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  Liste Suisse - 4/6  

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Domination et violence 
envers la femme dans le couple

Auteures : Lucienne Gillioz, Jacqueline De Puy, Véronique Ducret
e-mail:
lucienne.gillioz@etat.ge.ch
Editions Payot Lausanne, Nadir – 1997 - 269 pages – ISBN 2-601-03206-5
Imprimé en Suisse – Jacques Scherrer Editeur
Cette étude a été réalisée pour le Fonds national suisse de la recherche scientifique

Extraits (P.9 à 33) de l’ouvrage avec l’aimable autorisation des auteures et de l’éditeur.
L'ouvrage compte 269 pages.

Extraits dans le chapitre "contributions":
1-Domination et violence envers la femme dans le couple
3-Gillioz - défintions de la violence
Axes de recherche dans le futur

(En) Male domination and violence towards women in the Swiss family 

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…/…
INTRODUCTION

Les sciences sociales récentes et, notamment, la réflexion féministe viennent nous rappeler, en contraste avec l'image rassurante de la famille, lieu d'amour, d'entraide et de sécurité, que dans cet espace se jouent aussi des rapports de pouvoir, s'expriment des intérêts antagonistes, se vivent des conflits et de la violence. Gelles et Straus, auteurs de nombreuses études sur la violence familiale aux Etats-Unis, vont jusqu'à dire que, de toutes les institutions de la société, la famille est la plus violente, à l'exception de la police et de l'armée en temps de guerre.

Pourtant, la société continue de refouler de sa conscience cette face sombre et cachée de l'histoire des familles. Certes, on sait que la violence domestique existe, mais le phénomène n'est pas pris au sérieux, il est sous-estimé et relégué au rayon du privé et des fatalités qui pèsent sur la condition de la femme. Bien plus, la violence est non seulement occultée, mais les tentatives pour la faire reconnaître se heurtent à des stratégies visant à étouffer tout questionnement; on inverse le problème en culpabilisant la victime : si les femmes sont battues, c'est qu'elles provoquent, sont violentes psychologiquement, masochistes, etc.

En fait, tout se passe comme si la reconnaissance de la violence domestique enfreignait deux tabous que la société n'est pas prête à lever :

l'image idéalisée de la famille

les rapports de domination entre les sexes que questionne en dernière analyse la violence à l'égard des femmes.

Ce n'est sans doute pas par hasard que le problème n'a pu être soulevé qu'au moment où les rapports sociaux de sexe étaient théorisés comme rapports de pouvoir, et la famille comme lieu de domination et d'exploitation de la force de travail de la femme.

En effet, dans les années 70, sous l'influence du mouvement féministe, la violence à l'égard des femmes a enfin été posée comme problème socio-politique. Il a cependant fallu attendre la fin des années 80 pour que les grandes organisations internationales ¾ ONU, Conseil de l'Europe, OMS ¾ l'inscrivent dans leur agenda politique. La violence constituait un des douze thèmes majeurs traités lors de la 4ème Conférence mondiale des femmes, tenue en septembre 1995 à Beijing sous les auspices de l'ONU.

En Suisse, les autorités responsables tardent à prendre conscience du problème. Elles ne sont en effet pas encore à même d'estimer l'ampleur du problème dans notre pays, puisqu'il n'existe aucune statistique au niveau national.

La recherche présentée ici veut combler un vide et contribuer à défricher le terrain des rapports de domination entre les sexes et plus particulièrement de la violence exercée contre les femmes dans les couples de Suisse. Elle vise, en premier lieu, à présenter des chiffres fiables sur l'ampleur de cette violence. Elle cherche aussi à en comprendre la signification sociologique, les facteurs macro- et micro-sociaux qui l'entraînent ainsi que ses conséquences sur les victimes.

Enfin, elle voudrait éclairer un pan peu exploré du phénomène, à savoir les stratégies adoptées par les femmes pour faire face à la violence.

L'étude comprend deux grands volets complémentaires :

-   une enquête quantitative portant sur un échantillon représentatif au niveau suisse de 1500 femmes vivant en couple
une étude qualitative reposant sur une trentaine d'entretiens approfondis avec des femmes victimes de violence.

Nous souhaitons d'entrée de jeu signaler les limites inhérentes à notre démarche, ainsi que les défis et difficultés rencontrés. Les deux premières limites concernent la définition du champ investigué.

Par souci de cohérence théorique, nous n'avons étudié que la violence dirigée contre les femmes et non celle qui vise d'autres personnes dans la famille (enfants, conjoint, parents). Notre postulat de départ pose en effet que la violence faite aux femmes par les hommes relève d'une problématique spécifique et n'obéit pas aux mêmes logiques que les autres formes de violence familiale.

Ce postulat de la spécificité s'appuie sur deux considérations :

          les rapports sociaux de sexe existant dans nos sociétés sont à la base de la violence exercée contre les femmes et les rendent possibles. Il n'est pas si éloigné, le temps où, dans certains pays, la loi codifiait le droit accordé à l'homme de "corriger" sa femme

          les processus sociaux de construction de la masculinité et de la féminité préparent les comportements d'agresseur et de victime. Les garçons sont en effet orientés vers des comportements d'affirmation de soi et d'agressivité, et les filles vers des attitudes de souplesse, de conciliation et de service à autrui. Les rôles sociaux de sexe façonnent donc les comportements qui peuvent conduire à la violence conjugale.

Nous avons choisi par ailleurs de braquer notre projecteur sur les femmes vivant en couple, en laissant de côté les femmes séparées ou divorcées (1). Cela au risque de sous-estimer quelque peu l'ampleur de la violence dans la société suisse, puisque les couples fortement conflictuels vont plus fréquemment vers la rupture.

Si nous avons accepté de courir ce risque, c'est que nous voulions étudier les contextes familiaux où sévit la violence. Il nous fallait donc, pour que les données soient fiables et suffisamment précises, interroger les femmes sur leur situation actuelle plutôt que passée.

La troisième limite tient à la méthode. La violence est un processus qui évolue dans le temps, qui a ses rythmes propres et dont il faudrait pouvoir reconstituer la temporalité. En étudiant le phénomène par le biais d'une étude transversale, on se limite à une photographie à un moment donné ou à des reconstitutions de moments passés. Un phénomène complexe est ainsi réduit à ce qu'on peut en saisir ponctuellement. Il appartiendra à d'autres recherches de suivre longitudinalement les processus de violence afin de rendre compte de leur développement dans le temps.

Parmi les défis relevés, le premier consiste à mener une enquête quantitative dans une perspective féministe.

Pendant longtemps, en effet, les chercheurs et les chercheuses féministes ont critiqué et le plus souvent rejeté les méthodes quantitatives, les jugeant patriarcales et inadaptées à la réalité des femmes.

Nous tentons dans ce travail de montrer que ces méthodes, utilisées avec vigilance et encadrées par une réflexion épistémologique constante, peuvent apporter des informations intéressantes et éclairer la situation des femmes dans la société.

Un autre défi majeur nous attendait : faire parler les femmes de la violence qu'elles subissent alors que le problème n'est pas thématisé dans la société suisse et que celle-ci cultive le secret et encourage la discrétion. Or, on sait que plus un problème est occulté socialement, plus il est difficile aux personnes concernées de le dévoiler. Il fallait pourtant relever ce défi et tenter d'instaurer un espace de dialogue où des expériences tenues cachées puissent se dire.

Mentionnons enfin les difficultés liées à l'étude quantitative de la violence psychologique.

Les recherches antérieures se sont concentrées principalement sur la violence physique. Il nous a paru indispensable d'aller plus loin pour appréhender aussi la violence psychologique dont on sait, par certains témoignages, qu'elle peut avoir des conséquences tout aussi destructrices. Toutefois, ce type de violence est beaucoup plus difficile à cerner. En effet, le même acte (par exemple, une injure, une critique) se charge de significations et entraîne des conséquences très différentes selon le contexte dans lequel il s'insère et la tonalité affective qui l'accompagne. Nous avons néanmoins pris le risque d'explorer ce terrain nouveau dans le but de contribuer à l'avancement des connaissances.

Cet ouvrage se compose de trois grandes parties.

Dans la première, intitulée "préliminaires théoriques et méthodologiques", nous exposons l'état des connaissances (chapitre 1), afin de baliser le champ des études sur la violence conjugale et de situer les acquis en amont de notre recherche. Puis nous présentons (chapitre 2) le cadre de référence théorique à partir duquel nous avons déduit nos hypothèses et questions de recherche et enfin les méthodes utilisées pour parvenir aux résultats (chapitre 3).

La deuxième partie, qui étudie les formes prises par les rapports de domination dans les familles de Suisse, détaille les résultats de l'enquête quantitative. Nous situons tout d'abord, données empiriques à l'appui, la toile de fond sur laquelle se détachent la violence, à savoir les rapports sociaux de sexe se manifestant sous la forme d'inégalités entre les conjoint-e-s (chapitre 4). Puis, nous rendons compte de l'ampleur du phénomène de la violence conjugale contre les femmes (chapitre 5). En comparant les couples avec et sans violence, nous tentons ensuite de mettre en évidence les facteurs sociaux et familiaux liés à la violence (chapitre 6). Les deux chapitres suivants explorent, l'un les réactions des femmes violentées et l'utilisation qu'elles font des ressources communautaires, l'autre les conséquences de la violence sur les victimes. Enfin, dans le chapitre 9, nous cherchons à savoir si les personnes interrogées connaissent des cas de violence dans leur entourage et étudions leurs représentations de la violence domestique.

La troisième partie rend compte de la recherche qualitative menée auprès de trente victimes de violence. Elle tente de refléter le point de vue des femmes et de donner à voir, aussi précisément que possible, l'univers de la violence domestique. C'est pourquoi nous citons de nombreux extraits des témoignages recueillis. Le chapitre 10 relate les expériences des femmes et décrit les différentes formes de violence qu'elles endurent. Il en étudie également les conséquences. Le chapitre suivant documente le contexte familial dans lequel intervient la violence et le type de relations qui existent entre les conjoint-e-s. Les réactions agressives des femmes font l'objet du chapitre 12 qui s'intéresse à en comprendre la signification et à mettre en évidence les différences entre violence masculine et violence féminine. Le chapitre 13 étudie les stratégies adoptées par les femmes dans leur vie quotidienne pour affronter la violence de leur conjoint ou y échapper. Enfin, le chapitre 14 se concentre sur l'usage fait par les femmes des réseaux primaires et secondaires d'aide et de contrôle social et s'intéresse à l'appréciation qu'elles en font.

Dans un dernier chapitre de synthèse, nous présentons les principaux résultats de l'étude ainsi que quelques réflexions en guise de conclusion.

Chapitre 1
ETAT DES CONNAISSANCES


La violence familiale et particulièrement la violence contre les femmes constituent un champ d'études relativement nouveau dans les sciences sociales.

Jusqu'à la fin des années 60, la société et les scientifiques avec elle vivent sur le mythe de la famille non violente. On considère que la violence familiale est rares et le fait d'individus déséquilibrés. Pour Talcott Parsons, figure dominante de la sociologie américaine d'après-guerre, la famille est ce lieu conflictuel où s'articulent harmonieusement fonction instrumentale (dévolue à l'homme) et fonction expressive (dévolue à la femme).

Dans les années 70, sous l'influence de militantes féministes anglo-saxonnes qui ouvrent des refuges pour femmes battues et portent la question de la violence conjugale sur la place publique, ce phénomène jusque-là occulté est posé comme problème socio-politique. "Scream quietly or the neighbours will hear you" de Pizzey (1974) et "Battered wives" de Del Martin (1976) sont les premiers écrits féministes importants sur ce thème.

Dès lors, les sciences sociales vont s'y intéresser.

Dans les pays anglo-saxons, de nombreuses études sont faites dans les années 70 et 80. On peut distinguer deux grands courants de recherche :

- les études portant sur la violence subie par les femmes au sein de la famille (Wife abuse). Fondées sur des prémisses théoriques féministes ¾ les rapports sociaux de sexe sont au fondement de la violence contre les femmes ¾, elles postulent la spécificité de ce type de violence et la nécessité de l'étudier indépendamment des autres types de violence familiale qui relèvent d'autres logiques

- les études ayant pour objet la violence familiale (Family violence). Issues de la sociologie de la famille et d'une critique des théories fonctionnalistes qui considèrent la société et ses institutions comme des systèmes consensuels, elles embrassent dans une même problématique l'ensemble de la violence qui se déroulent dans le cadre familial.

Les recherches menées ces vingt dernières années ont visé les grands objectifs suivants :

- décrire la violence domestique et chiffrer son extension dans la population
- développer des modèles théoriques pour l'expliquer
- étudier les conséquences de la violence sur les victimes
- examiner les réponses apportées par la société au problème de la violence conjugale.

Elles ont été développées principalement dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Canada, Angleterre).

Nous avons opéré une sélection dans l'abondante littérature existante et nous sommes concentrées sur les aspects intéressant plus directement notre recherche.

Description du phénomène et de son ampleur

Les premières études à caractère "clinique" ont permis de faire avancer considérablement les connaissances sur le mécanisme de la violence, mais non de connaître son ampleur, ni les caractéristiques socio-démographiques des victimes. En effet, les femmes étudiées dans ces recherches, basées le plus souvent le plus souvent sur les fichiers de la police, des services sociaux ou des foyers pour femmes battues, ne sont pas représentatives de l'ensemble des femmes violentées et ne représentent que l'extrême pointe de l'iceberg.

Les chercheuses et chercheurs qui, dans les années 1970, voulurent étudier l'ampleur de la violence familiale, durent relever un premier défi : démontrer que des études sérieuses sur ce thème pouvaient être menées avec les outils classiques de la sociologie et produire des résultats fiables. Car, on mettait en doute la possibilité d'étudier le phénomène sous prétexte qu'on ne pouvait demander aux hommes : "battez-vous régulièrement votre femme ?". Les premières recherches ont mis au point des méthodes d'enquête et des stratégies appropriées qui ont permis de chiffrer l'ampleur de la violence et d'étudier les facteurs qui lui étaient associés (Gelles, 1987).

Les enquêtes menées par l'équipe du Professeur M. A. Straus de l'Université de New Hampshire aux U.S.A. (National Surveys on Family Violence, abrégé NSFV) ont dévoilé la violence cachée des familles et apporté des éléments de connaissance importants sur la prévalence de la violence familiale en 1975, 1985 et 1992.

Selon la première de ces enquêtes, menée en 1975 auprès d'un échantillon représentatif de 2143 familles américaines (Straus et al. 1980), 16% des couples interrogés ont connu de la violence physique durant l'année précédant la recherche et 28% durant toute la durée du mariage. Les auteurs utilisent une méthode standardisée de mesure de la violence devenue classique depuis sous l'appellation de "Conflict Tactics Scales", abrégés CTS. Il s'agit d'échelles centrées sur les tactiques de gestion des conflits, qui intègrent une série de comportements allant des plus rationnels (comme discuter calmement d'un problème) aux plus violents (gifler, frapper avec un objet, étrangler, blesser avec une arme, etc.).

L'étude de Straus et al. révèle qu'une part importante des personnes interrogées (hommes et femmes) admettent utiliser des formes physiques d'agression lors de conflits dans leur famille.

Cette constatation est à l'origine d'une controverse qui marquera les années 70 et se prolongera au-delà autour de l'existence d'hommes battus. L'étude citée met en évidence que si 3,8% des femmes américaines ont été victimes de violence dans l'année précédant l'interview, 4,6% d'entre elles ont aussi usé de violence à l'égard de leur mari. Aussi l'une des auteur-e-s de l'étude, Steinmetz (1977), conclut-elle à l'existence d'un "syndrome du mari battu." Cette thèse fut vivement critiquée. On reprocha à Steinmetz des défauts dans l'opérationalisation du concept de violence, dans la méthode utilisée et dans l'interprétation des données. Selon ces critiques, les femmes qui agressent ne font souvent que se défendre et, du fait de la différence de force entre les sexes, leurs actes n'ont pas la même gravité, ni les mêmes conséquences que ceux commis par les hommes à leur égard. A la suite de ces critiques, la plupart des chercheurs et chercheuses renoncèrent à utiliser le concept d'homme battu. Toutefois la violence des femmes reste un sujet controversé aujourd'hui encore (voir Gelles et Loseke, 1993).

Dix ans plus tard, en 1985, Straus et al. répètent leur enquête de 1975 en interrogeant 6002 familles. Ils recourent cette fois-ci à un sondage téléphonique et non, comme précédemment, à une enquête fondée sur des entretiens en face à face. Ils constatent une diminution de 21% des cas de femmes maltraitées. Cette différence, bien que non négligeable, n'est cependant pas statistiquement significative. Selon l'étude, 1,3 million de femmes sont toujours battues aux Etats-Unis.

Si, lors de la première enquête, ses auteur-e-s ont prétendu que "les femmes, dans la famille, sont pratiquement aussi violentes que les hommes", ils/elles ont été amené-e-s à la suite de nombreuses critiques, à nuancer leur interprétation des résultats (Straus et Gelles, 1990). Ils/elles se gardent aujourd'hui de mettre au même niveau la signification et les conséquences des agressions physiques des hommes et des femmes dans le couple. Leurs travaux les plus récents montrent que la violence faite aux femmes par les hommes n'est pas comparable à celle exercée par les femmes sur les hommes.

L'analyse secondaire des données récoltées en 1985 (Straus et Gelles, 1990) révèle en effet que :

- si les femmes emploient la violence physique contre leur conjoint, c'est, dans un certain nombre de cas, par autodéfense. En effet, et les statistiques sur la criminalité le prouvent, aux Etats-Unis, une femme risque bien davantage d'être attaquée chez elle et par un membre de sa famille, qu'à l'extérieur par un inconnu, et cela même dans une grande ville. Les hommes ne courent pas les mêmes risques

un acte mesuré de manière identique sur les CTS, par exemple un coup de poing, a des répercussions plus graves (en termes de soins médicaux, alitement, congé-maladie, dépression) lorsqu'il est commis par un homme sur une femme que l'inverse (Stets et Straus, 1990)

les hommes sont plus nombreux que les femmes à commettre des actes de violence grave (rouer de coups ou utiliser une arme) et à répéter les actes violents (Straus, 1990).

Par ailleurs, les études menées auprès de services sociaux ou médicaux ou à partir des fichiers de police, ainsi que les enquêtes américaines et canadiennes sur la criminalité basées sur des échantillons représentatifs, mettent toutes en évidence que les femmes sont les principales victimes de la violence conjugale et les hommes très majoritairement les agresseurs.

Les études anglo-saxonnes ont fait pièce au mythe selon lequel la violence domestique serait confinée aux couches populaires et défavorisées ou à des groupes marginaux. Elles apportent la preuve qu'hommes violents et femmes battues se retrouvent dans toutes les catégories sociales, même si les milieux à bas revenus en comptent davantage.

Les recherches menées à ce jour se centrent principalement sur la violence physique et fournissent peu de données sur les autres formes d'abus. Il en ressort cependant que les agressions verbales précèdent toujours la violence physique (Stets, 1988 - in Yllö et Bograd ed., 1988).

Une récente étude du gouvernement canadien (Statistique Canada, 1993) fondée sur un échantillon représentatif de 12'300 femmes a étudié les agressions physiques et sexuelles infligées aux femmes par les hommes. Il en ressort que :

la moitié des Canadiennes ont été victimes d'au moins un acte de violence physique ou sexuelle depuis l'âge de 16 ans

une femme sur quatre a été victime de violence physique ou sexuelle dans le cadre d'une relation de couple au cours de sa vie et une femme sur six dans le cadre de sa relation de couple actuelle

une femme sur dix a été violentée au cours des douze derniers mois.

La recherche a identifié deux facteurs de risques : la violence du beau-père de la femme et la consommation d'alcool du partenaire.

Un autre axe de recherche s'est attaché à la description du processus de la violence. Ainsi les études de Lenore E. Walker (1977, 1979) mettant en évidence l'existence d'un cycle de la violence. Celui-ci se caractérise par un épisode de montée des tensions aboutissant à la violence, suivi d'un épisode de relâchement des tensions dans lequel l'homme cherche à se faire pardonner; c'est alors la "lune de miel" qui permet d'oublier la scène de violence. Pendant quelque temps, le couple a le sentiment d'un bonheur retrouvé. Cette phase est souvent passée sous silence et désoriente les spécialistes de l'aide sociale ou les proches de la victime. Elle permet aux conjoint-e-s de croire que la violence ne surviendra plus, mais les tensions s'accumulent à nouveau au fil des jours et le cycle reprend. Avec une intensité et une fréquence accrue au fil des épisodes.

Concernant l'Europe, il n'existe que peu de recherches empiriques sur la violence faite aux femmes. A notre connaissance une unique enquête fondée sur un échantillon représentatif a été menée en 1986 aux Pays-Bas par R. Römkens (1992) auprès de 1016 femmes âgées de 20 à 60 ans. Il en ressort que 26,3% des femmes ont subi de la violence physique au cours de leur vie dans le cadre d'une relation de couple et 13% des femmes vivant en couple au moment de l'enquête ont été victimes de violence physique et/ou sexuelle de la part de leur partenaire.

Pour les autres pays européens, on en est réduit à des estimations. En France, le Secrétariat aux droits des femmes a évalué à 2 millions le nombre de femmes maltraitées physiquement. En Grande-Bretagne, selon une étude du Conseil britannique de la recherche médicale (Andrews & Brown, 1988) portant sur un échantillon de 286 femmes, une femme sur quatre a été maltraitée par son mari ou son amant.

En Suisse, nous ne disposions pas jusqu'ici de données globales sur la question de la violence domestique. Les quelques informations parcellaires que l'on possède laissent entrevoir pourtant que notre pays est loin d'être épargné par ce problème. A Genève, un recensement fait dans les postes de gendarmerie du 1er novembre 1988 au 31 janvier 1989 a dénombré 135 interventions de police pour cause de violence conjugale; dans 116 cas, les victimes étaient des femmes. Une autre enquête faite en 1989 par le Bureau genevois de l'égalité auprès de 420 médecins genevois montre que la violence conjugale a touché 43 femmes durant le seul mois de juillet (Trojer, 1989). Ce chiffre sous-estime la réalité puisque l'on sait que seule une minorité de femmes consulte après avoir subi de la violence.

Les statistiques fournies par les treize centres d'hébergement "Solidarité Femmes" de Suisse indiquent qu'en 1994 701 femmes et 722 enfants ont été accueillis pour respectivement 21'466 et 21'523 nuitées. A relever que ces foyers refusent, faute de place, autant de femmes qu'ils n'en accueillent.

Principaux modèles théoriques et facteurs rendant compte de la violence conjugale

Les théories exposées ci-après, à l'exception de la théorie féministe, s'appliquent à toute forme de violence familiale et ne concernent pas spécifiquement la violence contre les femmes.

Les premières études sont marquées par la prégnance du modèle psychopathologique. Celui-ci situe l'origine du problème dans la personnalité de l'homme violent et/ou de la victime. Il centre l'analyse sur les traits de personnalité des protagonistes, les systèmes de défense interne, la présence d'une psychopathologie ou d'une maladie mentale. Les limites de ce modèle, cantonné au niveau individuel, ont été soulignées à maintes reprises tant par les sociologues que par les chercheur-euse-s féministes.

L'approche psychosociale intègre une dimension sociale dans l'explication des comportements des individu-e-s.

          La théorie systémique décrit la famille comme "a purposive, goal-seeking, adaptative social system" et considère la violence comme le résultat d'une mauvaise communication à l'intérieur de la famille. Straus (1973) reprend la distinction entre feed-back négatif et feed-back positif pour décrire les interactions familiales, le premier engendrant une spirale de violence croissante, tandis que le second parvenant à contenir ou empêcher la violence ou encore à réduire son niveau au sein de la famille.

          Les théories de l'apprentissage social et des rôles de sexe voient dans les comportements d'agresseur ou de victime le résultat d'apprentissages effectués au sein de la famille d'origine ou du groupe d'appartenance (Owens et Straus, 1975). Le concept de transmission intergénérationnelle de la violence s'est révélé pertinent pour expliquer la tendance qu'ont les personnes maltraitées dans leur enfance à maltraiter à leur tour leurs enfants; il a reçu de nombreuses confirmations empiriques. Il a également été appliqué aux cas de violence conjugale. Les maris violents ont vécu de la violence en tant qu'enfant ou ont vu leur père battre leur mère (Roy, 1977, Straus et al., 1980). Il y aurait ainsi apprentissage de la violence comme mode de relation dans la socialisation primaire des individu-e-s. Toutefois les études récentes relativisent l'influence de ce facteur et rappellent que la violence est le résultat d'un processus complexe et ne saurait être expliquée par un déterminant unique.

            Walker (1977), qui focalise son analyse sur les femmes maltraitées, a repris de Seligman le concept de "learned helplessness" que l'on peut traduire par impuissance apprise, pour expliquer la difficulté qu'ont ces femmes à réagir.[1] Walker a été critiquée par certain-e-s chercheur-se-s qui lui reprochent de se centrer principalement sur la victime, de lui faire porter la responsabilité de ce qui lui arrive et de sous-estimer ses capacités d'adaptation et de réaction

          Les théories contextuelles mettent en évidence l'impact d'événements externes sur le fonctionnement familial. Pour Steinmetz (1980), la violence tire son origine de situations génératrices de stress (chômage, insatisfaction au travail, alcoolisme, pauvreté, etc.) qui se répercutent sous forme de conflits à l'intérieur de la famille et aboutissent à la violence. Cependant, Straus et Gelles (1990) mettent en garde contre une interprétation trop mécaniste de ces facteurs et précisent que le stress n'entraîne la violence que s'il est associé à d'autres facteurs.

L'approche socioculturelle cherche dans l'organisation sociale et dans la culture des groupes les facteurs responsables de la violence (Finkelhor & al., 1983, Russel, 1982, Straus & al., 1980). On peut distinguer deux grands niveaux d'analyse :

le niveau structurel où sont étudiées les inégalités entre les groupes sociaux. Des déterminants tels que la classe, les rapports sociaux de sexe, le groupe ethnique ou, au niveau familial, les ressources des conjoint-e-s, sont retenus comme pertinents

le niveau culturel où sont prises en considération les normes, les valeurs et représentations qui régissent les comportements.

Les recherches empiriques menées dans cette optique n'ont pas toujours produit des résultats consistants. Néanmoins, un certain nombre de facteurs sociaux apparaissent systématiquement liés à la violence.

Parmi eux :

L'âge

La violence affecte de préférence les jeunes couples entre 18 et 30 ans (Gelles et Straus, 1988, Gelles et Loseke, 1993). Ce surcroît de violence chez les jeunes est à comprendre en référence aux théories du développement humain et de la position dans le cycle de vie.

La position dans la hiérarchie sociale

Les chercheurs et chercheuses ont commencé par déconstruire le mythe qui veut que la violence soit caractéristique des milieux populaires. Ils/elles ont néanmoins mis en évidence que les milieux défavorisés, du fait du stress social qu'ils vivent quotidiennement, présentent des taux de violence plus élevés (Straus et al., 1980, Gelles et Straus, 1988, Statistique Canada, 1993).

L'inégalité dans le couple et la société

Les recherches qui explorent la relation entre la violence et l'inégalité dans le couple et la société n'ont pas toujours donné des réponses concluantes et devraient encore être poursuivies. Les résultats de la NSFV (Straus & Gelles, 1990) montrent cependant que les couples dont la structure de pouvoir est asymétrique sont plus exposés à la violence que les couples égalitaires. Cette observation est toutefois nuancée : les couples inégalitaires ont moins de violence lorsque la structure de pouvoir est légitimée, c'est-à-dire lorsque le membre du couple le moins influent reconnaît le droit du plus influent à dominer.

Mentionnons aussi l'étude de Yllö (Yllö & Bograd, 1988) sur les rapports entre le statut de la femme dans les différents Etats américains et les risques de violence encourus. Cette recherche, une des rares études quantitatives menées d'un point de vue féministe, cherche les déterminants de la violence au niveau macro-social et non au niveau de la famille et du couple.

Partant du recensement de la population des Etats-Unis et d'autres sources, Yllö a construit un indice mesurant le statut de la femme dans les différents Etats américains selon des critères économiques, politiques, sociaux et légaux.

Son résultat le plus intéressant consiste à montrer que le contexte social affecte le taux de violence selon un modèle curvilinéaire et non pas linéaire. Cela signifie que les taux de violence sont les plus hauts dans les Etats où le statut des femmes est le plus bas, qu'ils diminuent jusqu'à un certain point avec l'élévation de ce statut pour remonter dans les Etats où les femmes ont le statut le plus élevé. Yllö en conclut qu'un changement rapide vers l'égalité peut entraîner un violent "backlash" des hommes.

L'abus d'alcool

L'association entre abus d'alcool et violence se vérifie dans plusieurs recherches (Ackerman, 1988, Straus et Gelles, 1990, Statistique Canada, 1993). Toutefois le caractère causal de la relation constatée est mis en doute par de nombreux-ses spécialistes.

Les caractéristiques de la famille contemporaine

Gelles et Straus (1979) ont montré que certaines caractéristiques de la famille contemporaine en font un lieu à risque de violence. Ainsi le temps passé en interaction avec les membres de la famille plus important que le temps passé avec d'autres personnes. Ou encore l'implication émotionnelle qui rend les conflits plus passionnés que dans les interactions ordinaires, l'attribution des tâches et responsabilités en fonction des rôles de sexe et non pas en fonction des compétences ou des intérêts, le caractère privé de la sphère familiale et le bas degré de contrôle social qui s'exerce sur elle. 

Les chercheurs et chercheuses qui étudient les causes de la violence attirent toutefois l'attention sur le fait qu'aucun facteur pris isolément ne suffit à expliquer la violence, car celle-ci est un phénomène complexe et multicausal.

Parmi les théories fondées sur une approche socioculturelle qui tentent de fournir un cadre explicatif cohérent à la violence conjugale, il faut citer :

          la théorie des ressources de Goode (1971), élaborée avant même le développement des recherches empiriques. Selon Goode, plus un individu détient de ressources sociales, plus il peut théoriquement déployer de force, mais moins il en usera effectivement. Ainsi la violence ne sera utilisée comme moyen pour arriver à ses fins que lorsque les autres ressources se seront révélées inopérantes ou sont absentes

          La théorie de l'échange social (Homans, 1961, Blau, 1964) proche de la précédente, qui, dans les années 70, fut appliquée aux relations de proximité. Elle postule que les interactions humaines sont régies par la tendance de chaque individu-e à maximiser les bénéfices qu'il/elle retire d'une relation et à en minimiser les coûts. Dans cette optique, le recours à la violence viendrait  restaurer l'équilibre quand un des partenaires estime que les coûts supportés excèdent les avantages obtenus

          La théorie culturaliste énonce que le recours à la violence pour résoudre un problème est fonction des normes et valeurs intériorisées prescrivant qui peut frapper qui et dans quelles conditions il est admis d'user de violence (Wolfang & Ferracuti, 1967).

L'approche féministe vise un double objectif :

poursuivre une réflexion épistémologique et méthodologique critique sur les recherches classiques menées dans le domaine de la violence familiale (Family violence)

apporter sa contribution à la question des femmes maltraitées (Wife abuse).

Les théoricien-ne-s féministes postulent la spécificité de la violence faites aux femmes et s'inscrivent en faux contre la recherche dominante qui embrasse dans une même problématique l'ensemble de la violence familiale, qu'elle soit le fait des parents envers les enfants, des hommes envers les femmes ou des femmes envers les hommes. Ce faisant, la recherche dominante occulte, selon les scientifiques féministes, la dimension des rapports de pouvoir entre les sexes, sous-jacente à la violence contre les femmes, et ignore la spécificité du problème des femmes maltraitées (Breines & Gordon, 1983, Schechter, 1982).

Ils/elles dénoncent le positivisme inhérent aux méthodes quantitatives et reprochent aux "Conflict tactics scales" ¾ l'instrument le plus souvent utilisé en sciences sociales pour mesurer la violence ¾ de nombreux défauts, dont la décontextualisation de l'acte violent et la confusion entre violence et légitime défense (Dobash & Dobash, 1988). Cependant, le courant féministe actuel ne rejette pas pour autant toute approche quantitative. Yllö (1988), parmi d'autres, défend la pertinence du recours aux méthodes quantitatives; elle affirme que celles-ci ont aussi leur utilité dans l'élaboration d'une connaissance féministe de la réalité et que, étant donnée la puissance de l'outil statistique, il y va de la responsabilité des féministes d'entreprendre aussi ce type de recherches. Dans cette même optique, L. Thomson (1992) remarque que la réflexion actuelle sur la méthodologie féministe cherche à intégrer les méthodes quantitatives dans une perspective féministe plutôt qu'à les rejeter comme patriarcales et inappropriées.

Pour les chercheurs et chercheuses féministes (voir entre autres Dobash et Dobash, 1979, Yllö et Bograd, 1988), la violence s'enracine dans les rapports sociaux de sexe qui, dans nos sociétés patriarcales, consacrent la domination du genre masculin sur le genre féminin. Elle est vue comme un moyen de contrôle social et de contrainte, qui a pour fonction de maintenir le pouvoir de l'homme sur la femme dans le couple. Leur définition de la violence comprend non seulement les agressions physiques, mais également les privations économiques, les abus sexuels, toutes les formes d'intimidation, les manoeuvres visant à isoler socialement la femme et à la terroriser (Yllö, 1993). 

Les scientifiques d'orientation féministe associent étroitement la violence contre les femmes au développement de la famille nucléaire dans la société capitaliste, à la division entre sphère publique et sphère privée et à la spécialisation des rôles au sein de la famille (Dobash & Dobash, 1979, Martin, 1976, Schechter, 1982).

Ils/elles mettent aussi l'accent sur l'importance cruciale qu'il y a à comprendre et valider les expériences des femmes à partir de leur propre cadre de référence et non à partir d'un point de vue prétendument neutre qui, en fait, reflète souvent une vision androcentriste du réel.

Enfin, l'approche féministe ne veut pas se limiter à produire des connaissances sur les femmes (ou les rapports sociaux de sexe), mais entend servir leur cause et contribuer à lutter contre les discriminations dont elles sont l'objet.

Recherches récentes

Les recherches récentes ont exploré de nouvelles questions, principalement la violence sexuelle dans le couple, les conséquences de la violence sur les victimes et les réponses institutionnelles apportées au problème de la violence conjugale.

Violence sexuelle dans le couple


La violence sexuelle entre partenaires et son ampleur dans la population ont fait l'objet de quelques études, mais sont encore insuffisamment documentées. Cela n'est pas étonnant si l'on considère que le viol conjugal n'est pas encore sanctionné comme un crime dans la législation de nombreux pays et que les femmes elles-mêmes ne le reconnaissent souvent pas comme tel.

Les préjugés qui ont cours à ce sujet font croire que les femmes sont violées par des inconnus, alors que diverses sources montrent que près de la moitié des victimes de viols connaissaient leur agresseur (Gelles, 1987). Selon deux enquêtes réalisées à Boston et à San Francisco, respectivement 10% et 14% des femmes interrogées disent avoir été violées par leur partenaire (Finkelhor et Yllö, 1985, cité dans Gelles, 1987 et Diana Russell, 1982, cité dans Gelles, 1987).

Selon l'enquête canadienne mentionnée précédemment, 8% des femmes ayant été mariées ont été agressées sexuellement par leur conjoint actuel ou précédent.

Conséquences de la violence sur les femmes

Les données accumulées sur la question montrent que la femme confrontée à la violence de son partenaire risque de subir des atteintes graves pour sa santé, tant physique que mentale, voire pour sa vie.

Des études à caractère le plus souvent clinique et descriptif, mettent en évidence d'importants problèmes de dépression, de dévalorisation et de perte de confiance en soi, d'anxiété et de détresse psychologique (Cristopoulos et al., 1987, Schechter, 1982, Walker, 1993).

Les données de la NSFV de 1985 mettent en évidence que les femmes gravement violentées présentent des taux de détresse psychologique beaucoup plus élevés que les autres femmes. Elles ont  notamment deux fois plus souvent des maux de tête et quatre fois plus souvent le sentiment d'être déprimée; elles sont aussi cinq fois et demie plus nombreuses à commettre des tentatives de suicide que les autres femmes (Straus & Gelles, 1990).

Walker (1993) a étudié les effets de la violence sur les femmes connus sous le nom de "Battered Woman's Syndrome". Elle montre que celui-ci peut être assimilé au "syndrome de stress post-traumatique" (Post Traumatic Stress Syndrome), connu dans la littérature psychologique et psychiatrique comme le résultat d'une exposition répétée à des traumatismes. En effet, toute personne exposée à des abus répétés qu'elle n'est pas en mesure d'éviter réagit, non pas de manière passive comme on le croit souvent à tort, mais en restreignant ses réactions à celles qui lui semblent les plus appropriées pour se protéger. 

De plus, plusieurs études montrent que les femmes sont désorientées par l'alternance d'épisodes calmes et violents et que souvent elles plaignent et protègent leur partenaire, sous-estiment leur propre bien-être, niant la gravité de la violence subie ou s'en attribuant la responsabilité. Elles souffrent, bien au-delà des explosions de violence physique, d'un climat où s'installent progressivement la terreur, la rage refoulée, l'effacement de leur identité. Cette situation entraînera des séquelles durables. (Voir notamment Stets et Straus, 1990; Solidarité femmes, 1989; Hanetseder, 1992; Godenzi, 1989, Koss, 1990, OMS, 1993). Selon l'OMS (1993), certains symptômes interprétés par les clinicien-ne-s comme de l'humeur dépressive pourraient constituer une réaction post-traumatique à de la violence conjugale.

Réponses institutionnelles au problème de la violence conjugale

Ce thème commence a été abordé dans un certain nombre d'études qui mettent en évidence l'insuffisance des réponses classiques des instances de contrôle social et d'aide, leur fréquente inadéquation aux problèmes posés, l'incompréhension des professionel-le-s face à certains comportements des victimes, voire même une victimisation secondaire (Steffen, 1987, 1989, Yllö et Bograd, 1988, Straus et Gelles, 1990). La police et la justice n'interviennent que dans un nombre très limité de cas de violence conjugale et se révèlent être peu efficaces, à moins d'avoir subi des réformes profondes comme dans certains Etats américains, pour assurer la protection des victimes et empêcher les agresseurs de nuire (Buzawa et Buzawa, 1996).

Par ailleurs les professionnel-le-s de l'aide travaillant dans le domaine médical, social, psychologique, ne sont pas exempt-e-s des préjugés qui ont cours concernant la violence domestique et les femmes violentées (Rinfret-Raynor et Cantin, 1994) et peuvent avoir des réactions inappropriées. Les femmes confrontées au viol conjugal interviewées par Godenzi (1989) disent avoir fait de mauvaises expériences dans les services sociaux où elles n'ont pas reçu de soutien. Pour Rosewater (in : Yllö et Bograd, 1988), des "labels" psychiatriques sont souvent appliqués à tort aux femmes victimes de violence, sans égard au fait qu'elles se trouvent en état de choc.

Nous terminerons cet état de la question en mentionnant les études novatrices faites en France par D. Welzer-Lang (1991,1992). L'originalité de ce chercheur consiste à faire de l'ethnographie de terrain pour étudier les hommes violents envers leur femme ou leur compagne. Il situe ses analyses dans le cadre théorique des rapports sociaux de sexe.

En Suisse, le problème de la violence conjugale a été peu étudié et, sauf exception, ne fait pas partie des thèmes traités par l'enseignement et la recherche universitaires. Signalons toutefois quelques travaux pionniers : un rapport publié en 1982 par la Commission Fédérale pour les questions féminines qui, pour la première fois en Suisse, attire l'attention sur le problème; les études de A. Godenzi sur la violence sexuelle (1987 et 1989) et la violence de proximité (1993). Selon la première de ces études qui traite du viol dans le mariage à partir d'un échantillon représentatif de 996 personnes, 8% de la population interrogée connaît personnellement des cas de viol conjugal. Citons aussi la recherche de C. Hanetseder (1992) sur le rôle joué par les foyers d'hébergement pour surmonter les séquelles de la violence, ainsi qu'une étude toute récente menée dans le cadre du Programme national de recherche N°29 sur les maisons pour femmes battues et la sécurité des femmes après un hébergement (D. Gloor et al., 1995).

CHAPITRE 2
problématique et cadre théorique

Objectifs de la recherche

Notre enquête étudie la violence contre les femmes dans les couples de Suisse sur la toile de fond des rapports sociaux de sexe dans notre société. Elle s'efforce de chiffrer et de déchiffrer ce phénomène, c'est-à-dire d'en mesurer l'ampleur et d'en comprendre le sens et les conséquences. Il s'agit de la première enquête scientifique représentative sur ce thème menée en Suisse.

Plus spécifiquement, nous visons les objectifs suivants :

Recenser les inégalités existant dans les couples de Suisse, afin d'établir un état des lieux des rapports sociaux de sexe tels qu'ils se manifestent au plan familial.

Pallier le manque de données objectives en brossant, au niveau suisse, un tableau chiffré du phénomène de la violence domestique, de ses formes, de son ampleur et de sa gravité.

- Rendre visibles, à partir du point de vue des femmes concernées, la violence et les effets qu'elle entraînent, pour sortir du discours androcentriste souvent véhiculé par les spécialistes et privilégier la perspective des femmes.

- Mettre en évidence les facteurs sociaux et familiaux associés à la violence.


Etudier les stratégies que les femmes concernées mettent en oeuvre pour faire face au problème, ainsi que l'utilisation qu'elles font des ressources communautaires.

Mettre à jour les représentations qui ont cours dans la population féminine à propos de la violence domestique, ainsi que les images relatives aux hommes violents et aux femmes violentées.

L'étude comprend deux grands volets :

une enquête quantitative portant sur un échantillon représentatif de 1500 femmes vivant en couple (2) (ou ayant vécu en couple au cours des douze derniers mois), interrogées par téléphone au moyen d'un questionnaire structuré

-   une étude qualitative reposant sur une trentaine d'entretiens approfondis avec des femmes victimes de violence.

Le choix d'une enquête quantitative nous a été dicté par le souci de chiffrer l'étendue de la violence dans les couples de Suisse et de connaître les facteurs familiaux qui la favorisent. Toutefois, ce type de méthode présente l'inconvénient d'utiliser un questionnaire fermé donc limité, qui de surcroît laisse peu de place au point de vue des personnes interrogées. C'est pourquoi il nous a paru indispensable de lui adjoindre une partie qualitative qui ouvre aux femmes interrogées un espace pour s'exprimer plus librement.

L'enquête qualitative présente en outre l'avantage :

- de nous livrer, sans le filtre du questionnaire, le point de vue des femmes sur les aspects objectifs et subjectifs de leur situation

de rendre visible, au plus près des expériences vécues, le quotidien des femmes confrontées à la violence ainsi que les effets physiques, psychiques et sociaux de la violence

de permettre l'étude approfondie du contexte dans lequel se produit la violence, des mécanismes familiaux qui l'engendrent ainsi que des stratégies utilisées par les femmes pour y faire face.

De la difficulté de construire l'objet sociologique

Il faut se garder d'une approche épistémologique naïve qui identifierait l'objet sociologique avec le problème social de la violence tel qu'il est porté à l'attention des chercheurs et chercheuses (voir à ce sujet Bourdieu, 1990). Ce dernier constitue un objet pré-construit qu'il s'agit de dépasser pour élaborer scientifiquement l'objet. En effet, la violence ne saurait être considérée en soi, indépendamment du rapport social dans lequel elle s'insère. Ainsi, on ne peut traiter de manière identique la violence du dominant et celle du/de la dominé-e, sous peine d'amalgamer des phénomènes profondément différents[2]. Construire l'objet exige donc de se distancier du fait brut de la violence pour atteindre la relation sociale sous-jacente qui lui donne son sens, à savoir, en ce qui concerne notre thématique, le rapport de domination hommes-femmes. Considérée sous cet angle, la violence physique représente la forme la plus nue et la plus crue des rapports de domination entre les sexes, celle qui pour asseoir son pouvoir prend pour cible le corps de l'autre.

Raisonner de la sorte, c'est refuser d'opérer une coupure radicale entre les couples avec violence et les couples sans violence. C'est tenter d'inscrire celle-ci dans le continuum des formes de domination qui ont cours dans les familles de Suisse et qui la rendent possible. Ce continuum peut être représenté par un axe à l'extrémité duquel se situeraient les formes "douces" de domination (par exemple, la division du travail maintenant les femmes au foyer dans une situation de dépendance du mari) et à l'autre extrémité ses formes brutales, comme la violence physiques ou sexuelle. Ce postulat épistémologique commande la structuration de nos résultats ainsi que le titre de la recherche.

Construire scientifiquement son objet d'étude, c'est aussi se départir d'un certain nombre de mythes du sens commun qui imprègnent les représentations de la violence et qui participent précisément de ces rapports de domination, comme par exemple le mythe de la femme battue provocatrice, qui impute la faute à la victime, ou de la femme masochiste qui cherche à être maltraitée, ou encore le mythe de la symétrie entre violence masculine et violence féminine qui occulte l'asymétrie des rapports sociaux de sexe.

Nous voulons aussi signaler certaines difficultés qui rendent particulièrement délicate et malaisée la recherche dans le champ des rapports de domination entre les sexes et de la violence :

il s'agit d'un domaine relativement nouveau dans les sciences sociales qui affronte encore plusieurs problèmes théoriques et méthodologiques. Par ailleurs cette thématique est porteuse d'enjeux théoriques, sociaux, matériels, qui risquent constamment d'interférer dans la démarche scientifique.(3) En effet, la recherche prend place dans le cadre d'une société et d'un champ scientifique eux-mêmes travaillés par des rapports de domination entre les sexes.(4) Dans ce contexte, toute tentative de mettre en évidence des formes subtiles ou cachées de domination risque d'apparaître comme un parti pris militant

la violence est un phénomène qui se dissimule et ne s'avoue pas aisément, car les victimes le vivent souvent dans la honte et la culpabilité. Aussi faudra-t-il se garder de traiter les statistiques obtenues de façon positiviste comme des faits en soi en oubliant les conditions dans lesquelles elles sont produites et  les obstacles qui entravent l'expression de la violence

- les femmes interrogées, et plus encore les femmes violentées, ont toutes les chances d'avoir intégré les schémas dominants sur les relations hommes-femmes et sur ce qu'elles vivent. Citons ici Bourdieu (1990, p. 11) : "Les dominés appliquent à toute chose du monde et, en particulier, aux relations de pouvoir dans lesquelles ils sont pris, aux personnes à travers lesquelles ces relations s'accomplissent, donc aussi à eux-mêmes, des schémas de pensée impensés qui ... construisent ces relations de pouvoir du point de vue même de ceux qui y affirment leur domination ..." Et encore : "... il (le dominé) prend sur lui-même, sans le savoir, le point de vue du dominant adaptant en quelque sorte pour s'évaluer la logique du préjugé défavorable".

            Aussi s'agira-t-il de dépasser le discours immédiat des femmes interrogées pour tenter de déceler dans leurs paroles ce qui est le produit de leur domination (par exemple la minimisation de la violence, les excuses trouvées au mari, l'auto-accusation, la culpabilité, etc.)

Problématique et cadre théorique

Déterminants macro- et micro-sociaux de la violence

La violence contre les femmes dans le couple ne saurait être considérée comme une affaire privée, imputable aux seuls problèmes personnels des conjoint-e-s. Elle doit être comprise sur la toile de fond des rapports sociaux de sexe prévalant dans notre société. Toute notre organisation sociale repose, en effet, sur le principe de la division du travail entre les sexes, division fondée sur des rapports de pouvoir consacrant la domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes. (voir entre autres Beauvoir, 1949, Delphy, 1984, K. Millett, 1983, Bourdieu, 1990; Matthieu, 1991, Guillaumin, 1992.)

Cette domination est repérable à deux grands niveaux :

le niveau structurel où s'observent de nombreuses inégalités, discriminations et abus à l'endroit des femmes dans les différents champs sociaux : politique, économique, scientifique, culturel, familial, etc. (voir pour la Suisse, Ballmer-Cao, 1988 et 1989, Charles, 1987, Charles et Buchman, 1994, Gillioz, 1982 et 1987, Chaponnière et al., 1993, Jobin, 1995).

le niveau culturel, c'est-à-dire le plan des normes, valeurs, croyances où ce qui relève du féminin est systématiquement dévalorisé et considéré comme marginal ou particulier par rapport au masculin, envisagé comme référence universelle (Beauvoir, 1949, Guillaumin, 1992).

C'est parce que les femmes ont moins de moyens et donc de pouvoir que les hommes et parce que le genre féminin est dévalorisé par rapport au masculin, que la violence conjugale est rendue possible. Ce contexte social explique aussi la tolérance dont fait preuve la société à l'égard de la violence domestique.

Le modèle des rapports sociaux de sexe présenté ici peut paraître dépassé. En effet, au cours des cinquante dernières années un certain nombre de changements se sont produits qui ont accru le pouvoir des femmes dans la société : conquête du droit de vote et d'éligibilité, accès à la contraception, à l'éducation supérieure, accroissement du nombre de femmes sur le marché du travail, etc. Il n'en reste pas moins que la trame des rapports sociaux de sexe et la division sexuelle du travail qui la fonde - assignation prioritaire de la femme au rôle d'épouse et de mère et de l'homme à celui de pourvoyeur du ménage - quoique modifiées, demeurent inchangées dans leurs fondements. D'ailleurs de nombreuses études sont là pour nous montrer que non seulement les inégalités anciennes n'ont de loin pas toutes disparu, mais que de nouvelles inégalités se recréent.

Partant de cette position théorique énoncée ci-dessus, nous postulons que la violence contre les femmes n'est ni rare, ni exceptionnelle. Elle manifeste, de façon certes extrême et caricaturale, les tensions inhérentes aux rapports ordinaires de pouvoir entre les sexes et  pour fonction d'asseoir le contrôle des hommes sur les femmes.

Le modèle esquissé, pour pertinent qu'il soit quand il s'agit de comprendre l'ampleur de la violence et ses causes macrosociologiques, reste cependant trop général pour saisir de façon précise les mécanismes générateurs de violence à l'intérieur de la famille. Il s'agit donc de le transposer, au niveau du système familial, et d'appliquer la théorie féministe à l'étude empirique des couples.

Notre démarche se situe donc au point de rencontre de deux courants de recherche :

la théorie féministe, de nature macro-sociale, qui inscrit le problème de la violence dans le cadre des rapports de domination hommes-femmes

- les études de microsociologie de la famille qui se focalisent sur la répartition du pouvoir à l'intérieur de celle-ci et sur les types d'interaction qui y prennent place (Blood et Wolfe, 1960, Michel, 1972, Safilios- Rothschild, 1976, Scanzoni J., 1979, Kellerhals et al., 1982, pour n'en citer que quelques-unes.).

Nous étudions le couple à différents niveaux :

a)         le niveau structurel
le couple est envisagée comme un système de positions sociales plus ou moins égales en fonction des ressources possédées par les conjoint-e-s. Les écarts entre la position de l'homme et celle de la femme sont déterminés sur la base des capitaux économiques, scolaires et professionnels.

b)         le niveau organisationnel
soit le mode de division du travail rémunéré et domestique dans le couple ainsi que le degré de dépendance objective qu'il entraîne pour la femme

c)         le niveau du fonctionnement : deux grandes dimensions sont prises en considération
          le partage du pouvoir et les mécanismes de domination au sein du couple
          la communication dans le couple

d)         le niveau culturel : les représentations
on étudie ici les représentations concernant le partage du travail et les rôles de sexe ainsi que les stéréotypes relatifs aux femmes et aux hommes

e)         la relation à l'environnement social : ouverture versus fermeture du couple.

Hypothèses
L'hypothèse générale suivante est à la base de notre étude :

Plus la structure, l'organisation, le fonctionnement du couple ainsi que les représentations des rôles de sexe sont inégalitaires (au détriment de la femme), plus grands sont les risques de violence à l'égard de la femme.

Cette hypothèse générale se développe en sous-hypothèses de la façon suivante :
Les risques de violence envers la femme au sein du couple sont d'autant plus grands

- qu'il y a inégalité de capitaux (scolaires, professionnels, économiques) en défaveur de la femme

- qu'il existe une division sexuelle asymétrique des rôles et des tâches dans le couple, caractérisée par la dépendance économique de la femme

- que le pouvoir est détenu par l'homme

- que la communication est déficiente

- que la femme a intériorisé des représentations stéréotypées des rôles de sexe, une image dévalorisée du genre féminin et une tolérance à l'égard de la violence domestique.

Avec les deux premières hypothèses, nous prenons le contre-pied des théories de Goode qui voit dans l'insuffisance des ressources du mari une raison possible de violence. Nous nous appuyons sur différents travaux (Blood et Wolfe, 1960, de Singly, 1987) qui montrent que plus la femme a de ressources propres et plus elle est en mesure de négocier et d'imposer ses intérêts dans le couple. Nous en déduisons qu'une personne violentée doit présenter une faiblesse au niveau de ses ressources, qui la rend vulnérable face à son partenaire. Il est d'ailleurs banal de constater que l'on s'attaque en général à plus faible et non à plus fort que soi, parce que les risques de représailles ne sont pas comparables.

Deux hypothèses complémentaires ont également été testées :

la violence est plus fréquente lorsque le système familial est peu ouvert sur l'extérieur

une socialisation des conjoint-e-s dans leur famille d'origine marquée par la violence est associée à un mode violent de gestion des conflits et à une banalisation de la violence à l'âge adulte.

Stratégies des femmes confrontées à la violence

Contre le stéréotype de la femme battue passive qui ne fait rien pour s'en sortir, nous tentons de mettre en évidence les stratégies quotidiennes des femmes pour faire face à la violence.

On s'intéressera tout d'abord aux mécanismes d'ordre cognitifs (par exemple minimisation, déni) qui permettent aux femmes de "faire avec" la violence.

Nous étudierons ensuite les stratégies développées par les femmes. Nous chercherons à mettre en évidence des stratégies de repli ou d'adaptation où, faute de pouvoir s'opposer à la violence, les femmes adoptent un profil bas pour la prévenir ou l'apaiser (auto-limitation, censure de ses paroles ou de ses actes, soumission à la volonté de l'autre, etc.), des stratégies affirmatives ou de résistance dans lesquelles les femmes agissent et posent des limites à l'agression (menace de séparation, recours à des services spécialisés, etc.) et des stratégies de rupture qui visent à une séparation définitive d'avec le mari. D'autres types de stratégies pourront être mises en évidence sur la base des données recueillies. Parmi les stratégies déployées par les femmes pour résoudre le problème de la violence, nous accorderons une attention spéciale au processus de séparation. Celui-ci ne va pas de soi et présuppose que toute une série de conditions soient remplies :

- conditions d'ordre matériel : avoir un travail, pouvoir assumer ses besoins financiers, trouver des solutions de garde pour les enfants, etc.

conditions d'ordre psychologique : sortir du processus de victimisation et s'affirmer comme sujet ayant des droits, dépasser la peur face aux menaces du mari, faire le deuil de son couple, etc.

Recours au réseau secondaire d'aide et de contrôle social

Pour comprendre l'attitude des femmes par rapport aux instances de contrôle social (police, justice) et aux services d'aide, il convient de garder à l'esprit les considérations suivantes :

- la violence conjugale se vit dans le déni, la honte ou la culpabilité et ne s'avoue pas aisément; on hésitera donc avant d'entreprendre une démarche.

- les instances officielles appelées à intervenir (justice, police) sont composées majoritairement d'hommes et fonctionnent selon des logiques masculines. Il est vraisemblable que les femmes ne les considèrent pas comme des alliées.

- les réponses des institutions à la violence conjugale sont souvent insuffisantes ou inadéquates et redoublent parfois la victimisation subie par la femme dans le couple (victimisation secondaire).

Dans ces conditions, on peut penser que les femmes victimes de violence ne feront pas volontiers appel au réseau formel et que seule une minorité va solliciter son intervention.

Les principales questions que nous nous posons sont les suivantes :

- dans quelle mesure les femmes violentées utilisent-elles le réseau des institutions censées les protéger et les aider ?

comment sont vécues par les femmes concernées les interventions institutionnelles en cas de violence conjugale ?

Concepts utilisés : définitions

Violence

La violence, du latin vis (force) et latus, participe passé de fero (porter), renvoie dans son acception première à l'utilisation de la force physique contre autrui. Si certains auteurs s'en tiennent à cette conception restreinte, d'autres en revanche l'élargissent à des agressions autres que physiques.(D. Goldberg, 1989). Garver (1977) définit la violence comme une atteinte à l'intégrité de la personne. Selon cet auteur, cette atteinte peut prendre pour cible le corps de celle-ci ou sa capacité de prendre des décisions autonomes et peut s'exercer à travers des formes de contrainte personnelles ou institutionnalisées. Citons aussi la notion de violence symbolique développée par P. Bourdieu (1990) pour désigner des formes larvées et déguisées de contrainte qui ont pour caractéristiques de s'exercer avec l'"assentiment" des personnes qu'elles visent. Cette notion nous sera particulièrement utile pour comprendre les formes subtiles de domination qui ont cours au sein de la famille.(5)

Nous avons voulu éviter deux écueils dans l'usage du concept de violence à des fins de recherche empirique : lui donner une extension si large qu'à la limite toute forme de domination peut être qualifiée de violente; le concept perd alors sa force et sa pertinence. Ou le restreindre à son noyau dur, la violence physique, comme le font la plupart des études américaines et passer ainsi à côté de tout un ensemble d'autres comportements tout aussi destructeurs. C'est pourquoi, en suivant Garver, nous saisirons sous le concept de violence toute atteinte à l'intégrité de la personne. Nous distinguerons donc, selon la sphère impliquée, entre :

          violence physique (atteinte à l'intégrité corporelle)

          violence sexuelle (atteinte ou tentative d'atteinte à l'intégrité sexuelle)

          violence psychologique (atteinte à l'intégrité psychique). Sous ce terme sont compris tant la violence verbale (cris, injures) que des comportements ayant pour fonction de rabaisser (humiliation, dénigrement) ou d'intimider (menaces, violence contre des objets, etc.).

L'opérationalisation faite de ces concepts dans la recherche quantitative est indiquée au début du chapitre 5.

Avec Straus et Gelles (1990), nous nous gardons de confondre la violence avec le conflit, l'hostilité ou l'agressivité, qui sont des composantes inhérentes à toute relation humaine, des facteurs de changement et d'adaptation dans tout groupe social (James, 1989), alors que le propre de la violence est d'être destructive.

Nous nous intéressons dans le cadre de cette étude au fait social constitué par la violence faite aux femmes dans le couple en tant qu'expression, au niveau familial, des rapports de domination entre les sexes.

…/…


[1]    Walker (in: Gelles et Loseke, 1993) met en garde contre une interprétation erronée du concept de "learned helplessness" : il ne signifie pas que les femmes battues sont passives et sans réaction, mais plutôt qu'elles restreignent leur choix de réponses à celles qui ont le plus de chances d'apporter les résultats escomptés.

[2]    Que l'on songe par exemple à la différence de nature existant entre la violence du jeune immigré des banlieues qui se révolte contre une société qui ne lui fait aucune place et la violence de l'homme blanc occidental qui pratique le tourisme sexuel à l'encontre des enfants du Tiers-Monde

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