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La grève de la re-production 

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Revue ARDECOM
N°1 - Février 80 - page 41 à 47

La grève de la re-production
Finalement je ne parlerai pas de moi

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LA GRÈVE DE LA RE-PRODUCTION

Dans mon histoire de prendre la pilule, outre mon histoire personnelle, il y avait un ras le bol des groupes de parole (groupes d'hommes). Parole sur la sexualité, parole sur l'enfance, sur comment on nous avait fait petit garçon, petit homme, sur les rôles d'homme inculqués, parole sur les relations de pouvoir/dépendance aux/des femmes. Dans ces paroles, absence quasi totale des gosses et du boulot. Et pourtant une idée commence à trotter : on est vraiment dans des rôles, on s'y raccroche, on est en dehors de nos pompes à vouloir canaliser la vie, diriger des flux pour les utiliser, pour créer des structures, des objets, des livres, des rapports, des tracts, des lettres, des oeuvres. Ce qui compte le plus, c'est citer le nombre et le nom de ce qu'on a fait et non comment on l'a fait. Je connais un tel, j'ai une relation avec une telle, j'ai tel projet, j'ai été dans telle organisation, j'ai deux enfants. Le résultat plus que la voie, le comment ça s'est vécu. Conjurer un flot en balisant les berges et ça balise sec quand ça échappe, quand ça déborde... On ne sait plus où ça va, quelle va être la fin, la mort ? Moi, homme, j'ai peur de cette mort, la vie m'échappe, mon pouvoir, c'est chercher à laisser des traces pour conjurer la mort. Et en parlant ça, un désir naît d'aller au-delà des traces, des " oeuvres ", pour voir ce qui les désire, comment ça se conçoit. Et la conception, pour moi, elle passe par les femmes. C'est l'identité renvoyée par la femme qui me permet de me croire capable, d'oser, d'exprimer un désir. C'est dans la relation à une femme que je nais et que je fais naître ma création, que je conçois. Et alors ça s'embrouille avec l'autre. Où je suis, là dedans ?

Assez parlé ; pour y voir plus clair, il faut aussi que je pose des actes, me séparant de cette fusion avec la femme, où je puisse me re-connaitre. Alors a commencé une recherche des ou plutôt du labo faisant de la recherche sur là contraception masculine ; ça, a été décevant : un seul labo terminant une expérience sans avenir car trop d'effets secondaires. Restait la vasectomie. Je crois possible pour moi de désirer un troisième enfant. Alors l'insémination artificielle, ça ne me fait pas rêver.

Non merci ! Et pourtant Alain qui vient de se faire vasectomiser chante les mérites de se protéger radicalement de faire un môme et le plaisir de faire l'amour avec tout son corps sans retenue. Alors on cherche un peu plus. Pierre nous aiguille sur Jean-Claude, médecin avec une démarche scientifique que j'aime bien mais méfiant des cas pas strictement médicaux, les cas " psychologiques " comme il nous appelle. Là commence une petite épreuve avant d'arriver au plaisir : perdre mes bourrelets et lâcher ma pipe. Ça, j'aime pas, mais c'est la découverte que mon corps, je peux m'en occuper, qu'il n'est pas forcément capable de tout faire, de tout avaler. Et puis fier de mes cinq kilos perdus, je commence à prendre la pilule. Bordélique comme je suis, je prends les ampoules par deux ou trois car prendre dix minutes chaque jour pour me verser ça sur le corps ! c'est beaucoup me demander. La pilule, elle, ça passe bien, c'est vite avalé. La lotion, ça fait froid, ça pue l'hôpital, ça colle quand c'est pas bien sec. La quincaillière, la voisine me demande toujours si j'ai si mal aux reins tellement je pue le camphre. Pourquoi qu'elle demanderait pas à tous les gens qui sentent le camphre s'ils prennent la pilule ? Jamais j'ai réussi à me caresser la peau pour faire pénétrer la testo. Je laisse sécher. Et puis des questions viennent sur l'ignorance de mon corps. Ça produit jour et nuit à débit constant de la testo ou ça se repose de temps en temps ? Quand je mets une ampoule, mon corps, il l'avale tout de suite ou il la déguste ? 

Questions sans réponses, corps sans rythmes. Attente inquiète des spermogrammes pour suivre la baisse. Philippe est déjà à zéro au bout d'un mois. On nous avait dit trois mois, les fameux soixante-douze jours et quelques ; rythmes et réactions bien loin des livres. Et puis m'y voilà à zéro petite bête. Je peux pas faire d'enfant. Alors ça devient bon de pénétrer et de jouer, de couler trois gouttes ou pas. Tellement que tes caresses autrefois interdites (elles me chatouillaient tant) explorent mes cuisses et mon ventre, terrains autrefois défendus. Mon sexe pourtant dur se détend. Ça coule autant qu'avant et c'est pas dangereux. Alors les muscles se détendent, on peut jouer n'importe quand ; plaisir très fort.

Ça me donne envie de jouir plus, de vivre mes fantasmes, de jouir mieux. Et puis quand je ressens beaucoup d'amour pour toi, j'ai envie de te faire un enfant. Alors c'est plus possible : on peut faire autre chose. Pas créer quelque chose qui sort de nous, qui nous survivrait, mais quelque chose de consommable tout de suite, du bonheur entre nous, de l'imperceptible éphémère mais qui fait chaud à la peau et au coeur. D'autant que un peu moins dans la fusion, du fait un peu de cette "coupure", on se perçoit comme pouvant prendre des chemins différents. Il se crée un espace de non production où nos désirs peuvent naître et se conjuguer, un espace de plaisir gratuit, vertigineux par la solitude ressentie, l'absence "d'être" commun, d'enfant possible, "preuve dite tangible" de notre amour, enivrant par ce "sans produit" proche de la mort.

Contracepter, ça m'a fait évacuer cette possibilité de concevoir avec/par l'autre. Ça ne concernait bien sûr concrètement que l'enfant, mais en fait ça me renvoyait à toute ma vie. C'est dans cette période que j'ai commencé une analyse, besoin de ne plus baliser, de laisser aller, d'être faible, de ne plus créer, de ne plus parer à "ce que je dois faire". C'est aussi pendant cette période que je n'arrive plus à être compétitif , à tenir un rang, professionnellement, affectivement et sexuellement, que je ne suis presque plus jaloux ni désespéré de la valeur de l'autre et de ma nullité. Quelque chose comme ça doit sortir tel que c'est pas définitif et puis ce qui compte le plus c'est : comment c'est pour moi et non : qu'est-ce que ça représente pour l'autre. C'est un peu la découverte de ma créativité, de ma propre fécondance. Ce n'est pas le ventre de la femme qui fait mon enfant. C'est aussi moi l'enfant que je porte, ce que j'y mets, mes désirs qui l'ont conçu. Ça à entraîné un rejet des femmes comme miroir/réceptacle de ce que je suis. La maturation de ma fécondance s'est accompagnée par commencer à apprendre la flûte, faire de la recherche dans mon boulot, aménager ma piaule. Ça je crois que c'est de l'irréversible et c'est bon. La pilule je l'arrête dans une semaine, histoire de voir la remontée. Mais je crois que dans 6 mois je recommencerai. C'est si bon d'avoir le temps et l'espace pour désirer.

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FINALEMENT, JE NE PARLERAI PAS DE MOI

Viviane est née en mars 69. J'avais 20 ans, j'étais un tout petit garçon. 18 ans d'éducation bourgeoise et d'écoles catholiques... et puis 68, les yeux ouverts, et puis Jeanne prolo, P.C., ses seize ans face au ciel, un autre monde. Jeanne enceinte ; peut-être c'était trop : " Je ne comprends pas, je ne savais pas, je ne voulais pas, je n'en veux pas ". Fuite, accablement. Jeanne voulait cet enfant, je n'ai rien fait, rien tenté. Elle a accouché, seule.

Et puis la culpabilité, les années à essayer de construire : " J'aime Viviane, Viviane est ma fille ". Reconstituer l'amour porté à un enfant, mécanisme, horlogerie, jusqu'à me tromper moi- même.

Je n'ai jamais vécu avec Viviane ; pas un jour. Je n'ai jamais éprouvé de sentiment de paternité envers Viviane. Viviane est vivante. J'essaie (si peu, si maladroitement, si artificiellement), j'essaie d'en tenir compte. Je ne veux pas de mal à Viviane. Mon existence même fait du mal à Viviane. Aurait-il pu en être autrement ????

Puis le temps a passé.

Mon identité sociale qui dérape, plutôt par pressentiment que par analyse, un peu par hasard.
La gerbe de lumière et puis la cicatrice dont je témoigne ici, dont je ne parlerai pas.
D'autres histoires, rien de plus que des histoires. A l'intérieur de ces histoires, toujours les mêmes duels : références traditionnelles de mec, phantasmes ordinaires de mec et désir d'évidence, d'amour, de transparence. Toujours les mêmes angoisses aussi.

Et puis la pilule (pour femmes), la magie. Plus de capotes débandantes, plus d'étranglement de l'instant, plus de faire attention, plus de compte à rebours, de traits rouges accusateurs sur le petit calendrier des éboueurs, plus mon corps étranger, qu'il faut faire obéir. Plus d'éjaculation rageuse, plus d'éjaculation danger, plus d'éjaculation rupture. Pas de problèmes, pas de questions. Bonne conscience ? Bien sûr, mais aussi douceur de l'abandon partagé, qualité de caresses nouvelle, réconciliation des corps, ne pas oublier, ne pas nier ça, nos sexes apprivoisés.
1973, premiers doutes sur la contraception, révolte des femmes.

 Expectative, nébuleuse.

Rencontre. Églantine, petite terre violente et écorchée, ses enfants : Sophie, un peu plus d'un an, Julien, quelques semaines. Deux mômes que j'ai choisis, que j'ai aimés (ça ne s'est pas fait en un jour), que j'aime, que je n'ai pas " faits ", qui sont à jamais gravés dans ma tête, dans mon ventre. Mathieu, leur père. Quel rôle chacun a tenu dans cette histoire ?
Désir d'enracinement à la terre, exploitation agricole à plusieurs. Le groupe n'a pas tenu. Nous sommes repartis. Mathieu aussi, mais pas avec nous.

Et puis deux ans de vie, d'errance aussi, d'amour sourd et profond, de quotidien et de sourire, tendresse obscure. Mais aussi doute, ambiguïté, comment dire les nuances, le temps passé à faire le chemin qui sépare l'un de l'autre, l'identité de chacun...

Retour à Paris. Églantine reprend son travail, je m'occupe des enfants. Désir d'enfant, flou mais sûrement présent. Crèche sauvage, un peu, folle. Les révoltes des femmes m'explosent à la figure. De la révolte au mépris. Horreur d'être homme, d'être moi. J'essaie d'être ce que je veux avant ce que je suis. Pour m'innocenter d'être homme ? Pas seulement, et puis ça ne durera pas.

Rencontre, chandelle, ballet de silence, Alice, merveilleuse et terrible. Vivre ce qui est possible, tout de suite. J'ai cru mes forces décuplées pour entraîner tout ça. Je n'étais que moi- même, elles aussi, avec nos cicatrices, nos zones d'ombres, nos barrières, nos défenses, nos méfiances.

Vie fenêtre fermée. Mouvement, balance, une fois encore. Course poursuite toujours perdue avec le temps. Je ne vis ni ici ni là vraiment, nulle part ailleurs, j'ai un sac et une voiture pour maison.
Mes deux compagnes sont contraceptées, stérilet dans le corps, pas dans la tête. Alice surtout, désir violent d'enfant, et peur de ses 29, 30, 31 ans. Douleurs dans le ventre. Je ne supporte plus cette douleur dont je suis responsable et qui m'est étrangère à la fois. Alice veut enlever le stérilet, avoir un enfant, que cet enfant ait un père. Vertige entre mon désir de " faire un enfant " depuis l'origine et l'absurdité du Présent, le chaos de l'éparpillement, de l'espace et des gens.

Décembre l'an dernier. Alice est enceinte avec le stérilet. Cauchemar.
Mais tout devient trop proche, je préfère m'éloigner.
Avortement poignard. A nouveau stérilet... et cette partie de poker peau contre peau avec la peur.

Quelques mois avant ; tant pis pour la chronologie ; regard sur moi-même (rare), besoin de mes semblables, peu de copains, ou peu intimes, ou bien trop loin. Difficultés d'entrer en relation, en résonance avec des mecs. Groupe de bonshommes, existant, cahotant, effiloché, vivant. Découverte : mon discours en écho à d'autres discours, en accord, différent ou contraire mais à partir de nous, de ce qui nous ressemble rassemble. Homophilie, sans fusion ni effusion pour autant. Réconciliation avec un discours féministe aussi ou réajustement, même si cela prend parfois des allures de contradiction. Plus besoin de raser les murs.

Écho de l'existence d'un groupe " contraception-paternité ". Je tire l'oreille pour y aller. Premier contact, rapports plutôt formels, magnétophone au centre, pilule, papier chiffré, jargon pour initiés. Envie de me tirer. Et puis celui qui fait tout déraper. Paternité ! Les esprits qui s'échauffent, les sensibilités, qui affleurent. D'autres réunions, et peu à peu quelques mots-clés qui me permettent de décoder. Un jour, un microscope, je fais mon spermogramme moi-même. Émotion (riez, riez).

Enfin, c'est maintenant. Rentrée scolaire à la campagne pour Églantine et les enfants. 400 kilomètres nous séparent. Je n'ai pas essayé de les retenir. Qu'avais-je à proposer ? J'ai mal. Peur d'avoir laissé monter le trop tard. Je n'accepte pas. Je hante la maison de Paris, je tisse ma toile autour de leur absence. Je m'écorche les yeux sur les masques figés des photos. Je ne peux renoncer à les aimer, à les toucher, qu'en me détruisant.

J'ai besoin d'ouverture.
Maintenant, c'est aussi ARDECOM. Ça me fait un peu peur côté sécheresse et organisation. Ça me concerne, ça me passionne côté recherche aussi bien dans nos têtes que sur les méthodes contraceptives.

La contraception masculine sera vécue, je crois, comme un partage de la contraception parfois, comme une lutte parfois (peut-être l'amour entre un homme et une femme est toujours une lutte), comme une manière de décider un peu de moi et de le vivre dans mon corps. D'être autonome (je ne dis pas libre) par rapport à mon corps dans le désir d'enfant.
Cela ne résoudra rien pour les femmes, ni la contraception, ou rarement, ni l'avortement, je sais. Je me méfie un peu quand on me lance ça.
Cela ne résoudra rien quant à ma trajectoire, je continue de me heurter aux murs de ma propre cellule.

De quoi suis-je capable ? Avec cette douleur, cette révolte, cette fatigue, cet espoir, cet amour, et puis la mort au bout de chaque geste que je fais. J'ai envie de me battre jusqu'aux cerfs-volants de la tendresse.

 


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