les représentations de
la violence et qui participent précisément de ces rapports de domination,
comme par exemple le mythe de la femme battue provocatrice, qui impute la faute
à la victime, ou de la femme masochiste qui cherche à être maltraitée, ou
encore le mythe de la symétrie entre violence masculine et violence féminine
qui occulte l'asymétrie des rapports sociaux de sexe.
Nous voulons aussi signaler certaines difficultés qui rendent particulièrement
délicate et malaisée la recherche dans le champ des rapports de domination
entre les sexes et de la violence :
-
il
s'agit d'un domaine relativement nouveau dans les sciences sociales qui affronte
encore plusieurs problèmes théoriques et méthodologiques. Par ailleurs cette
thématique est porteuse d'enjeux théoriques, sociaux, matériels, qui risquent
constamment d'interférer dans la démarche scientifique.(3) En effet, la
recherche prend place dans le cadre d'une société et d'un champ scientifique
eux-mêmes travaillés par des rapports de domination entre les sexes.(4) Dans
ce contexte, toute tentative de mettre en évidence des formes subtiles ou cachées
de domination risque d'apparaître comme un parti pris militant
-
la
violence est un phénomène qui se dissimule et ne s'avoue pas aisément, car
les victimes le vivent souvent dans la honte et la culpabilité. Aussi
faudra-t-il se garder de traiter les statistiques obtenues de façon positiviste
comme des faits en soi en oubliant les conditions dans lesquelles elles sont
produites et les obstacles qui
entravent l'expression de la violence
-
les femmes interrogées, et plus encore les femmes
violentées, ont toutes les chances d'avoir intégré les schémas dominants sur
les relations hommes-femmes et sur ce qu'elles vivent. Citons ici Bourdieu
(1990, p. 11) : "Les dominés appliquent à toute chose du monde et, en
particulier, aux relations de pouvoir dans lesquelles ils sont pris, aux
personnes à travers lesquelles ces relations s'accomplissent, donc aussi à
eux-mêmes, des schémas de pensée impensés qui ... construisent ces relations
de pouvoir du point de vue même de ceux qui y affirment leur domination
..." Et encore : "... il (le dominé) prend sur lui-même, sans le
savoir, le point de vue du dominant adaptant en quelque sorte pour s'évaluer la
logique du préjugé défavorable".
Aussi s'agira-t-il de dépasser le discours immédiat des femmes interrogées
pour tenter de déceler dans leurs paroles ce qui est le produit de leur
domination (par exemple la minimisation de la violence, les excuses trouvées au
mari, l'auto-accusation, la culpabilité, etc.)
Problématique
et cadre théorique
Déterminants macro- et micro-sociaux de la
violence
La violence
contre les femmes dans le couple ne saurait être considérée comme une affaire
privée, imputable aux seuls problèmes personnels des conjoint-e-s. Elle doit
être comprise sur la toile de fond des rapports sociaux de sexe prévalant dans
notre société. Toute notre organisation sociale repose, en effet, sur le
principe de la division du travail entre les sexes, division fondée sur des
rapports de pouvoir consacrant la domination du groupe des hommes sur le groupe
des femmes. (voir entre autres Beauvoir, 1949, Delphy, 1984, K. Millett, 1983,
Bourdieu, 1990; Matthieu, 1991, Guillaumin, 1992.)
Cette domination est repérable à deux grands niveaux :
-
le
niveau structurel où s'observent de nombreuses inégalités, discriminations et
abus à l'endroit des femmes dans les différents champs sociaux : politique, économique,
scientifique, culturel, familial, etc. (voir pour la Suisse, Ballmer-Cao, 1988
et 1989, Charles, 1987, Charles et Buchman, 1994, Gillioz, 1982 et 1987,
Chaponnière et al., 1993, Jobin, 1995).
-
le
niveau culturel, c'est-à-dire le plan des normes, valeurs, croyances où ce qui
relève du féminin est systématiquement dévalorisé et considéré comme
marginal ou particulier par rapport au masculin, envisagé comme référence
universelle (Beauvoir, 1949, Guillaumin, 1992).
C'est parce que les femmes ont moins de moyens et donc de pouvoir que les hommes
et parce que le genre féminin est dévalorisé par rapport au masculin, que la
violence conjugale est rendue possible. Ce contexte social explique aussi la tolérance
dont fait preuve la société à l'égard de la violence domestique.
Le modèle des rapports sociaux de sexe présenté ici peut paraître dépassé.
En effet, au cours des cinquante dernières années un certain nombre de
changements se sont produits qui ont accru le pouvoir des femmes dans la société
: conquête du droit de vote et d'éligibilité, accès à la contraception, à
l'éducation supérieure, accroissement du nombre de femmes sur le marché du
travail, etc. Il n'en reste pas moins que la trame des rapports sociaux de sexe
et la division sexuelle du travail qui la fonde - assignation prioritaire de la
femme au rôle d'épouse et de mère et de l'homme à celui de pourvoyeur du ménage
- quoique modifiées, demeurent inchangées dans leurs fondements. D'ailleurs de
nombreuses études sont là pour nous montrer que non seulement les inégalités
anciennes n'ont de loin pas toutes disparu, mais que de nouvelles inégalités
se recréent.
Partant de cette position théorique énoncée ci-dessus, nous postulons que la
violence contre les femmes n'est ni rare, ni exceptionnelle. Elle manifeste, de
façon certes extrême et caricaturale, les tensions inhérentes aux rapports
ordinaires de pouvoir entre les sexes et pour
fonction d'asseoir le contrôle des hommes sur les femmes.
Le modèle esquissé, pour pertinent qu'il soit quand il s'agit de comprendre
l'ampleur de la violence et ses causes macrosociologiques, reste cependant trop
général pour saisir de façon précise les mécanismes générateurs de
violence à l'intérieur de la famille. Il s'agit donc de le transposer, au
niveau du système familial, et d'appliquer la théorie féministe à l'étude
empirique des couples.
Notre démarche se situe donc au point de rencontre de deux courants de
recherche :
-
la théorie
féministe, de nature macro-sociale, qui inscrit le problème de la violence
dans le cadre des rapports de domination hommes-femmes
-
les études
de microsociologie de la famille qui se focalisent sur la répartition du
pouvoir à l'intérieur de celle-ci et sur les types d'interaction qui y
prennent place (Blood et Wolfe, 1960, Michel, 1972, Safilios- Rothschild, 1976,
Scanzoni J., 1979, Kellerhals et al., 1982, pour n'en citer que quelques-unes.).
Nous
étudions le couple à différents niveaux :
a)
le niveau structurel
le couple est
envisagée comme un système de positions sociales plus ou moins égales en
fonction des ressources possédées par les conjoint-e-s. Les écarts entre la
position de l'homme et celle de la femme sont déterminés sur la base des
capitaux économiques, scolaires et professionnels.
b)
le niveau organisationnel
soit le mode de division du travail rémunéré et domestique dans le couple
ainsi que le degré de dépendance objective qu'il entraîne pour la femme
c)
le niveau du fonctionnement : deux grandes dimensions sont prises en
considération
le partage du pouvoir et les mécanismes de domination au sein du couple
la communication dans le couple
d)
le niveau culturel : les représentations
on étudie ici les représentations concernant le partage du travail et les
rôles de sexe ainsi que les stéréotypes relatifs aux femmes et aux hommes
e)
la relation à l'environnement social : ouverture versus fermeture du
couple.
Hypothèses
L'hypothèse générale
suivante est à la base de notre étude :
Plus la structure, l'organisation, le
fonctionnement du couple ainsi que les représentations des rôles de sexe sont
inégalitaires (au détriment de la femme), plus grands sont les risques de
violence à l'égard de la femme.
Cette hypothèse générale se développe en sous-hypothèses de la façon
suivante :
Les risques de violence envers la femme au sein du couple sont d'autant plus
grands
-
qu'il y a
inégalité de capitaux (scolaires, professionnels, économiques) en défaveur
de la femme
-
qu'il
existe une division sexuelle asymétrique des rôles et des tâches dans le
couple, caractérisée par la dépendance économique de la femme
-
que le
pouvoir est détenu par l'homme
-
que la
communication est déficiente
-
que la
femme a intériorisé des représentations stéréotypées des rôles de sexe,
une image dévalorisée du genre féminin et une tolérance à l'égard de la
violence domestique.
Avec les deux premières hypothèses, nous prenons le contre-pied des théories
de Goode qui voit dans l'insuffisance des ressources du mari une raison possible
de violence. Nous nous appuyons sur différents travaux (Blood et Wolfe, 1960,
de Singly, 1987) qui montrent que plus la femme a de ressources propres et plus
elle est en mesure de négocier et d'imposer ses intérêts dans le couple. Nous
en déduisons qu'une personne violentée doit présenter une faiblesse au niveau
de ses ressources, qui la rend vulnérable face à son partenaire. Il est
d'ailleurs banal de constater que l'on s'attaque en général à plus faible et
non à plus fort que soi, parce que les risques de représailles ne sont pas
comparables.
Deux
hypothèses complémentaires ont également été testées :
-
la
violence est plus fréquente lorsque le système familial est peu ouvert sur
l'extérieur
-
une
socialisation des conjoint-e-s dans leur famille d'origine marquée par la
violence est associée à un mode violent de gestion des conflits et à une
banalisation de la violence à l'âge adulte.
Stratégies
des femmes confrontées à la violence
Contre le stéréotype
de la femme battue passive qui ne fait rien pour s'en sortir, nous tentons de
mettre en évidence les stratégies quotidiennes des femmes pour faire face à
la violence.
On s'intéressera tout d'abord aux mécanismes d'ordre cognitifs (par exemple
minimisation, déni) qui permettent aux femmes de "faire avec" la
violence.
Nous étudierons ensuite les stratégies développées par les femmes. Nous
chercherons à mettre en évidence des
stratégies de repli ou d'adaptation
où, faute de pouvoir s'opposer à la violence, les femmes adoptent un profil
bas pour la prévenir ou l'apaiser (auto-limitation, censure de ses paroles ou
de ses actes, soumission à la volonté de l'autre, etc.), des stratégies affirmatives ou de résistance dans lesquelles les
femmes agissent et posent des limites à l'agression (menace de séparation,
recours à des services spécialisés, etc.) et
des stratégies de rupture qui visent à une séparation définitive d'avec
le mari. D'autres types de stratégies pourront être mises en évidence sur la
base des données recueillies. Parmi les stratégies déployées par les femmes
pour résoudre le problème de la violence, nous accorderons une attention spéciale
au processus de séparation. Celui-ci ne va pas de soi et présuppose que toute
une série de conditions soient remplies :
-
conditions
d'ordre matériel : avoir un travail, pouvoir assumer ses besoins financiers,
trouver des solutions de garde pour les enfants, etc.
-
conditions
d'ordre psychologique : sortir du processus de victimisation et s'affirmer comme
sujet ayant des droits, dépasser la peur face aux menaces du mari, faire le
deuil de son couple, etc.
Recours
au réseau secondaire d'aide et de contrôle social
Pour comprendre
l'attitude des femmes par rapport aux instances de contrôle social (police,
justice) et aux services d'aide, il convient de garder à l'esprit les considérations
suivantes :
-
la violence
conjugale se vit dans le déni, la honte ou la culpabilité et ne s'avoue pas
aisément; on hésitera donc avant d'entreprendre une démarche.
-
les
instances officielles appelées à intervenir (justice, police) sont composées
majoritairement d'hommes et fonctionnent selon des logiques masculines. Il est
vraisemblable que les femmes ne les considèrent pas comme des alliées.
-
les réponses
des institutions à la violence conjugale sont souvent insuffisantes ou inadéquates
et redoublent parfois la victimisation subie par la femme dans le couple
(victimisation secondaire).
Dans
ces conditions, on peut penser que les femmes victimes de violence ne feront pas
volontiers appel au réseau formel et que seule une minorité va solliciter son
intervention.
Les principales questions que nous nous posons sont les suivantes :
-
dans quelle
mesure les femmes violentées utilisent-elles le réseau des institutions censées
les protéger et les aider ?
-
comment
sont vécues par les femmes concernées les interventions institutionnelles en
cas de violence conjugale ?
Concepts
utilisés : définitions
Violence
La violence, du latin vis (force) et latus, participe passé de fero (porter),
renvoie dans son acception première à l'utilisation de la force physique
contre autrui. Si certains auteurs s'en tiennent à cette conception restreinte,
d'autres en revanche l'élargissent à des agressions autres que physiques.(D.
Goldberg, 1989). Garver (1977) définit la violence comme une atteinte à l'intégrité
de la personne. Selon cet auteur, cette atteinte peut prendre pour cible le
corps de celle-ci ou sa capacité de prendre des décisions autonomes et peut
s'exercer à travers des formes de contrainte personnelles ou institutionnalisées.
Citons aussi la notion de violence symbolique développée par P. Bourdieu
(1990) pour désigner des formes larvées et déguisées de contrainte qui ont
pour caractéristiques de s'exercer avec l'"assentiment" des personnes
qu'elles visent. Cette notion nous sera particulièrement utile pour comprendre
les formes subtiles de domination qui ont cours au sein de la famille.
Nous
avons voulu éviter deux écueils dans l'usage du concept de violence à des
fins de recherche empirique : lui donner une extension si large qu'à la
limite toute forme de domination peut être qualifiée de violente; le concept
perd alors sa force et sa pertinence. Ou le restreindre à son noyau dur, la
violence physique, comme le font la plupart des études américaines et passer
ainsi à côté de tout un ensemble d'autres comportements tout aussi
destructeurs. C'est pourquoi, en suivant Garver, nous saisirons sous le concept
de violence toute atteinte à l'intégrité de la personne. Nous distinguerons
donc, selon la sphère impliquée, entre :
violence physique (atteinte à l'intégrité corporelle)
violence sexuelle (atteinte ou tentative d'atteinte à l'intégrité
sexuelle)
violence psychologique (atteinte à l'intégrité psychique). Sous ce
terme sont compris tant la violence verbale (cris, injures) que des
comportements ayant pour fonction de rabaisser (humiliation, dénigrement) ou
d'intimider (menaces, violence contre des objets, etc.).
L'opérationalisation faite de ces concepts dans la recherche quantitative est
indiquée au début du chapitre 5.
Avec Straus et Gelles (1990), nous nous gardons de confondre la violence avec le
conflit, l'hostilité ou l'agressivité, qui sont des composantes inhérentes à
toute relation humaine, des facteurs de changement et d'adaptation dans tout
groupe social (James, 1989), alors que le propre de la violence est d'être
destructive.
Nous nous intéressons dans le cadre de cette étude au fait social constitué
par la violence faite aux femmes dans le couple en tant qu'expression, au niveau
familial, des rapports de domination entre les sexes.
…/…
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