Une situation intolérable

la violence antiféminine 

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Une situation intolérable: la violence antiféminine
Charlotte Bunch

UNICEF http://www.unicef.org  

La violence qui frappe les femmes et les jeunes filles est à l'heure actuelle la violation la plus répandue des droits humains fondamentaux. Tantôt flagrante, tantôt subtile, elle a sur le développement un retentissement considérable. Mais elle est si profondément enracinée dans les cultures du monde entier qu'elle est presque invisible. Pourtant, cette brutalité n'est pas inévitable. Une fois qu'on la reconnaît pour ce qu'elle est - un système de pouvoir et un moyen de maintenir le statu quo - il est possible d'en venir à bout.

Imaginez des gens exposés en permanence aux brutalités physiques, au viol, à l'esclavage sexuel, à l'emprisonnement arbitraire, à la torture, à la violence verbale, à la mutilation et même au meurtre - tout cela parce qu'ils sont nés dans un groupe particulier. Imaginez encore que leurs souffrances sont exacerbées par la discrimination et l'humiliation systématiques à la maison et au travail, dans les écoles et dans les tribunaux, dans les lieux du culte et dans le jeu. Bien peu de personnes oseraient nier que ce groupe fait l'objet de violations flagrantes des droits humains fondamentaux.

Ce groupe existe. Il englobe la moitié de l'humanité. Pourtant, on reconnaît rarement que la violence à l'égard des femmes et des jeunes filles, dont beaucoup sont brutalisées depuis le berceau jusqu'à la tombe simplement en raison de leur sexe, est la violation la plus fréquente des droits humains dans le monde d'aujourd'hui. La violence fondée sur le sexe est également un problème majeur de santé et de développement, avec de lourdes conséquences pour les générations à venir comme pour la société en général. Il est essentiel d'éliminer cette violence pour construire le paradigme de la sécurité humaine - et par cela j'entends la paix, la paix à la maison et la paix au sens large. Sans elle, la notion de progrès de l'humanité n'est qu'une utopie.

Néanmoins, ouvrir le dossier de la violence à l'égard des femmes revient à se tenir sur le seuil d'une immense pièce obscure vibrant d'angoisse collective, mais où les cris de protestation sont tellement étouffés qu'ils ne sont plus que murmures. Là où il devrait y avoir de l'indignation face à un statu quo intolérable, on ne voit que la négation du problème et l'acceptation passive des «choses comme elles sont».

Examinez quelques faits tirés de cette pièce obscure - des faits qui montrent sans doute aucun que la violence antiféminine mérite une place prédominante dans le programme international des droits de l'homme.

  • Quelque 60 millions de femmes qui devraient être vivantes aujourd'hui ont «disparu» en raison de la discrimination sexuelle, essentiellement en Asie du Sud et de l'Ouest, en Chine et en Afrique du Nord.

  • Aux Etats-Unis, où de façon générale la criminalité violente contre les femmes augmente constamment depuis vingt ans, toutes les neuf secondes une femme subit des brutalités physiques de son compagnon.

  • En Inde, plus de 5000 femmes sont tuées chaque année parce que leur belle-famille estime que leur dot est insuffisante. Seule une proportion minime des meurtriers sont poursuivis en justice.

  • Dans certains pays du Moyen-Orient et d'Amérique latine, les maris sont souvent acquittés du meurtre d'une épouse infidèle, désobéissante ou entêtée, sous couvert de «l'honneur».

  • Des preuves du recours au viol comme arme de guerre ont été réunies dans sept pays ces dernières années, une pratique largement répandue depuis des siècles.

  • Jeter de l'acide au visage d'une femme pour la défigurer est tellement fréquent au Bangladesh que cet acte est l'objet d'une section spéciale dans le code pénal.

  • Chaque année, environ deux millions de jeunes filles (6000 chaque jour) sont soumises à des mutilations sexuelles - l'équivalent féminin de ce que serait l'amputation de tout ou partie du pénis de l'homme.

  • Plus d'un million d'enfants, dont une grande majorité de filles, sont contraints chaque année à se prostituer, surtout en Asie. Par suite de l'épidémie du SIDA, les clients recherchent des enfants de plus en plus jeunes, croyant qu'ils courront ainsi moins de risques d'être infectés.

De prime abord, la litanie brutale des statistiques peut sembler nettement exagérée. Pourtant, s'il est vrai que la violence à l'égard des femmes est un nouveau domaine de recherche et que les études sont souvent de taille limitée, il est néanmoins évident que le nombre de cas signalés est généralement très inférieur au nombre réel. Ainsi que les spécialistes en sciences sociales s'en rendent maintenant compte, l'ampleur et l'universalité des actes violents à l'égard des femmes et des filles défient les manières de voir les mieux informées.

Il est tout aussi choquant de constater que la plupart de ces actes de violence demeurent non seulement impunis, mais sont tolérés en silence - le silence de la société et celui des victimes. La peur des représailles, > les tabous entourant les questions sexuelles, la honte et le sentiment de culpabilité des femmes violées, l'acceptation aveugle de la tradition et le bâillon de la domination masculine sont autant de facteurs qui jouent un rôle et vont de pair, dans beaucoup de pays, avec la complicité active ou passive de l'Etat et d'autres institutions d'autorité morale.

De surcroît, si la violence à l'égard des femmes est aussi vieille que le monde, c'est seulement depuis dix ans qu'elle est publiquement reconnue, systématiquement étudiée et qu'elle fait l'objet de lois l'interdisant dans une mesure tant soit peu significative. Dans les années 90, cette violence a finalement été mise en lumière à l'échelon international et on a reconnu qu'elle constituait une question relevant des droits de la personne. Ce sont des nouvelles encourageantes, et la plus grande partie du mérite revient aux groupes de femmes qui ont lutté dans des conditions extrêmement difficiles pour faire connaître ce problème. Mais ce n'est pas une raison pour baisser les bras.

Alors que le second millénaire touche à sa fin, on observe une contre-attaque visant les progrès dans ce domaine - correctement jugés comme une menace pour la suprématie masculine. Quelques études suggèrent même que certaines formes de violence à l'égard des femmes et des filles sont en augmentation. Car la violence antiféminine, dans toutes ses manifestations multiples, n'est pas infligée par hasard et n'est pas de nature sexuelle. Elle sert une fonction sociale délibérée: affermir le contrôle exercé sur la vie des femmes et les maintenir dans leur rôle de citoyens de deuxième classe. Une vigilance constante est nécessaire pour protéger les progrès fragiles accomplis jusqu'à présent, pour continuer dans la voie vers l'égalité - et pour mettre fin au torrent de violence quotidienne qui dégrade les femmes, mais aussi toute l'humanité.

L'ennemi intime 

Pour des dizaines de millions de femmes, la maison est un lieu de terreur. Ce n'est pas la violence d'étrangers que les femmes ont le plus à craindre, c'est la brutalité quotidienne infligée par des parents, des amis et des compagnons. Les sévices domestiques constituent de loin la forme la plus universelle de violence contre les femmes et sont une cause non négligeable de blessures chez les femmes en âge de procréer. Pourtant, ces actes ne font pas les grands titres des journaux, parce qu'ils se produisent derrière des portes fermées, et parce que les victimes ont peur de parler. Même dans une société comparativement ouverte comme celle des Etats-Unis, les recherches montrent que seule une femme battue sur cent dénonce les mauvais traitements dont elle est victime. Les statistiques pénales révèlent que la plupart des femmes ayant été violées connaissaient leur agresseur, comme 40 % des femmes victimes d'un meurtre.

Effectivement, la violence familiale est tragiquement ordinaire. Elle ne connaît pas de frontières d'instruction, de classe, de revenu et d'ethnie. Analysant 35 études récemment menées dans des pays industrialisés et en développement, la Banque mondiale a révélé qu'entre un quart et une moitié des femmes avaient été brutalisées physiquement par leur compagnon. Et, si l'on n'a pas encore assez de données pour pouvoir établir des comparaisons précises entre les pays, on constate cependant que le taux et les caractéristiques de la violence sont remarquablement analogues d'une culture à l'autre. Les statistiques sur le viol montrent des proportions étonnamment semblables dans les pays industrialisés et les pays en développement: d'une femme sur cinq à une femme sur sept sera victime d'un viol pendant sa vie.

Il serait logique de penser que l'émancipation croissante des femmes aurait réduit le champ de la violence. Pourtant, la violence domestique résiste obstinément aux progrès des droits de la femme. Dans de nombreux pays occidentaux, la violence familiale est dans la ligne de mire de la loi et des médias populaires, mais elle n'a pas déclenché les mêmes campagnes insistantes que la conduite en état d'ivresse ou le tabagisme.

En outre, dans la majorité des pays, les violences domestiques sont officiellement considérées comme une question familiale privée. Si les voies de fait et les agressions sexuelles hors du foyer sont en règle générale considérées comme des délits, dans la plupart des pays, la loi est muette quand elles se produisent dans le cadre familial. Des lois qui s'arrêtent à la porte du domicile familial sont une forme d'hypocrisie morale. Et il y a d'autres raisons tout aussi impérieuses pour que cette question reçoive de toute urgence une attention fervente du public.

Premièrement, la violence familiale menace dangereusement de se propager à la génération suivante. Les enfants de pères violents sont souvent physiquement maltraités en même temps que leur mère. De plus, les études montrent que les enfants de parents violents risquent davantage non seulement de répéter ce comportement avec leurs propres enfants, mais aussi de commettre des actes violents dans des cercles plus larges. Il faut donc briser ce cycle dangereux.

Deuxièmement, il existe des parallèles évidents entre le comportement à la maison et à l'extérieur. Si l'oppression systématique des femmes et des filles est largement tolérée au niveau familial, la société dans son ensemble sera façonnée en conséquence. Des études montrent très clairement que la violence familiale est un élément clé des problèmes sociaux incluant les enfants des rues, le travail des enfants et la prostitution.

Troisièmement, c'est une question de santé publique. La violence affaiblit les femmes et les filles physiquement, psychologiquement et socialement, avec parfois des séquelles permanentes.

Quatrièmement, la violence familiale entrave le développement et la productivité de toutes les sociétés. Personne aujourd'hui ne saurait nier que les femmes sont à la base de tout développement durable; il est donc essentiel de protéger leurs droits et de relever leur statut dans des domaines qui vont de la planification familiale à la production alimentaire. C'est une leçon apprise tôt, pendant l'enfance, quand l'ombre de la violence commence à restreindre ce que la petite fille imagine qu'elle pourra faire et devenir. Cette leçon n'est jamais oubliée. Quelle femme n'a pas ressenti un frisson de peur face à l'agression masculine - et limité ses activités en conséquence?

Des traditions nuisibles

Dans toutes les sociétés, la pauvreté, la discrimination, l'ignorance et l'agitation sociale sont fréquemment des indices de la violence à l'égard des femmes. Pourtant, les ennemis les plus tenaces de la dignité et de la sécurité des femmes sont les forces culturelles visant à préserver la domination masculine et la soumission féminine - souvent défendues au nom d'une vénérable tradition.

Dans des sociétés industrialisées comme celle des Etats-Unis, où les institutions réprouvent officiellement la violence antiféminine, les comportements démentent les déclarations publiques: la musique rap traite les femmes de «putains»; un magazine populaire pour hommes célèbre le viol collectif et représente des corps de femme passés à la moulinette; des femmes voulant s'engager dans les forces armées sont en butte au harcèlement sexuel; et les pressions sociales amènent des jeunes femmes à suivre des régimes de famine ou à recourir à la technologie pour se créer un corps «idéal», détruisant souvent leur santé par la même occasion.

Dans les pays en développement, les actes de violence contre les femmes sont souvent considérés comme faisant partie du tissu culturel, et soutenus à ce titre. On estime par exemple dans de nombreux pays que battre sa femme fait partie de l'ordre naturel - une prérogative masculine célébrée dans les chansons, les proverbes et les cérémonies de mariage. A l'extrême, la violence antiféminine s'exprime dans les crimes «d'honneur», la mutilation sexuelle féminine et les assassinats pour raison de dot, ainsi que dans une préférence pour les garçons profondément enracinée et même meurtrière pour les filles.

Devant les juridictions pénales, «l'honneur» est une méthode de défense institutionnalisée dans certains pays du Moyen-Orient et d'Amérique latine, permettant aux pères ou aux maris d'être acquittés des meurtres qu'ils ont commis. Dans 12 pays d'Amérique latine, un violeur peut être relaxé s'il propose d'épouser la victime et si celle-ci accepte. Dans un pays, le Costa Rica, il peut être absous même si elle refuse son offre. Les parents de la victime font fréquemment pression sur la jeune fille pour qu'elle épouse son violeur, ce qui, à leurs yeux, restaure l'honneur de la famille.

Le concept d'honneur masculin, et la peur du pouvoir féminin, sont également sous-jacents dans la pratique de la mutilation sexuelle féminine. Cette opération atroce consiste dans l'ablation partielle ou totale des organes génitaux externes d'une fillette et provoque chez certaines femmes des problèmes de santé permanents. Son objectif est de garantir la chasteté féminine et d'assurer les perspectives de mariage; elle y parvient aux dépens du plaisir sexuel de la femme et de son intégrité physique. Jusqu'à 130 millions de femmes et de fillettes vivant aujourd'hui dans au moins 28 pays, pour la plupart en Afrique, ont subi à des degrés divers l'excision de leurs organes génitaux.

Les défenseurs de ce rite, qui comptent beaucoup de femmes dans leurs rangs, estiment que la mutilation sexuelle féminine est une pratique culturelle traditionnelle qui ne regarde pas les étrangers. Cet argument n'est pas nouveau. Tout au long de l'histoire, trop souvent «la culture» a été invoquée pour justifier des pratiques ignobles allant de l'esclavage au bandage des pieds des femmes. La mutilation sexuelle féminine doit être éliminée parce que c'est une grave violation des droits de la personne et une menace sur la santé publique qui dépasse toutes les frontières culturelles.

Ce sont aussi des traditions qui perpétuent la pratique des assassinats liés à la dot, dans lesquels une jeune épouse est tuée parce qu'elle est incapable de verser la dot exigée par sa belle-famille. En Inde, plus d'une douzaine de femmes meurent chaque jour par suite de différends de ce genre, essentiellement dans des incendies de cuisine destinés à passer pour des accidents.

 


Dans 12 pays d'Amérique latine, un violeur peut être relaxé si sa victime accepte de l'épouser.


La préférence pour les garçons est une autre force antiféminine insidieuse, particulièrement en Asie. Les tests génétiques permettant une sélection selon le sexe, bien qu'ils soient officiellement interdits, sont devenus un commerce florissant en Chine, en Inde et en République de Corée. Il semble également, d'après diverses indications, que certaines communautés en Asie pratiquent l'infanticide proprement dit, généralement sur des filles nouveau-nées, tandis que dans diverses régions, la discrimination opérée dans les soins de santé écourte aussi la vie des petites filles non désirées.

Dans les pays où les gens disposent de soins de santé adéquats et d'une alimentation suffisante, il naît en moyenne 105 garçons pour 100 filles, mais il meurt plus de garçons que de filles avant l'âge d'un an, ce qui traduit l'avantage biologique inhérent des femmes. Dans certains pays, en Asie surtout, l'on compte nettement plus d'hommes que de femmes. Au total, les pratiques discriminatoires violentes dirigées contre les filles et les femmes ont fait disparaître 60 millions de personnes de sexe féminin. Pourtant, au lieu de soulever l'opinion internationale, la tragédie des «femmes disparues» ne fait habituellement l'objet que d'une brève mention dans le chapitre Femmes des rapports sur le développement.

A mesure que la guerre devient moins une bataille entre pays qu'une lutte pour la suprématie entre groupes ethniques, les femmes et les jeunes filles sont de plus en plus exposées aux viols et aux grossesses forcées. On sait que bien plus de 20 000 femmes musulmanes ont été violées en Bosnie-Herzégovine pendant la guerre des Balkans, et plus de 15 000 femmes violées en un an au Rwanda. Ces dernières années, on a aussi signalé l'utilisation du viol massif comme arme de guerre au Cambodge, au Libéria, en Ouganda, au Pérou et en Somalie.

Ce ne sont là que quelques-uns des moyens par lesquels la société exprime qu'à ses yeux la vie d'une femme et sa dignité - ses droits humains - valent moins que celles d'un homme. Depuis le jour de leur naissance, on dénigre et dégrade les filles, prises au piège de ce que le regretté directeur général de l'UNICEF, James P. Grant, appelait de manière poignante «l'apartheid sexuel». Bien après que l'esclavage a été aboli dans la plus grande partie du monde, de nombreuses sociétés traitent encore les femmes comme des êtres asservis: leurs chaînes sont le manque d'instruction, la dépendance économique, le pouvoir politique limité, l'accès restreint à la maîtrise de la fécondité, les conventions sociales rigoureuses et l'inégalité aux yeux de la loi. La violence est un instrument essentiel pour les maintenir dans ces chaînes.

Changer le statu quo

L'oppression violente des femmes et des filles n'est pas immuable. C'est un mécanisme de pouvoir, comme l'était l'apartheid, et il peut être modifié. Mais parce qu'il a été si profondément enraciné, pendant si longtemps, dans presque toutes les cultures de la planète, l'effort requis pour démanteler les structures sociales qui le tolèrent, ou qui se refusent manifestement même à le voir, exigera de l'imagination, de la patience et une action menée sur plusieurs fronts.

Faire cesser la violence antiféminine ne se limite pas à sanctionner des actes individuels. Il s'agit de modifier l'idée - si profondément implantée qu'elle en est souvent inconsciente - que fondamentalement les femmes n'ont pas autant de valeur que les hommes. C'est seulement lorsque les femmes et les filles auront leur place dans la société en qualité de membres forts et égaux que la violence à leur égard apparaîtra comme une aberration choquante plutôt que comme une norme invisible.

L'ancien adage qui affirme que le plus long voyage commence toujours par un premier pas est tout à fait approprié ici. Nombre de gens dans le monde entier ont commencé à faire de petits pas vers la reconnaissance des jeunes filles et des femmes comme citoyennes à part entière dans une société équitable. Ce sont le mari et la femme qui refusent de soumettre leur fille à une mutilation sexuelle, le juge qui condamne un violeur à la peine maximale et les parlementaires qui réforment la législation de leur pays conformément aux droits humains des femmes et des jeunes filles.

A l'échelle mondiale, ce premier pas doit être la mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l'enfant (ratifiée par 191 pays à la date de juin 1997) et la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (ratifiée par 160 pays). Bien que la ratification des traités ne modifie pas comme par magie les croyances et les pratiques, elle constitue un premier pas vital parce qu'elle jette les fondements d'une réforme sociale et juridique continue.

La Convention relative aux droits de l'enfant est fondamentale en raison des grandes similitudes entre les droits de la femme et de l'enfant. La violence sexiste devient une caractéristique de la vie des petites filles bien avant l'âge adulte, que ce soit à la maison ou dans un cadre social plus large de maltraitance. La Convention oblige les Etats parties à prendre toutes les mesures appropriées pour protéger l'enfant contre «toute forme de violence, d'atteinte ou de brutalités physiques ou mentales». Des dispositions précises visent les pratiques traditionnelles nuisibles, la violence sexuelle et la traite d'enfants.

Maintenant qu'elle a été ratifiée par tous les pays du monde sauf deux, des actions sont en cours dans de nombreux Etats pour faire de la Convention une force réelle dans la vie des enfants. Ainsi, la moitié environ des Etats d'Amérique latine sont en train de réformer leur système de justice pour mineurs; d'autres pays, dont les Philippines, ont renforcé la législation protégeant les enfants de l'exploitation sexuelle.

Des efforts similaires sont déployés pour donner corps à la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes. Au Botswana et au Zimbabwe, des juges ont employé cet instrument pour prévenir la discrimination à l'égard des femmes dans les lois sur la citoyenneté. Le Brésil a rédigé une nouvelle Constitution reflétant les objectifs de la Convention et la République-Unie de Tanzanie a réformé une loi coutumière discriminatoire relative aux terres des clans. Plusieurs pays d'Amérique latine et la Suède ont nommé des médiatrices chargées de traiter les problèmes des femmes. Au moins six pays ont créé des postes de police réservés aux femmes, et le Mexique a désigné un procureur spécial pour les délits d'ordre sexuel. Le Cameroun et la Chine ont récemment ouvert leurs premiers foyers pour les victimes de la violence familiale. Ces institutions protègent les femmes, mais rappellent aussi constamment à tous les membres de la société que les droits des femmes sont une question qui concerne l'Etat.

Ce sont là des mesures importantes tant pour les droits de la femme en général que pour arrêter la violence en particulier - mais jusqu'à présent trop peu de mesures ont été prises, dans trop peu de pays. La majorité des Etats qui ont ratifié la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes n'en ont pas encore incorporé les principes dans leur législation et leurs prati-ques nationales. Cette Convention se heurte à une âpre résistance, comme le montre le fait que les pays l'ont assortie de réserves de fond en plus grand nombre que tout autre traité international. (Voir page 49.)

La mise en œuvre de ces droits doit commencer avec l'éducation des filles. L'inégalité dans l'accès à l'éducation est l'une des plus importantes restrictions des droits humains des femmes et perpétue leur position de faiblesse, les rendant vulnérables à l'oppression et, en fin de compte, à la violence. Outre qu'elle leur confère les avantages évidents de savoir lire, écrire et compter, l'éducation donne aux jeunes filles la confiance en elles-mêmes voulue pour employer au mieux leurs capacités. Le système éducatif constitue également une tribune pour remettre en question les attitudes concernant la violence - pour les garçons aussi bien que pour les filles. De plus, la présence de filles dans la classe envoie aux garçons un message éloquent sur l'égalité.

L'éducation des filles est la voie assurée vers la réalisation du potentiel économique des femmes. Gagner de l'argent rehausse l'amour-propre d'une femme et relève sa position à la maison et dans sa communauté. Cela peut aussi la faire sortir d'une relation destructrice ou l'encourager à en changer les conditions.

Suivant l'exemple célèbre de la Grameen Bank au Bangladesh, on trouve aujourd'hui dans toutes les régions des projets utilisant des fonds autorenouvelables pour accorder aux femmes des prêts modiques qui leur permettent de créer de petites entreprises. Plus d'une vingtaine de pays ont lancé des programmes de micro-crédits qui lient souvent les prêts à des services sociaux et de santé, aidant les femmes à s'occuper d'elles-mêmes et de leurs enfants. Ces crédits sont employés pour des projets comme l'élevage, l'ouverture de petites boutiques et le paiement des frais de scolarité. Plus de 15 000 Cambodgiennes ont obtenu de petits prêts et le Viet Nam a constaté une augmentation spectaculaire des inscriptions à l'école parmi les filles des emprunteurs.

On s'efforce aussi de mettre fin aux pratiques traditionnelles qui font violence aux femmes et aux petites filles. Des groupes commencent à voir quelque succès couronner leurs efforts pour convaincre les hommes et les femmes que la mutilation sexuelle féminine prélève un tribut trop lourd. Certains religieux se sont élevés publiquement contre cette pratique, et on travaille en Gambie et au Kenya à élaborer un rite de passage à l'âge adulte qui ne comporte aucune excision. Un autre signe d'espoir est la décision récente du Canada et des Etats-Unis d'accorder l'asile politique à des femmes menacées de mutilation sexuelle dans leur pays d'origine - ce qui fait de cette pratique un motif admissible pour demander (et obtenir) le statut de réfugié.

Le pouvoir politique est également crucial pour que les femmes se réalisent. Bien que la présence d'une femme à la tête de l'Etat ne garantisse pas des droits égaux pour son sexe, les femmes occupant des positions d'autorité dans les systèmes politiques ont clairement un effet bénéfique, notamment par l'exemple qu'elles créent. Mais il y a encore beaucoup, beaucoup à faire. Les femmes ont partout le droit de vote sauf dans six pays du Moyen-Orient et au Brunéi Darussalam en Asie du Sud-Est, mais à l'échelle mondiale, elles occupent tout juste 7 % des postes de haut niveau dans les gouvernements. (Voir Classement.)

La montée des femmes dans les cercles du pouvoir menace la structure existante d'autorité; remplacer cette structure exigera l'effort collectif non seulement des femmes, mais aussi des hommes sympathisant avec cette cause. L'Etat et d'autres institutions d'autorité peuvent se révéler des alliés indispensables.

Les années 90 ont été une décennie de réalisations sans précédent pour les droits humains des femmes. Mais ce n'est pas sans lutte que la communauté internationale a été amenée à reconnaître que la violence antiféminine relève des droits de l'homme. Il a fallu que les femmes organisent une campagne mondiale pour faire apparaître toute l'ampleur de la violence et de son impact sur l'exercice de leurs droits. La communauté internationale a été appelée à constater qu'elle avait été incapable de protéger le droit fondamental des femmes à la sécurité de leur personne.

Le moment déterminant de cette campagne - la session du Tribunal mondial sur les violations des droits humains des femmes - s'est situé en 1993 à Vienne, pendant la Conférence mondiale sur les droits de l'homme, quand les participants ont lancé un appel pour éliminer «la violence à laquelle sont exposées les femmes dans la vie publique et privée» et ont déclaré que «les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne». Pendant toute une journée à Vienne, de nombreux délégués et d'autres participants à la Conférence ont écouté, fascinés, 33 femmes apporter leur témoignage personnel sur les violences qu'elles avaient subies.

A l'échelle de ce qui se produit chaque jour dans toutes les communautés du monde, c'était un raccourci infime, mais emblématique de l'angoisse qui est depuis longtemps le lot des femmes. Un simple coup d'œil sur la salle permettait de constater sans doute aucun que pour les assistants, les faits et les chiffres avaient pris vie, et que le public captivé était profondément changé par l'expérience. Le Tribunal a levé officiellement le voile qui dissimulait ces atrocités depuis plusieurs siècles et donné conscience à beaucoup de femmes et d'hommes qu'il incombe à la communauté internationale de protéger les femmes de ces violences.

Cette même année, dans la ligne de l'impulsion donnée à Vienne, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, considérée comme un complément officiel de la Convention qui n'abordait pas spécifiquement la question de cette violence quand elle a été rédigée en 1979. La Déclaration a fait date de trois manières: elle a inscrit la violence à l'égard des femmes dans le cadre du dialogue sur les droits de la personne humaine, elle a identifié le fait d'être une femme comme le premier facteur de risque de violence, et elle a élargi la définition de la violence fondée sur le sexe pour y inclure tous les aspects de la vie des femmes et des jeunes filles. Une autre étape importante a été la nomination, en 1994, d'un Rapporteur spécial des Nations Unies sur la violence à l'égard des femmes.

Un effort systématique pour faire connaître le problème de la violence contre les femmes doit associer tous les secteurs dans toutes les sociétés - le système judiciaire, les médias, les éducateurs, les autorités sanitaires, les institutions gouvernementales et non gouvernementales, les politiciens, les chefs religieux, et bien sûr aussi, les particuliers, femmes et hommes. Pour l'essentiel, ce sont les mouvements de femmes avec leurs nombreuses organisations non gouvernementales travaillant à travers les frontières nationales, culturelles, religieuses et sociales qui ont amorcé et accéléré l'effort.

Peu de mouvements sociaux ont obtenu autant de résultats aussi rapidement - et avec des méthodes si remarquablement pacifiques. Pourtant, ces petits groupes déterminés continuent de travailler presque seuls. Combien de fonctionnaires des administrations ont risqué leur carrière pour résoudre le problème de la violence à l'égard des femmes?

Pour elles, il est temps de le faire.

 

Charlotte Bunch

Charlotte Bunch est directrice générale du Center for Women's Global Leadership à l'Université Rutgers (Etats-Unis d'Amérique). Elle a coordonné la Campagne mondiale en faveur des droits fondamentaux des femmes lors de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme à Vienne en 1993, et les activités sur les droits humains des femmes pour la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes à Beijing en 1995. Depuis plus de 25 ans, elle est écrivain et militante féministe.

Charlotte Bunch

USA

The founding Director of the Center for Women's Global Leadership at Rutgers University. Founder of Washington, D.C. Women's Liberation and of Quest: A Feminist Quarterly. She has edited seven anthologies including a collection of her essays, Passionate Politics: Feminist Theory in Action

Speaking of the Global Campaign and the Vienna Tribunal for Women's Human Rights at the 1993 Human Rights Conference:

"...we put women's human rights on the agenda in a very big public way. All around the world the media responded, women began to see that this was possible. We also taught ourselves, and a lot of women learned, how to use the human rights machinery... Now there are many more women who can apply to the human rights commission - who are learning about the committees, the rapporteurs, the mechanisms, who are learning how to bring cases in their own countries to human rights bodies. So I think a great deal of the success is not just what happened in Vienna, but the way in which this has opened up space for women to have access to another series of mechanisms and tools for demanding change on behalf of women's lives."

: cwgl(AT)igc.org  

 

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