Arrête!  Tu me fais mal!
Une histoire de cas, en guise de préface  

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Arrête!  Tu me fais mal! : La violence domestique, 60 questions, 59 réponses

Daniel WELZER-LANG en collaboration avec Jules Henri Gourgues vlb éd. - 1992

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Une histoire de cas, en guise de préface

Julien a 35 ans.

Son histoire est banale et se rapproche de ces centaines de témoignages recueillis pendant les cinq années d'enquête menées en France et au Québec auprès de ces hommes qui violentent leurs proches.

Enfant d'un couple ordinaire - son père est bibliothécaire dans une petite ville de province, sa mère, femme au foyer - il a un frère et une soeur.

Lui a choisi l'enseignement, par "plaisir d'enseigner" dit-il, de "transmettre le goût d'apprendre", "la magie du verbe". Un visage aux traits fins, un sourire chaleureux, vêtu avec goût et recherche, il ressemble à ces milliers d'hommes qui déambulent dans les grands centres urbains. Rien ne le distingue des autres. "Un bon gars" comme diraient mes amis québécois. "Un homme de confiance, franc et fidèle dans ses amitiés" dit son entourage de manière unanime. Bref, un homme moderne, sensible aux grandes causes humanitaires et notamment, un homme bien désireux de vivre avec son amie de coeur une longue histoire d'amour.

Il arrive au centre pour hommes violents de Lyon (Rime) par un après-midi d'hiver. Le temps est gris, l'air froid et sec. Il est en colère. "Qui s'appelle Tristan ?" demande t-il. "Qui a osé dire du mal de moi sans me connaître ?". Il est pâle, ses mains tremblent. Sa tenue, contrairement à ses habitudes est aujourd'hui négligée. Il semble à bout.

Sa compagne, Sandrine, institutrice, a en effet été reçue quelques jours auparavant. Devant les animateurs du Centre, elle a déplié petit à petit son histoire d'amour avec Julien.

Elle et lui se sont connu-e-s il y a six ans. A cette époque, ils ont vécu une brève mais intense histoire d'amour. Rencontre faite de complicité, de plaisirs, de "moments fous" dit-elle. A cette époque, Julien vivait deux amours à la fois. Deux femmes à qui, pour des raisons différentes, il disait "je t'aime". Cette situation l'arrangeait, lui permettait de ne pas s'enfermer dans un couple. Appelée sur sa demande à aller enseigner dans un département français d'Outre Mer, elle lui demanda de choisir. Il prit peur. Ce fut la première rupture. Elle est partie enseigner loin de la métropole, a eu d'autres amis, mais dit-elle, a toujours gardé au fond d'elle-même, le secret espoir de le revoir, de continuer cette histoire inachevée.

Quand elle est revenue, il y a deux ans, Julien était "libre". Il errait d'amourettes en amourettes sans jamais vouloir se fixer. Lui-même le dira plus tard, il gardait aussi le secret espoir de vivre - un jour - avec elle, y compris de faire des enfants.

Dès son retour, après un bref échange téléphonique, ce furent les retrouvailles et très rapidement, son installation dans l'appartement de Julien.

Mais elle n'était pas venue à Rime raconter une "Love Story" à la Française. En tout cas, la suite l'avait déçue et la laissait perplexe.

Tout avait basculé quelques mois après leur installation commune. Un soir, au cours d'une "scène de ménage" Julien l'a giflée. Le coup fut bref, court. La main claqua. Elle eu mal, très mal. Mal à la tête, mais surtout mal dans le coeur. Comment cet homme-là, cet homme attendu, cet homme rêvé pendant de longues nuits lors de son séjour dans les îles, comment cet homme pouvait lui aussi faire ces gestes.

Oh, ce n'était pas vraiment nouveau pour elle. Elle n'avait jamais été violentée mais elle avait déjà vu son père, sur sa mère… En un instant, une fraction de seconde qui ressemble à des heures, elle le regarda différemment.

Très vite, Julien s'effondra en excuses, les larmes coulèrent à pleines joues. Il s'excusa, expliqua qu'il ne comprenait pas, qu'il ne voulait pas la perdre. Elle, le joyau de sa vie. Il ne pouvait expliquer son acte. Atroce. Condamnable. Il se sentait souillé de lui avoir fait vivre cet affront. Les larmes, le tremblement de sa voix, son regard, tout concourait à obtenir le pardon et elle lui accorda. Sans problème, sans aucun doute. La claque de Julien, ce flash qui, un moment, lui avait fait revivre sa terreur d'enfant devant la violence de son père ; cette claque fut oubliée.

D'un commun accord, Julien et Sandrine mirent cet acte sur le compte de la colère, du stress que vivait Julien à l'école (Un nouveau directeur avait été nommé, il contestait plus ou moins les innovations pédagogiques et les enseignant-e-s se sentaient menacé-e-s)

Les retrouvailles furent l'occasion de repenser leur mode de vie, de ré-interroger les habitudes. Ils sortirent souvent, allèrent au théâtre, au cinéma, fréquentèrent les meilleurs restaurants lyonnais. Passés quelques mois, chacun-e ne pouvait que se féliciter du regain d'énergie et de désir que vivait le couple.

Six mois plus tard, Sandrine attendait Julien impatiemment pour lui dire, lui annoncer la bonne nouvelle : enceinte, elle attendait un enfant de lui. Cet enfant, elle le souhaitait, elle avait arrêté sa contraception le mois précédent. Ensemble, il/elle avaient décidé d'aller voir le gynécologue. Ce soir là, ce fut la fête, la grande fête.

Occupée à regarder les modifications de son corps, à préparer l'événement, à l'annoncer à l'ensemble de ses ami-e-s, Sandrine ne voit pas le temps passer. Deux mois plus tard, après un repas ordinaire, Julien lui reproche de continuer de fumer, de ne pas faire attention à elle et "au petit". De trop sortir. Elle ne se souvient plus de sa réponse exacte, mais se rappelle le sentiment d'injustice provoqué par les paroles de son ami. Le ton monte, Julien crie, elle répond. Les gestes s'enchaînent, se bousculent. C'est l'horreur. Un mauvais film. Julien en arrive à l'étrangler en criant "Arrête, écoute-moi!".

Paniquée Sandrine se dégage, prend quelques affaires à la va-vite et va se réfugier chez sa mère.

C'est le lendemain qu'elle est venue au Centre. Julien a eu beau l'appeler, lui promettre de ne plus recommencer, faire valoir son amour, la fatigue, implorer l'avenir de l'enfant à naître, lui dire qu'il n'avait fait que répondre aux mots méchants qu'elle lui avait lancés tels des projectiles… Elle ne le croit plus. Ou plutôt, elle ne sait plus. Sa meilleure amie lui a conseillé de venir voir le Centre pour hommes violents. "Eux sont spécialistes, ils pourront te dire ce qu'il faut faire".

Sandrine avait trois questions. "Quand il dit qu'il m'aime est-il sincère ? Quand il dit qu'il ne recommencera plus, dois-je le croire? Comment lui faire comprendre tout à la fois que je l'aime, mais que je ne veux plus vivre de semblables situations ?" Elle avait noté les questions sur une feuille d'écolier à gros carreaux. Mais, dit-elle, "ce n'est même pas la peine que je les lise, je les connais par coeur". Elle semblait décidée, annonça son intention d'avorter. "Quelle que soit l'issue, je n'aurai pas d'enfant dans ces conditions. Je ne veux pas d'enfant qui ait vu son père frapper sa mère."

L'animateur lui décrit le cycle de la violence, la spirale infernale qui se poursuit inexorablement quand l'homme ne s'est pas responsabilisé, n'a pas pris les moyens de changer. Il dit à Sandrine que la colère et l'amour sont deux réalités différentes. Que l'amour qu'elle portait à Julien n'était pas en cause. Mais que dans l'état actuel de nos connaissances sur les hommes violents, il pouvait lui affirmer que si elle lui accordait à nouveau son pardon, comme çà, sans que son compagnon ait prouvé qu'il allait changer, à nouveau il recommencerait à la violenter. Il lui proposa de s'adresser aux groupes qui s'occupent de femmes violentées, de discuter avec d'autres femmes. De prendre le temps de mûrir ses décisions. Elle partit en disant qu'en réalité, pour avoir vu son père frapper sa mère, elle connaissait plus ou moins les réponses, mais "que c'était pas facile".

C'est Julien qui nous expliqua la suite. L' appel téléphonique de Sandrine, son intention définitive, lui avait-elle dit, de se séparer. Sa décision d'avorter. "De quel droit?" demandait-il.

C'est toujours émouvant de voir un homme pleurer, implorer Dieu, dire sa rage d'être impuissant à changer le cours des choses. Sa tristesse de perdre l'être aimé. Dans ce premier entretien, il lui fut réexpliqué qu'il avait un problème à résoudre avec la violence. Mais au delà de sa violence, il avait un problème à résoudre avec sa volonté permanente de vouloir contrôler ses proches. L'animateur lui dit qu'il était maintenant entièrement responsable de ce qui allait se passer. Il avait les moyens de s'aider lui-même. Certes, le Centre pourrait l'accueillir, mais jamais, au grand jamais, nous ne pourrions l'aider s'il ne s'aidait pas lui-même.

Il fit une dernière tentative, nous proposa d'appeler son amie, d'organiser une ultime rencontre. Il voulait -devant les responsables du Centre- lui promettre solennellement qu'il allait changer. Ses mots furent vains. De ce premier entretien, il dira plus tard que ce jour là, il comprit que le problème était en lui et qu'il fallait qu'il arrête de se faire prendre en charge par les autres.

Après le centre pour hommes violents, il fit deux démarches complémentaires. Il alla voir un ami de sa famille, un prêtre. Lui, croyant, voulait obtenir le pardon de Dieu et de l'Eglise. Le prêtre lui dit que, sans aucun doute, l'homme d'Eglise pouvait lui pardonner, mais que son geste était impardonnable, qu'il devait rechercher en lui les moyens de ne plus le reproduire. Il rendit aussi visite à un psychologue qui lui proposa un "travail" thérapeutique, une réflexion sur soi, sur lui.

Nous étions en Septembre. Ce n'est que le mois de Janvier suivant qu'il appela le centre pour hommes violents. "Je suis prêt" dit-il au téléphone.

Pendant les quatre mois précédents il était passé par plusieurs phases successives. D'abord déprimé, ayant appris que Sandrine s'était effectivement fait avorter, il avait un temps pensé à se suicider, à couper le fil qui le retenait à la vie. C'est l'époque où il est à la lisière de la faute professionnelle. Il manque un certain nombre de cours sans prévenir, va le soir courir les tavernes à la recherche d'ami-e-s imaginaires. Il arrive en retard au lycée, roule comme un fou en voiture, délaisse les copies d'élèves à corriger… Puis quelques semaines après ce régime où l'alcool se conjuguait aux boîtes de conserves qui s'empilaient dans sa cuisine, il considéra qu'il avait assez pleuré sur son sort.

Il fut pris alors d'une boulimie de relations sexuelles. Appela la plupart de ses anciennes amies.

Il affichait haut et fort un dédain pour sa vie de couple passée, accumulait les "baises" -le terme est de lui- comme autant de trophées contre la solitude. Il évitait consciencieusement d'expliquer les motifs de la séparation avec Sandrine, espérant qu'elle aussi se taisait.

Sa fierté était touchée. Quelques lettres furent échangées avec son ancienne amie. Elle lui affirmait son amour, mais aussi sa volonté de refaire sa vie autrement. Il n'y comprenait plus rien. Jamais il ne s'était senti si seul. C'est alors qu'il décida d'attaquer le mal à la source, de revenir voir ceux qui lui avaient proposé de l'aide.

A partir de Janvier il participa à un groupe de paroles. Etaient là René, Marc, Michel et les autres. Certains vivaient encore en couple, d'autres "échangeaient" leurs enfants un week-end sur deux avec leur ex-compagne. Semaine après semaine chacun parlait, racontait sa semaine, ses tentatives, difficiles au départ, pour ré-apprendre à vivre sans se laisser emporter par la colère. Semaine après semaine, Julien discutait avec ses collègues de sa vie d'homme. De cet homme à qui on avait déposé en cadeau l'habitude de se taire, de ne pas parler de lui, de ses émotions. Il prenait souvent la parole, essayait d'aider les autres. Les échanges étaient tour à tour vifs et émouvants. A l'écoute des autres les idées lui venaient. Il put leur expliquer et surtout s'expliquer à lui-même qu'il avait du mal à accepter ses proches comme ils/elles étaient, qu'il voulait toujours les voir à travers ses propres lunettes. Il en avait voulu à Sandrine de ne pas être une femme exceptionnelle, cette femme parfaite rêvée à travers la littérature. Il lui faisait aussi grief de douter de lui, de ne pas lui faire entièrement confiance. Il prit le temps de décrire ses peurs, ses déceptions : "Je voulais que mon amour soit comme une église, ouverte, rayonnante, et je le voyais devenir comme un tombeau".

Semaine après semaine, avec les autres et les animateurs du groupe, il cessait de se cacher derrière la responsabilité de l'autre. En même temps, il disait qu'il commençait à apprécier les moments où il était seul, sans rien faire."Juste à s'allonger sur le lit pour rêver" ou prendre le temps d'écrire à un vieil ami.

Parallèlement au groupe, il avait entrepris une démarche chez une psychologue. Il alternait les "séances" de paroles entre cette femme et le Centre. "J'ai toujours cherché à plaire, à être le chéri de ces dames. Et moi dans tout ça ?" Il s'inscrit à un cours de tennis. Son corps se transformait. On avait l'impression de le sentir plus léger. "Ton visage rayonne de sérénité" lui dit son ami le prêtre au cours de sa dernière visite.

Un soir, à la porte de l'école, il eut la surprise de voir Sandrine qui l'attendait. "Je sais" dit-elle "Je sais que cela a été dur…"Il/elle partirent ensemble au restaurant. Ce soir là, lui et elle parlèrent peu. Il lui dit juste son espoir que peut-être, un jour, elle pourrait lui pardonner ses actes et oublier les cicatrices.

Ils se quittèrent sur le seuil du restaurant. Chacun-e reprit sa voiture et rentra chez soi.

Leurs rencontres devinrent de plus en plus rapprochées. Julien en parla beaucoup aux autres collègues du groupe. D'autres vivaient des rapprochements similaires. En Juin, à la fin du groupe, Julien partit seul en vacances. "Les premières vacances où je m'accorde du temps libre pour moi" dit-il.

A la rentrée un appel téléphonique nous apprit qu'il avait repris la vie commune avec Sandrine. C'était il y a 17 mois.

Avant de conclure cette brève histoire, je suis allé diné chez eux. Il/elle habitent maintenant un coquet appartement dans l'Ouest Lyonnais. En dehors des parties communes, chacun-e a aménagé son "territoire" comme il/elle disent : un grand bureau pour Julien, une belle pièce mansardée pour Sandrine.

J'oubliais : le 8 Janvier sont nées des jumelles. L'une s'appelle Camille, l'autre Elodie. Les enfants, la mère et le père se portent bien.

Parfois il suffit de peu de choses pour mieux vivre et pour risquer l'amour à 2.

Souvent il suffit d'entendre quand l'autre dit "Arrête, tu me fais mal".

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Lyon, Le 15 Février 1992.

INTRODUCTION

1- Pourquoi un livre sur la violence?

"Pourquoi vouloir écrire un Xème livre sur la violence?" penseront de nombreuses personnes? quelles sont vos intentions?

Je vais étonner plusieurs d'entre vous. Il ne s'agit pas de faire ici un livre de plus sur la violence, mais d'écrire un livre qui fasse le point des connaissances dont nous disposons sur cette question. Ceci pour plusieurs raisons. D'abord contrairement à ce que l'on pourrait croire et malgré de multiples articles dans les journaux, les magazines, différentes émissions de télévision, il y a très peu d'ouvrages consacrés aux violences domestiques. Ensuite, mon projet est celui d'un guide simple et pratique.

Pour faire moi même de nombreuses conférences sur ce thème, je sais qu'il existe un fossé entre les manières de penser du sociologue et les questions que se posent les hommes et les femmes non formé-e-s dans les sciences sociales. Autrement dit, ce livre voudrait répondre aux questions que vous vous posez, dans vos propres termes.

D'autre part - et le pari est ambitieux - j'ai opté pour une certaine forme d'écriture: les événements que l'on va décrire sont dramatiques pour toutes les personnes qui les vivent, y compris pour les hommes violents ; mais hors le livre savant, incompréhensible ou l'article de magazine où toutes les descriptions font immédiatement penser à Cosette et à Victor Hugo dans Les Misérables, je préfère essayer de parler simplement des phénomènes de violences avec les mots de tous les jours, y compris parfois en utilisant l'humour. Ne comptez donc pas sur moi, ni pour faire pleurer dans les chaumières, ni pour accentuer la dramatisation ambiante. La vie, et même la vie des hommes violents, des femmes violentées ou des hommes violentés et des femmes violentes, ne se limite jamais aux violences ; elle est aussi composée de multiples scènes d'amour, de joie, de rires…. Le propos de ce livre est d'être proche de ces personnes.

J'ai abordé la question des violences en tant qu'homme, homme du 20 ème siècle, persuadé qu'à l'aube de l'an 2000, on doit être capable collectivement d'organiser autrement nos vies quotidiennes. C'est sans doute pour cette raison que des centaines d'hommes et de femmes ont osé me parler un jour des relations de violences qu'ils/elles vivaient. On est homme -ou femme- avant d'être savant-e, chercheur-e ou intervenant-e social-e. En ce sens, cet ouvrage est une forme de restitution des paroles que m'ont transmises ces personnes.

Vous avez noté, je pense, ce qui peut compliquer quelque peu la lecture de ce livre en France, mon choix de mettre côte à côte le masculin et le féminin dans le texte, de faire apparaître les hommes et les femmes. Vous trouvez ainsi des termes comme professionnel-le-s, chercheur-e-s. Ceci nécessite d'ouvrir une parenthèse.

Le motif de ce choix est double. Il correspond aux incitations officielles québécoises de lutter contre le sexisme de la langue, mais surtout, notamment lorsque l'on aborde les violences faites aux femmes, il correspond à une volonté de transparence du langage. Vouloir arrêter les violences dont sont essentiellement victimes des femmes, c'est aussi arrêter de les dévaloriser dans la langue ou dans la vie.

Enfin, ce livre n'est pas le premier que j'écris sur les hommes violents. Cela nécessite une explication. En 1991, j'ai publié en France un gros volume intitulé Les hommes violents aux éditions Lierre et Coudrier à Paris. Il reprenait en partie une thèse de doctorat et se voulait faire progresser la connaissance scientifique sur la question. On l'aura compris à la lecture des quelques lignes précédentes, les deux livres sont fondamentalement différents dans leur écriture, les informations qu'ils donnent et plus globalement dans leur conception. De plus, plusieurs années ont passé depuis l'écriture du premier. Plusieurs années où avec mes ami-e-s de l'association R.I.M.E (1) à Lyon, nous avons accueilli des hommes violents; plusieurs années pendant lesquelles, en France et au Québec, j'ai pu suivre l'évolution de l'aide apportée aux hommes et aux femmes concerné-e-s, plusieurs années où à travers de multiples interventions publiques j'ai écouté des hommes et des femmes. Ce livre en tient compte. En ce sens, il se veut fragment d'une mémoire collective, extraits de l'immense non-dit sur les violences domestiques. En France, depuis plus de 10 ans pour les femmes et depuis 1986 pour les hommes, nous dévoilons des bribes des violences qui se cachent derrières les portes du privé. Ces révélations ont permis que les croyances et les mythes se transforment. Chaque parole nouvelle accompagne le changement.

Enfin, ce livre intègre les premiers résultats du "traitement" des hommes violents. Dans les descriptions, voire dans les conseils qu'il suggère, il se veut une aide pratique pour les hommes et les femmes concerné-e-s.

• A qui s'adresse ce livre?

A toutes les personnes touchées de près ou de loin par la violence. Dans l'état actuel de nos connaissances ou plus exactement, dans l'état actuel de notre méconnaissance collective, il n'est pas possible de distinguer des catégories sociales qui peuvent se prétendre correctement informées ou qui ne soient pas touchées par cette problématique. Outre les hommes et les femmes qui connaissent de manière plus ou moins fréquente des violences domestiques, j'aimerais aussi que ce livre devienne un outil de prévention pour les adolescent-e-s et les jeunes adultes afin de leur éviter de plonger eux-aussi dans cette gangrène moderne. Et enfin, un guide pour les professionnel-le-s du social qui déclarent souvent leur méconnaissance et leur impuissance.

Pour l'ensemble de ces personnes, tout ouvrage nouveau peut apporter des outils complémentaires à la compréhension et à une possible intervention sociale.

• Comment le lire ?

Sa présentation est volontairement simple. Elle adopte la forme questions/réponses. Pour éviter les répétitions, des renvois précisent des liens entre des réponses différentes. On trouvera à la fin de ce livre la liste des questions posées. On peut donc entrer dans ce livre de diverses manières: en suivant l'ordre des questions ou par les questions qui intéressent particulièrement le lecteur ou la lectrice. J'ai volontairement limité les références bibliographiques au strict minimum (2), ceux et celles qui veulent en connaître plus, pourront consulter utilement mon premier livre ou les centres de documentation spécialisés.

Le livre est composé de 5 parties. Dans la première, j'aborderai des questions de base: Qu'appelle-t-on violence domestique ? Quelles formes prend-elle ? Est-elle naturelle ? Dans un second temps, nous examinerons les croyances et les mythes que nous véhiculons sur les hommes violents ou les femmes battues. Puis seront examinées les manières dont fonctionne la violence (3ème partie). Ensuite, on verra comment "ça marche" dans les couples, quel est le sens des violences ? (4ème partie) Dans une cinquième et dernière partie sera traitée la "sortie" de la violence, puisque, heureusement, on est pas forcément violent-e ou violenté-e à vie.

 Notes de bas de page:

1 R.I.M.E: Recherches en Interventions Masculines à Lyon est l'association qui gère le Centre d'Accueil pour Hommes Violents de Lyon. Les adresses de tous les organismes cités sont situés à la fin du livre.

2 Les ouvrages ou les articles cités dans ce livre sont rassemblés dans la bibliographie placée à la fin de l'ouvrage.

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PREMIÈRE PARTIE

Les questions de base

2- Qu'appelle-t-on violence domestique et quelles formes prend-elle?

La violence domestique est l'ensemble des formes de violences qui s'exerce dans la maison, quelles que soient les personnes qui les exercent et celles qui les subissent.

A la différence de ceux ou celles qui parlent de "violences conjugales", de "violences familiales", ou de "violences maritales", ceux ou celles qui particularisent et classent séparément les "violences contre les femmes" ou les "violences à enfants", j'utilise un terme unique qui globalise des phénomènes semblables. De plus, on peut vivre seul-e et être violenté-e, être tour à tour violenté-e et violent-e… Le point commun de toutes ces violences est de s'exercer dans le privé de la maison. J'ai abandonné l'expression pourtant alléchante de "violences en privé", car le privé est une notion qui m'est apparue trop large. On peut ainsi avoir des relations privées dans beaucoup d'autres lieux que la maison: le bureau, l'atelier, l'université…

Les formes de la violence domestique sont diverses, nous allons les examiner une à une. Mais devant la confusion et la multiplicité des définitions qui concernent la violence, il est utile au préalable d'ouvrir une parenthèse.

 Les définitions qui suivent, comme toutes définitions, sont à prendre comme des "outils" qui permettent de classer entre elles les différentes violences, des repères pour permettre de savoir de quoi on parle. Elles essaient d'être les plus objectives possible. Pour éviter tout malentendu, je préciserai les différentes sortes de violences en les illustrant d'exemples fournis par des hommes ou des femmes.

La liste est longue et difficile à lire. Ce n'est pas par gaieté de coeur que je la reproduis. Elle est à l'image de ce que vivent encore hommes et femmes à l'aube de l'an 2000. Elle décrit une réalité complexe et multiforme: les violences domestiques que nos sociétés commencent à découvrir dans toute leur horreur.

Dans la violence domestique, nous trouvons:

Les violences physiques

Ce sont l'ensemble des atteintes physiques au corps de l'autre. Parmi celles-ci nous trouvons les actions suivantes:

- taper, frapper, empoigner, donner des coups de pied, des coups de poing, des claques, frapper avec un outil (couteau, bout de verre, bâton), un ustensile quelconque (casserole, balai, serviette…) ou un objet quelconque (des cailloux, un œuf, des livres…).

- tirer les cheveux, brûler, lancer de l'eau ou des huiles bouillantes, de l'acide, pincer, cracher, jeter quelqu'un par la fénêtre…

- séquestrer (enfermer dans un placard, dans une cave), empêcher physiquement quelqu'un-e de sortir ou de fuir, faire des gestes violents en direction de l'autre pour lui faire peur.

- fesser, obliger l'autre à mettre la main sur un fil électrique dénudé, électrocuter.

- taper la tête contre un rocher, déchirer les vêtements, tenir la tête sous l'eau,…

- mordre, étouffer, arracher un bout de doigt en mordant, casser le bras, les côtes, le nez.

- étrangler, tirer avec un pistolet, un fusil, poignarder, tuer.

Les violences psychologiques

Toute action qui porte atteinte ou qui essaie de porter atteinte à l'intégrité psychique ou mentale de l'autre (son estime de soi, sa confiance en soi, son identité personnelle…) sera qualifiée de violence psychologique.

 

Parmi celle-ci, nous retrouvons fréquemment:

- insulter, énoncer des remarques vexantes, des critiques non fondées. Critiquer de façon permanente les pensées ou les actes de l'autre. Se présenter comme celui [celle] qui a toujours "la vérité", qui sait tout. Inférioriser l'autre, lui dicter son comportement, ses lectures, ses ami-e-s. Refuser d'exprimer ses émotions et obliger l'autre à exprimer ses angoisses, ses peurs, ses tristesses. Essayer de faire passer l'autre pour folle [fou], malade mentale, paranoïaque.

- menacer d'être violent, intimider, menacer de représailles, de viol (par des copains). Menacer de mort.

- utiliser le chantage, faire pression sur l'autre en utilisant l'affection ou le droit de garde des enfants, menacer de les enlever.

- la destruction permanente, la dénégation de l'autre, créer un enfer relationnel.

- le chantage au suicide en culpabilisant plus ou moins explicitement l'autre sur sa responsabilité.

- menacer de partir, de déporter sa femme (en la renvoyant "au pays").

- forcer l'autre à des actions vécues comme dégradantes: lui faire manger des cigarettes, lui faire lécher le plancher.

- contrôler sans cesse l'autre, ses allées et venues, ses fréquentations.

- s'arranger pour que l'autre vous prenne en pitié et cède.

- se moquer sans cesse des différences d'éducation (le rapport au bricolage, à la voiture) et nier le travail domestique effectué par sa compagne.

- insulter et dévaloriser le genre féminin par des phrases générales aboutissant à exprimer que toutes les femmes sont des "salopes" ou des "putains".

Les violences sexuelles, ou violences sexuées

Les violences sexuelles ou sexuées correspondent au fait d'imposer son désir sexuel à un-e partenaire.

Méfions-nous des mots. Pour ma part je qualifie ces violences de sexuées et non de sexuelles. En effet, elles sont en général sexuelles pour la personne qui impose son désir, mais il en est autrement pour la victime. Celle-ci subit un désir qui réfère à la domination et à la sexualité de l'autre.

Ainsi allons-nous trouver dans cette catégorie: violer, frapper, brûler les organes génitaux, imposer à l'autre de reproduire des scènes pornographiques, la prostituer contre son désir...

Méfions-nous aussi de la morale. Les violences qui nous préoccupent sont des actes de domination où l'un-e s'autorise à imposer à l'autre des pratiques qu'il/elle se refuse. A cet égard, la jalousie des hommes peut -ou pas- être qualifiée de violence sexuelle. Elle l'est lorsque monsieur a des relations sexuelles extérieures au couple et l'interdit à sa compagne (qu. n° 41). De même, certaines pratiques sexuelles conjointes et volontaires sont qualifiées, à tort, de violences sexuelles (qu. n° 40).

 

Les violences verbales

En dehors du contenu des paroles, relevant le plus souvent des violences psychologiques, les violences verbales réfèrent plus au débit de parole, à la violence perçue dans la voix, le ton, les cris, c'est-à-dire au mode de communication.

Nous y trouverons:

- les cris qui stressent l'ensemble de la famille, le ton brusque et autoritaire pour demander un service, l'injonction pour que l'autre obéisse tout de suite.

- Faire pression sans cesse sur l'autre en montrant son impatience.

- Interrompre l'autre constamment en lui reprochant de parler, ou lui faire grief de ses silences en l'obligeant à parler.

- Changer le sujet de conversation fréquemment, vouloir diriger la conversation sur ses seuls centres d'intérêts, ne pas écouter l'autre, ne pas lui répondre.

- Ponctuer toutes ses phrases par des insultes ou des qualificatifs infamants pour les femmes: putain, salope connasse.....

Les violences contre les animaux et/ou les objets:

En plus d'être des violences injustifiées en elles-mêmes, les atteintes aux animaux domestiques ou aux objets sont souvent recherchées pour faire peur en s'attaquant à des êtres ou des objets qui ont une valeur affective pour l'autre.

Ceux-ci seront brisés, détruits ou enlevés (par exemple un chien ou un chat), mais ils peuvent aussi être cruellement assassinés. Parfois, le bris d'objets concerne les portes, les tables, les chaises... La valeur affective n'est pas forcément considérable mais ces objets appartiennent à l'univers familier de la victime. Celle-ci est alors insécurisée de voir modifier son univers de manière brutale. Certaines personnes peuvent assister à la destruction d'une porte à coups de pied comme une symbolique de leur propre destruction.

 

La violence économique

Dans des pays comme la France ou le Québec où les femmes, de manière globale, gagnent à qualification égale des salaires moyens correspondant encore à moins des 2/3 des salaires masculins, la violence économique se définit comme le contrôle économique ou professionnel de l'autre.

Ses formes sont multiples, mais elles ont en commun d'être peu reconnues parmi les violences domestiques. A côté de certaines femmes qui ne disposent pas de carnets de chèque ou de cartes bancaires, on retrouve certains hommes qui contrôlent les talons du carnet de chèques de leur conjointe. Mais plus globalement, la violence économique peut se lire dans l'attitude qui consiste à considérer les revenus féminins, quand ils existent, comme des éléments seconds du ménage. Le salaire de la femme, quelle qu'en soit l'importance, sert de salaire d'appoint pour payer les traites de la résidence secondaire ou de la caravane, il est souvent dévalorisé comparativement aux revenus du conjoint. La décision de travailler et la nature de ce travail sont aussi souvent dépendant du désir et des choix de l'époux.

 

La violence économique réfère au pouvoir des hommes, que ceux-ci soient pères ou pas. Bien évidemment, dans ce type de système, la conjointe généralement gère le budget familial, mais elle le fait sous le contrôle du compagnon ou du mari. Reconnaître cette forme de violence impose de pouvoir se décentrer de la quotidienneté. La violence économique appartient à ces éléments du quotidien qui à force d'être considérées comme "normaux" finissent par passer inaperçus.

D'une manière générale, étudier quelles sont les formes économiques des violences nécessite de comparer la libre disposition qu'ont l'un-e et l'autre de leur revenus, et quelles places respectives ont les revenus de chacun-e. Dans certains couples, les revenus féminins sont pratiquement nuls, la femme est entièrement dépendante des revenus du conjoint ou des aides publiques notamment en ce qui concerne les enfants.

 

• La violence contre les enfants

La violence contre les enfants correspond à toute activité qui vise à les atteindre dans leur intégrité physique, psychique ou sexuelle Parmi celles-ci, nous retrouvons évidemment les punitions corporelles: les claques, les fessées, les électrocutions, mais aussi les brimades alimentaires, les viols ou les attouchements indésirés, les insultes...

En général on accepte plus facilement de reconnaître la violence, qu'elle qu'en soit la forme, lorsqu'on la subie, alors qu'on résiste à la voir comme violence lorsqu'on en est l'auteur-e. Ainsi, de nombreuses femmes violentées sont violentes avec leurs enfants mais refusent de le voir. Elles reproduisent pourtant le même comportement que leur conjoint: obtenir quelque chose (la paix, un service, le silence...) par l'utilisation de violences.

Interdites en Europe du Nord, blâmées en Amérique du Nord, les violences faites aux enfants sont tolérées de manière importante en France. Elles relèvent pourtant des mêmes mécanismes: se croire autorisé-e à imposer par la force son désir à l'autre. (voir aussi questions n° 20, 44 et 45).

 

• Et les autres violences...

Les catégories sont utiles pour décrire un phénomène, elles en réduisent toutefois la portée. Parmi les autres violences aperçues au cours de ces années d'écoute d'hommes et de femmes, citons:

• La violence contre soi-même: celle-ci peut correspondre à des pratiques suicidaires. Elle est aussi souvent une occasion pour tenter de culpabiliser l'autre et obtenir satisfaction par la domination et le contrôle. Parmi celles-ci: les tentatives de suicide, les auto-mutilations…

• Le contrôle du temps: il s'agit pour l'homme non seulement de contrôler le temps libre de l'épouse ("qu'est-ce-qu'elle fait à l'extérieur de la maison ?") ou soumettre, par exemple, le fait de sortir seule le soir à une autorisation préalable. Mais plus généralement, il s'agit de l'attitude qui consiste à imposer les rythmes familiaux: les heures du lever et du coucher de la compagne sont alors calquées à partir de ceux de monsieur.

L'isolement: quand, à cause la jalousie du conjoint ou pour répondre à ses désirs, la compagne se retrouve seule, obligée d'abandonner ses ami-e-s, de refuser les invitations des voisin-ne-s. Souvent le conjoint et les enfants restent les seules personnes à qui elle peut parler.

La violence contre autrui: la menace contre un travailleur social ou une travailleuse sociale, un-e policier-e ou un simple passant devient une occasion pour montrer sa violence virtuelle et contribue à faire naître ou à accentuer la peur de la conjointe.

- Le chantage au départ: insécuriser l'autre pour éviter les discussions en menaçant de manière permanente de partir, de laisser l'autre sans ressources…

- Le refus explicite ou non que l'autre fasse ou re-fasse des études, réalise un projet ou une formation.

On pourrait à loisir allonger la liste tant la violence domestique est multiple.

 

Loin d'être un long réquisitoire contre quiconque, cette liste constitue pour les hommes violents qui veulent changer une aide importante. A sa lecture, on se rend compte que, bien évidemment, il n'y pas que quelques individus isolés que l'on pourrait à loisir dénoncer et qualifier de violents. Les violences domestiques concernent une grande partie de la population française ou québécoise car nous avons tous et toutes été éduqué-e-s d'après les mêmes principes.

Y a-t-il des violences plus graves que d'autres?

Bien évidemment que oui.

La seule question à se poser est de savoir qui va dire si les violences sont graves ou non ? La personne qui les exerce ? Elle serait alors juge et partie. La personne qui les subit ? Pour que les femmes et les hommes puissent vivre autrement, il faut pouvoir identifier "l'ancien", c'est-à-dire les pratiques que l'on veut changer. En cela, la liste qui précède revêt un intérêt certain. J'ai vu trop de femmes qui nous expliquaient: "je veux juste qu'il arrête d'être violent, qu'il arrête de me battre". Nous savons maintenant que la violence physique n'est qu'un aspect d'un problème plus vaste. L'enrayer nécessite de comprendre l'ensemble du processus.

3- Quelle est l'ampleur de la violence domestique?

La violence domestique, son appellation et sa reconnaissance, appartiennent à notre monde actuel. Non pas qu'elle était inexistante auparavant, mais le désir de l'abroger -donc de l'identifier- est récent. Il est apparu de manière massive avec l'avènement du féminisme et des luttes de femmes. Au vu des différentes définitions proposées ci-avant, chiffrer le phénomène dépend des définitions qu'on lui prête.

En France, en 1992, ce phénomène n'est pas encore chiffré. En 1990, Madame Michèle André, alors Secrétaire d'Etat aux Droits des Femmes, lors de la campagne contre les violences conjugales a utilisé... les chiffres des autres pays Européens et du Québec croisés à quelques données collectées en urgence pour aboutir à une estimation. Nous sommes capables de mener scientifiquement des études statistiques sur beaucoup de choses, les difficultés pour chiffrer en France les violences domestiques ne se présentent pas comme étant de nature technique. Elles sont avant tout politiques au sens plein du terme. On n'a pas chiffré le phénomène jusqu'à présent car, collectivement, il semble que nous ne voulions pas savoir qu'elle en est l'ampleur.

On a pris l'habitude de dire qu'une femme sur dix est régulièrement battue. Ce qui correspondrait en France à deux millions de personnes. Vraisemblablement, ce chiffre est en deçà de la réalité, y compris pour la seule violence physique. Mais il ne s'agit que d'hypothèses obtenues après plusieurs années de recherche. Il reste à les vérifier.

Au Québec, la statistique la plus souvent citée évalue à 350 000 le nombre de femmes qui seraient victimes de violences (1). Au niveau canadien, l'auteure bien connue Linda Mac Léod évalue, dans son dernier livre (2), à une femme sur sept le nombre de canadiennes victimes de violences.

 Qu'on se rassure, le fait d'en parler maintenant publiquement correspond certainement à une diminution du phénomène. Plus on parle des violences domestiques, plus s'agrandit l'espace social permettant de penser et de vivre d'autres relations entre hommes et femmes. Les divers colloques sur la question nous montre l'aspect mondial de la violence domestique: elle est présente dans l'ensemble des pays et des cultures.

Notes de bas de page:

1 Ministère de la santé et des services sociaux, une politique d'aide aux femmes violentées, MSSS, Québec, 1985
2 Mac Léod Linda, Pour de vraies amours: prévenir la violence conjugale, Conseil consultatif canadien sur la situation des femmes, Ottawa, 1987

4 - Si la violence domestique est présente dans tous les pays, serait-ce qu'elle est naturelle?

D'abord, un constat: dès que dans un système social un groupe en domine un autre, le groupe dominant se justifie en invoquant le caractère naturel non de la domination, mais de la différence. Pensons à ce que disaient les hommes libres des esclaves chez les Grecs, les blancs d'Afrique du Sud des Noirs, les Nazis des Juifs...

Dans les rapports hommes/femmes, on retrouve le même processus. Les hommes dominent les femmes et on nous explique ainsi la supériorité mâle. Si la violence conjugale existe dans l'ensemble des pays ou des cultures, elle est parallèle à une autre constante trans-culturelle: la domination des hommes sur les femmes. De là à dire que, par nature, puisqu'ils dominent partout, les hommes sont plus forts ou plus intelligents que les femmes, il y a un net abus de langage. Méfions-nous des généralisations qui oublient les évolutions historiques. Autrement dit, la nature a bon dos. Au début du siècle "on" se demandait si les femmes avaient une âme, il y a seulement 40 ans encore, si elles pouvaient penser suffisamment pour voter... L'évolution rapide des relations hommes/femmes est historique. Les luttes actuelles contre les subsistances de la barbarie que sont les violences domestiques, en sont la suite logique.

Affirmer que la violence est naturelle, c'est aussi confondre: agressivité et violence, violence défensive et violence offensive. Qu'un instinct de survie pousse l'être, quel que soit son genre (1), à se défendre pour exister et affirmer sa différence par rapport à l'autre, cela semble évident. Mais la violence dont nous parlons ici, la violence domestique, ce n'est pas ça. La violence domestique, c'est se croire autorisé à utiliser sa force pour imposer ses désirs et sa volonté. Nous le verrons, même si le phénomène est interactif et se joue à deux, les violences "symétriques" ou "égales" sont rares 
(qu. n° 43).

La violence domestique est, la plupart du temps, la forme individualisée que prend dans chaque maison, la domination collective des hommes sur les femmes ou des adultes sur les enfants.

5 - Mais les hommes ne sont-ils pas plus forts que les femmes?

Aujourd'hui, en termes statistiques, c'est vrai. Quoique j'ai vu des hommes plus petits que leurs compagnes frapper ces dernières. Mais est-ce un fait de nature? Ou est-ce un fait de culture?

De plus, plusieurs questions se posent: qu'appelle-t-on exactement la force? Est-ce le volume musculaire ? La capacité de soulever un poids "P" à un instant "T"? Ou l'ensemble des efforts fournis au cours d'une journée ? Qui est le plus fort. Celui (ou celle) qui soulève un sac de ciment ? Ou celui (ou celle) qui porte toute la journée un enfant sur son dos ? Les ethnologues montrent que dans la plupart des sociétés, primitives ou non, en général les femmes mangent moins et travaillent plus.

Pour comprendre l'argument sur la différence de force entre hommes et femmes, il est intéressant d'élargir la question au "dimorphisme sexuel" c'est-à-dire les différences physiques entre hommes et femmes.

Le dimorphisme sexuel existe à n'en point douter. Mais quand il apparaît insuffisant pour montrer la différence des sexes, un ensemble de prescriptions alimentaires et culturelles l'amplifie. Ainsi, nous avons une série de codes, qui aboutissent à accroître la différence des sexes. Pensons aux critères esthétiques: une femme, dans nos pays, doit pour être belle, se couper toute manifestation du système pileux; elle doit ne pas trop manger pour correspondre à des schémas corporels dont le modèle, fourni par des mannequins, se rapproche souvent de l'anorexie. J'ai pu observer, tout au long de mes voyages, que le dimorphisme sexuel, à travers les critères esthétiques ou le vêtement, semble proportionnel à l'état du rapport de domination et aux différentes situations économiques.

Alors, de manière hormonale, physiologique, hommes et femmes sont différents, bien sûr, cela ne fait aucun doute. Mais la véritable question est autre.

La véritable question concerne nos catégories de penser. Je m'explique: un homme blond aux yeux bleus qui mesure 1,85 mètre est aussi très différent d'un homme brun, aux yeux noirs dont la taille est petite. Lui même ressemblera d'avantage à une femme aux yeux noirs et de petite taille. Et pourtant les deux hommes appartiennent à la même catégorie: ils ont des privilèges semblables. La question des catégories de sexe existe parce que le classement dans l'une ou l'autre crée des différences de droits et de pouvoir. La variabilité des catégories est d'ailleurs toujours l'objet de luttes sociales et politiques. Le pouvoir appartient bien souvent à ceux ou celles qui conviennent des catégories. La catégorisation nomme et hiérarchise les groupes sociaux et les individu-e-s.

A notre époque, les catégories hommes et femmes s'opposent, sous des pseudo-spécificités, pour privilégier le groupe dominant: les hommes blancs et adultes. Et ainsi, bien souvent, nous nous sommes plus attachés à regarder ce que sont les différences entre hommes et femmes, plutôt que d'examiner ce que nous avons en commun.

"On ne naît pas femme, on le devient" disait Simone de Beauvoir. Pour la paraphraser, on peut aussi dire qu'on ne naît pas homme, encore moins homme violent, on le devient. Nos catégories, nos façons de penser le biologique sont d'abord des catégories sociales. Derrière le sexe, ou les catégories sexuelles, ce qui existe avant tout, c'est le genre. Ce ne sont pas 80 kg de chair qui créent l'homme, mais plutôt l'ensemble des privilèges sociaux - et on en examinera le prix - attribués au genre masculin, sous prétexte de sa supériorité.

Enfin, quand on parle de la "force" des hommes, certain-e-s entendent la force psychologique. Là aussi, surtout dans nos sociétés qui évoluent très vite, les pseudo-différences psychologiques "naturelles" entre hommes et femmes restent à démontrer.

Notes de bas de page:
1 Le terme "genre" est utilisé au sens de genre masculin ou genre féminin

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Arrête!  Tu me fais mal! : La violence domestique, 60 questions, 59 réponses

Daniel WELZER-LANG en collaboration avec Jules Henri Gourgues
vlb éditeur - 1992