Filles des cités

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Violences

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Filles des cités
article paru dans le Journal Le Monde

Se déplacer sans entraves, se vêtir à son gré, choisir ses fréquentations, décider de sa vie sexuelle : ces libertés élémentaires sont quotidiennement déniées aux jeunes filles qui habitent les quartiers socialement sinistrés du centre ou de la périphérie de nos villes. Parfois, les violences faites à ces adolescentes prennent les contours de faits divers sordides. Ce fut Sohane, brûlée vive, début octobre, dans une cité de Vitry-sur-Seine par un caïd éconduit.

Ce fut cette fille de quinze ans, harcelée et violée collectivement pendant l'hiver 1998-1999 à Argenteuil par dix-huit adolescents qui viennent d'être condamnés. Ou encore Samira Bellil, qui a raconté, dans un courageux livre-témoignage, la "tournante" dont elle fut victime.

Le plus souvent, la dégradation des rapports entre les deux sexes ne se manifeste pas de manière aussi extrême. Face à la banalité des injures, face à la répétition des brimades, face à l'oppression quotidienne, l'existence des filles des cités est avant tout compliquée par un souci constant de se protéger. Il faut faire attention à son apparence, veiller à sa réputation, éviter les groupes de garçons, se regrouper dans les cours de récréation. Car même les collèges et les lycées ne sont plus préservés contre les manifestations d'un machisme ordinaire. Infirmières scolaires, travailleurs sociaux, militants associatifs : tous concluent que la condition féminine dans les "banlieues" a fortement régressé depuis une dizaine d'années. Les relations amoureuses cèdent la place aux rapports de forces, fondés sur la peur de l'autre.

Comment expliquer une telle évolution ? Certains incriminent l'effet néfaste des cassettes pornographiques - tout en reconnaissant que l'interdiction de tels films à la télévision serait une fausse solution. Le poids de la culture patriarcale dans les familles issues de l'immigration a été mis en avant, ainsi que l'influence d'un islam fondamentaliste. 

Toutes ces raisons, valables, n'éclaireraient toutefois qu'imparfaitement le phénomène si elles ne se nourrissaient d'un processus plus profond : la ghettoïsation des "banlieues". Les dix années du rejet des femmes correspondent aussi à celles de l'accélération de la relégation des cités, de l'effacement quasi total, dans certaines zones, de la mixité sociale.

Ce communautarisme de fait, cet entre-soi, a facilité le repli sur des valeurs archaïques ainsi que la mise en place d'un système de domination qu'a fort bien décrit le sociologue Eric Debarbieux dans une étude récente sur la violence des jeunes. Selon lui, la répétition des actes, le harcèlement continu et les micro-violences ont permis de construire dans les quartiers un pouvoir masculin fondé sur la loi du plus fort. Dans sa version sexuelle, cette domination est en train d'éroder dangereusement les acquis du combat pour la libération des femmes.

Tout autant que de rétablir l'ordre, comme le veut le gouvernement, il devient crucial, et urgent, d'enrayer ces mécanismes mentaux en brisant l'isolement - social et spatial - des cités.

 

 

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.10.02

LE MONDE | 24.10.02 

La condition des jeunes filles s'est dégradée dans les quartiers difficiles

Les violences et les harcèlements machistes, dont des faits divers récents ont été la manifestation extrême, compliquent la vie des adolescentes dans les cités. Face au système de domination masculin qui s'est mis en place ces dix dernières années, elles sont obligées de se protéger en permanence.

Début octobre , Sohane, 17 ans, est brûlée vive à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), par un garçon avec qui elle s'était querellée. Fait divers aussi tragique qu'isolé ou manifestation extrême d'une dégradation de la condition féminine en banlieue ? La réponse ne fait désormais plus de doute pour les responsables de la Fédération nationale des maisons des potes, réseau d'associations implantées dans les quartiers, qui constate une dégradation "flagrante et rapide", depuis le milieu des années 1990, de la situation des femmes, et notamment des jeunes filles, en banlieue.

" Le meurtre de Sohane a suscité énormément de discussions, témoigne Fadela Amara, présidente de la Fédération des maisons des potes, proche de SOS-Racisme.

Beaucoup de filles des quartiers nous ont contactés pour nous dire qu'elles en avaient ras le bol." Exaspération dont témoignait déjà l'écho rencontré par les dernières initiatives de la Fédération : les états généraux des femmes des quartiers, en janvier, à la Sorbonne ; la pétition "Ni putes ni soumises", qui devrait être remise le 8 mars au premier ministre ; ou encore la future Marche nationale des femmes des quartiers, en février

La pétition est accompagnée d'un manifeste où les femmes se disent "oppressées socialement", "étouffées par le machisme des hommes de nos quartiers qui, au nom d'une "tradition", nient nos droits les plus élémentaires". Désabusée, une militante associative de Cergy (Val-d'Oise) observe : "J'ai 30 ans, je n'étais pas insultée lorsque j'étais adolescente. Je n'étais pas . On assiste à une masculinisation de la rue."

"PRESSION PERMANENTE"

Les jeunes filles des quartiers doivent désormais vivre sous le contrôle social de la cité, et supporter la violence et les harcèlements machistes. "Il ne s'agit pas de stigmatiser la banlieue, se défend Hélène Orain, qui, pour la Fédération des maisons des potes, a recueilli dans un livre blanc le témoignage de dizaines de femmes. Toutes les filles ne sont pas victimes de tournantes ! Mais l'oppression est quotidienne, banale. Sur elles, le ghetto fait peser une pression permanente, qui les oblige à déployer une énergie folle pour se protéger, veiller constamment à leur réputation. Pas un instant de relâchement n'est possible."

Cela commence par l'habillement, le gros pull que l'on n'enlève qu'une fois arrivée au lycée. Porter une jupe, un décolleté, être maquillée, c'est immédiatement risquer de se faire traiter de "pute" ou de "salope". Quelle que soit son apparence, une fille qui marche seule dans la rue échappe difficilement à l'insulte. Dans un espace public dominé par les garçons, "les filles doivent développer des stratégies de contournement compliquées pour éviter les groupes de garçons, faisant parfois de longs détours, explique Hélène Orain. Elles se déplacent rarement seules, plutôt en bandes de filles. Les seules qui échappent aux insultes sont les filles voilées."

Se sentant en insécurité, les filles sortent peu, d'autant que "les infrastructures sportives et culturelles, dans le quartier, sont beaucoup plus investies par les garçons que par les filles, relève Sarah Oussékine, de l'association Voix d'elles-rebelles, à Saint-Denis (Seine Saint-Denis). Naturellement, elles ne vont pas dans ces lieux pour un problème de réputation."

Dans les cours des collèges, des lycées, la mixité n'est pas davantage de mise. Corinne Boulnier, infirmière scolaire dans un collège du Val-de-Marne, témoigne de la difficulté grandissante de la communication entre filles et garçons : "En quinze ans, les relations sont devenues plus agressives, la relation amoureuse plus difficile. Ça peut aller jusqu'à donner des coups. On dirait que ces jeunes gens ne savent pas se caresser, se caliner." Cette violence s'exprime, dans la cour de récréation, à travers un drôle de jeu apparu depuis la rentrée chez les élèves de 6e et de 5e : un garçon fait une croix avec son doigt sur le dos d'une jeune fille, qui devient alors, à son insu, une cible pour les autres garçons.

On ne flirte plus. On n'apprend plus à connaître l'autre sexe, le désir de l'autre. Afficher une relation amoureuse, c'est, pour les garçons, se montrer en situation de faiblesse, et, pour les filles, passer pour des "putains". "Il y a vingt ans, les jeunes filles venaient pleurer dans mon infirmerie pour un chagrin d'amour. Maintenant, elles se plaignent d'être prises pour des moins que rien", note Béatrice Piférini, infirmière dans un lycée des Hauts-de-Seine.

"Chez les élèves de 4e et de 3e, poursuit Corinne Boulnier, se développe l'idée que dans la relation physique, on doit forcer les filles. Quand on les force, elles crient, ce qui, dans la logique de ces garçons, signifie qu'elles éprouvent du plaisir. Car dans les films pornographiques, que beaucoup de jeunes regardent en cachette, les filles crient." "Les relations de couple sont très tendues, confirme Annie, infirmière dans un lycée professionnel de Marseille. Avec d'un côté la jeune fille, qui veut rester vierge, de l'autre le garçon, qui veut avoir un rapport sexuel avec pénétration. Du coup, les filles sont en souffrance, écartelées entre leur culture familiale, qui leur interdit de passer à l'acte, et la pression des garçons."

MARIAGES FORCÉS

Rien d'étonnant à ce que nombre d'entre elles vivent dans le mensonge. Ou cherchent un petit copain à l'extérieur de la cité, à l'abri du contrôle exercé par les pères, les frères, par la cité tout entière, dont elles portent la réputation. "On exige d'elles un comportement sérieux, imaginant que dès qu'elles sont avec un garçon, il y a rapport sexuel, explique Sarah Oussékine. Si la fille n'est pas "sérieuse", les conséquences peuvent être dramatiques." Retrait du système scolaire, interdiction de sorties, de toute fréquentation masculine, de certaines fréquentations féminines, préservation obligatoire de la virginité jusqu'au mariage, retour obligé au pays, recrudescence des mariages forcés...

Comment s'explique cette dégradation unanimement constatée ? Certains pointent le poids de la culture patriarcale dans les familles issues de l'immigration. D'autres la montée d'un islam fondamentaliste. Ou encore une politique de la ville très orientée au bénéfice des garçons (équipements sportifs et culturels). Mais c'est surtout le processus de ghettoïsation des cités qui est dénoncé : "L'une des manifestations du ghetto, c'est le retour en force des formes d'organisation sociale traditionnelles fondées sur le machisme et le patriarcat", analyse Hélène Orain.

A l'association Voix d'elles-rebelles, on estime plus judicieux d'évoquer la crise économique : "Il est à peu près impossible pour les filles d'avoir un travail sous contrat à durée indéterminée et un appartement, ce qui oblige à se soumettre aux règles des parents. Sinon, qu'est-ce qu'il leur reste : les foyers, l'hébergement d'urgence ?"

Pascale Krémer et Martine Laronche

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.10.02