Freud et les jeunes de banlieues
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Je voudrais esquisser ici une réflexion sur ce que peut penser/panser
l'analyste aujourd'hui face aux violences urbaines contemporaines. A l'heure où
des enfants tuent des clochards, massacrent leur famille, tandis que des
adolescents en bande harcèlent la police en organisant des "rodéos"
automobiles et des mini-émeutes parfois sanglantes, les psychanalystes ont-ils
des orientations d'actions à proposer?
Pour le profane abusé par les discours savants de quelques praticiens
incertains, il existe indiscutablement une théorie freudienne de la criminalité.
Or, mis à part deux brefs articles : "le criminel par sentiment de
culpabilité« de 1916 et »personnages psychopathiques à la scène",
texte oublié et curieusement publié en 1942 après sa mort, Freud n'a
pratiquement rien écrit sur la délinquance et le crime. Il nourrissait en
effet une véritable aversion pour les individus qui transgressent les lois de
la société et il répugnera toujours à traiter les patients qui n'avaient pas
"atteint un niveau suffisant de moralité". Pour lui, la psychanalyse
n'est pas « faite pour les canailles ». S'il accepte de préfacer Verwarloste
Jugend d'Auguste Aichhorn, c'est pour mieux prendre ses distances avec l'éventualité
d'un traitement psychanalytique des adolescents difficiles. Il déconseillera
explicitement à ses élèves comme Eduardo Weiss de prendre en analyse des délinquants
: "Notre art échoue devant de tels gens, notre perspicacité même n'est
pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez
eux".
Comment alors s'étonner du petit nombre de travaux consacré à la délinquance
par les psychanalystes ?
En 1990, André Green a résumé en quelque sorte l'opinion de nos collègues.
"Pour ce qui est des délinquants, des criminels et des mauvais sujets de
tout acabit, en dépit d'études classiques anciennes et d'expériences trop peu
nombreuses menées par des psychanalystes en milieu carcéral, on ne peut pas
dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse...
"L'analyste se révèle complètement dépassé par les effets du mal dans
la société actuelle"...
Jean-Michel Labadie a proposé récemment une explication de cette incroyable cécité
"des grands professionnels de la violence intérieure". Selon lui, les
analystes se sont désintéressés de criminels parce que le crime sexuel et de
sang est au coeur même de leur conception originaire de la névrose. La théorie
de la séduction et le complexe d'Oedipe parlent-ils d'autre chose que
d'attentats à la pudeur, d'inceste et de meurtre ?
La sociologie, en suivant Durkheim, insistera sur les facteurs socio-économiques
à l'origine du crime. Pour Tarde et Alexandre Lacagnasse, la dissolution de la
famille, "l'école sans Dieu", l'alcoolisme, la presse et le cinéma
naissant qui magnifie la violence sont des pousses au crime certains. Donc, rien
de nouveau sous le soleil, quand nous assistons aujourd'hui à la mise en cause
brutale et sans réflexion de la violence télévisuelle ! L'épidémiologie a
pris le relais en initiant des études synchroniques et diachroniques d'une
ampleur sans précédent. Un groupe de chercheurs nord-américains et canadiens,
sous la direction de Richard Tremblay, a publié en 1991 un ensemble de travaux
portant sur le dépistage et le suivi de cohortes d'enfants agressifs à l'école.
En particulier 632 enfants américains ont été suivis pendant 22 ans ! 1000
autres originaires d'Australie, de Finlande et de Pologne ont été testés sur
3 ans...
Un chercheur a même comparé les habitudes alimentaires de garçons agressifs
et non agressifs à la cantine ! Enfin d'autres se sont préoccupés d'étudier
le devenir des enfants agressifs de la maternelle en comparant l'évolution d'un
groupe témoin, d'un groupe d'enfants agressifs simplement observés et d'un
groupe expérimental qui a bénéficié d'interventions socio-éducatives.
Toutes ces recherches s'accordent sur la pérennité des réactions agressives
de la prime enfance à l'âge adulte. Plus la conduite anti-sociale est précoce,
plus elle risque d'être stable et de s'aggraver avec le temps. L'enfant
agressif risque fort de devenir un délinquant juvénile et l'adolescent
agressif a de fortes chances d'entrer dans une carrière criminelle à l'âge
adulte.
Mais comment expliquer que la moitié des garçons les plus agressifs entre 8 et
10 ans ne deviennent pas des adultes violents ? Les chercheurs mettent en évidence
des caractéristiques familiales qui semblent jouer un rôle aggravant. Citons
le divorce ou la séparation (58,7 % des violents stables provenaient de
familles « non intactes ») ; la situation d'assistée en particulier chez les
mères (59 % des mères étaient bénéficiaires de l'aide sociale et 31,3 % des
pères) et l'âge précoce de la grossesse. Ainsi les garçons les plus "à
risque" d'adopter un comportement violent stable proviennent-ils de
familles dirigées par une jeune femme en difficulté financière qui a eu son
fils alors qu'elle était âgée de 20 ans ou moins ! Comme trop souvent devant
ce type d'études à orientation sociologique, on reste confondu devant
l'ampleur de la méthodologie utilisée et la minceur des résultats obtenus !
Ne feraient-elles qu'illustrer la maxime populaire bien connue qui dit qu'il
vaut mieux être riche et en bonne santé que malade et sans le sou ! Ou alors
suffirait-il de décréter le divorce illégal et de supprimer l'aide sociale
pour entrevoir la disparition à terme de la violence chez les jeunes ?
Pourquoi la recherche ne porte-t-elle pas plutôt sur les 41 % de violents qui
viennent de familles non dissociées et non assistées ? A l'évidence les
facteurs socio-économiques si facilement invoqués pour rendre compte de la délinquance
violente ne sauraient fournir une explication suffisante à un phénomène qui
tire sa complexité de son enracinement endopsychique.
L'expérience clinique de l'analyste l'amène à repenser (et à essayer de
traiter) les carences affectives massives et les impasses identificatoires qu'on
retrouve chez presque tous les sujets difficiles de banlieue et qui sont à
l'origine d'un manque de structuration du surmoi. Quelque chose a été
tragiquement raté dans l'instauration du lien inaugural à l'Autre. Comme l'a
rappelé Freud, "l'expérience de satisfaction" passe pour le
nourrisson par la médiation obligatoire de l'Autre... La qualité de cette
rencontre peut rendre compte de l'établissement ou non d'une représentation
positive d'autrui d'où découleront ensuite la confiance et le respect qui
constituent le socle des conduites sociales et morales ultérieures.
"L'impuissance originelle de l'être humain devient ainsi la source première
de tous les motifs moraux" .
À l'inverse, la rencontre avec le vide, l'impossibilité qui est faite au futur
« incasable » de se voir dans le regard parental voilé par la souffrance ou
le désintérêt fera de lui un être en quête désespérée de subjectivation
et d'insertion.
« La »délocation" dont il fut l'objet, c'est-à-dire cette expulsion
d'une matrice sans introduction réelle à la vie humaine" sape les base de
l'éthique. Elle aura aussi des conséquences sur l'intrication pulsionnelle. Si
l'on compare le psychisme élémentaire de l'être humain à la structure hélicoïdale
de l'ADN, telle que l'ont mise en évidence Watson et Cricks, une branche représenterait
la pulsion de vie et l'autre la pulsion de mort reliée à la première par la
pulsion d'emprise qui essaye de maîtriser l'excitation haineuse en la «
libidinalisant ». Le sadisme et le masochisme vont être pour ces sujets des
moyens ultimes pour tenir en respect une pulsion de mort partiellement déliée
par la faillite initiale de l'établissement du lien à l'Autre. J'ai appelé
cette catastrophe interne : « trou noir psychique »; comme le trou noir dans
le cosmos, qui retient la lumière et "accrète" les étoiles, il
garde prisonnière la libido du sujet et attire à lui les êtres et les objets
qui passent à sa portée pour les détruire... La rencontre précoce avec une
violence potentiellement meurtrière qui me semble une constante de la
biographie du futur psychopathe va renforcer la pulsion de mort et donner à ces
sujets la possibilité de l'agir sur autrui et sur eux-mêmes avec beaucoup plus
de facilité que n'importe quel autre type de patient... L'immaturité
intellectuelle de l'enfant qui assiste à des scènes d'agression
intra-familiale et qui peut aussi en être la victime le conduit à la
conviction inconsciente que ses parents sont des meurtriers.
Les éléments de réalité rencontrés : insultes, menaces de mort, jets de
couteaux et/ou des décès inopinés dans la fratrie ou chez des proches "télescopent"
les fantasmes archaïques de destruction. Ils empêcheront, selon moi, la mise
en place du tabou du meurtre qui est à la base du lien social. La distinction
entre réalité psychique et réalité extérieure ne s'établit
qu'imparfaitement par écrasement de la « topique interne ». Si nous voulons répondre
de façon lapidaire à la question de savoir comment un enfant devient « moral
» ou non, nous dirons très simplement qu'il faut que l'enfant ait rencontré
des normes dans le milieu familial et qu'il ait connu suffisamment d'amour
parental pour accepter de renoncer à la satisfaction immédiate.
Or, aujourd'hui, des jeunes de plus en plus nombreux se retrouvent dans des
cadres familiaux destructurés où même les rencontres bi-quotidiennes autour
des repas n'existent plus ! La bande de blousons noirs ou dorés des années
50-60, si bien mise en scène dans un film comme West side story, palliait en
partie ces carences car elle était fondée sur des bases psychologiquement
structurantes. Organisée autour d'un chef et hiérarchisée, elle favorisait
paradoxalement la socialisation par des processus d'idéalisation et
d'identification. A cette bande se substitue de plus en plus aujourd'hui des
systèmes mafieux basés sur un circuit d'économie sous-terraine et des
"activités-paravents" sans aucune valeur socialisante. L'intervention
simultanée de travailleurs sociaux et de thérapeutes s'impose alors pour :
1.reprendre ce qui n'a pas été fait ou insuffisamment élaboré dans le passé
; 2.fournir des outils symboliques seuls susceptibles d'enrayer les
processus de passages à l'acte destructeurs ; 3.apporter des modèles
identificatoires nécessaires à la re-construction du sujet.
Bien évidemment, cette option réparatrice demande beaucoup de temps et de
patience et une coordination synergique des intervenants... J'ai, dans ce sens
proposé un mode de fonctionnement « transdisciplinaire » des équipes et des
institutions : la psychanalyse transdisciplinaire et péripatéticienne.Le
travail thérapeutique avec eux s'apparentera à une sorte de réanimation
psychique où il s'agit avant tout de perfuser de la vie à partir de notre
propre vie. Encore faut-il que l'analyste accepte de se montrer vivant.
Pour conclure, plus que l'histoire d'Oedipe, le mythe d'Icare me semble fournir
une métaphore qui illustre assez bien la trajectoire de l'incasable. Tel le
fils de Dédale, il a passé son enfance sans repère, enfermé dans le
labyrinthe des conduites paradoxales de son environnement... Confronté à la
violence, à la terreur et à l'inhumain dès son plus jeune âge, il se doit
d'inventer des stratégies de survie psychique.
Le passage à l'acte délictueux en est une, rendue en quelque sorte
obligatoire, de par sa servitude à une homéostasie mentale archaïque des
tensions psychiques... Ainsi, progressivement et avec plus ou moins de bonheur,
il s'appropriera la cire et les plumes, se fabriquera les ailes qui lui
permettront d'échapper à un milieu mortifère. Mais sa mégalomanie le forcera
à s'approcher du soleil et sans doute recherche-t-il avant tout à en éprouver
la brûlure dans le flamboiement des toxiques et l'incandescence des conduites
ordaliques. Seule la chute fera sens dans cette ascension héroïque. Si
Bellerophon, après avoir chevauché Pégase, retombe piteusement sur terre et
devient mélancolique, le psychopathe-Icare tombe dans la mer Ionienne. Le mythe
ne précise pas ce qu'il advint de lui.
Nous ferons le pari que, dans les cas heureux, l'analyste et les intervenants
sociaux, oeuvrant en synergie, ont pu lui permettre de découvrir qu'il était
capable de nager et de rejoindre ainsi la rive du principe de réalité.
Jean-Pierre Chartier
J-P. Chartier, Les Adolescents difficiles, Éditions Dunod, 1998.
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