Les hommes le propre et le rangé

Avant la rencontre

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Les hommes à la conquête de l'espace domestique

du propre et du rangé 

Daniel Welzer-Lang - Jean Paul Filiod

Le jour vlb éditeur Québec; 1992; 235pp

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Avant la rencontre

Eric et sa jumelle

Eric a 28 ans. Il est originaire du Nord, d'une famille de sept enfants dont il est, avec sa soeur jumelle, le cadet. Son père travaille dans le bâtiment et a construit une maison spacieuse pour sa famille. Il a aussi construit celle des fils aînés mariés. Sa mère est restée au foyer pour se consacrer à ses enfants, ce qui a fortement marqué Eric : "Elle trimait comme tout... avec tous ces gamins...". Sans exactement distinguer les périodes et les motifs, Eric se rappelle avoir partagé le même lit avec sa soeur pendant deux époques : une première lorsqu’il était "tout petit", puis de nouveau plus tard.

Jumeaux biologiques, jumeaux sociaux, Eric se souvient : "Ma frangine avait des dînettes... c'était l'occasion de jouer au papa et à la maman... Je me souviens avoir joué à la poupée quand j'étais petit. (...) Il y avait une masse de jouets, qui était la somme de tout ce qu'avaient les enfants... et on puisait là-dedans. (...) Et puis je me souviens d'un jeu dans le lit avec ma soeur... on mettait des tabourets à l'envers, des chaises, on recouvrait avec le drap et ça nous faisait une maison... c'est là que je me suis rappelé avoir joué au papa et à la maman... (...) Les jeux duraient très longtemps... on voyait pas le temps passer..."

Une communion relie ces deux enfants, au point que "l'ami de ma soeur... euh, l'ami occasionnel... il est metteur en scène, et comme il invente constamment des histoires... il plaisante souvent sur l'inceste... l'inceste qu'il y avait matière à avoir entre moi et ma soeur jumelle..." Lits communs, jeux communs, tâches communes... chacun semble avoir son double du sexe opposé, une forme de partage qui fait dire à Eric : "On a eu des enfants communs nous deux... des nounours, des machins comme ça... Surtout qu'on était des pro de la vie commune !"

La composition de la fratrie peut expliquer ce rapprochement. Fidèlement au rang de naissance, on trouve : une fille, cinq garçons, une fille, tous séparés de trois ans, excepté entre les deux aînés (deux ans) et les cadets (quatre ans). Le regroupement dans les chambres se structure sur l'âge et non sur le sexe, ce qui peut se comprendre par un écart élevé (quinze ans) entre les deux soeurs.

Marianne et la montagne

Marianne est l'épouse d'Eric, elle est âgée de 27 ans. Elle a grandi en Haute-Savoie, dans une petite station de sports d'hiver, Thallouard. La grande maison de sa famille d'origine est construite sur une pente. Elle comprend un étage, un rez-de-chaussée et un demi-sous-sol ; celui-ci est composé de la cave, de la buanderie et de la salle de jeux, lieu de prédilection pour les enfants : "on allait "en bas"...". Marianne reste marquée par l'abondance d'espace, la convivialité :"un village de montagne... avec plein de champs autour, pas de route à traverser, toujours un grand avec nous... (...) Tous les enfants, on allait à l'école ensemble, tout un groupe d'enfants, une grande convivialité... un peu l'ancienne école." De ses parents, elle a intégré une certaine forme d'éducation libérale : "... on parlait facilement de tout et n'importe quoi, donc c'était implicite, que ce soit pour les premiers tampons ou pour la pilule. Les discussions se passaient à table donc forcément tout le monde était là...". Parmi les sujets de ces discussions familiales ouvertes, Marianne citera la contraception, le communisme et, symbole par excellence de cette ouverture, l'Islam. En quelque sorte, la famille révèle une pédagogie fondée sur la responsabilisation et l'autonomie de l'individu. "Il y avait un respect de la vie privée des gens, chacun devait se prendre en charge, quoi..."

La mère de Marianne est d'origine parisienne. Dans le village, cette mère de cinq enfants s'investit beaucoup au sein des associations locales, d'un institut médico-pédagogique et à la municipalité. Cela était possible dans la mesure où la solidarité de voisinage fonctionnait bien dans le village : "Quand ma mère partait, elle savait que la voisine pouvait jeter un oeil". Faut-il voir à l’origine de ces foisonnements d’activité un engagement domestique très poussé du père ? Non : entrepreneur de maçonnerie, il a eu "des problèmes de dos très tôt", ce qui lui interdit plus ou moins de s'adonner à des tâches domestiques. "Il était très pris... il arrivait pour les repas". L'ensemble du travail domestique revenait à la mère, et il restait aux enfants une aide minimale à exécuter, travail qui revint essentiellement aux filles, le frère aîné étant "particulièrement doué pour se défiler, et ma mère n'a jamais été rigide avec lui... comme pour le balayage, ma mère demandait moins au frère qu'à nous."

Marianne sera sensibilisée par la vie domestique (son organisation, ses contraintes, ses collaborations...) dans sa famille d'origine. "Les petites avaient onze mois et demie d'écart, il fallait mener ça rondement !... et avec la dernière qui est handicapée mentale...". On retrouvera cette même sensibilité dans sa famille actuelle, qu'elle forme avec Eric et leurs deux filles, Joëlle et Julie.

Une piste... une serveuse

"Les pistes avec les potes"

Alors que le terme "virée" désigne communément l’opportunité d’une vie intense entre copains, Eric, lui, utilise le mot "piste". Le terme évoque bien une idée de trajet : un circuit, une piste, sur laquelle on tourne, l’essentiel est d'être en mouvement entre copains, la voiture devenant alors un lieu de convivialité et d'échanges. C'est une période où l'avenir professionnel ne fait pas la une de l'actualité d’Eric. Après avoir réussi son bac en 1980, il suit les cours de biologie de la faculté de Lille. Deux ans plus tard, il entre en première année de "Mesures Physiques", abandonne en fin d'année et s'engage en 1983 dans une formation en informatique.

Pour Eric, l'orientation professionnelle ne fait l'objet d’aucune stratégie, avec tout ce que ce terme contient de rigueur, de planification, de mesure des risques éventuels. Non, l'important, pour l'instant, ce sont les "pistes". Probablement cette phase est-elle une réaction contre le relatif cloisonnement familial vécu plus tôt. D'une famille d'origine catholique très croyante, tant du côté maternel que paternel, il fut enfant de choeur. Puis les premiers contacts extérieurs lui permirent par la suite d'avoir d'autres référents adultes , une ouverture à l'extra-familial.

Les fêtes à Thallouard

Tandis qu'elle vit toujours aussi paisiblement à Thallouard, Marianne participe aux activités des jeunes, comme beaucoup d’enfants de militants associatifs. La kermesse annuelle, les soirées dansantes, les feux de camp... : "J'ai été membre fondateur d'une association sur notre village. On faisait de l'animation, on faisait tout, il y avait rien, on voulait tout faire. (...) Donc de ce fait-là, j'avais plein de copains... et toute ma vie... hors-scolaire, j'ai commencé à sortir assez jeune mais c'était surtout l'été. On avait toujours quelque chose à organiser, un feu de camp en montagne...". Marianne est active socialement très tôt, notamment, dans les fêtes, elle officiait souvent comme serveuse. Alors, les rencontres...

"Si tu veux, l'avantage que j'y trouvais, c'est que les jeunes de mon âge, ils partaient pas tellement du... bon, s'ils passaient leur bac, c'était vraiment le maximum, il y en avait pas beaucoup qui allaient en fac... alors les jeunes qui venaient, ils étaient souvent étudiants (rires), je faisais mes choux gras l'été (rires)"

Ces rencontres étaient également l'occasion pour elle d'avoir des échanges culturels. En échec scolaire assez tôt (classe de cinquième), Marianne fut formée dans un établissement agricole, où la majorité des élèves était masculine. Cela la pousse à lier contact avec d'autres et autrement. "C'était sympa, on lisait Sartre, on faisait plein de trucs... comme j'avais pas eu cette formation à l'école, c'était une façon de me cultiver, quoi. Je le trouvais pas chez les gens du village donc je le cherchais chez d'autres gens... En agriculture, les gens qu'on rencontre, au point de vue culturel, c'est pas le Pérou, souvent... ça les intéresse pas, quoi... Et lire, pour eux, ça faisait un peu bizarre. J'en profitais de ce côté-là, et mes parents m'ont laissée relativement libre, ils me laissaient faire ce que je voulais."

Eric, "en piste" avec des copains, est de passage à Thallouard. "En 79, j'ai rencontré Thom' à Thallouard en train de faire de l'escalade... Il s'est cassé un pied. Voilà. Mais c'est un mec qui m'a branché parce qu'il correspondait pas aux gars du village (rires) il était euh... voilà, il décoinçait ! (rires)"

C'est ici que l'aventure commence. L'un-e et l'autre suivent leur formation respective dans leur région d'origine, mais c'est vers 1980 que Marianne, 18 ans, rend visite à Eric, 19 ans, chez les parents de celui-ci. Une visite marquante. "La seule fois où je suis allée à Lille, je me suis fait virer. (...) J'arrivais avec mes baskets, jeune fille libérée sur tout point de vue (rires) et je suis arrivée chez des catho-bigots (rires) ça a pas du tout marché et moi je m'en suis pas rendue compte... Enfin si, mais seulement au bout de 24 heures (rires)... C'était un peu tard. Le fait est qu'un soir, à 3 heures du matin, la mère Thomas s'est radinée dans la cuisine : "T'as rien à faire là !". Je me suis fait traiter de tous les noms, que je dévergondais son fils, et tout. Ils étaient pourtant très gentils. Donc, à partir de ce moment-là, ça compliquait les choses (rires). Alors là, c'était l'été 80 (...) je pouvais plus me permettre et de lui écrire un petit mot et d'aller le voir chez lui, donc il fallait qu'il monte à Thallouard et 800 bornes en stop c'est pas toujours évident... Donc, bon, il y a eu des mensonges... Il partait au ski avec ses cops [copains] mais il venait à Thallouard, c'était très marrant. De toute façon, je me disais : "Ma grande, t'as beau t'appeler la Mère Thomas, c'est moi qui l'aurait !" (rires)"

 

Logements provisoires

Balbutiements domestiques

Eric ne fera pas l'armée. Pour des raisons idéologiques, il s'en fait habilement exempter. Tandis qu’il résidait dans un logement de la banlieue lilloise qu'il partageait avec une amie de Marianne, celle-ci suivait une formation de technicienne agricole près de Strasbourg. Elle s'installa avec un ami, Philippe. A ce sujet, Marianne dit d'Eric : "Il n'y a pas beaucoup de mecs qui accepteraient ça..."

Marianne décrit son logement du moment comme "un chez-moi annexé... c'était une vie étudiante, on bossait pendant trois jours, sur un thème...". Eric, de son côté, ne s'entendait pas très bien avec sa cohabitante, qui décida de partir.

Il garda donc ce petit appartement. Marianne lui avait gentiment prêté sa couette, ses chaises et sa vaisselle. Puis, Marianne s'inscrit en formation de technicienne agricole en Auvergne. Du fait de l'éloignement, elle ne rentre que les week-ends, avant de choisir d'y rester définitivement. Eric dit qu'il aurait quand même aimé qu'ils ne s'installent pas tout de suite ensemble et aurait préféré une situation où ils auraient "tous les deux un appart' sur Lille".

Pour illustrer cet état de fait, Eric nous soumet une référence cinématographique. "Ça me rappelle un film, "Les tricheurs", un vieux film français, tu connais ? C'est un mec et une nana, ils sont amoureux mais ils ne se le disent pas car s'ils se le disaient, ils marcheraient dans une ligne qu'ils combattent. Ils sont tous copains et copines, chaque mec est amoureux de toutes les filles et chaque fille de tous les mecs. Il est interdit de tomber amoureux d'un et de le garder, de vivre simplement avec cet un. Tout un tas de jeux comme ça... Et un jour, il y en a un qui apprend que l'autre fille a dû bricoler (flirter) avec un autre mec, puis donc, cette fille part avec une voiture (...) A ce moment-là, j'étais un peu comme ça, j'étais un peu amoureux, franchement même, de Lachance [patronyme de Marianne], mais il fallait pas que ça soit formalisé dans les faits... j'aurais bien aimé qu'elle ait un appart' à Lille par exemple. Et finalement, c'était très bien et ça explique aussi pourquoi je voulais pas qu'on reçoive les parents de l'un et de l'autre."

Mais bien qu'Eric eut du mal à accepter la présence de Marianne dans son logement, il en fut autrement. Elle relate : "Chez lui, je ne pouvais pas m'imaginer de mettre un poster au mur car il n'aurait pas aimé... (...) J'étais chez Thom' et il me le faisait sentir".

Ce sera l'époque des expériences culinaires, comme souvent lorsqu'un couple vit dans sa première autonomie, avec une participation de chacun-e : "poisson cru, carré d'agneau, il mettait la main à la pâte...". Ce fut à ce moment que le couple acquit sa première cuisinière - "une Brandt" -, que leur a donné un copain. Le couple ne possédait pas encore de machine à laver le linge. Alors, tous deux lavaient en partie à la main ce qui concernait le petit linge (sous-vêtements, chaussettes...). Eric s'y consacrait assez souvent et traitait le linge commun. Pour ce qui était du reste du linge (sweat-shirts, pantalons...), la laverie automatique suffisait.

Marianne refusa de rester longtemps dans ce logement : "Je ne pouvais pas vivre dans un petit espace... Pas un arbre, pas une fleur, des routes, des voitures... J'y suis restée deux ou trois mois."

Quelques mois auparavant, le couple avait décidé de se marier. Mais Marianne a tenu à garder son nom dit "de jeune fille".

Eric sollicité

Finalement, Eric effectue un stage dans l'entreprise où travaille son frère aîné et se forme en informatique. Dans l'entreprise où il fait ses débuts de programmeur, il rencontre Jean-Pierre, pupitreur. Parlant de lui : "C'était le seul sympa. On travaillait ensemble avec les opératrices de saisie, moi j'étais à la section développement. C'était à peu près le seul mec avec qui on pouvait parler d'autre chose." Parmi ces sujets de discussion figure en bonne place l'habitat groupé autogéré, à l'origine duquel se trouve Jean-Pierre. Après une bonne dizaine d'années de travaux de groupe, avec ses périodes fastes, ses flottements, ses ruptures, cet habitat autogéré est proche de la réalisation finale. Cependant, Jean-Pierre et Eric n'en parlaient "pas des masses". Jean-Pierre lui en parla un peu plus lorsque Marianne se trouva enceinte de leur premier enfant, Joëlle, ni prévue ni programmée. Le besoin d'un logement plus grand se fit sentir. "Jean-Pierre me parlait de son projet, mais je connaissais pas l'ampleur du truc."

Au moment où Joëlle prévient de sa présence, "pas question d'habiter à Lille", nous dit Marianne. La proposition est faite à Eric de rejoindre le groupe de cet habitat de la région parisienne, tandis qu'elle est "en plein exam" en Auvergne, avant de le rejoindre à son tour. Le couple décide de s'installer. Alors, Eric se chargea de l'installation : choix des tapisseries, des moquettes, consultation des plans. Marianne dit : "Moi, j'avais tellement d'autres choses à faire... l'appart' on verra après". Au début de l’année 1985, Joëlle donne les premiers signes de vie intra-utérine. Sa mère vit un moment important. Elle rajoute à cette occasion : "J'étais plus partie dans la philosophie d'un enfant que de celle d'un logement".

La famille rejoint le groupe autogéré de L'Ormille composé de douze ménages et s'installe à la fin de l’été 1985.

 

Groupe autogéré de L'Ormille

 un tournant

"Le seul endroit à moi, c'est ici." (Marianne)

Le bas : hygiène et stockage

Comme la plupart des logements de L'Ormille, celui de Marianne et Eric se situe sur deux niveaux. Le niveau supérieur comporte la cuisine, le séjour, une petite terrasse et deux chambres. En-dessous, la salle de bains, le wc et le dessous d'escalier. Pour être rigoureux, il faudrait ajouter à cela, en extérieur, un morceau de jardin, part de la collectivité et comprise dans le loyer.

La salle de bains et le wc donnent une impression de vide. Peu meublées, ces deux pièces semblent être réduites à leur fonctionnalité.

Dans la salle de bains, "rien... pas d'armoire... comme avant, tout sur le lavabo...". En-dessous de celui-ci, on trouve un petit placard à deux portes, mais la majeure partie des éléments de toilette sont sur les rebords du lavabo et sur ceux de la baignoire. A la droite de l'entrée de la pièce, un agrandisseur photographique. Eric fait souvent des photos et les développe lui-même. La collectivité autogérée possède également, dans sa petite gamme d'annexes collectives, un atelier réservé au développement photographique. Aussi Marianne juge-t-elle que l'agrandisseur n'a plus sa place et qu'un élément de rangement le remplacera bientôt.

Dans le wc, le siège des toilettes semble seul, le fond blanc des murs mettant en valeur sa couleur noire. Aucun élément de rangement ne s'y trouve, pas même la petite armoire au-dessus du siège où sont parfois stockés les rouleaux de réserve ou quelques bombes aérosol. Marianne évoque son souhait de remplir cet espace : "il y a longtemps que j'ai envie de mettre des trucs", mais le problème est que "Thom veut pas". Comme pour la salle de bains, on note chez Marianne le désir de réorganiser l'espace.

Quant au dessous d'escalier, Eric le cite comme partie intégrante de l'espace domestique. C'est en effet un espace utilisé comme lieu de rangement, notamment pour une bonne partie des jouets de Joëlle. Cet emplacement fonctionne un peu comme un recours dans un logement qui devient un peu trop petit, du fait de l'agrandissement de la famille. Sans tenir compte de sa taille, on pourrait rapprocher sa fonction de celle du "débarras".

Le haut : les pièces à vivre

A droite de la montée d'escalier se trouve la plus grande pièce de l'appartement : le séjour. Une première partie sert de lieu de repas ainsi qu'à d'autres activités, la table servant de support. Dans le prolongement, on aperçoit une petite terrasse. On y mange parfois lorsque le climat le permet, on y étend le linge. Une seconde partie assure les fonctions du salon contemporain : lire, se détendre, recevoir...

En face de la montée, une première chambre, puis à sa gauche une deuxième. Une brève histoire de ces deux pièces nous montre comment les événements familiaux sont parfois structurants. Nous appellerons "chambre n°1" la plus petite d'entre elles, l'autre sera la "chambre n°2". Leurs peuplements et fonctions ont fait l'objet de cinq étapes depuis l'arrivée de la cellule familiale dans le logement.

1. A leur arrivée, le couple s'installe dans la chambre n°2 avec leur premier enfant, tandis que l'autre sera réservée aux cartons de déménagement pendant les premiers mois. Le couple modifiera la disposition des éléments, notamment celle du matelas servant de couche, principalement à cause de l'apparition de la pleine lune à travers la seule fenêtre de la pièce.

2. Après trois ou quatre mois de cohabitation dans la chambre n°2, le couple et leur fille se séparent ; celle-ci prend place dans la chambre n°1.

3. A la naissance de Julie, leur deuxième fille (1988), celle-ci se joint à eux dans la chambre n°2. Son lit sera installé à droite de l'entrée, séparée de la couche du couple par une étagère.

4. Une inversion des pièces aura lieu vers janvier 1989, car Joëlle a besoin de plus d'espace pour ses différentes activités d'enfant.

5. A la fin de l'été 1989, le couple décide d'installer une mezzanine dans la chambre n°2, réservée à la couche de Joëlle, tandis que Julie prendra place en-dessous, au niveau du sol.

Située à gauche de la montée d'escalier, la cuisine est une pièce rectangulaire dont les murs comportent des placards. Comme nous le verrons plus loin, ce lieu est principalement investi par Marianne, que ce soit pour la préparation des repas, le rangement, le nettoyage. Marianne passe effectivement la plupart de son temps dans l'espace domestique, d'autant plus depuis l'arrivée des deux enfants. Eric, lui, travaille en entreprise. De plus, son métier lui demande parfois d'effectuer des formations dans le Sud de la France : dans ces cas, il est absent toute la semaine.

Après l'emménagement, il a donc fallu combiner les trajets d'Eric, la prise en charge des enfants et toutes les conséquences pratiques au quotidien que cela entraîne. Nous pourrions caractériser cette période de "stabilisation progressive", qui se lit aussi dans la gestion financière. Avant la mise en ménage effective, chacun-e fonctionne à sa manière. Pour Eric, c'est "au coup par coup, je dépense ce que j'ai, je planifie pas à l'avance...". Marianne, quant à elle, "planifie plus à l'avance". Lorsque le couple s'installe à L'Ormille, c'est à elle que revient la gestion du budget.

Les meubles : d'origines diverses

Le logement est assez peu meublé. Eric se déclare "pas très "meubles"" ; l’essentiel du mobilier vient de Marianne. Une armoire provient de la sacristie de Thallouard. Sur un côté (celui le moins exposé au champ de vision) subsiste un crucifix. Près de l'armoire se trouve un buffet ayant appartenu à un de ses oncles. Ces deux meubles, d'abord respectivement noir et vert foncé, ont été entièrement décapés puis cirés, pour recouvrer leur aspect bois naturel.

D'autres meubles ont été achetés (principalement dans des magasins Ikéa et Habitat) : un canapé deux-places, une petite table de salon, deux fauteuils, un meuble de cuisine.

Parmi les réalisations familiales qui complètent l'ameublement, deux étagères : l’une a été faite par le père d’Eric. Eric dit de celle-ci : "Elle va pas tarder à se casser la gueule..." ; le chercheur en doute, elle n'en a pas l'air. L’autre, conçue et fabriquée par Eric, présente la particularité d'une forme probablement unique : la base compose un angle droit avec un des montants et un angle de 75 degrés environ avec l'autre montant. Les largeurs des côtés de l'étagère sont inégales, ce qui donne aux planches qui soutiennent les livres l'allure de trapèzes. Elle ne prend pas appui contre le mur... et pourtant elle tient droite. "Elle date de notre premier logement, je trouve ça fendard [amusant]... j'aime bien quand il délire comme ça", exulte Marianne.

Ajoutons à ces réalisations quelques meubles réalisés à partir de chutes de bois récupérées (qui sont parfois les emballages d'appareils ménagers achetés). C'est le cas, par exemple, d'un placard encastré dans une cloison de la cuisine et d'un meuble à chaussures situé dans l'espace nommé "dessous d'escalier". Pourtant, Eric n'est pas très bricoleur. Il préfère de loin être "concepteur". Il dessine beaucoup, photographie, puis développe lui-même ses films. Dessinateur pour un journal de quartier, son imagination est débordante et il donne souvent l'impression de quelqu'un qui a du mal a saisir le réel. En revanche, Marianne semble plus prendre les réalités à bras le corps, ce qui fait dire à Eric qu'il aimerait bien un rôle complémentaire au sein du couple : lui concepteur, elle réalisatrice. Eric s'estime un peu hors des réalités, des nécessités qu’impose la gestion quotidienne ; travaillant beaucoup à l'extérieur, il n'est "pas dans le quotidien du logement". D'autre part, il n'aime pas "les trucs tout faits", qu'il a "du mal à acheter" ; dans ce cas, "Marianne poussée par la nécessité", achète. De fait, les pratiques domestiques accordent une part faible au bricolage.

 

L'organisation du temps

Une journée-type chez Eric et Marianne

• Le petit matin

7h : Le réveil sonne.

7h30 : Le lever s'impose car on est "bousculés par l'urgence" (Eric) ou c'est "selon Julie" (Marianne). Marianne émerge du sommeil plus lentement qu'Eric, mais elle est souvent la première active. Eric décrit le matin d'une journée où il travaille en précisant qu'il n'y a pas vraiment de "journée-type". En fait, "il y a des jours où je décoince pas parce que je sais qu'elle va décoincer et des jours où elle décoince pas parce qu'elle sait que je vais décoincer". La demi-heure de battement permettrait donc à l'un-e ou l'autre de déclencher le lever. Ensuite, le premier qui se lève prépare le biberon. Julie, la cadette des filles, "s'en fiche de qui lui prépare le biberon" (Eric) ; en revanche, Joëlle, l'aînée, crée parfois quelques difficultés et exige par exemple que ce soit la personne qui n'est pas encore complètement levée qui le lui prépare.

En général, Marianne prépare le café car elle est la seule à en boire, tandis qu’Eric mange des céréales trempées dans un bol de chocolat. Occasionnellement (notamment lorsqu'il est en retard), il lui arrive de se servir un café, car cela demande moins de préparation que son petit déjeuner habituel. Les filles sont servies les premières. Bien que préférant manger avant de faire sa toilette - ce qui lui évite des allers-retours entre les deux niveaux du logement - Eric fait le contraire. Il remarque que les personnes prennent souvent leurs petits déjeuners à contretemps les uns des autres ; et pourtant, "on aimerait tous les prendre en commun".

Puis Marianne se charge d'habiller Joëlle, "c'est dur... il faut la pousser". Elle souligne que le matin est un moment important de la journée, "un moment où il y a beaucoup de rapports entre elles et leur père".

8h20 : Marianne amène Joëlle chez une voisine, Catherine, qui se charge de l'emmener à l'école en même temps que son fils.

8h30 - 8h45 : Eric se rend sur son lieu de travail, où il doit arriver avant 9h30. Avant de partir, il ne se presse pas, il prend "le temps de discuter avec toutes les filles du logement, de leur faire un bisou". Pour le bisou, il évite quand les petites dorment.

• De 9h à 19h : "Ça dépend des jours"

Cette partie de la journée concerne seulement l'emploi du temps de Marianne, Eric est sur son lieu de travail. Pendant ce temps, Eric ne pense pas à son logement. Ou plutôt s'il y pense, c'est qu'il prend un temps sur son travail pour faire quelques croquis de meubles qui pourraient prendre place dans le logement ; ce qu'il appellera "des questions matérielles". Il ne pense jamais à ce qu'il mangera le soir et "s'il y avait rien dans le frigo, je m'en foutrais et j'en voudrais à personne."

Lundi

Pendant la matinée, Marianne se consacre à des "occupations d'intérieur : ménage, repassage, bouffe... avec France-Inter" en fond sonore.

11h20 : Elle va chercher les enfants à l'école : Joëlle, leur fille, Stéphane et Ludovic, deux voisins. "C'est plus en désordre ce jour-là, mais je ne les surveille pas trop".

Stéphane mange avec eux à la maison ("ça fait plus de boulot"), et ce depuis septembre, car la voisine qui le gardait a eu un enfant. Monique, la mère de Stéphane, tient à rémunérer Marianne, mais celle-ci refuse. Elle assure cette garde, en précisant que l'apport d'argent n'est pas déterminant.

13h20 : Marianne emmène les trois enfants chez Catherine, qui les emmène de nouveau à l'école.

16h20 : Elle va chercher les enfants à l'école et "tout l'monde dehors !" pour s'adonner à des jeux de toutes sortes.

18h30 : C'est l'heure de la toilette pour les filles : "bain, douche", les deux dans la même eau.

Mardi

C'est "le jour des courses". Marianne les fait "pour la semaine, à l'hypermarché Ventout, ou ailleurs, peu importe... sauf, si, les prix à Ventout... je suis très à l'aise dans ce magasin. Je connais à peu près les prix, ce qui stupéfait toujours Eric". Elle s'occupe des enfants qui mangent au domicile ; par ailleurs, il lui arrive de faire du ménage ce jour-là.

Mercredi

Ce jour est "consacré aux filles, en particulier à Joëlle... Julie est là... Le matin, on traîne, Joëlle dort comme elle a envie... mais Julie se réveille comme les autres jours et réveille tout le monde par la même occasion (rires)..."

10h : changement de tenue, toilette matinale, maillots de bain, bouées. Marianne, Joëlle et Julie passent prendre Ludovic et Amélie, deux enfants voisins, et partent pour la piscine. A 10h45, c'est l'heure du "Jardin Aquatique" : un moniteur s'occupe des enfants et aussi des parents, propose des jeux pour apprendre à nager, "elles adorent ça..."

12h15 : retour à la maison. Tout le monde prend un repas rapide exceptée Julie, qui est chez Catherine, la voisine.

Après-midi : Marianne et Joëlle vont à la bibliothèque, font des balades ou du jardinage, ou se retrouvent autour du bac à sable.

Jeudi

Ce jour est "consacré à la Mairie". Marianne est conseillère municipale depuis la dernière élection. Elle participe à quelques commissions de travail, notamment celles qui concernent l'environnement et le logement. Pendant cette journée, Julie reste à la cantine de la garderie, Joëlle à celle de l'école, à moins qu’elle ne soit récupérée par d'autres voisin-e-s.

Vendredi

Au lever, Marianne emmène Julie à la garderie, tandis qu'Eric emmène Joëlle et Ludovic à l'école.

Matinée : Marianne et Catherine vont "à la gym".

11h20 et après : Marianne repart chercher les "petits" à la garderie, tandis que Catherine s'occupe des "grands". Marianne "récupère Stéphane qui mange à la maison... et depuis quelque temps, on sèche les cours le vendredi après-midi. Et là, soit on va à la bibliothèque, ou on fait du jardinage..."

Selon Marianne, cet emploi du temps est chargé, trop chargé, même : "J'ai un gros problème pour insérer dans cette semaine une après-midi couture. J'aime bien, j'ai plein de projets... je vais essayer le lundi après-midi."

Après 19h

19h-19h30 : Eric arrive souvent après ; Marianne "ne mange jamais avec lui", "je ne prépare rien pour lui car il ne mange jamais... il grignote... pain-beurre-chocolat, banane...". Marianne et ses deux filles prennent donc leur repas du soir ensemble. Puis "au lit le plus vite possible" (pour les enfants bien sûr : 20h pour Julie, 20h30 pour Joëlle ou un peu plus si Eric arrive et qu'elle ne dort pas).

19h mini, 0h maxi : Eric rentre de son lieu de travail à son domicile. En période d'essai pour un nouvel employeur au moment de notre étude, il doit "en faire un peu plus", ce qui explique cette large fourchette, qui n'est cependant pas quotidienne. En effet, il prend occasionnellement des cours de formation complémentaire jusqu'à 20h30. Il rentre alors vers 21h. Marianne ayant mangé, Eric ne l'appelle pas régulièrement du travail, sauf quand il rentre très tard ; mais c'est "plus pour la rassurer". Il en profite pour citer l'exemple de collègues de travail, exemple qu'apparemment, il n'aimerait pas suivre : "J'ai des collègues qui appellent sans arrêt... A la boîte, la femme ne travaillant pas, le mec arrive à 8h15, sa minette appelle à 8h20, elle appelle dans la matinée, avant qu'il aille manger avant 11h30... il reçoit cinq appels de sa femme au moins dans la journée... l'Enfer..."

Depuis quelques temps, Marianne s'investit dans des associations locales : les haltes-garderies, un groupe politique, un journal de quartier, sans oublier le conseil municipal. Ainsi demande-t-elle parfois à Eric de rentrer plus tôt de son travail pour qu'il puisse s'occuper des filles pendant qu'elle va en réunion. Lorsqu’il rentre, le bisou du soir pour les enfants est de règle. Au cas où Joëlle dort, il pénètre dans la chambre : ""Salut, c'est moi ! j'arrive du boulot !"... elle entend pas mais je lui dis le lendemain, elle aime bien quand je lui dis : "Tiens, je suis passé hier soir..."."

21h30 - 22h : Marianne dort tandis qu'Eric reste souvent dans la pièce principale, s'affairant à quelques travaux extra-professionnels, notamment le dessin et la photo. La lecture lui est difficile dans le salon et il préfère s'y consacrer au lit, mais la cohabitation est difficile à ce moment-là car Marianne dort.

Les week-ends et les vacances

Les week-ends et les vacances sont l'occasion de profiter d'autres rythmes. Pendant ces périodes, les enfants se réveillent environ à la même heure qu'en semaine, ce qui impose aux parents de se lever et de préparer les biberons. Il arrive à Eric de se recoucher mais rarement. Pour Marianne, comme Eric est présent, il n'y a pas d'horaire particulier. Elle va assez rarement au marché du samedi matin, car "les moments avec lui sont déjà rares... c'est le moment où on peut parler, s'occuper des filles ensemble".

Les week-ends peuvent comprendre "une balade en montagne ou une marche avec les gens de L'Ormille... Parfois on fait rien, histoire de rien faire" (Marianne). Eric, lui, partirait volontiers tous les week-ends, mais ils sont souvent réservés à des balades près de chez eux, près d'un petit lac. Ceci ne l'enchante pas, surtout lorsque c'est répété : "Les filles aimeraient bien faire le tour du lac pour la quinzième fois... J'en ai marre, j'y vais pas ; alors tout le monde reste là...". Marianne mentionne à ce sujet qu'avant la naissance de Julie, Eric et Joëlle s'offraient une "grosse balade autour du lac", ajoutant que Joëlle "aime bien avoir des activités ou avec l'un ou avec l'autre", tandis que Eric résume la situation autrement :"J'aimerais plutôt faire des trucs d'adultes avec les gamins alors que Marianne ferait plus des trucs de gamins avec nous."

Mais les vacances, les "vraies", c'est lorsque, environ une fois tous les mois et demie, la famille se rend à Thallouard chez les parents de Marianne. Même si actuellement cette fréquence baisse : "Avant on avait besoin de remonter... actuellement, on est plus souvent ici" (C'est Marianne qui parle) Marianne présente ces séjours comme une "institution" : les "escalades aux Foués, le chalet de mes parents... on fait du bricolage, des balades... c'est un moment important pour Joëlle... Pour elle, c'est la fête !"

Pour les vacances, Eric remarque que c'est "moins galère qu'avant, à cause des petites". Son plaisir, c'est d'aller camper. Il garde en tête des destinations rêvées, que semble partager Marianne : l'Ecosse, l'Islande, la Scandinavie, la terre de Gram, les Falklands, la Géorgie du Sud, la Mer de Wedel... mais "aucun jet ne va là-bas, sauf pour les Falklands... en Angleterre ils en ont", dit-il ironiquement. Mais en aucun cas, ce ne sera un pays chaud : ni l'une ni l'autre n'aime.

Evoquant les vacances récemment prises, Eric cite en plaisantant "deux jours la semaine dernière à Chambéry... un week-end surprise à Lille", et finit par envier les professionnels de l'Education Nationale. Ce qui lui plairait, "c'est de pouvoir planifier", ce qui n'est pas très réalisable dans sa branche professionnelle : "J'aimerais bien avoir un boulot où je peux me dire : "Je pars"."

Aspects domestiques : Eric en fragments

La nourriture

Dans l'ensemble, Eric se considère "nul" en ce qui concerne la nourriture. Mais surtout, il est surclassé par Marianne, qu'il trouve "plus véloce et imaginative", et qui, à son goût, "n'a pas fait trop bénéficier de ses connaissances". Lorsqu’elle était en Auvergne pour finir ses études de technique agricole (elle revenait alors tous les week-ends), Eric lui avait demandé de lui préparer ses repas, ce que Marianne avait refusé. "Je me suis débrouillé", dira Eric.

Un repas, un soir, un dialogue entre Eric et le chercheur de passage... tête à tête, assiette contre assiette. Confidences culinaires :

"Eric : - Je savais pas du tout quoi faire à manger aujourd'hui et puis, quand je suis tout seul, je me fais plutôt de la bouffe rapide au sens, pas américain du terme, mais au sens blésois.

Le chercheur : - Blésois ?

Eric : - C'est-à-dire que les chocolats Poulain sont originaires de Blois.

Le chercheur : - ...

Eric : - J'aime bien moi le chocolat Poulain, pain-beurre, tout ça... j'ai déjà commencé à inventer une histoire cet après-midi, comme quoi j'allais chez le roi de la boquenaille.

Le chercheur : - De la ?

Eric : - Boquenaille. En savoyard, ça veut dire euh... mangeouiller des petites mixtures comme ça... En fait, quand je suis tout seul, j'en ai rien à cirer de manger correctement ; d'ailleurs, je me ferais surtout pas des plats construits à l'avance, tu vois, à part un steak grillé... L'autre jour, j'ai acheté une boîte de cassoulet, ça me va tout à fait : c'est chaud, et puis je mange tout, il y a tout dedans. J'ai pas envie de passer du temps à la bouffe...

Le chercheur : - Ah, tiens, t'as fait les oeufs mollets, c'est bien, ça... T'as fait exprès ?

Eric : - Non, je les fait plutôt durcir... mais au contact de la savoyarde - qui n'est pas une assurance -, je fais comme ça... Alors ça, c'est de la sauce vinaigrette toute prête, genre euh... mec comme moi, tu vois... Donc, je savais pas quoi faire... cet après-midi, j'ai fait l'inventaire : je savais que j'allais te faire des steaks avec des petits pois-carottes et je me suis dit : "dis donc, c'est dur d'attaquer directement par le steak, ça va être dur" (...)

Le chercheur : - Tu as pas un bout de pain ?

Eric : - Si si. Cet après-midi, je me suis dit : "il y a qu'un seul magasin qui peut être ouvert (l'entretien a lieu un lundi de Pâques) pour trouver une entrée, c'est aller chez les Arabes." J'y vais souvent, ils sont sympas. C'est une boucherie musulmane. Il y avait des carottes dans le frigo mais j'me suis dit : "il y en n'a pas assez pour deux"... puis finalement, je n'ai utilisé que les carottes que j'ai achetées chez lui, ça fait qu'il m'en reste encore pour trois personnes au frigo (...)

Le chercheur : - L'idée du moule ?... (les carottes râpées sont présentées sous la forme d'un gâteau qu'on aurait fait dans un moule. En fait, il s'agit du réceptacle du mixeur)

Eric : - Elle est venue... comme souvent...

Le chercheur : - C'est préparé ?

Eric : - Non... quand j'ai démoulé, je me suis dit : "Tiens, ça va être sympa, il y a cette cheminée"... En fait, je suis pas génial à part ça. Je suis très expérience-comme-ça... si tu me voyais faire la vaisselle, maintenant heureusement qu'on a un lave-vaisselle... Parce que des fois, je mettais trois heures à faire la vaisselle parce que je fais des tas de trucs... par exemple, je vois des bulles... j'arrive à faire de belles bulles avec un machin comme ça [il montre un gros récipient], quand il est recouvert d'une bulle de savon, je le regarde pendant deux heures, il y a des reflets... ou alors, quand on peut souffler par-dessous, je souffle, je fais des grosses bulles... alors Joëlle, elle est là, elle me voit faire la vaisselle comme du cinéma : "Ah ! encore une autre grosse !" (rires) (...) je remue, je fais de la mousse."

En entrée, il y a des carottes : "il faisait beau aujourd'hui, je me suis dit : "Tiens, un peu de frais !"". Il y a également du pain en forme d'étoile, du pain blanc. Eric l'a acheté "parce qu'il était joli", tout simplement. Les steaks mettront longtemps à cuire, Eric ne les ayant pas sortis suffisamment tôt du réfrigérateur : "ils sont trop froids, alors ils cuisent moins vite".

Après les carottes râpées avec deux oeufs et le steak accompagné de petits pois-carottes, le fromage : "J'ai qu'un seul fromage, j'ai oublié d'en acheter samedi". Puis il proposera du beurre pour accompagner le camembert "parce qu'il est plâtre... J'ai pas trop appuyé parce que j'aime pas trop les gens qui appuient, je trouve ça un peu dégueulasse... T'achètes un truc avec un gros trou dedans !..."

Les observations que les chercheurs avaient obtenues sur les régimes alimentaires des résidents montraient souvent un passage à un régime diététique. Fruits, légumes et céréales, sans trop abuser de viande... Eric, lui, trouve la qualité des aliments céréaliers "dégueulasses", sauf le pain de seigle, pour lequel il a un faible. Il se souvient d'une personne qu'il a connu, qu'il baptise pour la circonstance Bioman : "Quand j'étais à Lille, tous les dimanche, on allait faire de l'escalade avec les potes et il y a un des potes qui était en Ecole Normale pour être instit... il était archi-bio, il nous faisait chier sur tout ce qu'on bouffait, c'était exagéré. Il avait jamais tort, mais il te faisait chier. A chaque fois, par exemple, tu manges du porc, il te faisait tout le cycle du porc... et tu te dis : "Je mange du porc et je suis con parce que je favorise telle multinationale et en plus je m'esquinte la santé, etc.". Il avait raison de nous sensibiliser mais pas de dire "Ben, tu vois, t'es un con...""

Marianne défend les mêmes principes, mais mentionne malgré cela que les céréales ont toujours été présentes (notamment le riz complet, accompagné de poisson et de légumes à l'époque de leur premier logement). Mais, parlant des ardents défenseurs du "bio", elle soutient : "Ils sont trop dans leur machin... intolérants !"

Eric et l'hygiène

Lorsqu’il est aux wc, Eric ne ferme jamais la porte à clef. S’il ne sait pas si Marianne la ferme ou pas, c’est qu’il repère la présence de quelqu'un par le filet de lumière sous la porte. Et il note avec plaisir que Joëlle se débrouille et "verse elle-même son pot dans le chiotte". Il lui arrive d'y aller de temps en temps avec un livre (principalement des ouvrages sur la photographie), mais surtout quand il est seul. Il se rappelle d’ailleurs d'une grande bibliothèque dans le cabinet de toilettes chez ses parents et ironise sur le genre de lecture qui y figurait : "Quinze ans du "Pèlerin" et douze de "La Vie Catholique"... ".

Lorsqu'il se trouve aux toilettes, Eric essaie d'être "très discret", en s'attachant à "bien viser sur les bords" et "si ça rate, j'essuie". Il parle alors de sa mère "qui rouspète contre les pièces de monnaie sur la lunette". Enfin, aucun désodorisant ne s'y trouve ; "quand y a un problème, on met la VMC" .

La toilette matinale est située soit avant, soit après avoir mangé. La douche n'est pas quotidienne et peut avoir lieu le matin comme le soir, c'est "à la demande". Cette douche est principalement conditionnée par l'état de ses cheveux. Ainsi, "quand je me lave les cheveux, je lave le bonhomme avec". Il mentionne également que "ça dépend aussi des activités nocturnes". En moyenne, il se douche tous les deux jours.

Mais une de ses plus importantes exigences concerne ses dents. Il les lave systématiquement deux fois par jour, "et si je pouvais, ce serait plus". Si bien qu'il envisage d'emmener une brosse à dent sur son lieu de travail.

Quant au rasage, l'utilisation du rasoir électrique (qu'on lui a offert) le dérange, si bien qu'il ne s'en sert jamais. C'est Marianne qui l'utilise pour ses aisselles. Eric se sert d'un blaireau et de la mousse ; celle-ci se présente sous la forme d’un tube, puisqu'il refuse l'usage des bombes aérosol. De plus, le blaireau lui rappelle avec plaisir des  images de films des années 50. Il note avec malice que le blaireau a été "chouré" [volé] dans un supermarché.

Le ménage et le rangement

Comme la situation actuelle confère à Marianne un statut de mère au foyer, c’est elle qui se charge généralement du ménage et du rangement. Actuellement, Marianne remarque qu'Eric "a évolué, il aimait bien le bordel et maintenant, il ne le supporte plus depuis que je suis rentré d'Auvergne".

Par exemple, il ne retrouve pas, pour la deuxième année consécutive, les cartes de voeux qu'il/elle doivent envoyer, alors que nous sommes déjà le 27 mars. Ça l’amuse beaucoup, même s’il met cela sur le compte d’un manque de rangement. Pour lui, le ménage, "c’est une occasion de conflits" ; "on est tous les deux bordéliques, mais on aimerait tous les deux que ce soit plus rangé". Ceci inciterait facilement Marianne à prendre une femme de ménage, mais pour lui, cela reste exclu : "J'ai toujours été contre ce truc-là : on n'a pas les moyens... et j'imagine pas. J'ai toujours trouvé que c'était réservé à une certaine... [classe], j'ai l'image du domestique... Quand je vois le mec qui fait le ménage à la boîte, je suis mal à l'aise parce qu'il enlève les merdes que je fais. En fait, j'ai toujours un malaise par rapport à quelqu'un qui fait un boulot en-dessous ... Par exemple, quand je faisais les cageots l'été, je ramassais les légumes, je nettoyais au supermarché, c'était infect, dégueulasse..."

Pourtant, pour Marianne, une femme de ménage serait "la solution pour qu'il y ait moins le bordel dans la maison" : "J'ai des choses plus intéressantes à faire que le ménage... Si je trouve un article de presse intéressant, ça prévaut sur le ménage". Eric sait que Marianne voit ça "d'un très bon oeil. Elle a sûrement raison, elle a plus d'intuition et plus d'audace... C'est curieux parce que quelqu'un comme Marie-Jo par exemple (une voisine) me convaincrait sans problème. J'ai un problème parce que j'imagine. Donner des ordres, je peux pas."

La question du désordre et du rangement est particulièrement sensible. Un bon indicateur est l'histoire du bureau dans l'aménagement du séjour.

Au départ, le grand bureau "tréteaux-planche", "où on devait travailler tous les deux" (Marianne) avec chacun-e sa partie, était situé en longueur contre une cloison. Marianne n'était pas très enthousiasmée par ce grand bureau, parce qu'il "prenait trop de place". Mais "Eric aimait bien ce grand bureau parce qu'il pouvait mettre plein de bordel dessus". Au fil des jours, Eric prenait de plus en plus de place et empiètait très largement sur la surface réservée à Marianne. Celle-ci s'en alla alors travailler sur la table du séjour. Après cet événement, le bureau prit place dans un angle du salon. Eric en est l'utilisateur exclusif, il y entasse régulièrement ses documents personnels.

Ce fait singulier montre une certaine manière de s'approprier une partie de l'espace domestique, en l'occurrence le bureau. On peut penser qu'elle n'est pas étrangère au fait qu'Eric est peu présent dans le logement. Ceci se lit également dans la décoration murale.

La décoration intérieure

La décoration murale du logement est marquée par l'empreinte d’Eric. On y trouve essentiellement des photographies et des dessins de son propre fait. Parmi ces réalisations, de nombreuses photographies, pour la plupart en noir-et-blanc : plusieurs photos de Joëlle, d'amis parisiens déguisés, des cartes-lettres destinées à Marianne dans des temps passés et une photo d'une vieille voiture, de face. Aussi, on remarque une parodie de coupe géologique représentant le corps de Marianne, allongé de profil, lors de sa première grossesse ; les strates sont de couleurs plutôt vives.

Il existe également un stock de ses réalisations dans l'armoire, découvertes à l'arrivée du chercheur alors qu'Eric cherchait désespérément les fameuses cartes de voeux pour la nouvelle année...

Enfin, on y trouve aussi des affiches et des photographies réalisées par d'autres. Elles représentent des bateaux et quelques montagnes alpines.

S’il reconnaît que le décorum tient essentiellement à son initiative, Eric précise que "Marianne aime bien, je suis pas seul... ce n'est pas que par mon fait". Marianne reconnaît également les traces laissées par Eric mais précise : "J'ai fait de la photo avant lui, et ça, peu de monde le sait, avec beaucoup plus de technique que lui. Mais j'ai pas le délire, je me suis vachement censurée là-dessus. J'aime pas montrer mes photos, j'aime bien les siennes (...) Je peux donner l'idée de mettre une photo, lui, fait l'encadrement." Mais "Thom n'aime pas être mis devant le fait accompli... une fois, j'ai planté un clou et mis un cadre, bon... euh..." (sous-entendu : il n'était pas très content).

En revanche, les murs de la chambre des parents sont peu investis. D'ailleurs, sa petite surface ne le permet guère, les meubles couvrant la majeure partie des cloisons. Quant à la chambre de Joëlle, elle est principalement décorée par ses dessins d’école.

L'autre aspect de la décoration intérieure est la présence de plantes vertes. Eric nous dit : "Les plantes vertes, c'est "100% Lachance... je m'en fous pas, j'adore tout ce qui est fait dans ce sens, mais je suis réduit à zéro quand il s'agit d'en motiver la création". De même pour les deux jardinières pendues aux fenêtres de la cuisine et de leur chambre : elles sont "raidies depuis un an. J'aimerais bien qu'elles soient belles, mais je m'en fous qu'elles soient sèches..."

Marianne confirme : "C'est mon domaine !... Thom il est archinul, comme en cuisine. Il aime bien mais il ira pas acheter une plante verte, ni rempoter. Ça le fait marrer comme tout quand il me voit trifouiller ma terre ; je le fais dans cette partie du séjour, sur la table ou par terre. Il aime pas trop parce que j'en fous partout. Je suis partie en vacances quinze jours, il les a arrosées une fois, par exemple."

Mais il ne faudrait pas lire ici la source de drames familiaux. Au contraire cela semble appartenir à l'équilibre du couple.

 

Les relations interpersonnelles

Les conflits dûs à l'organisation domestique

"Un gueule, l'autre dit rien." (Marianne)

Le temps passé à l'intérieur et à l'extérieur par les deux protagonistes du couple est à la source de quelques conflits. Eric avoue imaginer que Marianne a "toute sa journée", mais en même temps, il reconnaît qu'elle est très occupée. Parallèlement, Marianne reproche à Eric d'être parfois trop absent du logement, notamment lorsqu'il va travailler le samedi, ce qui est arrivé depuis qu'il a changé d'emploi. Eric prend alors le temps et la patience d’expliquer qu'il est en période d'essai et qu'il doit plus ou moins s'y tenir.

Par exemple, bien qu’il ne soit pas préposé à l'administration du ménage, Eric ne peut s'empêcher de remarquer le courrier en retard, "la déclaration d'impôts qu'on fait à la dernière minute". Il mentionne également que la vaisselle fut un objet de conflits, ce que Marianne annonce de manière plus nuancée. Quoi qu'il en soit, le couple effectue rapidement l'achat d'un lave-vaisselle. L’appareil a été acheté "d'un commun accord", explique Marianne. Elle exprime son "ras-l'-bol" : "je trouve que je perds mon temps" à faire la vaisselle. Aussi, l'achat de ce lave-vaisselle était-il prévu "pour qu'il y ait moins de bordel dans la cuisine", confirmant ainsi une fonction essentielle de cet appareil ménager : la régulation des conflits dans les couples.

Il faut toutefois préciser que Marianne est la seule personne de L'Ormille à être au chômage. De ce fait, elle se trouve souvent en première position pour la garde des enfants en bas-âge. Le dernier né à L'Ormille, Cédric, a sensiblement alourdi ses tâches domestiques.

Lors d'entretiens individuels, le chercheur proposa à chaque membre du couple de narrer un conflit récent.

Eric raconte : "Par exemple, Pierrot, le copain qui est derrière toi là (il montre une photo accrochée au mur), bon, il est un peu dans la dèche à Paris et il a eu un enfant... sur le vif, un peu comme nous, ils sont tous les deux étudiants, donc on leur a fait une proposition d'aide, du matos [matériel] pour la gamine. Et on lui a fait une promesse d'envoi du matos. J'ai dit à Marianne de le préparer, c'est plus (+) son rayon, elle y connaît mieux... Les habits pour 3 mois, 6 mois... Je lui demande de préparer un carton... Quand c'est pas fait tout de suite, ça me met un peu... "Prépare-le, t'as bien cinq minutes dans la journée pour faire ça..." Si ça se trouve elle n'a pas le temps, elle a eu Cédric [à garder] et elle a sans doute cru qu'elle allait avoir du temps et il gueule souvent. C'est ce qui peut nous mettre en conflit. Sans casser les carreaux, mais..."

Quant à Marianne, c'est au récit suivant qu'elle nous convie. Un samedi du printemps 1989 a lieu dans la cité une inauguration sur la place du village. Marianne, en tant que conseillère municipale, doit s'y rendre. Elle prévient Eric dans la semaine précédente : "Je lui dis trois fois la même chose, eh bien t'es sûr que le jour où je lui en parle, il me dit "Tu m'as rien dit"... alors moi, je lui dis : "Si tu retiens pas, c'est que t'en as rien à foutre de ma personne, c'est pas possible !" Alors donc, depuis le début de la semaine, je lui dis "Samedi matin, on plante l'arbre de la liberté, il y a l'école et tout !"... Samedi matin, je me lève, il me dit : "J'ai un rendez-vous à 9 heures avec un type". Alors ça, c'est le genre de trucs qui... Du coup je vais à la cérémonie, le temps d'habiller, de laver... j'avais les deux gamines... je les ai souvent toute la semaine. On aurait pu partager, là, ça commence à me gonfler particulièrement. En plus il m'avait dit : "La mère de Catherine est toute seule avec les deux gamins, il faudrait l'inviter..." ; donc j'avais invité Mamie Claudette et ses deux énergumènes à manger à midi. Alors bon, après l'arbre de la liberté, il fallait que je fasse les courses, avec les deux, Julie dans le sac-à-dos... mais lui il s'en fout, il se rend pas compte en plus... Donc je fonce... je repars, je fais le marché, je reviens et je savais pas l'heure exacte qu'il était, vers 11 heures et demie - midi... et comme je savais que la mamie faisait manger les enfants tôt, je voulais pas rentrer tard... Il y avait pas de repas de fait, c'était un bordel immonde... Je rentre à fond la caisse, je le vois sur le parking, complètement dans le... tu crois qu'il serait venu m'aider pour débarrasser des trucs du marché et tout ?... non, pas du tout ! Je me suis encore démerdée jusqu'ici avec les deux filles, il arrive là... [et me dit] "Eh ben, t'as pas l'air contente...". Le pire...... en plus, dans ces cas-là, j'explose ! et c'est de ma faute, il faut pas s'énerver ! Alors des fois, je lui ferais bouffer la cocotte-minute avec tout ce qu'il y a dedans..."

Les conflits de personnalité et leur régulation

Lorsque Marianne a décidé de s'engager sur le terrain politique, Eric a été consulté. Ca ne lui posait aucun problème : "Quartier libre", lui a-t-il dit.

Cependant, depuis que Marianne est conseillère municipale, il est un peu inquiet. "Je lui dis souvent que... Je la mets souvent en garde et elle croit que je lui dis qu'elle montre trop son pouvoir. En fait, je la sens mal dans les discussions délicates ou diplomatiques... je trouve qu'elle est trop entière dans ses conversations, et quand il y a quelque chose qui va pas, elle se bloque très vite... c'est l'occasion d'une situation conflictuelle."

Eric complète ces informations en évoquant les rapports entre Marianne et Sylvain K., un voisin de L'Ormille. Ces rapports furent mal vécus, Sylvain ne cachant pas un certain machisme. Marianne fut très souvent "exaspérée".

C'est notamment lors des élections municipales que l'un-e et l'autre ne se sont pas entendus. Participant à la même liste politique présentée comme "alternative", elle considérait qu'il fallait négocier avec la liste de la gauche unie pour obtenir des postes. Sylvain, lui, adoptait une position beaucoup plus radicale, et ne manqua pas de faire sentir à ceux et celles qui choisissaient l'autre option qu'ils étaient en quelque sorte des complices du pouvoir. Vivant dans le même immeuble, leurs rencontres étaient animées. A ces occasions, Marianne autant que Sylvain ne manquait pas de faire valoir ses positions. Cet antagonisme au sein de la collectivité a eu des répercussions sur les relations intra-muros du couple. Eric souligne qu'il a eu, avec l'épouse de Sylvain, un rôle important de régulation de ces conflits.

Eric insiste sur le fait qu'il évite le conflit alors que Marianne aurait tendance à le provoquer. Toutefois, il pense que Marianne le trouve "trop mou" : "je rentrerai jamais en conflit avec quelqu'un... je sens qu'il y a quelque chose, mais...". Lorsqu'un problème se présente, Marianne, elle, n'hésite pas à le dire. Par exemple, Ludovic, un des enfants de L'Ormille, s'est mal comporté avec Joëlle : "elle va le dire aux parents... moi, j'ose pas...". Marianne confirme : "Comme à L'Ormille je dis ce que je pense, il est vert de peur. (...) Ce qu'il aime pas chez moi, c'est mon côté italien. Il a toujours peur que je blesse les autres... "J'aime pas comme tu..."... il aime pas ce côté violent. Il aime pas la violence alors que moi je suis très violente. Quand Joëlle m'énerve trop... elle le sent... J'irais pas la claquer contre les murs mais en général je la déplante du sol, elle touche pas par terre jusqu'à sa chambre. Sans taper les gens, des fois... Thom en a peur (que Marianne frappe Joëlle). La violence est verbale, uniquement."

Pour Eric, de même que la violence doit être bannie, la discrétion sur la vie privée doit être de mise. C'est Marianne qui témoigne : "Il ne faut pas que les gens sachent qu'il y a eu conflit. Moi, quand quelque chose va pas, j'ai besoin de le dire fort, et lui ne supporte pas que je parle fort... "Les voisins vont entendre !..." Ça, c'est son éducation. Faut toujours accepter alors que, après tout, flûte !"

Cependant, Eric trouve quelques avantages à cette manière de faire. "Je m'énerverai jamais... en fait, elle s'énerve plus vite que moi... je dois être plus un... comment on dit ?... "un feu qui couve", c'est ça ?... je dois être plus "couveur" qu'elle... elle, ça sort plus vite... De ce côté-là, c'est bien pratique parce que ça dure pas longtemps."

Les conflits posent généralement le problème de la réconciliation. Eric pense en avoir plus souvent l'initiative. Il se trouve que Marianne pense plutôt le contraire : "Si je recrée pas le dialogue, ça pourrait durer longtemps... je prends souvent l'initiative de réconcilier... quoique maintenant, un peu plus lui."

Relations extra-conjugales, contraception

Lorsque le chercheur aborda le thème des relations extra-conjugales, il remarquera une manière différente de traiter la question. Eric parût surpris : "Les relations... potentielles ?..." demanda-t-il. Il n'en envisage pas, mais "je ne me gêne pas pour ce qui est de la drague occasionnelle... mais sans suite. On parle souvent des minettes, des mecs, mais c'est toujours sur le ton de la plaisanterie".

Pour Marianne, "ça peut se passer, l'autre ne cherchera pas à savoir". Elle fait la différence entre l'intellect et le ressenti, à savoir : "Ça peut me faire chier au niveau sentimental, mais intellectuellement je ne m'autorise pas à faire un scandale, à pas manger pendant trois jours". Marianne reconnaît ne pas être "très stable" de ce point de vue. Elle étudierait la question si une occasion se présentait, mais admet qu'elle "travaille beaucoup" dans le sens d'une stabilisation car "je trouve que c'est agresser l'autre". Mais elle refuse de se dire "Non", afin de laisser une place à l'éventualité.

Depuis L'Ormille, Marianne précise que, de ce point de vue, c'est "la partie la plus cool". Les relations amoureuses ne font pas partie des sujets de discussion fréquents au sein du couple. Marianne dit que de "ne pas en parler, ça m'évite aussi de me justifier", ce qui peut expliquer la relative facilité avec laquelle chacun-e s'est livré-e au chercheur.

Il en ira de même avec le thème de la contraception. Le contraceptif utilisé par le couple est le préservatif. Et ce depuis la naissance de Julie. Joëlle, la première enfant, est née "d'une manière particulière". Le couple ne s'y attendait pas et il semblerait qu'il s'agisse là d'une défaillance de la pilule, contraceptif utilisé à cette époque par Marianne. Dans un second temps, Marianne utilisera le stérilet, puis "elle l'a enlevé". Ce sera l'expression d'Eric ; en fait, Marianne l'a retiré car un mauvais positionnement la blessait. Lorsque le chercheur suggère à Marianne : "N'était-ce pas aussi faire porter le contraceptif à l'autre, pour changer ?", elle acquiesce : "d'un certain côté, oui". Les premiers préservatifs furent fournis à Marianne par Marie-Jo (une voisine, conseillère conjugale de profession).

En ce qui concerne leur utilisation, "ben, y a aucun problème techniquement, on trouve plutôt ça marrant !", explique Eric, en précisant que Marianne "participe à ce côté sympa". Mais pour elle, "le préservatif, c'est pas terrible, c'est contraignant". Enfin, Eric évoque leur prix, qu'il trouve trop élevé, si bien qu'il envisage de bientôt en "chourer".

Sensualité, stabilité affective et avènement de la famille

Marianne se souvient d’une situation particulièrement dure qu'elle a vécue à 17 ans. Lors d'un rapport sexuel, elle a subi la domination d'un homme, au point d'appeler cela un "presque-viol". Depuis, c'est le "réflexe de survie". "J'ai une forte réaction à ne pas me soumettre au désir amoureux de l'autre."

Vis-à-vis d'Eric, Marianne est demandeuse de plus de marques d'affection. Elle s'étonne - pour ne pas dire qu'elle enrage - qu'il "ne prend jamais la main en public... pas de geste tendre en public... Moi, j'ai pas forcément envie de tendresse que quand on est tous les deux (...) alors qu'il est très tendre autrement... Au niveau relation affective et physique, il était extrêmement secret et très coincé... c'est quelqu'un que j'ai vu pleurer qu'une fois... pour la mort de mon grand-père."

Marianne attribue à la venue du premier enfant un rôle particulièrement important. Joëlle "nous a soudés", dit-elle. Et si le travail de stabilisation évoqué plus haut n'a pas pu être fait avant, Joëlle ayant "débarqué" entre eux sans qu'elle ait été planifiée, cette naissance a marqué une nouvelle étape : "Depuis Joëlle, les non-dit ont disparu, des gestes osés... de tendresse sont apparus... Il y a eu une modification sur la paternité et les rapports sexuels" (C'est Marianne qui parle).

Cette relative stabilité affective semble sanctionner l'aboutissement du couple, et plus largement celui de la famille nucléaire. Les premiers temps furent ceux de l'incertitude. Marianne était en formation professionnelle et cherchait un emploi ; mais le monde agricole n'est pas toujours prêt à accepter les femmes au travail. Eric, lui, hésitait quant à ses différentes voies universitaires.

Il n'aura fallu que quatre ou cinq ans pour que chacun-e reprenne petit à petit des attributs traditionnellement masculins et féminins. Eric est dans une logique professionnelle, Marianne dans une logique domestique. Chacun-e agrémente cette bipartition de gratifications qui rappellent que l'un-e et l'autre n'y adhèrent pas complètement : ce sont l'investissement municipal de Marianne et la forte présence d'Eric auprès des enfants.

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Chapitre 4

D e n i s

L'harmonie au service de la création

Itineraire

Entre musique et contre-modèles

Denis R. est saxophoniste. Homme de scène, personnage connu tant dans la région Rhône-Alpes qu'au niveau national, son nom est immédiatement associé à une pluralité d'activités. Ses activités de création sont larges : théâtre, musiques baroques, performances artistiques... La palette de sons, de gestes et de couleurs est vaste. Ce qui marque d'emblée l'étranger qui lui rend visite, ce sont les couleurs : couleurs de ses spectacles, couleurs de son espace domestique, mais surtout couleurs du personnage.

Denis est né dans une famille chrétienne il y a 34 ans. A cette époque, après la guerre 39-45, ses parents faisaient partie d'un organisme social regroupant des militant-e-s de la reconstruction. L'objectif était alors d'offrir la possibilité à des familles modestes de prendre quelques semaines de vacances en dehors de Lyon au sein de structures qui liaient activités de plein air, découverte de la nature et vie collective. Son père est enseignant. Sa carrière débutée avec un BEPC comme seul bagage, s'est terminée comme directeur d'études d'une grande école de Lyon après avoir occupé différents postes dans l'enseignement dont celui de surveillant général.

Sa mère, "un des êtres les plus exceptionnels de la famille", écrit encore, à 67 ans, des romans et des recueils de poésie. Auteure de plusieurs livres, scénariste de différents films, elle a été tout au long de sa vie une femme créatrice combinant éducation des enfants, entretien de la famille et activités intellectuelles. C'est au sein des structures familiales de vacances qu'elle a commencé à écrire et à conter, pour ensuite initier ses enfants à la musique et à l'art du verbe et de la rime.

Dès 16 ans, guidé par sa mère, avec son frère et sa cousine, Denis a pris le chemin de la scène. Cadet avec son frère jumeau d'une famille de quatre enfants, il est aujourd'hui le seul à entretenir l'héritage musical. Ses frères, l'aîné et le jumeau, sont chacun pères de deux enfants et vivent en couple. L'un est chercheur dans une industrie de pointe, l'autre responsable socio-culturel. Sa soeur, de six ans son aînée, après un long concubinage, est maintenant elle aussi mariée.

Du côté maternel, immigrants grecs, Denis signale une de ses tantes, "une femme libérée" qui vivait maritalement. D'une manière générale, dans sa biographie familiale, à l'ensemble des femmes semblent associées des figures fortes, marquantes. Notamment sa mère et ses tantes. Les souvenirs s'estompent lorsqu'il évoque les éléments masculins tant du côté maternel que paternel.

Quant à son père, Denis dit ne l'avoir redécouvert que depuis quelques années, en tous cas, après son adolescence. Et quand il évoque les relations de ses parents à l'espace domestique, il décrit une répartition "traditionnelle", une forme de bi-catégorisation. Son père aidait au ménage ou à la vaisselle et sa mère confiait certaines tâches à une femme de ménage.

Un enfant de l'après-68...

Denis passe sa scolarité dans la banlieue lyonnaise, dans une école tenue par la congrégation des Maristes. Il en garde un goût pour la pédagogie active et libérale ("on sortait tous les jours et on a appris l'informatique bien avant les autres"). Il redouble la terminale dans les classes artistiques d'un lycée lyonnais. Après le bac, il s'inscrit aux Beaux-Arts, qu'il quitte rapidement, trouvant la formation sans grand intérêt au regard de ses activités musicales : "L'enseignement était nul, on ne parlait pas de la pratique". Baigné de mots et de musique, il fait ses premières tournées à 16 ans, au cours de ce qu'il aime décrire comme une "entreprise formidable". Son père conduisait, sa mère organisait et son frère (jumeau), sa cousine et lui chantaient.

De fait à 19 ans, il est déjà un artiste reconnu. Et c'est ainsi qu'il joue quinze jours à l'Olympia pour accompagner au saxophone une vedette nationale. De cette époque, marquée par des tournées, des cachets importants, des rencontres avec des artistes de nationalités variées, il garde l'amour du spectacle et un certain mode de vie.

Après sa "fuite" des Beaux-Arts, il participe à différents stages de formation en musique baroque et s'inscrit en musicologie. Avec son frère et un ami commun, il fonde un groupe de musique qui, après différentes péripéties, se transforma en duo constitué par les deux frères jumeaux. En parallèle, il continue à accompagner un artiste connu et participe à plusieurs productions discographiques.

Petit à petit, il s'ancre dans un milieu qui crée et diffuse la musique folk, dont il apprécie les valeurs communautaires, pacifiques et écologistes. Il quitte le domicile familial à 20 ans pour aller vivre "en groupe" dans une maison des monts du Lyonnais qu'il partage avec une "bande" de dix adultes. Celle-ci se réduit petit à petit à quatre, puis à trois personnes.

De tradition familiale anti-militariste (son père a perdu un doigt à la guerre), participant lui-même à de nombreuses marches pacifistes, adhérent de groupements pour la paix, il "prépare" ses trois jours . Il se fait aider par des ami-e-s. Il perd dix kilos et "joue à l'artiste efféminé dans un autre monde". Il est réformé. Son frère, qui lui, n'était "pas préparé", est "reçu". Cela crée la rupture, non seulement du duo musical, mais plus globalement de la relation privilégiée qui les unissait.

Véronique, l'amie féministe

Véronique a 38 ans. Son père, "de gauche", était cadre dans l'électronique ; sa mère, militante au pcf , était fonctionnaire. Véronique dit avoir vécu dans une famille où "les rôles sociaux sont classiques" : le père au bricolage, la mère à la cuisine. Toutefois, elle décrit une mère qui tout à la fois "réclamait le partage du travail ménager" et "préparait chaque jour, y compris lorsqu'ils étaient à la retraite, les affaires propres du père sur le valet de nuit". Ses parents, après la guerre, ont participé au mouvement naturiste et à celui des auberges de jeunesse. La parenté de Véronique semble marquée par des figures masculines, assez douces, "dans l'ensemble démissionnaires", avec en permanence pour ces hommes, des "rapports de force avec les femmes". Elles "gueulaient, mais n'étaient pas organisées par rapport aux hommes qui eux ne comprenaient pas ce qui leur était dit".

Elle passe son bac en 1968, mais élève d'une école privée, elle n'a "rien compris cette année-là". Ses parents étaient militants, mais elle se vante d'être sage et bien pensante. A 22 ans, elle part habiter avec une copine, ce qui l'obligea, vu le désaccord avec ses parents, à une rupture familiale. Elle rejoint alors à son tour le militantisme et participe activement à la mouvance écolo-pacifiste. Là elle rencontre un homme qui devient son mari et connaît son premier avortement en Angleterre. C'est ainsi qu'elle participe activement au Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (mlac). En 1973, elle soutient "le manifeste des 343 salopes" qui déclarent avoir avorté, ce qui est contraire à la loi à cette époque.

Des manifestations, elle retient plusieurs interrogations sur les hommes. Certains criaient "nous sommes tous des avortés" et d'autres étaient des "militants CGT , qui tapaient sur les filles". La manière dont les premiers (ses compagnons de manifestation) critiquaient l'attitude des seconds lui fait dire que, du point de vue des rapports hommes-femmes, "il y avait autre chose à penser".

Depuis la campagne où elle résidait, elle se tenait informée de l'évolution du mouvement des femmes, s'abonna à une revue féministe et lors de ses séjours à Lyon se rendait quelquefois à la "maison des femmes". Elle ressent cette période comme fortement troublée. A l'époque, son mari passait son temps à participer aux manifestations féministes, ce qui lui plaisait. Mais ce qu'elle ne supportait pas, c'était ses proclamations, notamment quand il lui disait : "je suis tout à toi". Et en même temps, elle vivait un couple dont elle n'imaginait pas la séparation. Pourtant, c'est ce qui arriva. Elle se rappelle de quelques scènes de violences conjugales, des souvenirs "très durs".

Cette séparation marque le début de sa relation avec Denis. Alors que celui-ci est en tournée, elle passe de longs moments seule, en face-à-face avec elle-même.

Les différents modes d'union

La relation de Denis et Véronique date cependant d'un peu avant. Véronique fut parmi les ami-e-s qui l'ont soutenu dans sa période d'insoumission à l'armée. Denis, Véronique et son mari sont les trois personnes qui restent dans la maison des monts du Lyonnais. A ce moment, Denis ne cacha pas l'attirance qu'il avait pour Véronique. Mais il dût accepter de se limiter à "des échanges très forts avec elle" sur la poésie, la musique, les lettres. Il ne vivra sa relation amoureuse "au grand jour" qu'après la séparation de Véronique.

En 1978, lui et elle occupent alternativement la maison et un appartement partagé avec des amis à Lyon. Trois ans plus tard, alors qu'ils l'avaient envisagé, ils n'achèteront pas la maison située à la campagne. Tous deux viennent travailler à Lyon, mais affichent difficilement leur couple, surtout vis-à-vis des parents et des ami-e-s.

Entre eux apparaissent alors des difficultés, que Denis impute au fait "de vivre fermés sur nous" et à la difficile articulation entre vie commune et relations extérieures. Bref, dit-il : "je n'avais pas le désir de ronron, ni de couple, donc nous avions besoin de prendre des distances". En fait, lorsque Denis désire vivre à Lyon, Véronique est "en pleine phase de maturation". Elle a 28 ans et réalise qu'à cet âge, elle peut aisément s'engager dans un processus de formation professionnelle. Elle part à Paris pour un an ; elle y restera sept.

En 1981, Denis habite avec un ami, expérimentateur de la contraception masculine, et participe lui-même au groupe d'hommes de Lyon. Peu de temps après, il expérimente aussi la pilule pour hommes. Dans le même temps, il continue ses activités artistiques, met en oeuvre un spectacle de danse et musique qui connaît un certain succès.

Après différents appartements successifs, en mars 1986, il emménage dans celui qu'il occupe actuellement. Il garde avec Véronique de multiples relations, et en 1987, à partir d'un projet d'habitat collectif, elle revient à Lyon. Hébergée à titre temporaire par Denis, avec qui elle a gardé des liens serrés, elle apprend incidemment que l'appartement voisin allait se libérer. Après de grandes réflexions ensemble, le désir de se "trouver quelque chose d'autre", au jour le jour, il/elle décident de la forme actuelle de la cohabitation. "Je ne suis pas revenue", dit-elle, "je suis venue ici à cause de l'idée du projet d'habitat collectif".

Au moment de l'enquête, elle vit de l'allocation de chômage. Elle assure aussi le secrétariat artistique de quelques personnes, dont Denis. Membre du collectif lyonnais contre le viol, elle écrit des articles sur la santé dans une revue écologiste locale. Denis est toujours membre du groupe d'hommes de Lyon et participe à un collectif contre le viol.

 

Espace domestique ou espace de cohabitation ?

Des pièces communes

Denis et Véronique vivent donc dans deux appartements contigus, avec une partie commune. Nous appellerons celle-ci l'espace de cohabitation.

Les limites respectives de cet espace sont autant le résultat d'un choix volontaire (abandonner le coin cuisine de Véronique pour utiliser en commun la cuisine) que liées aux contraintes topographiques : l'accès à la salle de bains (commune) impose de traverser le bureau de Denis.

L'espace de cohabitation est défini formellement par l'un-e et l'autre. Il comprend la cuisine, la salle de bains et le wc. L'espace commun est surtout défini par les limites, les seuils, des territoires privatifs. A l'entrée du bureau de Denis ou à la porte de Véronique, l'un-e frappe avant d'entrer, attendant un signe de l'autre pour pénétrer son territoire.

De fait, le statut de la pièce commune, appelée "pièce de vie", "séjour", "salon" mais plus souvent encore "à côté", ("on passe à côté", je vais "à côté"... ) est plus ambiguë : elle se situe entre le prolongement de la cuisine (on amène son repas sur un plateau pour regarder la télévision), le séjour commun (Véronique s'y installe souvent après le repas, elle se préoccupe de l'arrosage des plantes) et un espace privé de Denis.

Dans l'alcôve se trouve le lit de Denis et les rangements (armoire) de ses vêtements (avec une séparation hiver/été - froid/chaud), sa bibliothèque, sa discothèque et la chaîne hi-fi. Nous pourrions la qualifier de lieu mixte, pluri-fonctionnel, dont le statut privé ou commun varie en fonction des moments de la journée et des visites (ami-e-s, relations de travail).

Denis en a réalisé la décoration, qui est notamment composée de masques africains de grande envergure. Il précise cependant qu'après son aménagement, il a volontairement laissé les murs nus de traces, pour "choisir tranquillement les ornements". Actuellement, divers objets comme le variateur électrique (de Véronique) associé à l'halogène (de Denis) marquent la co-présence.

L'espace cuisine est complètement ouvert, séparé en deux par une étagère métallique de couleur bleue sur laquelle sont disposés quatre rayonnages de rangement : d'un côté, l'évier, la cuisinière, le lave-linge et les ustensiles de vaisselle ; de l'autre, une grande table. Exceptés les produits d'entretien placés sous l'évier, l'ensemble des autres produits consommés est visible. A terre : grands plateaux, paniers d'osier, panier à légumes. A mi-hauteur, rangés sur l'étagère ou suspendus dans un filet métallique se trouvent les produits et les instruments de cuisine. La disposition permet à toute personne visiteuse d'utiliser la cuisine de manière autonome.

Dans le prolongement de l'étagère, le réfrigérateur, d'un modèle ancien, contient peu de choses : lait frais (cru), lait de soja, beurre. Les réserves de nourriture sont réduites à la place disponible sur l'étagère. Sur cette dernière, en haut, les ustensiles encombrants (égouttoir à salade, saladiers...) ; en-dessous, des bols, des assiettes, de la petite vaisselle. Au deuxième étage, à côté des verres, se situe le nécessaire à café (cafetière, filtres, sucre) et en-dessous, en vrac, on trouve l'huile, les sauces (soja, nuoc-mâm...), les céréales, le riz, les pâtes et une caissette dans laquelle sont répertoriées en flaconnages des épices diverses. A côté de celles-ci on aperçoit pêle-mêle petits gâteaux, confitures, farines, levure. Enfin, à terre, sous l'étagère sont disposées les bouteilles de vin, vides ou pleines.

A l'extrémité de la table qui est en permanence propre, est relégué le plateau à fromages, sous une cloche en métal. Les légumes sont à même le sol, disposés dans des paniers. La cuisine, refaite depuis peu, est peinte en blanc, et un ensemble d'éclairages indirects lui assure une ambiance feutrée, chaude, traduisant la volonté de Denis d'en faire un lieu "convivial" dans l'appartement.

L'évier n'est pas anodin.

Denis est assez grand. Il a décidé de poser l'évier dix centimètres plus haut que la norme standard, obligeant les personnes de taille moyenne ou de petite taille à lever les épaules quand elles ont à faire la vaisselle. Nous retrouverons ce marquage de l'espace dans l'ensemble de l'appartement, notamment par la hauteur des étagères et celle du lavabo de la salle de bains. L'espace domestique est "programmé" pour être utilisé par Denis. Véronique, arrivée par la suite, doit s'y adapter. Elle dit d'ailleurs que la hauteur de l'évier ne la dérange pas.

Les wc sont disposés dans le couloir, la porte en est fermée. A l'intérieur, on y trouve des revues et des photos.

Quant à la salle de bains, elle permet l'étendage du linge (au-dessus de la baignoire). Et sur la tablette, à la hauteur du lavabo s'étalent flacons d'eaux de toilette, de shampooings... appartenant autant à Véronique qu'à Denis. "Elle a été particulièrement réfléchie", dit-il, pour être un lieu agréable et chaud (un radiateur électrique supplémentaire est fixé au mur).

Les territoires de Denis : un jonglage entre privé et public

Le territoire de Denis est organisé selon les usages et l'accès aux pièces. N'ayant pas de bureau ou de local à l'extérieur, il utilise son appartement pour recevoir ses relations de travail, pour élaborer projets, maquettes...

Le "salon" remplit cette fonction de lieu public. Il est aménagé de manière relativement simple : des chauffeuses et des poufs pour s'asseoir, une chaîne hi-fi, et des étagères contenant livres et disques et occupant tout un pan de mur.

Il n'existe pas de chambre à proprement parler. Un coin-alcôve, protégé du regard par un rideau en tissu, est le lieu à dormir. Entre le lit, couvert d'une couette défaite et l'armoire, il y a peu d'espace. Sur le sol, chaussures, affaires sales attendent le rangement hebdomadaire qui rendra le lieu net. Le rideau est toujours mi-ouvert la nuit : "j'aime être réveillé par la lumière du jour", dit-il.

Dans une autre alcôve se trouvent un établi, une grosse étagère où sont alignés les dossiers, et au mur, un ensemble d'outils aux contours dessinés. Les outils d'ébénisterie permettent à Denis la création d'instruments de musique. Lorsque Denis n'y travaille pas, l'atelier est protégé du regard par un immense rideau en tissu, sur lequel sont affichés des badges et de petites décorations : "ça simplifie la vue", dit-il. Dans le reste de la pièce, un bureau envahi de dossiers, d'instruments de musique et de sonorisation jouxte... une table à repasser. On ne compte plus les instruments mis au mur (saxophones, guitares, trompettes...) ou posés sur le sol (piano, percussions, ou tubes à souffler rappelant de loin les énormes cors de chasse...).

Dans une troisième alcôve est située la salle de bains.

Enfin, voici la pièce qui est, selon Denis, "la moins importante", celle qu'il appelle "la chambre du fond". Tour à tour envahie d'objets inutiles en attente d'utilisation, ou débarrassée pour héberger un-e ami-e de passage, elle est régulièrement prêtée, notamment pour des connaissances, artistes en tournée à Lyon. C'est là qu'a dormi le chercheur.

 

De quelques pratiques domestiques

Les repas

Chez Denis, le "bio" est roi. S'agit-il d'une survivance de l'époque "vie à la campagne", où se menaient des réflexions et des stages sur le mode de vie, la diététique, les massages, les thérapies douces ? Ou doit-on y voir les prémisses d'un "nouvel âge" à la française, un souci écologique d'associer économie et qualités nutritionnelles ? Toujours est-il que les produits issus de la culture agrobiologique, les produits complets ou végétariens sont les plus utilisés : pâtes complètes, légumes biologiques, dérivés de soja, lait cru, farine méthode Lemaire et Boucher , huile de palme. L'essentiel de ces produits sont achetés dans une "coop bio" du voisinage.

La "coop bio", pour une cotisation mensuelle de 30 francs, fournit à chacun-e de ses membres des produits secs (céréales, pâtes...), des laitages (lait cru, fromages), le nécessaire d'entretien (savon, shampooings, lessive), mais aussi des confitures, une à deux fois par an du poisson, et plus régulièrement des volailles, du vin, des légumes frais.

Son organisation est simple : un premier versement de 100 francs sert au stock. Chacun-e est responsable de l'approvisionnement d'un produit et se charge des contacts avec les fournisseurs qui sont en général aussi producteurs. Les tâches d'ouvertures du local de distribution et de comptabilité sont effectuées alternativement par l'ensemble des membres. La "coop" est ouverte de manière bi-hebdomadaire en soirée et la livraison des légumes, des laitages et du pain s'effectue une fois par semaine. Au moment de l'enquête, les membres de la "coop bio" représentent différentes professions ou catégories socio-professionnelles (artistes, enseignants, artisans, chômeurs, employés...). L'accent est mis sur la qualité (non pollué, produit biologique), le goût (de "bons" produits) et l'économie. Par une organisation directe producteur-consommateur, l'ensemble des produits, à qualité supérieure, est présenté comme "moins cher qu'au supermarché".

Denis et Véronique achètent les autres produits dans les commerces de proximité, mais peu de provisions d'avance sont faites. D'ailleurs les factures d'épicerie dépassent rarement 100 francs. Denis fait aussi régulièrement le marché le dimanche matin, soit pour y acheter des légumes, soit par simple "plaisir" d'y rencontrer ses ami-e-s. En effet, une forme de rituel perdure dans ce réseau d'anciens des années 70 depuis plus d'une dizaine d'années. Chaque dimanche matin, vers midi, après le marché, "on" se retrouve dans un grand café du voisinage. C'est à cette occasion que sont échangées des informations, des invitations ou ont lieu de simples discussions.

Quant aux hypermarchés, Denis et Véronique ne s'y rendent que rarement, si ce n'est à l'occasion "d'une grosse bouffe" ou d'une fête.

Les repas à la maison sont fréquents. Ils dépendent pour Denis de l'agenda, des ressources et du désir de faire ou non à manger. Mais l'utilisation des petits restaurants du quartier est aussi une pratique courante, faisant d'ailleurs de ces endroits de véritables prolongements de la cuisine. Le repas en commun entre Denis et Véronique est fréquent mais tout aussi fréquente est l'utilisation individuelle de la cuisine. Rapportons cet échange entendu plusieurs fois :

13h15 :

"Véronique : - Vous avez pas faim ?

Denis (sur un ton vague et distant) : - Oui.

Véronique : - J'aimerais bien qu'on fasse à manger, sinon je grignote dans mon coin parce que il faut que j'aille à la poste."

Le tout est dit sur un ton banal. Il n'y a rien de systématique, de rituel dans la prise de repas en commun, excepté lorsque l'invitation de tierces personnes est commune, sinon les mêmes questions seront reformulées : "ce soir, il y a Alain qui vient manger, tu seras là ?"

Le repas est considéré par les deux comme un moment de sociabilité important, mais aucune obligation n'organise la présence de l'un-e ou de l'autre. Au vu de leurs activités extérieures et de l'état des finances, beaucoup de repas (près de la moitié) sont pris à l'extérieur de la maison et du quartier. Quand Denis prépare le repas, il insiste sur le "raffiné", la qualité de l'association avec telles ou telles épices. Le plateau à épices est largement achalandé. Le cuit l'emporte nettement sur le cru : soupes, gratins, pâtes et riz complet, légumes associés à une épice ou à une sauce. Peu de viandes sont consommées et les repas laissent peu de restes. Le "pas compliqué mais raffiné" est aussi la règle quand des ami-e-s viennent manger, ou lors des "grosses bouffes". Viandes, volailles sont souvent associées à ces repas de fête. Denis mange de tout, toutefois depuis plusieurs années, il a exclu tout excitant (vinaigre, moutarde), et limité l'alcool. Il explique qu'il essaie de ne pas vivre décalé avec les saisons ou les rythmes : pas de salades en hiver, pas de froid le soir.

Préparation, service (qui se lève de table ?) et vaisselle se répartissent pour l'un-e ou l'autre sans que ne soit remarqués, ni signalés, de problèmes particuliers. Il ne s'agit pas d'une norme de répartition des tâches où chacun-e mesurerait la dette créée par tel service, mais plutôt de cohabitation domestique de deux individus.

La participation aux diverses tâches dépend de la disponibilité, de l'envie, mais les différentes étapes (préparation, nombre de repas, nettoyage et rangement) ne sont pas dissociées en fonctions particulières : "manger" inclut la participation à l'organisation de l'ensemble.

Le lavage de la vaisselle précédente est souvent la phase préliminaire de la préparation du repas, qui se finit par le nettoyage de la table, et s'il le faut (présence de miettes, ou salissures) par un coup de balai.

Si la viande n'est pas régulièrement consommée, le fromage, en permanence sur la table sous une cloche, est systématiquement servi. Denis et Véronique mangent beaucoup de fruits. Le vin est davantage réservée à la présence d'invité-e-s. L'apéritif est d'ailleurs aussi servi à l'invité-e soit par l'un-e soit par l'autre.

Le petit déjeuner est un moment important de la journée. Denis l'institue en véritable rituel de réveil : trois tartines et des petits gâteaux viennent accompagner le café ; sur les tartines, du fromage et ensuite de la confiture. Les fromages sont forts (bleu d'Auvergne, St-Nectaire) ou doux (fromage de Hollande). Denis explique le passage du fort au doux par l'évocation de "l'odeur" du camembert qui servait souvent aux repas lors de ses tournées. Aussi, une de celles-ci fut l'occasion de ramener de Hollande un magnifique couteau à fromage qu'il montre fièrement. Enfin, les biscuits sont ceux de la "coop bio", faits de noisette, de cannelle et de farine complète.

Le linge et le raccommodage : quelques interactions au quotidien

Chacun-e met le linge sale en tas dans une panière située dans la cuisine. Dès que le tas est gros, il ou elle demande : "blanc ou couleur ?" et "lance la machine". Chacun-e déclare avoir l'impression de le faire plus souvent que l'autre. De sa vie seul, Denis a gardé l'habitude du pressing pour les vêtements délicats. Aussi, il fait peu de lessive à la main : "c'est chiant : l'évier est trop haut, le lavabo trop petit et la baignoire trop basse".

En revanche, l'étendage se fait à deux. Cependant, il reste quelques points de conflits à propos du lavage du linge. Le lavage des lainages et de la soie est actuellement objet de "guéguerres" : "elle m'a appris à faire gaffe, maintenant je fais plus gaffe qu'elle ! Ce qui entraîne des déteignages / reteignages qui ne sont pas du meilleur aloi. Alors : soit je fais la gueule, soit je l'engueule".

Quand il faut raccommoder, Denis ne se sent pas très concerné. Aussi, il recourt au pressing ou, pour changer une fermeture-éclair, à un petit atelier du voisinage. Quelquefois aussi, il apporte un lot de chaussettes à la femme de ménage de ses parents. Quant aux travaux nécessitant une machine, Denis demande maintenant parfois à Véronique si elle peut le faire, (elle s'est installée un atelier couture), mais ces demandes ne sont pas systématiques, tout comme les réponses positives à ces mêmes demandes.

La non-simultanéité de l'échange et de l'obligation de services peut être traduite par cette scène :

Véronique va à la pharmacie, demande à Denis s'il y a quelque chose à ramener d'en bas (leurs logements sont situés au cinquième étage). Il lui tend une ordonnance et demande deux boites d'un médicament. Une heure plus tard, elle revient. On l'entend ouvrir la porte extérieure, et après quelques minutes, amène à Denis "les médicaments".

"Denis : - Ah, t'as pris qu'une boîte. J'en avais demandé deux. C'est chiant parce que je pourrais pas envoyer les papiers pour... (Le ton est désolé. Il expliquera que cela bouleverse le scénario habituel de remboursement).

Véronique : - Excuse moi, j'ai pas écouté... Chacun son tour..."

Et elle va faire autre chose chez elle.

Mais l'échange de services est possible : il s'inscrit dans une relation de bon voisinage. Couramment, quand l'un-e "descend", il/elle demande à l'autre ses besoins ; mais cela n'est pas une obligation.

Ranger, nettoyer : un débat entre Denis et Véronique

Souvent, Denis cherche un dossier ou un papier administratif en pestant du temps perdu à cette recherche. Si l'ensemble du bureau-atelier a l'air organisé, classé par grands thèmes, chaque thème ayant ses propres dossiers à l'intérieur de chaque classeur, il lui faut prendre du temps pour retrouver le document recherché. Lui-même précise qu'il a besoin d'un minimum de désordre pour être à l'aise dans son lieu.

"Il faut, dit-il, que quand je rentre ou quand les gens rentrent, que la pièce soit agréable à l'...il". Ceci explique le souci de la décoration, l'utilisation des couleurs (bibelots, papiers personnels affichés au mur, ensemble de collages, compositions...) et l'organisation du rangement. Il explique que le moment de décoration est extrêmement "jouissif".

Le rangement, à son stade actuel, est le produit d'un débat avec Véronique : "Avant, comme plein d'autres mecs, j'attendais la limite, un peu comme pour payer les impôts le dernier jour. J'attendais la limite du sale, et c'était l'excès inverse : je rangeais. Véronique m'a aidé pour ne pas accumuler de retard, faire les choses au fur et à mesure. Maintenant, c'est plus équilibré. Je m'efforce de ne pas passer par les extrêmes".

Le rangement et le nettoyage ne sont pas programmés (excepté celui, hebdomadaire, de sa chambre), il le fait "à l'...il" : "quand il y a trop de poussière, je passe l'aspirateur, ou quand je vois quelque chose... le balai...". L'accent est mis sur l'importance de la circulation : "Il faut pouvoir circuler, accéder aux choses". Le "merdique", le "bordélique" est énervant : cela rompt l'équilibre nécessaire.

Le propre et le rangé font l'objet de débats entre Denis et Véronique, qui les présentent l'un-e et l'autre comme un exemple particulier du rapport social entre un homme et une femme. On peut, sans trahir l'intimité de ce couple, signaler deux exemples d'interaction centrée sur ce point. Pour ce faire, nous utiliserons le cahier de notes du chercheur.

• Denis est en train de construire une sorte de flûte étrange, le chercheur est avec lui dans le bureau-atelier. Lui a choisi chaque tige de bois, la fait résonner devant un petit instrument chargé de contrôler la note, puis rabote, râpe, lime, coupe jusqu'à obtenir l'équilibre de la note désiré. Véronique entre au fond. Elle vient du salon, frappe à la porte. Denis lui dit d'entrer, elle demande :

"T'aurais pas une petite chute de bois ? ... qui traîne... ?" et de poser un regard circulaire sur l'ensemble des bouts que Denis a disséminés dans l'atelier. A priori, le ton de Véronique laisse entendre que toutes les petites chutes "qui traînent" sont disponibles à son utilisation, et de fait, aussitôt la question posée, elle commence à fouiller dans celles qui sont immédiatement à proximité. Il la voit et en haussant un peu la voix, il dit : "Non, non, non... je vais t'en trouver un...", et il prend dans une caisse située plus loin dans la pièce un bout qui, après discussion, sera retaillé pour répondre aux souhaits de Véronique.

L'autre exemple se situe dans la même pièce :

Véronique, après l'observation du même rituel (elle frappe, attend un son, marque l'arrêt et ne rentre qu'après l'accord verbal de Denis), lui demande de rechercher un papier concernant un ancien contrat. Lui, quitte l'établi, se dirige vers le bureau, lance un rapide coup d'...il sur les papiers posés à même le bureau, certains sont empilés, d'autres non, se retourne pour ouvrir un dossier... Au bout de trente secondes de recherches infructueuses, Véronique mi-agacée, mi-ironique, lui propose de l'aider à trouver. Elle s'exclame : "c'est pas dans ce..." et commence à critiquer le mode de rangement de Denis "dans lequel il ne trouve jamais...". Elle veut participer à la recherche. La tension monte très vite. Denis abrège : "Ecoute, c'est chez moi, je trouverai plus tard".

Le rappel du territoire privé suspend la tension et l'interaction.

On le voit, les conflits latents ne sont actuellement régulés que par le partage strict des territoires de l'un-e et de l'autre. La thèse défendue par Véronique est que "les mecs" (elle généralise volontiers les critiques portées à Denis à l'ensemble du groupe des hommes), "ils attendent la dernière limite, ils ne savent pas ranger, entretenir..." alors qu'elle et les femmes en général, font de la prévention. Denis explique son évolution. Il décrit le stade actuel comme un compromis entre l'avant, où rien n'était rangé, si ce n'est par d'autres (en habitat collectif) ou par Véronique (lorsqu'ils vivaient en couple) et un minimum de dérangement qui lui est nécessaire.

Contrairement à d'autres tâches domestiques (lavage, cuisine, vaisselle...) pour lesquelles le "faire" ne pose pas de questions ni à l'un-e ni à l'autre, le rangement est le point cristallisant débats, conflits et constats d'évolution.

Si les deux scènes décrites se terminent bien, il et elle décrivent d'autres interactions (hors de la présence du chercheur) qui se sont finies en pleurs ou en séparations dramatiques, pour lesquelles il faut mettre en oeuvre parades et rituels d'approches pour dénouer la situation. Les deux sont globalement d'accord (interrogé-e-s séparément) pour en définir le sens.

Tout au long de sa vie commune avec Denis, Véronique avait mené des luttes quotidiennes pour aboutir à ce que l'espace commun soit "à peu près" rangé et propre ; autrement dit, qu'elle ne soit pas la seule à assumer le ménage correspondant à l'état du rangé minimum qu'elle pensait acceptable. Comme de nombreuses autres femmes vivant en couple, elle dit sa tendance à "être mégère" et s'interdit maintenant d'intervenir dans le rangement et le ménage de "l'appartement de Denis".

Elle signale que Denis a fait beaucoup d'efforts, notamment pour éviter que la vaisselle "traîne" ou "déborde". Pendant la période de vie commune, elle avait l'impression que "si je ne le faisais pas, il ne le faisait jamais". Pour elle, le non-rangé est associé "aux mauvaises odeurs, à la putréfaction, à la mort". Elle compare le rapport avec Denis au rapport mère-enfant, l'une éduquant l'autre, et pense qu'il est maintenant passé à un autre stade.

Lui, tout en critiquant "sa tendance héréditaire à tout organiser", décrit les différentes phases de son évolution. Il serait passé d'un laisser-faire où le non-rangé était associé à "bohème et artiste" à l'état actuel "agréable à la vue". Il se déclare "maniaque et pointilleux" et pense avoir atteint un point d'équilibre. L'évolution s'est faite en remettant en cause l'appris masculin relatif au ménage, et au propre. Il ne tient pas pour autant à "perdre ses acquis", ce qui serait pour lui la laisser "déborder sur les limites de l'autre".

D'une relation mère/fils pour le ménage, on est passé à une relation homme/femme où l'un-e et l'autre expliquent que la situation actuelle est le produit d'une relation. Celle-ci est faite de discussions - mais aussi "d'engueulades" - et d'évolutions réciproques pour parvenir à l'équilibre. Ces relations ont lieu à la fois dans des lieux collectifs (c'est-à-dire appropriés par l'un-e et par l'autre) et dans les espaces privatifs. Chacun-e semble admettre que Denis privilégie la vue, la forme, l'harmonie des couleurs et la circulation du corps, tandis que Véronique pense d'avantage à l'utile, au pratique et à l'odeur.

 

Un temps pour soi

On voit par les exposés précédents que les territoires privés de l'un-e et de l'autre sont particulièrement cruciaux dans l'organisation quotidienne. Mais cette gestion de l'espace ne pourrait être complète si on ne considérait pas la question du temps quotidien ; d'autant que Denis tient particulièrement à ses "temps pour lui".

Le matin, il se lève vers 8 ou 9 heures, ou plus tôt s'il doit travailler à l'extérieur ou chez lui. L'heure du lever est souvent communiquée entre Denis et Véronique pour permettre à celui ou celle levé-e plus tôt de réveiller l'autre. Chacun-e dort dans sa chambre, excepté lorsqu'il y a nuit commune. Le réveil doit être "cool". Denis s'arrange pour ne pas être obligé de se lever d'un bond, en réglant par exemple le réveil une demi-heure avant l'heure nécessaire. Il reste alors seul à réfléchir ou à somnoler.

Lorsqu'il y a des gens de passage, cela le pousse à se lever plus "d'un bloc" car il aime "accueillir" et "profiter" de leur présence. A cet égard, le petit déjeuner est pour lui, un temps important. Juste après son réveil, il veut préserver une heure et demie pour ses activités matinales : bain, petit déjeuner et "bricoles" (collages de papier, lecture...).

Après, selon son emploi du temps, il commence sa journée de travail. La semaine est organisée en liaison avec "son secrétariat artistique". Le terme le fait sourire : dans les milieux artistiques alternatifs, l'utilisation d'un-e agent-e ou d'un secrétariat a été parfois mal perçue par certain-e-s, car cela rompait avec la tradition. A l'époque de l'étude, son secrétariat est assuré par Véronique qui partage son temps entre plusieurs artistes de la région.

Il s'organise quelques points fixes réguliers hebdomadaires ou mensuels : cours de musique dans une école, présence à la "coop bio"... C'est à ce propos qu'il explique sa visite régulière à l'acupuncteur ou à l'homéopathe. Des soins réguliers pour prendre du temps pour soi.

Le reste est variable en fonction des contrats et des tournées. Il s'efforce d'aller une fois par semaine à la piscine et au cours de taï-chi, mais reconnaît en rigolant qu'il ne peut tenir ce rythme.

Chaque jour il s'efforce de réserver du temps pour faire de la musique pour lui, il joue alors du saxophone ou du piano. C'est le moment où il compose des chansons. Et surtout, il garde des moments pour "délirer" : "Un délire créatif où je ne me censure pas, je hurle, j'enregistre, je travaille devant une glace, ou j'écoute quelque chose de fou ; je délire sur une idée". Pour ce faire, il doit être "sûr d'être seul". Bien souvent ce temps est pris l'après-midi ou le soir entre 0h et 2h du matin. La présence de Véronique est d'ailleurs signalée comme diminuant ses moments créatifs.

Le chercheur évoque les loisirs : "je ne sais pas ce que c'est", dit il, "j'ai du mal à sentir l'idée de loisirs". En revanche, il arrive qu'il marche dans la rue ou flâne la nuit dans le quartier lorsqu'il veut se "détendre".

Denis est quelqu'un qui travaille beaucoup, chez lui ou à l'extérieur, en s'efforçant de varier les différentes occupations. Il explique d'ailleurs ainsi son non-désir d'enfant pour maintenir sa liberté et sa relation avec Véronique. La pilule pour hommes, qu'il a prise pendant quatre ans, semble d'ailleurs authentifier ce choix.

Au moment de l'étude, les expériences "pilules pour hommes" ont cessé depuis plusieurs années. Mais comment ne pas lire dans cette monographie ses effets directs. Certes, il est loin le temps où Denis criait sa culpabilité d'être homme ; loin aussi les revendications de travailler moins pour prendre du temps pour soi. Aujourd'hui, le temps pour soi est pris... en travaillant.

Quant à la relation entre Denis et Véronique, elle nous a semblé significative de nombreux couples entrevus. Il/elle essaient d'inventer un modèle d'union où l'un-e et l'autre respectent toutes les différences. On peut y voir les différences de constructions sociales entre hommes et femmes, les exemples sont nombreux. Mais pas uniquement.

La relation contractuelle entre Denis et Véronique transcende la relation amoureuse, l'entretient et la dépasse à la fois. On pourrait dire : deux personnes partagent des bouts de quotidien. Le reste est l'affaire de chacun-e.

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Les hommes à la conquête de l'espace domestique, du propre et du rangé 

Daniel Welzer-Lang - Jean Paul Filiod

Le jour vlb éditeur - Québec; 1992; 235pp

Pourquoi les hommes ont-ils si peu d’ordre et préfèrent-ils s’occuper de leur voiture tandis que les femmes s’activent dans leur cuisine? Voilà une des nombreuses questions qui sont à l’origine de ce livre. Divergents dans leur conception de la vie au quotidien, l’homme et la femme ont bien du mal à accorder leur violon. Mais les hommes évoluent-ils de la même façon que les femmes? Apparemment non!

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