Les hommes le propre et le rangé

Histoires d'enquête... les premières rencontres

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Les hommes à la conquête de l'espace domestique

du propre et du rangé 

Daniel Welzer-Lang - Jean Paul Filiod

Le jour vlb éditeur Québec; 1992; 235pp

 

Histoires d'enquête... les premières rencontres

Claude et Morgane sont mariés depuis huit ans. Il a 52 ans, elle en a 42. Claude est universitaire, professeur en biologie. Morgane est enseignante. Tous deux résident à La Marasque, un habitat collectif situé dans les Cévennes. La première visite du chercheur dans cet habitat eut lieu lors d'un repas chez Gilbert et Claudine, qui participaient également à cette enquête. Il y avait là huit adultes : tous et toutes semblaient être de vieilles connaissances.

Claude inspire la sérénité, il semble sérieux et rigoureux. Quant à Morgane, assez discrète pendant ce repas, le chercheur la rencontra une seconde fois chez Gilbert et Claudine à qui elle rendait visite. Cet après-midi là, on parlait cinéma, un des objets de la visite étant une émission de télévision à laquelle Morgane voulait assister. Autre situation, autre ambiance. En cet après-midi de semaine, le chercheur s'est senti un peu hors du monde du travail, en compagnie plutôt souriante et joyeuse.

Les intentions du chercheur ayant été suffisamment claires, un premier rendez-vous lui est aisément accordé. Lorsqu'il arrive chez Claude et Morgane, d'emblée, dès les premières questions usuelles sur les modes d'habiter, Claude l'interrompt et précise : "quelques éléments d'histoire dès maintenant te permettraient de modifier ta proposition." Et, annonçant qu'ils sont mariés depuis huit ans, il insiste sur le fait qu'il y a une "longue histoire avant"...

Claude : "indépendant très tôt" devient prêtre

Lorsqu'il parle de sa famille d'origine, Claude la présente comme appartenant à la "petite bourgeoisie française un peu déclassée". Son grand-père paternel était technicien, son grand-père maternel officier. Il mentionne que ses quatre grands-parents sont originaires de quatre régions différentes, dans lesquelles il ne s'est jamais rendu. Il parle alors d'une "disparition de racines".

Son père était ingénieur et sa mère, après avoir été associée à un atelier de couture en Alsace avant son mariage, était au foyer. De ce mariage sont nés quatre enfants : Claude se trouve au troisième rang. Un frère et une soeur aînés ont six et cinq ans de plus que lui, tandis qu'une autre soeur lui est cadette de deux ans. A la maison, la répartition dans les chambres se fait d'abord par l'âge : Claude et sa cadette sont dans la même chambre, puis lorsque la maison sera agrandie, il aura sa propre chambre. Le frère aîné utilisait une chambre au rez-de-chaussée, séparée de la salle-à-manger par une porte vitrée, tandis que les deux soeurs, bien qu'ayant sept ans d'écart, partageaient la même chambre au premier étage.

Claude se souvient également qu'une femme de ménage était présente environ trois fois par semaine, tandis que les enfants aidaient leurs parents au bricolage et au jardinage.

Lorsqu'il évoque son frère aîné, Claude le juge "moins bricoleur, moins polyvalent" que lui. Quant à Morgane, elle le considère "moins brillant que Claude". Il est aujourd'hui ingénieur, marié et père de trois enfants.

Sa première soeur est mariée, "au foyer" avec trois enfants, tandis que la dernière est mariée, sans emploi, et a deux enfants.

Parmi ses références familiales, on compte aussi son oncle paternel, "marginal, artiste, reporter journalistique, peintre, il fait des expos...". Sa tante maternelle est agrégée de géographie, célibataire ; une autre tante, paternelle, est mariée à un travailleur social militant catholique. Enfin, son oncle maternel fut administrateur des colonies.

Claude a peu de relations avec ses aînés. Scout à 12 ans, il devient "indépendant très tôt". Bien qu'il reconnaisse qu'il y ait eu "probablement une pression de la mère", c'est à la suite d'une "décision personnelle" qu'il s'oriente vers le Grand Séminaire. Durant ses études de théologie, il se forme en mathématiques puis en biologie. Il est ordonné prêtre en 1967. Assez vite, vers 1968-70, il travaille pour le compte d'un laboratoire, avant de rejoindre le Ministère de la santé jusqu'en 1973. Il démissionnera de ce poste quelques temps plus tard pour se consacrer à un travail militant auprès d'associations humanitaires.

 

Morgane : "la mère comme modèle"

Morgane est issue d'une famille franco-péruvienne "bourgeoise" qui vit au Pérou. Elle possède, comme tous ses frères et soeurs, la double nationalité. Ils ont toujours vécu dans la même maison, "une grande maison".

Sa mère est d'origine française (les grands-parents sont bordelais "très sportifs, très sociables, beaucoup d'humour...") et on peut la caractériser de "maîtresse de maison" : un "grand succès auprès des autres", un "rôle féminin traditionnel avec la direction de la maison", une maison toujours propre, nette. Avec une réputation digne de ce nom, c'est aussi "celle qui met la dernière main pour la présentation du plat pour les invités". Les domestiques sont de mise. Notamment "une cuisinière, un chauffeur et serveur" sont au service des grands-parents paternels, qui vivent à l'étage au-dessus. De même, chez les parents, une couturière et un jardinier viennent une fois par semaine.

Son père est péruvien. Il est issu de milieu bourgeois, d'une famille dans laquelle on trouve des "ingénieurs" (les hommes), "des artistes et des travailleurs sociaux" (les femmes), une sorte d'"aristocratie ayant pris ses distances par rapport au système" (C'est Claude qui parle), sauf les ingénieurs qui, eux, perpétuent la "tradition". Cet aspect conservateur est aussi le fait du père.

Sept enfants composent la fratrie de Morgane ; elle en est l'aînée. Un écart d'un an et demie sépare les quatre premiers enfants, tandis que cinq ans s'installent entre le quatrième et le cinquième enfant. Parmi les sept enfants, seul le frère aîné, ingénieur, poursuit dans la voie "traditionnelle", les autres étant tous et toutes "rebelles par rapport au milieu social" dans lequel ils ont grandi : "Tous les enfants ont plus ou moins été dévoyés" (Claude). Une soeur fait des études de sciences du langage, tandis qu'une autre travaille dans un centre de recherche d'éducation populaire : elle a été "engagée avec l'Eglise dans une cantine populaire. Elle a une intelligence pratique, sur le terrain." La dernière soeur "toujours douée manuellement", fait les Beaux-Arts. Elle s'est mariée au Pérou et vit en France. Enfin parmi les deux derniers frères : l'un est artiste et qualifié de "marginal" par Morgane ; l'autre est ingénieur, il a 25 ans.

De sa grand-mère française, Morgane retient qu'elle "bricolait, s'occupait de l'électricité de la maison", tandis que son époux était "une forte personnalité, sociable, poète". Morgane était sa "petite fille préférée, il m'offrait plein de cadeaux, des colliers de perle" (quand elle était adolescente) "et des voyages en Europe" (lorsqu'elle sera plus âgée). Elle mentionne qu'à l'opposé, sa soeur était "haïe" par ce même grand-père, et que ça les a "beaucoup marquées dans le choix de nos couples".

Pendant les entretiens, Morgane parle aussi beaucoup de sa mère car pendant longtemps, on l'identifia à elle. Morgane se souvient de cette réputation notamment véhiculée par son père. "C'était une période dure car dans toutes les comparaisons, j'étais en-dessous." Ceci poussait Morgane à l'imiter, et de l'avis de Claude, "elle ressemble beaucoup à sa mère..."

 

"Pouvez-vous nous prêter votre aspirateur ?"

En 1974, dans une aumônerie parisienne, Claude rencontre Morgane, qui est alors en lien avec la communauté chrétienne universitaire de l'aumônerie. Tous deux se retrouvent à Paris, dans le même arrondissement. Morgane partage un logement avec trois étudiantes. Claude, lui, est encore engagé dans la vie religieuse. Il s'inscrit dans un projet dynamique de communauté religieuse avec deux prêtres et un religieux (non-prêtre), afin de "revitaliser une vie communautaire, redonner un tissu nouveau à la vie religieuse".

Ces deux communautés (l'une étudiante, l'autre religieuse) sont voisines. Des visites ont parfois lieu, mais apparemment limitées à un but utilitaire. L'objet de transition, cité par Morgane comme marquant la rencontre, est un aspirateur : "Alors, on allait leur demander l'aspirateur (rires). Nous, on n'avait absolument rien, on allait tout leur demander... On détestait aller leur demander, alors on y allait à tour de rôle."

Ces rencontres anodines sont l'occasion pour Morgane d'apprécier Claude : "Je le trouvais très accueillant... et, tu sais, en général, les Français ne sont pas accueillants".

Mais en 1976, Morgane retourne au Pérou :

"Claude : - Quand Morgane est partie au Pérou, on avait échangé nos adresses... elle m'avait dit : "Viens, si tu viens en Amérique Latine...". L'année suivante, on me propose une mission en Equateur. C'était une trop belle occasion, je suis allé au Pérou. (...)

Morgane : - Je suis retournée au Pérou à 30 ans. J'étais en crise, la crise forte des 29 ans. "Qu'est-ce que je fais de ma vie ?". Je vais au Pérou voir, il y avait eu des problèmes politiques."

Les rencontres n'avaient pas été aussi anodines que peut le laisser penser la simple évocation d'un aspirateur. Sans développer ici les multiples petits pas qui rapprochèrent les futurs époux, la vie commune n'est cependant pas encore à l'ordre du jour. Selon Claude, il lui fallait le temps d'être clair vis-à-vis de sa position religieuse, à la suite de quoi il pourrait envisager de vivre avec une femme. C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1980, Claude démissionne de sa congrégation religieuse et envoie un exemplaire de sa lettre de démission à Morgane. Il s'installe au début de l'année 1981 dans un deux-pièces en banlieue parisienne. A cette période, Morgane vient un mois en France et l'aide pour l'emménagement. Ce moment reste dans la mémoire de Claude : "J'étais en mission au Brésil, j'ai débarqué vers le 20 janvier et en arrivant à la porte de l'appartement, tu étais là en train de m'attendre. (...) Mais je n'étais pas clair sur ma vie affective, alors je lui ai dit : "Tu attends"". Et Morgane d'ajouter : "Je passais l'été, j'étais au Pérou... j'ai failli prendre l'avion (rires)".

Sans qu'une décision soit prise quant à une cohabitation en ce début d'année, l'échange est suffisamment fort pour que la futur union se dessine.

"Claude : - On a décidé de vivre ensemble par courrier.

Morgane : - J'ai reçu une lettre !"

En septembre 1981, Claude est de nouveau envoyé en mission au Brésil. Un nouveau détour par le Pérou et tous deux rentrent en France pour s'y installer définitivement. Le couple décrit ce moment comme "une relation intense, sans savoir ce qu'on allait faire." Finalement, le couple s'installe définitivement en octobre 1981, il/elle vivront un an et demie dans ce deux-pièces. Mais cette mise en couple ne doit pas faire oublier le mode de vie communautaire :

"Morgane : - On habitait à Paris et on voulait vivre avec d'autres l'un et l'autre : on avait l'habitude de vivre avec d'autres gens. Je trouvais que se retrouver en couple à deux c'était limitant, surtout à Paris. Et à Paris, c'était difficile de trouver des logements pour vivre à plusieurs, des amis avaient cherché et ils n'avaient pas trouvé. Avant de venir ici (à La Marasque), deux couples nous ont proposé de venir habiter à côté de chez eux, c'étaient des appartements voisins. Ç'aurait été une possibilité mais moi, je ne m'entendais pas avec un des couples.

Le chercheur : - Qu'est-ce qui ne te plaisait pas dans ce couple ?

Morgane : - Le caractère.

Claude : - Le mode de relation aux enfants aussi.

Morgane : - Je les sentais un peu névrosés."

Claude et Morgane ne resteront pas longtemps dans ce deux-pièces. De par son itinéraire professionnel tardif, Claude estimait avoir une "retraite insuffisante". Ceci le conduit à épargner et se concentrer sur l'achat d'un autre appartement, dans lequel il vit avec Morgane de mars 1983 à octobre 1984. L'idée était celle d'un "investissement, un placement, une acquisition. Il n'était pas question du tout de rester dans le même logement : le piège. Actuellement, un neveu y loge avec un copain. C'est un pied-à-terre pour nous à Paris." Le couple possède toujours cet appartement aujourd'hui.

Mais la vie parisienne ne leur convient plus. Claude et Morgane vont bientôt emménager à La Marasque, l'habitat collectif dans lequel ils vivent aujourd'hui. Mais comment sont-ils arrivés là ?

 

La Marasque ou les effets des réseaux communautaires

Offrons-nous un petit retour dans l'histoire.

L'itinéraire de Claude et Morgane peut être mis en parallèle avec celui de Paul et Martine H., également résident-e-s à La Marasque. Les groupes communautaires, en nombre dans les années 70, se rencontrent pour échanger leurs expériences. A Loubières, un petit village de la Drôme, vit une communauté exclusivement masculine. Paul vit ici. Un peu plus de dix ans plus tôt, en 1957 exactement, Paul et Claude étaient ensemble dans une congrégation religieuse. Ils se rencontrent au Séminaire ("quinze jours séparent nos naissances") et se voient régulièrement après cet épisode de vie commun. Les liens se consolident autour des expériences communautaires. "Moi, j'étais sur Paris à l'époque, dans une communauté urbaine. J'ai démarré l'expérience communautaire sur Paris avant que Loubières ne démarre. Donc ils étaient venus nous voir pour savoir ce qu'on faisait. On communiquait sur la manière de faire. C'était en 72-73."

Coïncidence ? Lorsque Morgane s'installe dans l'appartement collectif partagé avec ses collègues étudiantes, une forme de communauté féminine, elle succède à Martine H., actuelle épouse de Paul. Mais pourtant, elles n'étaient pas amies... mieux encore, elles ne s'étaient jamais rencontrées. Ainsi, chaque membre des deux couples a connu son homologue, indépendamment l'un de l'autre. De plus, Paul, de passage à l'appartement des étudiantes lorsque Martine y vivait encore, se rendait dans la communauté masculine "pour aller aux chiottes" (Claude).

Les contacts avec Paul et Martine se sont prolongés, mais de manière ponctuelle, "en pointillé". A l'occasion de vacances dans le Sud, Claude et Morgane en profitent pour s'arrêter de temps en temps à La Marasque, "un lieu où c'était agréable de s'arrêter" (Claude). "On avait dit à Paul et Martine : "Voilà un habitat qui nous plairait", mais sans nous engager."

Un peu plus tard, en 1984, Claude et Morgane reçoivent une lettre des membres de La Marasque leur proposant une place ; il s'agissait d'une "démarche explicite de la collectivité de La Marasque".

 

Le logement de La Marasque : aménagements et ouvertures

L'espace de cohabitation comporte au niveau inférieur une entrée, une cuisine, un séjour, un jardin et au niveau supérieur une chambre, un bureau et un wc-salle de bains.

Réaménagements des pièces et circulations

Le logement où se trouvent actuellement Claude et Morgane est situé dans la partie arrière de ce que le groupe a appelé lors de sa période communautaire "la grande maison". De ce fait quelques négociations ont été nécessaires, notamment pour l'utilisation du couloir collectif dans lequel Claude et Morgane avaient, au départ, déposé une armoire encombrante.

Mais, pour leur logement, "le gros du travail aura été d'aménager la cuisine". Une cloison, trois portes, une salle de bains, une porte condamnée, pas de fenêtre, telle était la distribution de l'espace au rez-de-chaussée lors de leur arrivée à La Marasque. Les wc du haut ont été agrandis en salle de bains tandis qu'en janvier 1988, avec l'aide de Jean-Philippe O. (un résident du domaine) le sol a été "défoncé et changé", des fenêtres ont été posées, des portes comblées, une autre porte réouverte, l'entrée refaite. Claude ayant étudié un peu l'électricité s'y consacra en partie.

L'appartement est le seul de la "grande maison" qui donne au sud, au soleil. Pour Morgane comme pour Claude, il fallait donc y mettre une fenêtre qui donne sur cette orientation positive de la maison. Morgane souhaita la fenêtre la plus large possible. Par ailleurs, Morgane désira avoir une porte-fenêtre qui donne sur le parc. Or, celui-ci est commun à tous les membres. La réaction négative de la communauté a relativement étonné Morgane, qui nous dit : "J'aime les choses très claires ; en arrivant à La Marasque, c'est la première chose que j'ai souhaitée. J'aime voir les couchers de soleil, c'est magnifique... je n'ai pas le souhait d'envahir le parc !". En fait, une telle modification aurait entraîné une transformation de la façade de la "grande maison", ce qui n'est pas souhaité par certain-e-s. Cette réalisation n'aura pas lieu.

En bas : "Veuillez entrer par la cuisine..."

Parce qu'il a sa place dans l'ancienne partie communautaire du domaine, le logement de Claude et Morgane est un lieu relativement crucial. En effet, l'entrée sert également de couloir pour se rendre aux chambres d'amis de la collectivité et dans la salle de télévision. Il est également utilisé par le couple pour placer quelques meubles : une malle et une armoire, à quatre placards de taille équivalente. La place de ces meubles à cet endroit est autant liée à leur encombrement qu'à la volonté de protéger les aliments de quelques souris dévoreuses.

Les quatre placards de l'armoire sont répartis comme suit : à droite, celui du haut contient une majorité d'objets propres à Morgane (une réserve de cadeaux artisanaux achetés lors de nombreux voyages) tandis que celui du bas comporte une majorité d'objets propres à Claude (bricolage) ; à gauche, les deux derniers placards sont communs. Dans la malle on trouve une réserve d'aliments.

Mais le seuil réel du logement est la porte qui donne sur la cuisine. Une table massive en bois est située dans l'axe de l'ouverture de la porte tandis que l'ensemble des appareils ménagers et des placards se situe sur la droite. Avec Morgane, et dans une ambiance souriante, le chercheur dégage le côté esthétique : les bocaux sont transparents, ils laissent apparaître leurs contenus colorés, tandis qu' "il faut des placards pour cacher le reste", annonce-t-elle. Parmi les appareils ménagers, on note une cuisinière "récupérée", un frigidaire "d'occasion à 700 francs", un lave-vaisselle, un robot-ménager "offert pour notre mariage".

Entre ces deux ensembles mobiliers, l'espace laisse une ouverture vers le séjour. Une porte existe pour séparer ces deux pièces, mais elle est "toujours ouverte".

Le séjour est la grande pièce où le chercheur a été accueilli lors du premier entretien. Les quelques meubles qui y ont leur place sont situés à une faible hauteur du sol (matelas recouverts de toiles ou de laine sur lesquels sont posés quelques coussins). Aux murs se trouvent des décorations, qui proviennent de voyages (d'Amérique Latine principalement). On y trouve également une chaîne hi-fi. Claude a été l'instigateur de l'achat et se trouve être l'utilisateur principal de cet appareil. Celui-ci est composé à parité d'éléments neufs et d'occasion.

La pièce ne comporte pas de télévision. Lors de leur arrivée dans ce logement, le couple en possédait une, acquise "d'occasion à Paris", cassée peu de temps après. Comme une pièce de télévision commune existait au domaine de La Marasque, il a été décidé de ne pas en racheter.

Globalement, Claude regrette que le salon soit assez peu utilisé. Il explique cela par l'importance du temps passé au travail et dans les autres pièces.

Enfin, le logement donne de plain-pied sur un jardin, qui appartient à la collectivité. Alors que d'autres personnes y consacrent beaucoup de temps (serres, plantations, légumes...), cette partie est peu investie par Claude et Morgane. Claude dira : "nous ne sommes pas terriens", sachant que "on va partir tout l'été, on n'en profitera pas". Pourtant, Morgane aime aller au jardin, le cultiver ; c'est aussi une occasion pour rencontrer les voisins, les voisines et discuter un peu.

En haut : les espaces privés et intimes

Quatre pièces composent le niveau supérieur : la chambre conjugale, le wc-salle de bains, le bureau de Claude et une chambre d'ami-e-s .

La chambre conjugale sera à peine entrevue par le chercheur. Morgane souhaita exclure cette pièce des prises de vue photographiques. Lors de son séjour, le chercheur remarqua également que la pièce salle de bains-wc subit le même sort. Il utilisa alors un cabinet de toilettes situé juste au-dessous de sa chambre d'hébergement. En fait, ce lieu est utilisé par les personnes qui rendent visite à un des membres de la collectivité. Mais revenons à l'histoire de la salle de bains du premier étage car elle n'est pas simple.

A l'origine, une salle de bains était située au rez-de-chaussée. On trouvait un wc à l'étage. Mais ce wc appartenait à la collectivité. Il était utilisé par les gens de passage à La Marasque. Donc, contrairement aux autres ménages de la collectivité, Claude et Morgane n'avaient pas de toilettes personnelles et devaient utiliser celles des parties collectives. Le fait que ces toilettes étaient collectives ne posait pas de problème à Claude : "on achetait des robes de chambre un peu chaudes, et puis ça allait." Mais ce n'était pas le cas de Morgane, chez qui "l'aspect propreté est développé, plus que l'aspect rangement" (c'est Claude qui parle). Une négociation s'entama avec la collectivité pour une nouvelle définition des pièces. Afin de gagner de la place dans la cuisine au rez-de-chaussée, la salle de bains passa à l'étage, rejoignant ainsi le wc, qui devint un wc privé. Au rez-de-chaussée, dans le couloir principal du bâtiment, un wc et un lavabo furent installés à l'usage des gens de passage.

Mais la pièce la plus significative d'un marquage du territoire personnel est le bureau de Claude. La porte de cette pièce est "toujours ouverte". Martine (la voisine immédiate) n'aime pas" : lorsque les wc étaient communs aux résidents de La Marasque, elle devait passer devant pour s'y rendre. Quant à Morgane, elle peut entrer dans la pièce, mais elle ne peut pas "toucher à certaines parties sacrées, le bureau lui-même" (Claude). Si bien que l'emprunt par Morgane d'un objet de Claude peut être source de conflits :

"Claude : - J'ai besoin d'un certain nombre d'objets. En un seul exemplaire, j'ai l'objet dans mon espace professionnel, et comme elle n'a rien sous la main, elle vient le chercher.

Morgane : - Il y a tout, c'est magnifique ! Je n'ai jamais rien eu de ma vie... il y avait des clefs sur les tiroirs de mes frères et soeurs !"

Le territoire est de toute évidence clairement marqué. Mais ceci n'est pas sans paradoxe. Notamment lorsqu'on entend Claude déclarer : "Je m'enferme dans mon bureau, je laisse la porte ouverte".

Quelques objets symboliques

Dans les rencontres, le chercheur peut remarquer à une intonation de voix, à un geste particulier, un sourire, un regard vif et pétillant l'attachement apporté à certains objets ou à certains événements. Il en a été ainsi pour une curieuse pièce de tissu, suspendue au mur du salon. Sa signification ? Claude et Morgane l'ont posé sous forme de devinette. Devant l'apparente banalité de cette pièce tissée rectangulaire et frangée, le chercheur fixe l'objet, acceptant le jeu offert par ses hôtes. Il remarque une série de lignes parallèles, toutes de couleur marron clair sauf deux : l'une est rouge, l'autre bleue. Impatiente de livrer la réponse, Morgane parle : "C'est un peu le symbole de notre union. Quand on s'est mariés, on n'a pas mis d'alliance. Le fil rouge représente Claude, c'est lui qui l'a passé ; le fil bleu ciel, c'est moi. La célébration a duré trois heures, tous les amis sont venus passer un fil."

Claude complète dans la foulée : "Ça a été entièrement fait pendant la cérémonie. Elle a eu lieu dans une salle de réunion d'une communauté protestante qui nous l'avait prêtée. La partie haute de la pièce a été prétissée et tous sont passés derrière." Morgane résume : "C'est symbolique de la vie indépendante de chacun, mais avec les autres."

Outre ce tissu, d'autres objets prennent valeur de symbole pour le couple. Il en va ainsi de LA table. Dans leur logement parisien, Claude et Morgane avaient décidé d'avoir une table de salle à manger. Par la connaissance qu'ils avaient de La Marasque, ils commandèrent ce travail à Céline J. (actuelle résidente au domaine) et à son frère Pierre (ex-résident), passionné-e-s de menuiserie. La table sera un des rares meubles à être déménagé de Paris à La Marasque. Pour Claude comme pour Morgane, ce meuble représente le meuble, "le meuble au sens "meuble", parce que le lit, par exemple, c'est un casier en bois", rien de plus. Ce meuble est maintenant situé dans la cuisine et on peut le découvrir en passant le seuil de la porte d'entrée collective.

On note également dans le séjour un tableau offert pendant le mariage par la communauté parisienne où a vécu Claude. Il s'agit du fleuve Amazone, sur des tons bleus et verts. Puis, un tapis offert par une soeur de Morgane au moment de leur premier emménagement commun. Enfin, un autre tapis provenant du frère de Morgane et auquel il tenait. Elle annonce qu'il a fallu une "pression" pour qu'elle l'obtienne. En fait, on peut remarquer que les nombreux voyages qu'ont faits Morgane et Claude leur ont permis de constituer des associations d'objets à la fois beaux et curieux, souvent artisanaux. "Tout le reste des objets sont des souvenirs de voyage."

 

L'organisation du temps : travail, loisirs et voyages

Une semaine-type sans régularités ?

Dans le cadre des enquêtes, les chercheurs avaient prévu, outre l'observation, de questionner les résident-e-s sur la manière dont étaient organisées les semaines. Avec Claude et Morgane, lorsque le chercheur aborde la question, les réponses sont sans appel : "Quand Claude est présent ?..." demande Morgane ; "Il faut d'abord distinguer si elle a une réunion ou pas", dit Claude. Et les deux de conclure : "Des régularités ?... il n'y en a aucune... C'est ça qui est impressionnant... on a une vie très irrégulière." Finalement, en décrivant petit à petit les activités et leurs horaires respectifs, nous pouvons quand même donner les grandes lignes de l'emploi du temps de Morgane, Claude étalant ses travaux sur des périodes inégalement réparties sur l'année.

L'emploi du temps professionnel hebdomadaire de Morgane est le suivant :

Le lundi, elle se réveille vers 7h45 et part travailler dans un grand centre urbain de 9h à 12h. Après une pause-repas d'1h30, elle donne des cours dans une université jusqu'à 16h30, avant une autre série de cours de 18 à 20h. Elle est de retour au domicile vers 20h45.

Le mardi et le jeudi, Morgane a les mêmes activités : le matin, elle travaille pour une association d'enseignant-e-s, tandis qu'elle dispense des cours particuliers l'après-midi.

Le mercredi matin est libre en général, sauf dans des cas exceptionnels de réunion pour l'association d'enseignant-e-s. L'après-midi, de 14h30 à 16h30, elle donne des cours dans une commune voisine, à dix kilomètres de chez elle, avant de se rendre dans une autre commune, située à quarante kilomètres de la précédente, pour y dispenser des cours de 18 à 20h.

Enfin, tous les vendredi matin sont libres. L'après-midi, elle enseigne à quarante kilomètres de chez elle.

En ce qui concerne l'emploi du temps de Claude, cela dépend s'il a du travail sur place ou non. Il dispense des cours dans une université parisienne trois à quatre mois dans l'année. Le reste du temps, ses recherches se font tant à son domicile que dans un laboratoire parisien où il se rend selon les besoins en matériel ou les échanges avec d'autres chercheur-e-s. Nous avons pu toutefois repérer quelques manières de faire.

Le matin, "si j'ai du travail sur place, je me lève quand je suis prêt. Si je dois partir à l'extérieur, je mets le réveil." Le petit déjeuner peut être pris à 10h du matin, lorsqu'il travaille à l'extérieur ("café-croissant dans un troquet [bar] quand je pars") ; lorsqu'il est à domicile, il le prend quelques heures après le lever. Mais dedans ou dehors, il ne le prend que très rarement avec Morgane qui, elle, déjeune généralement debout, parfois chez un voisin ou une voisine.

Le repas du soir est "plutôt tardif", compte tenu des emplois du temps allongés de chacun-e. Mais quoi qu'il en soit, Morgane et Claude s'attendent pour les repas, les couchers et les levers.

Cette organisation n'est pas allée sans poser de problème à Morgane. En effet, elle a plus ou moins insisté pour que Claude réserve au moins une journée à un temps commun où les loisirs auraient leur place. Cette "convention" est plus ou moins respectée.

"Claude : - J'aime les marches dans la nature, mais on n'en fait pas assez à mon goût. On s'est décidé à fixer une journée par mois à marcher.

Morgane : - C'était un week-end, on l'a réduit à une journée. Cette année, ç'a été presque inexistant.

Claude : - J'ai été malade.

Morgane : - C'est difficile de négocier actuellement... on pose un truc mais on tient pas. A Paris, on sortait du cadre quotidien, on allait au restaurant, au cinéma, ça produit une communication plus riche. Depuis qu'on est ici, on n'est jamais allé au restau, ni au ciné.

Claude : - Teu Teu... On y va quand même..."

Peut-être les vacances sont-elles suffisamment variées pour compenser ce manque de loisirs au quotidien. Cependant, Morgane aime la mer et Claude la montagne. Ainsi sont généralement prévues une semaine à la mer, une semaine à la montagne et une semaine avec des amis. Au moment de l'enquête, le temps des vacances concerne six semaines de suite, du 1er juillet au 15 août, réparties comme suit : dix jours de marche (randonnée, camping sauvage), trois à quatre jours à Paris, quelques jours en montagne. Pour les trois semaines restantes était prévu une voyage au Brésil qui fut annulé, Claude ayant été appelé d'urgence pour un travail. En fait, les loisirs autant que les vacances doivent avoir un aspect "nature" important. Le scoutisme de Claude est considéré comme fondateur dans son rapport à la nature, par laquelle il est "fasciné". Ce côté "débrouillard" fait dire à Morgane : "Il me fait découvrir des choses passionnantes".

Comme nous venons de le voir, les emplois du temps hebdomadaires ne sont pas clairement définis, notamment par le fait que Claude exerce une profession d'indépendant. Ceci l'amène à être absent quelques mois d'affilée, notamment pour des missions à l'étranger. Il a décidé que ces absences ne dépasseraient pas trois mois, "pour ne pas emmerder Morgane". Il juge l'ensemble de ces activités "lourdes", si bien qu'il a réduit ses charges de travail à l'étranger de quatre à trois semaines. L'aménagement de ses missions coïncident avec les vacances de Morgane. Le travail de Claude est en tout cas au centre d'une négociation sur le temps passé au travail et celui à domicile. Morgane déclare : "Quand il est là, il est au travail. Après manger, il peut aller travailler... ça me gêne. Pour moi, c'est dur d'être avec quelqu'un d'absent."

Allons voir cela de plus près.

 

Quelques aspects de la vie domestique

La gestion financière

Le revenu mensuel du ménage est de 20 à 25.000 F, sachant que les travaux fluctuants de Claude font varier ce revenu. Le revenu personnel de Claude est évalué entre 15 et 20.000 F, tandis que celui de Morgane est de 5 à 6.000 F. En comparant les revenus imposables de deux années, on constate de larges fluctuations ; en l'occurrence, l'écart est de 80.000 F.

Cette partie de la gestion domestique revient exclusivement à Claude.

"Il fait tous les comptes, même les miens !", s'écrie Morgane.

Claude estime que Morgane "fait peu de dépenses" et en pense autant de lui-même. Il souligne qu'il a toujours été le comptable dans les groupes qu'il a traversés. Mais il précise qu'il était - et qu'il est toujours - "hors de question que je sois la bourse de Morgane".

Le puits central du ménage est représenté par un compte commun. Les impôts, la part d'accession à la propriété du domaine, l'approvisionnement quotidien concernent les dépenses principales qui y sont faites. "Si Morgane fait des dépenses pour ça, je la rembourse", dit Claude. Ce compte fait l'objet d'une "convention" entre les deux personnes. Les revenus de Morgane s'ajoutent à ceux de Claude pour l'alimenter. Morgane dispose d'un compte propre : si elle a de l'argent en trop, elle le verse sur le compte commun ; sinon, le compte commun alimente son compte propre.

Le solde qui revient à Morgane se monte actuellement à 3.400 F par mois, "pour son espace privé : essence, voiture, vêtements,..." et ses propres "solidarités" (Morgane aime beaucoup faire des cadeaux, tant aux ami-e-s qu'à la famille). A cela il faut ajouter les dépenses artisanales auxquelles elle se consacre, trop fréquemment au goût de Claude. "C'est en fait ma seule dépense", répond Morgane. Dans le cas d'une augmentation demandée par Morgane, cela doit faire l'objet d'une "négociation" (Claude) ; et "si elle ne le demande pas, je ne propose pas" (Claude).

On va le voir, ce qui est appelé "négociation" est riche de sens sur les rapports sociaux qu'entretiennent Morgane et Claude :

"Morgane : - Alors il m'a dit qu'il y avait eu une inflation... "Ben dis-donc, qu'est-ce que j'ai perdu !"

Claude : - Ça voulait dire qu'avec les 3.000 francs, ça se passait très bien.... Je l'aide à comprendre ce qui se passe... je peux contrôler tout ce qui arrive.

Morgane : - Mais j'ai le pouvoir sur son carnet de chèque. Il m'est arrivé d'embarquer son carnet au lieu du mien.

Le chercheur : - A quel nom est-il ?

Claude : - Au nom de Mr F., avec une procuration. J'ai des craintes de risques de découvert... Elle, ne sait pas ce que je dépense. Je sais ce qu'elle dépense puisque je compte. Si elle ne note pas, je sanctionne."

Sanction douce, évidemment.

Depuis que Claude occupe un poste de travailleur indépendant, il a repris l'orientation "épargne" : "je prévois mes arrières car comme je suis indépendant, si je tombe malade ou si je dois écrire un bouquin... J'ai dû le faire comprendre à Morgane".

Rangement, propreté

Quelques fois, les propos des résident-e-s valent mieux qu'une longue analyse. Ecoutons-les :

"Claude : - C'est plutôt moi qui vais nettoyer la cuisine.

Morgane : - Et c'est plutôt moi qui vais nettoyer les chiottes.

Claude : - On s'est aperçu très rapidement que c'est celui qui est le plus sensible sur un point qui devait s'en occuper. Et moi je ne supporte pas que la cuisine ne soit pas rangée quand je me mets à la faire et je me bagarre avec Morgane parce qu'elle ne la range pas.

Morgane : - Il ne faut pas la même éponge pour tout...

Claude : - La salle de bains, je n'interviens pas, parce que je sais qu'elle interviendra de toute façon avant.

Morgane : - Je déteste ranger et je n'aime pas faire le ménage. Mais j'ai besoin de nettoyage plus que de rangement. Pouvoir être bordélique, c'est une liberté difficile à conquérir dans cette société."

Puis Claude parle de la chambre conjugale :

"Quand le bordel gagne l'accès au lit, je shoote dedans. Si ça gagne sur ce terrain-là, il y a des réactions telles de ma part qu'elle se rend compte qu'il faut qu'elle fasse quelque chose. Alors quand elle est un peu amoureuse et que je suis absent, je rentre, elle s'est arrangée pour faire bien propre pour me faire plaisir."

En ce qui concerne la vaisselle, Claude l'a toujours faite, durant les six premières années. Morgane, pendant ce temps, a poussé à l'achat d'un lave-vaisselle : "mais c'est moi qui ai insisté... six ans de négociation" nous dit Morgane. "Elle obtient ce qu'elle veut", dira plus tard Claude.

 

L'alimentation : le point sensible ?

L'alimentation est particulièrement importante dans la gestion domestique car elle comporte un grand nombre de phases. De l'achat des provisions à la conception des menus, de la préparation des plats, sans oublier le stockage, à la réception d'ami-e-s, de la vaisselle au rangement, elle constitue une vraie mine d'observations.

Chez Claude et Morgane, ce domaine domestique paraît crucial. Tout du moins semble-t-il être le point sur lequel l'un-e et l'autre ont le plus négocié. Détaillons et voyons en leur présence comment se vit cette question quotidienne.

Approvisionnement, stockage, congélation

Pour ce qui concerne les achats ("les courses"), c'est à Morgane qu'ils incombent, "parce que je me déplace plus". Lorsqu'ils étaient à Paris, Claude s'en occupait davantage que maintenant. Cependant, lors d'un repas, Claude montre qu'il a son mot à dire :

"Claude : - Je n'ai aucune raison de la priver du plaisir qu'elle a à faire les achats (ironique). Mais ceci dit, elle fait des achats sur lesquels je ne suis pas toujours d'accord. C'est pourquoi j'aime bien y aller. Par exemple, des variétés de viande, certains alcools, la charcuterie. En revanche, elle sait bien choisir les fromages, à présent. Mais elle ne saura pas acheter un saucisson.

Morgane : - Pas vrai !

Claude : - Elle n'a pas trop pénétré mes goûts au niveau charcuterie. Par contre, pas de problème avec le fromage.

Morgane : - Mais je ne trouve pas très bon de manger de la charcuterie.

Claude : - Morgane ne boit pas d'alcool.

Morgane : - Comme j'achète, j'impose plus mes goûts.

Claude : - Si j'avais fait les achats, on aurait plutôt mangé de la viande ce soir. En matière de cuisine, j'ai tendance à y consacrer moins de temps qu'avant et j'avais acquis une bonne réputation de préparer les viandes en sauce.

Morgane : - A Paris, on faisait nos achats au marché. Ici, c'est à l'hypermarché. J'adore les promotions. J'achète beaucoup en supermarché, c'est proche du travail. (...) En fait, les courses sont faites en fonction du stock, du temps, de l'envie."

Trois endroits sont principalement utilisés pour le stockage : dans un ensemble de placards et d'étagères situés au-dessus de l'évier et des appareils ménagers ; dans un grand meuble installé dans le couloir qui mène aux pièces collectives ; et dans un congélateur. Celui-ci correspond à une part des congélateurs appartenant à la collectivité, où un "espace est plus ou moins déterminé" pour chacun des ménages.

La congélation était beaucoup pratiquée par le couple à une certaine époque, notamment lorsque Morgane a découvert le congélateur. Selon Claude, son utilisation a diminué du fait qu'elle ne savait pas, ou qu'elle oubliait, qu'il ne fallait pas congeler au-delà d'une certaine période. Actuellement, du poisson, des beefsteaks peuplent le "petit congélateur" du réfrigérateur.

La préparation des repas : à toi, à moi

Mais la préparation des repas reste difficile à gérer car tous deux souhaitent y participer activement. Un soir d'enquête, Claude prépare un poisson, d'un commun accord avec Morgane :

"Claude : - Quand on invite des gens, on peut se disputer pour savoir qui prépare la cuisine. Si on a tous les deux le temps, on se disputera pour savoir quel plat on fait.

Morgane : - Quand on décide qu'Untel fait telle chose, il est interdit de toucher à ce que fait l'autre.

Le chercheur : - Vous ne faites jamais le même plat ensemble ?

Morgane : - Le même plat ? Non ! Il faut tout faire à part.

Claude : - Elle fera le dessert et moi le poisson ou la viande."

A ce moment, nous passons du salon à la cuisine où va se prolonger, mais cette fois en action, la préparation des plats du soir. Morgane et Claude mettent en scène le vécu domestique, se démènent, interagissent dans leur environnement culinaire, pressés par quelque cuisson minutée ou quelque incompétence technique de l'un-e ou de l'autre :

"Claude : - Allume le four ! Allume le four ! Ça va être encore plus bref à préparer.

Le chercheur : - Tiens, cette poterie, elle vient de Jean ...

Morgane : - Oui c'est un cadeau.

Le chercheur : - (à Claude) Le poisson, c'est ta spécialité ?

Claude : - Non, mais j'aime bien.

Morgane : - Une fois, Il a très bien préparé un poisson, alors des fois je lui demande de me le préparer... Mais il se souvient pas exactement comment il avait fait.

Le chercheur : - C'est du poisson frais ?

Claude : - Oui. Morgane l'a acheté."

Ce soir-là, il y a du pain à décongeler.

"Claude : - Non... Mets-le un peu... mets-le un petit peu... mets un petit peu... non ! ... un petit peu au...

Morgane : - (hésitante) Non...

Claude : - Mais si !... mais pas jusqu'au bout, tu le mets deux minutes à décongélation et après on laisse sécher, c'est impeccable...

Morgane : - Dans le four ?... (demande de confirmation)

Claude : - Dans le micro-ondes.

Morgane : - Et... Ah non, moi je n'aime pas ! Moi j'aime le four [électrique].

Claude : - Attends que le poisson soit sorti alors...

Le chercheur : - Le four micro-ondes, tu n'aimes pas ?

Morgane : - Non.

Le chercheur : - C'est Claude qui a décidé de l'acheter ?

Morgane : - C'est plus compliqué... parce que Claude n'aime pas s'encombrer de choses. Je lui ai offert pour son anniversaire avec des garanties de changement : "Tu te décides si tu le veux ou pas." Il a mis une journée pour se décider. (...) On l'utilise pour réchauffer ou décongeler.

Le chercheur : - Vous faites de la cuisson au micro-ondes ?

Claude : - Oui.

Le chercheur : - C'est délicat ?

Claude : - C'est tout un art la cuisine ! Je me sers du livre de cuisine qui est avec... J'essaie de comprendre la logique technique pour bien l'utiliser.

Morgane : - Souvent, c'est moi qui fait la cuisine."

Cette séquence illustre succinctement comment on peut passer d'une action simple de préparation de la nourriture (cuisson, réchauffement,...) à un discours sur l'appropriation d'une technique culinaire et de ses tenants dans la gestion domestique.

La consommation alimentaire

Le couple tient à "l'équilibre des repas". Selon Morgane, Claude est "tout à fait français, il a besoin de viande, le steak, le fromage, le vin, le pain... je le trouve très français. Moi je suis bordélique au niveau bouffe, je grignote à n'importe quel moment... quand il est là, il me règle un peu. Claude est très équilibré au niveau de sa bouffe. Moi les sucreries, sans problème, une tablette de chocolat, je mange sans me priver." (Pendant cette séquence d'enquête, Claude est au téléphone, c'est pourquoi seule Morgane s'exprime ici).

Dans le domaine de la consommation alimentaire, l'irrégularité semble être à nouveau revendiquée par les deux personnages, comme lorsque nous parlions d'emploi du temps. Claude et Morgane se trouvent "démarqués par rapport à la moyenne des Français", il faut "varier les genres", "être un peu marginal", "un jeu de dedans-extérieur". Mais il semble que dans cette gestion de l'alimentation, la question de l'"équilibre" soit centrale. Deux régimes... un dialogue :

"Le chercheur : - (à Claude) Et toi, ça te gêne pas, ce rapport au diététique ?

Claude : - Les seuls problèmes que ça me pose, c'est éventuellement quand ça passe pas. Je suis très sensible au déséquilibre physique que ça peut entraîner. Quand il y a un problème, je... Par exemple, ce soir, c'est peut-être pas recommandé de boire encore de l'alcool, mais il y a des limites qu'on transgresse de temps en temps.

Morgane : - Tes excès vont au niveau de l'alcool uniquement.

Claude : - C'est ce qui te travaille le plus.

Morgane : - C'est ce que je constate.

Claude : - C'est ce qu'elle accepte le moins. Je mangerais tout ce qui reste ici de meringue, elle ne trouverait rien à redire, alors que c'est beaucoup plus nocif pour moi que le peu d'alcool que j'ai pris. (à Morgane) On est d'accord ?...

Morgane : - (rires) Je sais pas (rires) (...)

Claude : - (à Morgane) Je crois que je vis plus que toi l'équilibre alimentaire.

Morgane: - (ironique) Ah, mais toi, tu es l'équilibre même.

Claude : - Si je sens un déséquilibre dans mon corps, je peux être très draconien pour rétablir."

Recevoir

L'espace de ce logement est propice à l'accueil et à la réception. Vaste cuisine au centre de laquelle se tient, bien campée, la grande table en bois massif. Séjour spacieux où gisent quelques larges coussins moelleux. Le soir de la première rencontre, le chercheur fut accueilli dans le séjour pour l'apéritif, puis à la cuisine pour le repas, enfin au séjour de nouveau pour une tisane.

Outre ces observations immédiates, les questions sur la réception dans l'espace domestique sont souvent difficiles à éclaircir. La plupart du temps, un discours ne suffit pas pour traduire l'intensité des scènes de réception. Les méthodes employées ici ont permis de vivre ces moments et de les commenter en direct. Evoquant la manière dont il a été accueilli tel soir, le chercheur peut enchaîner sur la manière de recevoir les gens de façon plus générale. Alors, au hasard de la conversation, apparaîssent les rapports qu'entretiennent les hôtes entre eux.

"Le chercheur : - Ce soir, le menu était pensé à l'avance ?

Claude : - On a convenu que Morgane faisait les achats pour toi. Comme elle a fait les achats, je trouvais normal que je participe en cuisine. (...) Il y a des conflits possibles entre deux plats proposés par l'un et l'autre. On fait la guerre sur les envies. On négocie... et on s'amuse.

Le chercheur : - Vous recevez beaucoup ?

Claude : - On aimerait recevoir beaucoup... on est très irrégulier. Mon travail est toujours irrégulier, c'est pas toujours facile. En France il faut prévenir trois semaines à l'avance... parfois la veille ou le jour même, ça marche.

Le chercheur : - Des collègues de travail ?

Claude : - (à Morgane) Des collègues de travail ?

Morgane : - Mmmm...

Claude : - Quelques connaissances ici."

Alors que le chercheur ne s'y attendait pas particulièrement, apparaît soudain l'évocation des relations avec la collectivité de La Marasque :

"Morgane : - "Il y a une chose qui m'a frappé, si tu veux, les gens qu'on a rencontrés ici se soucient assez peu du dernier arrivant pour le sortir de son isolement, je sais pas si toi tu ressens ça ?

Claude : - On a été frappé que des communautés locales invitaient les copains et nous laissaient tranquilles, nous ignoraient. (...)

Il y a des liens très forts entre ceux qui ont fondé... ça marque très fort le compagnonnage. Quand je pars, des fois, il y a des gens qui invitent les autres et laissent Morgane seule... ça m'a surpris.

Le chercheur : - Vous en parlez ?

Claude : - A certains. A Gilbert et Claudine notamment.

Le chercheur : - Pas aux réunions ?

Claude : - Non, on parle finances. (...)

Morgane : - On aime et on tient à recevoir. On apprécie cette salle (elle parle du séjour, où nous nous trouvons). L'appartement qu'on a acheté à Paris, on l'a choisi notamment pour sa convivialité, c'est-à-dire une cuisine non séparée de la salle de séjour. On a facilement invité 30 à 40 personnes sur 25 m2."

Les références à d'autres appartements se font alors jour, comme pour marquer que La Marasque n'était pas un passage obligé dans leur itinéraire résidentiel. Il/elle parlent d'une maison qui a failli être achetée, "une maison pyramidale avec des jardins suspendus, dans la région parisienne. Malgré les contraintes de transport, c'était fascinant. On ne serait peut-être pas venu ici. L'appartement faisait 75 à 80 m2 et 50 m2 de jardin. Toutes les pièces donnaient sur ce jardin... les vacances permanentes. Aucune chambre n'était carrée." (Claude)

En fait, la réception renvoie à la fois à des questions d'espace, mais aussi à la manière dont le couple s'organise pour savoir qui fait quoi. On retiendra ici toute l'ambiguïté des interactions dans cette préparation : à la fois, on "fait la guerre", on "négocie" et on "s'amuse"...

Quelques propos sur l'evolution du mode de vie

"De la non-consommation à la consommation"

Comment passe-t-on de la communauté au couple ? Difficile de généraliser. Difficile, lorsqu'on n'est pas présent, de comprendre les éléments qui président à cette décision, de saisir les moments charnières. D'autant plus lorsqu'il s'agit du passé, même d'un passé proche. Il nous reste les paroles de ceux et celles qui l'ont vécu. Ces discours nous renseignent sur les représentations que les personnes ont de ces transformations. Ainsi, dans le cas qui nous préoccupe ici, nous est à la fois présentée une envie de communauté et une envie de vivre en couple. C'est notamment très fort chez Morgane. Les communautés sont perçues, par Morgane comme par Claude, avec l'avantage de l'entraide, de la solidarité, du "copinage", et l'inconvénient de certaines contraintes en temps et en espace .

Mais s'il y avait quelque chose à mentionner dans l'évolution du mode de vie, ce serait, selon Morgane, un passage "de la non-consommation à la consommation". Elle souleva le problème lorsque nous évoquions l'acquisition de véhicules. Ainsi, depuis son arrivée à La Marasque, le couple possède deux voitures, alors qu'il n'en possédait aucune lorsqu'il vivait en banlieue parisienne. Il s'agit d'une Renault 5, achetée "presque neuve, 35.000 F" et d'une Citroën GS, "d'occasion 13.000 F". Chacune d'elles est équipée d'un auto-radio, achetés au Pérou et que Claude a installés lui-même.

Morgane souligne : "Avant, on avait un souci de non-consommation... il fallait pas s'embourgeoiser... il fallait vivre sobrement, avec le moins possible. Depuis que je suis à La Marasque, ça a changé. Il y a eu une influence de voir que beaucoup de gens avaient beaucoup de choses qui pouvaient être utiles." Sur le même thème, Claude confirme : "On avait des engins pourris en arrivant là. Quand les copains arrivaient... : "Mais qu'est-ce que c'est que ces machins que vous avez !""

Mariage, relations amoureuses, enfant

Cette histoire de vie présente une certaine originalité. En effet, l'exercice du sacerdoce a marqué Claude jusqu'au-delà de sa quarantaine. Autant pour lui que pour Morgane, le temps des remises en cause fut long, le souci d'indépendance et l'aspect militant marquant les histoires de l'un-e et de l'autre. Il nous a paru intéressant d'aborder la manière dont cela est vécu par le couple. Une longue discussion eut lieu, un soir après un repas. Mariage, positions vis-à-vis de potentielles aventures extra-conjugales, parentalité...

Le choix du mariage tient à plusieurs raisons. Pour Morgane, c'était d'abord un "principe de sécurité", puisqu'elle quittait son pays d'origine. Ce principe a cependant été remis en cause dans son esprit à l'occasion d'une consultation chez une psychothérapeute. De cet échange a émergé une relative méfiance vis-à-vis du mariage : "c'était un piège ; c'est une croyance de sécurité, mais en fait, c'est l'inverse." Pour Claude, c'est plus par rapport à sa famille qu'il a envisagé le mariage : elle "n'aurait pas supporté".

Le couple peut-il ne pas finir sa vie ensemble ?

"Claude : - Intellectuellement, on le dirait... psychologiquement, on ne supporterait pas. Ce que je ressens, c'est que quand la relation se détruit un peu, j'en souffre beaucoup. Je suis prêt qu'une rupture existe, mais ça laisserait...

Morgane : - Moi je me dis que comme on s'est marié vieux, ça a plus de chances de terminer ensemble, et donc ça, c'est rassurant.

Le chercheur : - En ce qui concerne les relations amoureuses (en dehors du couple) ?

Claude : - C'est pas refusé a priori, mais c'est pas accepté, je crois.

Morgane : - De parler, j'ai besoin de parler... donc je lui dirais.... tu serais complètement mis au courant. La transgression sexuelle, c'est une étape... je me la suis posée, mais je sens un danger. Si j'ai des rapports avec quelqu'un d'autre, j'ouvre cette liberté à Claude, et le problème, c'est que Claude est quelqu'un qui se donne très entièrement aux personnes. C'est difficile de dissocier le sexuel et l'affectif. (court silence)

Le chercheur : - (à Claude) Tu es d'accord ?

Claude : - Oui. Je suis plus secondaire et elle beaucoup plus primaire.

Morgane : - Moi, je contrôlerais. J'ai une crainte de la relation parallèle."

Aucune histoire connue n'a eu lieu entre l'un-e des deux et un-e autre partenaire, ce n'est qu'au titre des expériences potentielles que les faits sont relatés.

Le dernier thème abordé dans la discussion sera celui de l'enfant. Délicatement, le chercheur fait remarquer que dans la population étudiée, peu de couples sont sans enfant. Claude et Morgane sont de ceux-là. La question fut explicitement posée.

"Claude : - Je m'attendais à la question (silence). C'est pas venu. Morgane a fait une fausse couche et depuis ça ne marche pas.

Morgane : - Tu le présentes comme ça... Moi je dirais que j'aurais envie de vivre une relation de couple et que je n'aurais pas envie d'enfant. Je sentais que Claude avait un désir que je n'avais pas. Ma psychologue m'a dit que je ne pourrais pas le faire pour quelqu'un d'autre. En principe, il n'y a rien d'anormal, c'est plutôt dans la tête.

Le chercheur : - L'adoption a-t-elle été envisagée ?

Claude : - On y a réfléchi mais on a pas tenté.

Morgane : - C'est Claude qui a toujours eu plus envie d'enfant. Moi c'était surtout physique : être enceinte.

Claude : - Et de fait, je me sens très à l'aise avec les enfants et Morgane moins.

Morgane : - Mais ça a dû jouer, d'être la soeur aînée et six frères et soeurs après moi, je me suis posé la question... mais c'est bien plus compliqué que cela.

Claude : - Et un des choix de venir ici, c'était ce besoin d'espace propice à un enfant. La fausse couche a eu lieu juste avant ici... on pensait que ça démarrerait rapido.

Morgane : - Actuellement, l'âge est tel que ça se complique. Quand on a 52 ans."

Remarquons que, dans ce dernier propos, Morgane cite l'âge de Claude et non le sien. L'important semble être que l'écart d'âge entre le père et l'enfant doit assez faible.

Une histoire complexe

Il n'est pas toujours facile de comprendre une histoire de vie. D'autant plus quand elle semble peu commune.

Après avoir remis en cause un corps masculin jugé oppresseur - en l'occurrence l'Eglise - et s'en être définitivement affranchi, Claude a pris le temps d'être certain à la fois de sa carrière professionnelle et de ses sentiments pour Morgane. Les expériences communautaires, teintées de féminisme et de révoltes masculines contre les rôles traditionnels, qui restent fondatrices d'une volonté mutuelle d'enrichir leur vie de relations humaines fortes, ont été une étape. Progressivement, dans et hors les groupes communautaires, une forte conscience de l'autonomie à acquérir s'est affirmée. Mais on le voit bien à travers les différents dialogues qu'on a pu lire, ce n'est pas si simple.

En effet, à y regarder de plus près, cet apprentissage semble n'avoir jamais éliminé complètement les positions dominantes et contrôlantes de l'homme, les attitudes de sujétions de la femme. Ceci, nous l'avons vu, les maintient l'un-e et l'autre dans des positions sociales différenciées. L'autonomie de chacun-e, même si elle semble être négociée, reste fragile.

N'aurions-nous pas ici un exemple de changements masculins qui s'arrêtent aux contours des discours ?

Chapitre 6

C h r i s t o p h e

La mise en scène des conflits

 

 Un peu d'histoire...

De quelques souvenirs

Christophe est instituteur. Il a 35 ans et vit avec Monique, institutrice, âgée de 37 ans. De cette union sont nés deux enfants, Pauline et Stéphane, âgés respectivement de 8 et 5 ans.

D'origine paysanne, sa famille vécut dans un village de sept cents habitants, situé dans le Nord. Il resta dans ce village pendant les six premières années de sa vie, avant que son père se rapproche de son lieu de travail, une menuiserie.

Depuis son plus jeune âge, Christophe rêve aux métiers de la nature : garde-chasse, garde-pêche... Or, l'institution scolaire, si ce n'est le lycée agricole, semble ne pas pouvoir satisfaire ses aspirations naturalistes. Bien que découragé par l'ensemble des adultes de son entourage, Christophe se "prend en main" et fait ses demandes d'inscriptions dans les lycées agricoles de la région. Un concours réussi, une école, et le voici en internat. Des souvenirs lui reviennent : "C'était l'ambiance bizutage... j'avais 14 ans et ça allait jusqu'à 25 ans... J'ai subi quelques brimades, c'était dur à passer à travers. T'avais le port de la blouse bleue, le costard le dimanche, la cravate... super rétrograde !"

Puis vint le temps du lycée, théâtre des premières expériences extra-familiales, lieu de découverte des plaisirs : "les cuites", "les filles", "on commençait à se remuer un peu...", "le lieu était tellement répressif que ça engendrait des explosions... la soupape !" Résultat : Christophe est "viré" de l'internat, un mois avant le bac, comme onze de ses collègues.

Son dégoût des mathématiques lui fait prendre conscience que l'agriculture, "c'est vraiment fini... il fallait être bon en maths...". Il se dirige alors vers la "fac" de psychologie.

A cette époque l'atmosphère post-soixante-huitarde rime avec "Pink Floyd... les premières fumettes... baba, branché...". Christophe s'inscrit dans cette mode-là. Il ne tient pas à rester longtemps à l'université. De par ses origines familiales, il développe une conscience de classe, au point d'avoir quelques scrupules vis-à-vis de ses ascendants : "Ils étaient prolos, donc ils avaient pas les moyens de m'entretenir à glander en fac' et j'avais vachement conscience que je venais d'un milieu prolo, qu'il fallait que je me démerde par moi-même. Ma mère disait : "- T'as qu'à faire instit' ! [instituteur] !", "- Ça va pas, c'est chiant !". Et un jour, elle a envoyé un dossier d'inscription. Bon, je remplis le dossier et d'autres aussi, pour d'autres écoles, je sais plus quoi... Et donc, paf ! ce concours tombe, j'y vais et j'ai été reçu... c'était au début de la deuxième année de psycho, je suis rentré dans cette école."

Monique, sa compagne, est issue d'une famille de commerçants. Parmi ses grands-parents, on trouve un couple formé d'un instituteur et d'une institutrice. Les avatars professionnels de ses parents impliquent de nombreuses mutations géographiques, qu'elle subit pendant sa scolarité. Vivant dans un milieu teinté de religion, elle s'engage sur le terrain chrétien militant, "humaniste très politisée", investissant notamment quatre ans de sa vie aux Jeunesses Etudiantes Chrétiennes (jec). Responsable d'une section locale dans le Nord de la France, et participant à divers rassemblements à Paris, Monique se forge une forte conscience politique.

Munie d'un bac littéraire, après son passage dans une école privée pluri-disciplinaire, elle choisit la psychologie. A ce moment-là, elle partage un appartement avec deux filles de cette même école, toutes trois sont adhérentes à l'Union Etudiante Chrétienne (uec).

C'est après sa deuxième année de psychologie que Monique rejoint l'Ecole Normale. Par la même occasion, elle intègre la section du Parti Communiste de cette même école, à laquelle adhère Christophe, après un détour par la Fédération Anarchiste.

De la vie collective entre copains à un mariage passager

Etudiant à l'Ecole Normale, Christophe partage avec trois hommes et une femme une maison qui sera pour les un-e-s et les autres le lieu de leur première réelle expérience de vie domestique hors du domicile parental. La gestion financière de ce groupe est égalitariste : chacun-e devait noter ses dépenses pour la collectivité et ils/elle partagent les frais en parts égales. Les éventuels déséquilibres arithmétiques, les consommations différentes n'étaient pas pris en compte. Il faut dire que ces années d'Ecole Normale étaient rémunérées, et que pour la plupart il s'agissait du premier salaire, donc : "le fric, on le craquait allègrement".

Chacun-e ayant délimité son espace de vie personnel (sa chambre), il restait une gestion des espaces collectifs à effectuer. Les expressions utilisées par Christophe pour décrire l'état de ces espaces sont : "le foutoir complet", "le bordel", "cradingue". Et d'illustrer cela par l'exemple de la vaisselle, faite après plusieurs repas, quand les assiettes venaient à manquer : elle était nettoyée par celui ou celle qui rentrait le plus tôt à la maison. Bref, l'entretien de la cuisine faisait l'objet de "petits tiraillements et de petits conflits". Mais outre ces détails, ce qui est qualifié de "bonnes bouffes" soudait le groupe. Elles faisaient partie intégrante de cette vie quotidienne, le groupe se livrant notamment à des concours de cuisine pendant lesquels chacun-e se devait de confectionner de "bons petits plats", généralement bien arrosés. Si la tendance culinaire "bio-diététique" était absente, les salades composées restaient des "valeurs sûres".

Christophe se souvient aussi du rangement de ses affaires personnelles. Il était particulièrement "correct", "parce que mes parents m'avaient inculqué des valeurs importantes : le respect du matériel, ne pas déchirer ses habits, "Comme tu poses ton pantalon, tu le retrouves le lendemain..." (rires), ne pas sortir avec des vêtements chiffonnés". Quant à l'hygiène corporelle, l'absence de salle de bains dans la maison (équipée seulement d'un chauffe-eau) n'aidait pas. Alors, ensemble, une fois par semaine, ils s'en allaient dans un quartier universitaire de la ville où existaient des douches gratuites.

Cette expérience collective est surtout marquée par des visites fréquentes de copains et de copines, beaucoup de musique, une ambiance "conviviale". Parfois, les visites féminines sont l'occasion de "dragues", la partenaire logeant alors ponctuellement dans l'espace de cohabitation. A une occasion, on suggéra à un des copains de se tenir dans la pièce la plus isolée de la maison : les bruits d'amour venaient aux oreilles des co-locataires, la partenaire étant jugée "bruyante à faire vibrer tous les carreaux de l'immeuble".

C'est à cette même époque que Christophe rencontre une fille, enseignante en éducation physique et sportive, alors en faculté dans une ville du Sud de la France. Dans un souhait de rapprochement de conjoints, selon les modalités existantes dans l'Education Nationale, le mariage est envisagé comme la seule solution possible : "Ni une ni deux, on s'est mariés !" peu de temps après, la relation souffre de désaccords avec la famille de l'épouse, notamment suite à un courrier d'un membre de cette famille mettant en cause Christophe personnellement. Après dix mois de mariage, le couple divorce, le rapprochement de conjoints ne s'est jamais réalisé. Marqué par cette expérience, Christophe ne vivra par la suite que le concubinage.

Christophe et l'armée : le soutien de Monique

Après l'Ecole Normale, Christophe obtient un poste dans le Nord de la France. Il vit avec un copain de passage : "cheveux longs (...) au niveau activités : les filles, le pc, syndiqué au SNI" . Christophe redécouvre à ce moment-là "les loisirs en tant que tels : ski de fond, montagne, concerts". Un tournant, en quelque sorte : les plaisirs euphorisants sont évacués, fini le temps des "cuites monumentales", des "amphétamines", des "petites fumettes" ; se manifeste un certain retour à la nature, un retour aux activités "saines". Il ne veut pas faire l'armée. Pour échapper à la "vie de bidasse", entre la réforme et les différentes formes d'objections possibles, il choisit la coopération. Sa demande n'aboutit pas, il sera chasseur alpin. A défaut, il s'arrange pour être adjoint à l'officier, afin de s'occuper des activités culturelles (cinéma, théâtre). Son souhait : vivre l'armée le plus civilement possible, de manière la moins aliénante qui soit : "On faisait des promenades en montagne, un camion nous rejoignait, avec des bancs, des tables, un barbecue, un fût de 200 litres, on revenait et on passait l'après-midi torse-poil au soleil. On bullait [ne rien faire]. On faisait des super balades en montagne mais pour le plaisir, on portait pas d'armes... Après, je m'occupais du journal de l'armée, du théâtre... Mais enfin, ils m'ont fait faire un maximum de gardes, de défilés..."

Parallèlement, Monique obtient son premier poste d'institutrice remplaçante et à cette occasion, on lui attribue un logement de fonction. Christophe vit avec elle une liaison depuis quelques mois. Il dit apprécier le soutien "affectif et financier" que lui procure Monique ; tous les deux jours, elle vient le chercher, ce qui leur permet de vivre quelques moments ensemble dans ce logement de fonction qu'elle gardera deux ans. Christophe se souvient y avoir repeint la cuisine et, avec Monique, installé un lit. Il aime le confort qu'il trouve à son retour : "... j'arrivais, les pieds sous la table, crevé de l'armée et Monique me faisait du veau aux carottes... et après il y avait un gâteau...". C'est également pendant cette période que survient le premier achat ménager : une machine à laver le linge. Le reste de l'équipement provenait soit de dons ou prêts familiaux, soit d'achats bon marché.

Le service national terminé, Christophe retrouve des postes de remplacements tandis que Monique finit sa seconde année sur le même poste. Nous sommes à la fin de l'année scolaire 1979-80, Christophe et Monique décident de s'installer ensemble, dans un "vrai" logement commun.

 

les deux premiers logements communs

Mobilités et conditions sociales : la symétrie dans le couple

La décision de "vivre ensemble" s'accompagne d'une demande de travailler ensemble. Une même école, un même logement. Le problème du rapprochement de conjoints ne se pose pas ici, car il était hors de question qu'un mariage ait lieu. Alors, "on a pris la carte du coin... Salmiers, ville nouvelle, plein de postes, plein d'écoles, moyenne d'âge des instit' très jeune... bien qu'on n'ait pas le droit d'envoyer une fiche de voeux ensemble, on l'a fait et on a pu avoir des postes."

A Salmiers, ville dont la population s'élève autour de 5.000 âmes, les groupes scolaires sont nombreux, les postes de l'Education Nationale sont en rotation fréquente, ceci permet au couple de s'installer. Dès leur arrivée, Christophe et Monique se dirigent vers les associations, très nombreuses, et qui drainent bon nombre de militant-e-s. Poursuivant son intérêt pour les choses de la nature, Christophe découvre une association de protection de la nature, à laquelle il adhère. Il en sera, jusqu'à aujourd'hui, un représentant très actif. Monique y adhère par la suite.

Puis elle attend son premier enfant. Sensibilisée aux problèmes de santé des femmes, elle met en place une association à but sanitaire avec des habitantes du site. Au même moment, le passage à Salmiers de cadres supérieurs d'Afrique du Sud est l'occasion pour les militant-e-s locaux de lancer un mouvement contre l'apartheid.

Christophe et Monique partagent ainsi le même rythme de vie à leur arrivée dans la ville. A la maison, le couple vit de manière égalitaire : équilibre dans les tâches ménagères, aucun espace privilégié pour l'un-e ou pour l'autre. Leur travail est commun, il/elle utilisent les mêmes objets (fournitures, livres,...). Le bureau partagé devient le symbole d'une symétrie au sein du couple.

Des changements notoires

La mise en couple effective a produit quelques changements notoires dans les attitudes domestiques de Christophe.

Ses pratiques d'hygiène, par exemple, se sont modifiées. Un peu fatalement, puisque la salle de bains traditionnelle faisait largement oublier les douches collectives de la résidence universitaire. Il nous fera remarquer qu'il commença à passer plus de temps dans cette pièce qu'il ne le faisait auparavant. Tout en précisant qu'il n'est pourtant adepte ni de l'après-rasage, ni des parfums et autres déodorants : "Je suis resté fidèle au savon de Marseille".

Concernant la nourriture, Christophe observe que les "bonnes bouffes", faites de viandes en sauce, gratins de légumes, fromage et vin ont toujours eu leur place ; mais il fallait quand même les consommer sans trop d'excès. Les premiers changements diététiques se font sentir : "On a suivi la mode... manger des céréales... le pilpil... les p'tits déjeuners, on se faisait des müesli.. on prenait le temps de les préparer : les noisettes coupées en petits morceaux, grillées, trempées la veille..." En outre, Christophe mentionne (sans que Monique ne s'en souvienne) qu'il/elle partageaient souvent une bouteille de cidre pendant les repas.

Enfin, les pratiques de réception s'intensifiaient avec les ami-e-s. Pendant cette période en effet, on ne note aucune visite des parents de l'un-e ou de l'autre. En revanche, frères et soeurs étaient volontiers accueilli-e-s. Mais le traitement différait selon la situation maritale : les frères et soeurs marié-e-s n'étaient jamais reçu-e-s, tandis que les célibataires pouvaient l'être et subissaient alors le même traitement que les ami-e-s.

Lorsque ces ami-e-s séjournaient plusieurs semaines de suite, il était important d'éviter la dimension solennelle. La plupart du temps, les invité-e-s participaient à la vie collective au même titre ou presque que les locataires : "ils mettaient la main à la pâte, faisaient leur bouffe, leur vaisselle." A l'occasion de ces hébergements, on installait des matelas, qui étaient entreposés dans la pièce-bureau.

Un peu plus tard, Christophe et Monique consacrent leur deuxième achat important après celui de la machine à laver le linge : des petits sièges de salon ("les chauffeuses") qui serviront de lit aux visiteurs et visiteuses.

Cette période est donc marquée par des modifications très sensibles : distance par rapport à la famille d'origine, transformations du régime alimentaire, redéfinition de l'hygiène et de la santé, répartition égalitaire des tâches ménagères... auxquelles s'ajoutent la rupture d'avec le militantisme politique traditionnel (Christophe et Monique abandonnent le pc quelques mois après leur arrivée à Salmiers) et un début de recentrement sur l'activité professionnelle. Cette phase correspond à une sorte d'initiation de prise en charge de la vie quotidienne du couple.

Mais rien ne sera plus décisif que la naissance du premier enfant.

Un enfant... deux enfants...

Christophe n'a jamais eu "envie" d'enfant. Mais lorsque le premier arriva, il fut "très content" de l'avoir. Pour Monique, cela semble avoir été particulièrement important, et cette naissance s'inscrivait dans une prise de conscience générale d'une qualité de vie. L'association de santé, à laquelle elle participait plus ou moins, est affiliée à un réseau local de médecins militants se réclamant de la "nouvelle médecine". Au centre des préoccupations de ces groupes figure la prise en charge par les citoyens et les citoyennes de leur propre santé, autrement dit l'auto-médication.

Cet engagement aura des incidences particulièrement fortes sur le régime alimentaire de Christophe et Monique : une attention accrue sur les produits achetés, pour une raison financière d'un côté, pour une raison sanitaire d'un autre. Emerge une "prise de conscience par rapport à la santé du corps... surtout au moment des gamins, on a plus fait gaffe à ce qu'on donnait à manger aux gamins, donc à nous aussi (...). En fait, c'est par rapport aux gamins, pour pas leur donner n'importe quelle merde", dit Christophe. Il précise toutefois qu'ils n'ont "jamais été intégristes" pour la nourriture.

A ce moment de leur histoire, Monique travaille à mi-temps tandis que Christophe a un poste à plein-temps. Après avoir fréquenté le même groupe scolaire, Christophe a intégré, suite à une formation spécialisée, une équipe pédagogique particulièrement dynamique sur la commune. Christophe justifie que ce type d'enseignement spécialisé est difficilement envisageable si l'on ne s'y investit pas à plein temps. Monique, elle, multiplie les hobbies comme la peinture, le dessin et la couture.

La prise en charge de l'enfant fut objet de préoccupations. Monique reprochait souvent à Christophe de ne pas s'en occuper. Mais il ne s'agissait pas d'un reproche constant : "c'était plutôt pendant les périodes de crises, du fait que j'étais plus souvent à la maison, à cause de mon mi-temps", dit-elle. En fait, Christophe se chargeait aussi de l'enfant, notamment lorsqu'il fallait se lever pendant la nuit et le changer. Monique se rappelle qu'elle avait toujours eu l'idée de travailler à plein temps pour éviter d'avoir la charge complète de l'enfant. Cette volonté (même si elle prit la forme d'une plaisanterie lors de la discussion) paraît significative d'un souci de partage égalitaire des tâches. Le modèle idéal apparaît en filigrane. Elle réalise ce changement pendant l'année scolaire 1987-88. Entre temps, un deuxième enfant est apparu.

Quelques années après : vers une différenciation des activités

Le deuxième logement occupé par la famille se compose de trois chambres dont une, celle des parents, comprend un bureau. Monique travaille toujours à mi-temps, l'utilisation du bureau est dissymétrique.

Les deux autres chambres appartiennent à chacun des enfants. Cette décision tient à plusieurs raisons. La première (selon Monique) est que les bureaux ont été déplacés ; du fait de son mi-temps, leur utilité est moindre et donc le gain d'espace est important. La seconde (selon Christophe) est qu'ils n'avaient jamais souhaité mettre les enfants ensemble, "parce que ça semble important qu'ils aient chacun leur espace".

Monique invoque aussi les rythmes de sommeil différents pour chacun des enfants. Christophe, lui, dit qu'"il ne s'agissait pas d'un problème de réveil", mais qu'"on privilégiait que les gamins aient chacun une pièce. Ils habitent là de manière permanente... on avait de la place...". Quoi qu'il en soit, "les chambres étaient prévues avant de savoir le sexe" des enfants précisent les deux.

Aucune chambre d'ami-e-s n'est prévue, ce serait "utiliser une pièce pour rien" (c'est Monique qui parle). Il faut préciser ici que le projet d'habitat groupé autogéré est sur le point de se réaliser. Les familles engagées dans ce projet résident à proximité, dans un autre quartier de la ville. Ainsi, la chambre d'ami-e-s était peut-être moins nécessaire. Alors, quelques matelas empilés derrière le placard de Pauline, l'aînée, serviront occasionnellement pour d'éventuelles visites.

En fait, cette période du deuxième logement commun constitue un temps de rupture dans l'histoire de vie de Christophe et Monique. C'est une période où chacun-e se différencie peu à peu de l'autre dans ses activités. Christophe s'investit de plus en plus dans son association de protection de la nature, abandonnant petit à petit les autres activités militantes. Monique, quant à elle, découvre les activités plastiques et la danse. Cette différenciation renvoie essentiellement à la gestion des charges engendrées par la présence des enfants : "avec les gamins, on ne peut pas faire les mêmes activités, il faut faire des roulements." Ceci se retrouve dans le logement : le bureau se scinde et s'individualise.

 

Le dernier logement : l'Ormille, habitat groupe autogéré

Appréciations générales sur l'espace de cohabitation

Le logement que Christophe et Monique intègrent en 1986 est situé dans un habitat groupé autogéré en région parisienne. Après qu'une société immobilière publique ait accepté d'octroyer un ensemble de logements pour ce groupe, un architecte a servi de conseiller, afin d'adapter les logements aux besoins et aux aspirations des futurs résident-e-s. Tous deux ont participé à l'élaboration du projet, mais le résultat n'est pas à la mesure des aspirations. Christophe dit : "L'architecte n'a pas compris ce qui était important !". Seulement deux pièces correspondent aux souhaits initiaux : la cuisine, pour son côté fonctionnel, et la chambre conjugale, tout du moins la partie couche.

La deuxième partie de la chambre (le bureau de Christophe) n'est pas vraiment conforme à ce que celui-ci en attendait. A l'origine, dans la chambre du couple, il voulait réserver un espace pour se faire "une pièce à lui" (Christophe). Féru de nature, le projet était d'envergure : un véritable laboratoire d'exploration naturaliste avec un aquarium. L'espace-bureau devait être "plus qu'un bureau", ce qu'il aurait défini par le terme pour le moins paradoxal de "no man's land". Mais comme pour pallier à ce relatif échec, il lui arrive de recevoir des amis (en général naturalistes) dans son "bureau-chambre". Monique dira plusieurs fois pendant les entretiens qu'elle n'aime pas cette manière de recevoir en privé. Christophe a l'air de l'apprendre et, apparemment, ne tient pas à négocier cette affaire, puisque, dit-il, "ça arrive rarement".

Aussi, cette pièce a fait l'objet de "grosses exigences" en vue d'une isolation phonique. Pourtant, l'intimité maximale ne peut être atteinte, puisque cette pièce est adjacente aux wc des voisins :

Christophe : - Il y a toujours des problèmes... par exemple, quand Thierry pisse, on l'entend. (... ) C'est surtout certains bruits. Alors c'est pas terrible."

Monique juge l'espace intérieur "contraignant et source de conflits". Ceci nécessite une concertation presque systématique chaque fois qu'un événement vient remettre en cause l'organisation initiale. Elle explique le cas du hall d'entrée, prévu à l'origine comme espace de jeu pour les enfants. Seulement, on doit le traverser pour se rendre de la salle de bains à la chambre des parents (et vice-versa) et sa superficie n'est pas très élevée : ceci ne permet pas que les jeux durent longtemps. Quoi de plus désagréable pour deux enfants de 8 et 5 ans... On parle également du salon, que tous deux avaient imaginé bien plus grand que ce qu'il est. Alors on incrimine l'architecte : "J'aurais aimé que l'architecte nous dise, notamment pour mes idées de labo, aquarium... "Attention, vous aurez des problèmes, c'est pas possible à réaliser, ça"." Les insatisfactions sont telles que Christophe et Monique se posent la question de reconstituer un bureau commun.

Mais les territoires personnels sont acquis... :

"Christophe : - On avait rêvé d'espace.... Et comme l'espace est réduit.. On va peut-être être obligé dans un premier temps d'aménager. Pas par choix, mais parce qu'il faudra laisser plus de place aux enfants. Mais on garde la même optique, c'est un espace, c'est mon coin, de même que celui de Monique... je bute... (sollicitant Monique) hein je bute ?!

Monique : - ......

Le chercheur : - C'est marqué...

Monique : - Fortement marqué.

Christophe : - (ironique) C'est normal, tu laisses des papiers de partout... (redevenant sérieux) Non, mais nous, on y passe facilement deux heures par jour, alors..."

A présent, allons voir de plus près les différentes parties de l'appartement.

Pour la première fois de leur histoire commune, Christophe et Monique ont un logement sur deux niveaux. Deux accès sont possibles. Soit de plain-pied : dans ce cas, nous arrivons au niveau inférieur. Soit en passant par la coursive : dans ce cas, nous arrivons au niveau supérieur. L'accès au logement varie selon le climat et selon qu'on est de la famille, proche voisin, voisin plus éloigné ou extérieur au bâtiment. Le chercheur étant plus souvent passé par la coursive, nous décrirons le logement en commençant par les pièces du haut.

Les pièces du haut

Nous découvrons d'emblée un hall d'entrée. Son étroitesse n'a pas permis qu'il fonctionne comme espace de jeu pour les enfants, nous l'avons dit. Cependant, les parents les laissent jouer mais très vite il/elle leur demandent de ranger leurs jouets. "Ce hall est mal conçu. Il sert d'entrée, d'aire de jeu pour les enfants, d'espace de circulation... on voudrait le recloisonner pour un espace pour les enfants, une sorte de chicane ... c'est difficile quand ils installent des grands jeux..."

A gauche de l'entrée, la salle de bains. Peu après l'installation dans le logement s'est posé le problème de la place de la machine à laver le linge. A l'origine, elle aurait dû se trouver dans la cuisine. Or, pour Monique, avoir cette machine dans la salle de bains était une "exigence". Alors un placard a été sacrifié dans la chambre de Pauline (pièce contiguë à la salle de bains) pour satisfaire cette exigence : "C'est plus pratique par rapport au déshabillage des gamins... tu mets tout directement dans la machine (...) Et puis non, dans la cuisine, ça fait du bruit quand on est là (dans le séjour)..."

En face, on trouve les chambres des deux enfants ; elles sont adjacentes. Ces chambres étant "minuscules", des lits surélevés ont été installés dans chacune d'elles afin d'augmenter la surface disponible au sol. Sous le lit de Stéphane, on trouve un établi de bricolage et un bureau. Sous celui de Pauline, on trouve un bureau tandis qu'un des montants de cette mezzanine sert d'étagère.

Mais la pièce la plus sensible de cet étage est bien la chambre conjugale. En effet, elle fait office de chambre pour le couple, mais, comme nous l'avons dit, c'est aussi là que se situe le bureau de Christophe. Ce bureau se trouve dans l'axe de la porte d'entrée, tandis que la couche située à sa gauche est précédée de deux marches recouvertes de moquette bleu ciel. Ces deux demi-pièces sont séparées par un meuble qui attire fatalement l'...il. Décoré de petits objets divers, il mesure un mètre-vingt environ. Transmis de père en fils depuis trois générations, il est garni de multiples petites vitrines et de tiroirs, et sert de petite bibliothèque à Christophe. Des placards profonds et larges lui font face et recouvrent la totalité de la surface de la cloison. Il y range ses affaires : vêtements, dossiers...

A gauche du meuble qui sert de bureau, un petit fauteuil au velours vert pâle. Ce siège a pour Christophe une fonction symbolique importante : on y lit l'image du patriarche. Provenant de la famille de Monique, il "peut servir à tout : à se relaxer, être bien, faire le point de la journée, avoir un bon bouquin et se dire : "Je suis bien"." Quelques temps plus tard, le chercheur remarquera la présence de ce même fauteuil dans la grande pièce située en bas. Un autre fauteuil, héritage de la lignée paternelle de Christophe, plus confortable, a pris sa place dans la chambre-bureau, laissant le premier cité "dans l'attente".

Toujours à gauche du bureau et presque en face du lit, une glace gigantesque (héritage familial de Monique) aux rebords frisés et dorés recouvre une large partie du mur. Ce miroir peut être mis en parallèle avec un petit tableau, situé au fond de la pièce, et qui représente un accouplement vu de trois-quarts, le personnage féminin chevauchant le masculin.

Enfin, à droite de la porte d'entrée, d'immenses cartes géographiques servent à Christophe pour préparer les nombreuses balades qu'il organise et effectue au sein de son association.

Les pièces du bas

Au bas des escaliers, nous débouchons sur le séjour. Christophe l'appelle plutôt la "pièce à vivre" (traduction littérale de "living-room"). L'expression semble mieux convenir, car chacun-e y passe beaucoup de temps. C'est ici que "Pauline fait ses évolutions".

En face, un meuble massif trouve sa place contre la cloison qui donne sur le plain-pied. Acheté au marché aux puces, il renferme les éléments haute-fidélité, dont Christophe semble être (à ses dires) le principal utilisateur : "Je l'utilise en permanence... le plus souvent dans la cuisine. D'ailleurs, on a mis des baffles dans la cuisine. C'est des petites enceintes qui viennent de chez "Hi-Fi Technic"... un copain y récupérait des trucs."

Un peu sur la gauche, une table nous indique la proximité de la cuisine. Cette dernière présente la particularité de posséder une cloison oblique (d'un angle de 45 degrés). La pièce se compose d'appareils ménagers (cuisinière, lave-vaisselle), de placards ouverts et fermés et d'un plan de travail. C'est, selon les locataires, une des pièces les plus réussies. Dans son prolongement, le cellier qui contient le réfrigérateur et quelques rayonnages. Un jour de visite, le chercheur se trouve dans la cuisine, en présence de Christophe ; puis vint Monique qui avait à faire dans cette pièce. Elle ouvre le cellier pour y chercher un produit, puis referme la porte :

"Christophe : - (en théatralisant la situation ) Non non... laisse ouvert !

Le chercheur : - (rires)

Christophe : - Alors Monique, c'est une maniaque du cellier. Elle déteste montrer ces aspects de notre vie intime.

Le chercheur : - (à Monique) Ah ouais ?! Ça va te gêner que je regarde alors ?!

Monique : - Absolument.

Le chercheur : - C'est vrai ?!

Monique : - Ah non !... que tu rentres dedans je m'en fiche, c'est pas...

Le chercheur : - C'est le fait de laisser ouvert...

Monique : - Comme perspective, c'est ignoble !...

Christophe : - Ohhhh... ignoble...

Monique : - Je ne rentrerai pas dans le débat."

Le cellier n'est pas la seule pièce objet de perceptions spécifiques quant à l'ouverture et à la fermeture. C'est aussi le cas des wc, qui sont situés à gauche de la descente d'escalier, juste en face de la porte-fenêtre qui donne sur le plain-pied. "C'est ignoble... quelqu'un rentre, tu sors des chiottes.. euh, bonjour..." (Monique). Et de rajouter : "... moi ça me fait chier !...". Alors que Christophe "s'en fout". A propos des mêmes wc...

"Christophe : - J'ai vu que t'avais remis une clef !...

Monique : - Ah ! tu l'as retrouvée ?!..

Christophe : - Non... je viens de la voir dans la serrure...

Monique : - Ah ben c'est super !... Ah ben non, je sais pas...

Christophe : - (au chercheur, sur un ton très ironique) Pas de clef dans le chiotte.... tu te sens vachement tranquille, t'sais...

Monique : - (approuvant) ... facilement, le gamin, il ouvre la porte...

Christophe : - On aime bien être tranquille, alors là euh... c'est pas vraiment le cas...

Monique : - (parlant du retour de la clef) Ah ben ça, c'est une bonne nouvelle... "

Nous terminerons cette présentation des lieux par deux petites pièces.

Dans le prolongement de la pièce-à-vivre, un salon. La taille de cette pièce paraît très petite aux locataires qui l'avaient envisagée bien plus grande. Lieu de détente et de réception, c'est également de l'une des banquettes qu'on peut regarder la télévision, située sur l'étagère. Au mur, une toile figure en bonne place ; c'est celle d'une amie, peintre à ses heures, rencontrée pendant la formation professionnelle et actuellement résidente de L'Ormille.

Enfin, situé derrière le salon et séparé de celui-ci par une étagère rouge, le bureau de Monique. Christophe le trouve souvent en désordre et plaisante lorsqu'il décrit l'amas de papiers, documents ou divers objets qui obstruent l'entrée. La présentation de cette pièce fut l'occasion, lors d'une entrevue, d'une discussion sur la séparation des bureaux. Elle correspond à un "désir d'individualisation de l'espace" (C'est Christophe qui parle). Mais Monique "aimait bien quand on travaillait à deux", ce que confirme Christophe : "Monique ne voulait pas cette séparation". Et là, comme dans celui de Christophe, des placards profonds et larges recouvrent la totalité de la surface de la cloison ; elle y range ses affaires : vêtements, dossiers...

 

La gestion domestique et les rythmes

L'organisation du temps

On l'a vu, l'itinéraire de ce couple est marqué par les jeux d'emplois à plein-temps et à temps partiel. Fréquente chez les couples d'instituteurs, cette organisation est particulièrement commode lorsque des enfants arrivent dans le groupe familial. Aujourd'hui, tous deux travaillent à plein temps.

"Christophe : - Un plein temps, c'est un peu lourd. Ça nous fait un rythme de vie vachement précipité... Mais seulement, quand il y en a un qui est à mi-temps, ça lui fait plus de tâches ménagères.

Monique : - Mais moi aussi, ça me plaisait le mi-temps, mais au niveau boulot, ça devenait moins intéressant et c'est vrai que je voulais plus (+) partager les tâches ménagères... mais c'est pas dit que ça ne recommence pas (...)

Christophe : - C'est vrai, le p'tit dèj', tu étais là, c'était toi qui le débarrassais... alors que maintenant, on le fait tous les deux..."

L'organisation du temps hebdomadaire est à considérer sur trois périodes distinctes : les jours de semaine hors le mercredi, le mercredi et le week-end. Une quatrième période nous intéressera : celle des vacances.

• Journée (lundi, mardi, jeudi, vendredi)

6h30 : Le réveil sonne. Un radio-réveil permet, grâce à une commande, de redéclencher une sonnerie neuf minutes après et cela autant de fois que souhaité.

6h45 : Christophe se lève tandis que Monique reste au lit. Il met en route la cafetière, puis se rend aux wc où il passe de dix à quinze minutes.

7h : Lorsque Christophe sort des wc, il va réveiller Monique. Pas de câlins ; il est trop tard : le matin : "ça speede, il faut aller bosser !"

Il/elle prennent le petit déjeuner ensemble, souvent dans un silence couvert par le "7-8 de Jacques Pradel " sur France-Inter (ou parfois par France-Info).

7h15 : Christophe va ouvrir la porte des chambres des enfants, les appelle pour qu'ils se lèvent. Tandis que Monique finit son petit déjeuner, Christophe va dans la salle de bains, fait sa toilette (la douche est plutôt réservée au soir) et se rase tous les matins (auparavant, c'était tous les deux jours ; cette transformation est due à une exigence de la part de Monique). Pendant ce temps, les enfants mangent avec leur mère.

7h30 : Monique a fini son petit déjeuner, les enfants aussi. C'est alors que Christophe lave et habille Stéphane, tandis que Monique s'occupe de Pauline. Celle-ci est assez grande pour le faire elle-même, mais comme Stéphane est un "grand fainéant" et qu'il aime être pris en charge par Christophe, Pauline est jalouse et réclame le même traitement. Contrairement à Pauline, Stéphane n'est pas du tout exigeant sur ce qu'il portera comme vêtements. Avant, Christophe s'occupait de Pauline de temps en temps mais il a abandonné : elle avait trop d'exigences et ça l'"énerve" (il citera l'exemple d'une volonté radicale de porter des sandales un jour de neige).

Si Christophe est en avance par rapport à Monique, ce qui semble être souvent le cas, il en profite pour redescendre et nettoyer la table du petit déjeuner. Il est préférable qu'elle soit nettoyée, sinon c'est "ignoble" (Monique) ou "cradingue" (Christophe). Un jour, le beurre restera toute la journée sur cette table.

8h - 8h05 : Christophe dit plusieurs fois "Je suis en retard", ce qui énerve autant de fois Monique. Prennant le temps de se faire un "bisou", Christophe souhaite "Bon courage" à Monique, ce qui l'étonne un peu ; en riant, elle dira : "Mais pourtant, j'ai pas peur...". Puis, comme chaque matin, Christophe va sur son lieu de travail à pied et dépose les enfants à l'école située sur son chemin. Le couple ne possède qu'une voiture, c'est Monique qui l'utilise pour aller travailler.

jusqu'à 15h45 : Chacun-e reste sur son lieu de travail, mange à la cantine.

15h45 : Christophe rentre du travail. Exceptionnellement, un jour d'entrevue, une réunion pédagogique le retient jusqu'à 17h au collège où il travaille. Le matin, il avait pris soin de dire à Pauline qu'elle devait aller chercher son frère à la sortie de l'école ("tu es la grande de la maison").

16h30 : Monique rentre du travail. La prise en charge des enfants est organisée sur une semaine et fait intervenir d'autres adultes. Cette organisation est la suivante :

11h30 - 16h30   Lundi Pauline --> voisine 1

Stéphane --> voisine 2  Pauline --> voisine 1

Stéphane --> voisine 2   Mardi Pauline et Stéphane à la cantine  Christophe va les chercher  Jeudi Pauline --> cantine

Stéphane --> voisine 3 Christophe va les chercher  Vendredi Pauline --> voisine 2

Stéphane --> voisine 4 Pauline --> voisine 2

Stéphane --> voisine 4

Une fois rentrée, Monique prépare le goûter pour les enfants. Christophe rentre un petit peu plus tard et passe généralement quelque temps au téléphone. Il en profite pour régler des questions liées à la gestion de sa vie hors travail (associations, famille...)

18h30 : Christophe prépare le repas. Monique aussi, mais moins souvent. Au moment du retour, chacun-e se consacrent à la préparation de son cours du lendemain ou de la semaine. Avant le repas les enfants sont lavés et préparés pour la nuit (pyjamas). Ceci est motivé par le fait qu'"ils sont crevés après et ils ont la flemme". La prise en charge de cette préparation à la nuit incombe autant à l'un-e qu'à l'autre.

19h15 : La famille au complet prend le repas.

19h35 : Fin du repas commun. Un jour d'entretien, Christophe et Monique viennent d'acheter un nouveau livre pour enfants destiné à Stéphane. Pauline se joint à eux et en lit quelques passages. Durée de la lecture : un quart d'heure car les enfants sont fatigués.

20h environ : Les enfants vont se coucher. Christophe et Monique se consacrent à leur travail de préparation de cours, parfois il/elle vont à des réunions : association nature pour Christophe, association santé et association de parents d'élèves pour Monique (Christophe s'en occupait à une époque, mais à présent ça l'"emmerde"). En outre, Monique va à la danse deux fois par semaine et rentre vers 21h. Ce sont les deux seules fois où elle mange seule.

Après 21h : Christophe se couche en général assez tôt et va lire au lit. Avant, il prend une douche (trois fois par semaine minimum l'hiver, sept fois par semaine l'été). Il se lave toujours les dents deux fois par jour et quand il ne prend pas de douche, il se lave le sexe et les fesses.

En ce qui concerne la lecture, c'est presque tout le temps des romans ; si ça dure très longtemps, c'est soit "du polar", soit de la "SF" (science-fiction) ; sinon, quelques ouvrages scientifiques ou/et naturalistes.

Quant à Monique, elle travaille tard et va se coucher ensuite. Elle se lave les dents chaque soir, mais oubliera parfois le matin (peu de précisions sur sa toilette du soir). Elle lit également une fois couchée, mais s'endort très vite ; par contre, elle ne peut s'endormir si elle n'a pas lu sa page. Elle lit exclusivement des romans.

• Mercredi

Vers 8h : "Tout le monde se lève". Tous et toutes déjeunent ensemble dans une ambiance détendue (contrairement aux autres jours où il peut y avoir des tensions, dues aux préoccupations liées au travail). Après le petit déjeuner, il/elle en profitent pour "traîner un peu" étant fatigués par les deux jours de travail. Le mercredi, c'est une coupure dans la semaine. Lorsque Monique était à mi-temps, elle et lui se répartissaient les deux demi-journées de manière à ce que chacun-e puisse avoir son loisir individuel (en général, des balades) : Christophe prenait le matin et Monique l'après-midi.

10h : Monique accompagne Pauline à la danse puis rentre pour quelques minutes, se préparant à un jogging autour d'un étang à proximité (une demi-heure) : "ça me fait juste, clic-clac, je me douche et je repars chercher Pauline". Parfois, il arrive qu'une voisine aille chercher Pauline à la danse. Pendant ce temps, Christophe s'occupe des problèmes liés à l'association de protection de la nature qui n'ont pu être réglés la veille au soir ou à d'autres activités hors-travail (courriers, coups de fil...) et prend en charge Stéphane qui reste à la maison.

12h environ : La famille prend le repas : "Toujours collectif à 100%". Il est préparé par la personne présente, en général Christophe.

Après-midi : Souvent, le couple reçoit des enfants d'une autre famille. Christophe se consacre à quelques activités techniques, par exemple réparer les vélos. C'est aussi l'occasion de faire des courses dans le cas où celles du marché n'auraient pas suffi : dans ce cas, c'est Monique qui va au supermarché, mais elle évite "à cause du monde". Cette partie de la journée peut être aussi l'occasion d'aménager une partie de l'espace intérieur.

• Week-ends

Chaque samedi matin, depuis quelques mois (un an environ), Christophe et Stéphane font le marché et préparent le repas à leur retour. Pauline ne les accompagne pas car, contrairement à Stéphane, elle n'aime pas aider à la cuisine ; cependant, elle possède une "fausse cuisine" dans sa chambre avec des services de tables, la traditionnelle "dînette". "Elle n'a pas de boulot assigné, elle préfère jouer" (C'est Monique qui parle). Quant à Monique, elle finit sa semaine d'institutrice à 11h30.

Après, la famille consacre son temps essentiellement à des balades, souvent à vélo. Dans le cas de promenades à pied, un petit problème se présente avec Pauline, qui n'aime pas marcher ; elle préfère jouer "là" (dans l'appartement).

Le week-end est un moment important pour le couple. C'est ce moment qui est choisi pour faire des choses à deux car les rythmes de vie de la semaine ne le permettent pas trop. "On essaie de faire des trucs ensemble.... On LUTTE pour faire des trucs ensemble", nous dit Christophe.

Quand il s'agit de vélo, il est fréquent qu'ils se joignent à un groupe (en général, de L'Ormille) ; en revanche, quand il s'agit de cinéma, "on n'est pas tentés d'inviter quelqu'un d'autre", sauf si un spectacle est prévu dans une commune proche, alors une partie du groupe se déplace.

Christophe et Monique aiment le cinéma et possèdent une télévision. Elle fonctionne très peu. Monique l'allume parfois le soir pour accompagner ses préparations de cours, ce qui n'est "pas efficace". Christophe la regarde très rarement. Christophe cite quelques exemples d'émissions : "Buffet Froid", un film de Bertrand Blier, "La planète en marche", émission-débat ayant pour thème l'avenir de la Terre ; Monique cite le magazine d'informations "Edition Spéciale". Malgré cette utilisation limitée, il/elle possèdent un abonnement à un magazine tv : Télérama.

En été, les week-ends sont souvent consacrés à des balades en montagne.

• Périodes de vacances

L'été, ils partent toujours et se réservent dix à quinze jours tous les deux, sans les enfants. Au programme : marches, vélo... Dans ces cas-là, la garde des enfants peut revenir aux grands-parents.

Un mois est prévu pour les quatre membres de la famille nucléaire (l'été dernier, c'était l'Ile de Ré, où il/elle ont vu "défiler" les frères et soeurs de chacun-e pendant tout le mois). En plus, trois semaines peuvent être consacrées à des vacances en montagne. Ils partent avec des amis, père et mère, ce qui leur permet de se garder mutuellement les enfants.

Le reste du temps, ils passent des vacances séparées. Ainsi, une fois par an, Christophe part une semaine en balade avec ses amis naturalistes. Pendant cette période, Monique en profite pour descendre chez ses parents dans le Sud de la France : "c'est l'occasion... c'est dans le Midi...", dit Christophe. Monique part avec une ou plusieurs amies pendant que Christophe passe une huitaine de jours avec les enfants : début juillet, il part, seul adulte, accompagné de Pauline et Stéphane et de deux de leurs jeunes copains et copines. Il se charge alors pendant toute cette semaine de s'occuper exclusivement des enfants. C'est lui qui a décidé cela. Selon lui : "Tant que de garder les gamins, autant partir à la campagne, inviter de leurs copains et copines ... Les gamins sont heureux, il n'y a pas de problème de conflit."

La gestion financière : chacun son rôle

"Hyper-classique !", dira Christophe.

"Christophe : - (ironique) Je gagne... beaucoup. Elle gère... très très très mal, ce qui fait que la banque nous envoie sans arrêt des lettres !

Monique : - (sur le même ton de plaisanterie) Si je gérais mal, ça ferait longtemps que tu serais sur la paille !... Non, ça ferait longtemps que tu pourrais pas payer tes impôts...

Christophe : - Moi, c'est simple, les sous, je les dépense, mais il faut pas me demander autre chose."

Par cette mise en scène, on peut supposer une évolution de la gestion et une répartition assignée, ce qui nous éloigne notamment d'un modèle égalitaire en ce domaine.

Le couple possède deux comptes communs avec pour chacun un-e titulaire différent-e : "C'est une sécurité s'il arrive quelque chose à l'autre", dit Monique.

Auparavant, l'utilisation d'un seul compte commun était la règle, mais Christophe et Monique ont trouvé que sa gestion devenait difficile. A présent, chaque compte a une fonction précise. Sur un premier sont versés le salaire de Christophe (environ 8.000 F), les allocations familiales et les primes éventuelles liées à son travail d'instituteur spécialisé. L'argent est disponible pour les dépenses courantes (alimentation, vêtements, essence et entretien de la voiture, sorties...) tandis qu'un second, sur lequel est versé le salaire de Monique (7.200 F environ), est réservé aux prélèvements mensuels (électricité, loyer, réserve pour les taxes sur l'habitation et sur le revenu). Les liquidités restantes servent d'économies.

Cette répartition est une idée de Monique, Christophe "n'y met pas son nez". Elle s'organise de manière à toujours avoir de l'argent en fin de mois sur les deux comptes. Si d'aventure l'un-e des deux désire l'achat d'un produit qui lui serait personnalisé, une concertation s'engage afin d'évaluer les problèmes que poserait un tel achat (ceci reste toutefois rare). De même, au cas où le compte de Christophe n'a pas assez de réserve, l'alimentation est faite automatiquement par la banque à partir du compte de Monique, le rajout étant minimal (ceci est jugé rare également).

Christophe se déclare "pas très économe... ce que j'ai, je le dépense, sauf en cas de projet " (vacances par exemple). Il explique cela par le fait qu'avant d'avoir des enfants ils avaient suffisamment d'argent et ne "regardaient pas trop" leurs dépenses : "Avec les gamins, c'est plus dur... mais Monique le fait très bien".

En ce qui concerne les enfants, il/elle ne possèdent pas de compte où une somme serait versée mensuellement afin de les préparer à des achats futurs. En revanche, Pauline possède "un vieux compte d'épargne qu'on a retrouvé avec 400 francs dessus" (Monique). En fait, "les enfants ont suffisamment de fric de leurs grands-parents..." et en outre, "Pauline a eu de l'argent de poche à un moment donné mais elle ne fait pas encore la différence entre le jeu et l'argent."

Discours spontanés sur les conflits

Monique nous rappelle de manière chantonnée cette expression familière :

"On lave le linge sale en famille".

Lors d'une entrevue, le chercheur aborde le sujet des occasions de conflits. Après un temps de silence, Monique et Christophe signaleront une évolution particulière :

"Christophe : - Je te laisse la parole...

Monique : - Ben pourquoi ?...

Christophe : - T'es plus au courant que moi...

Monique : - Pourquoi ?...

Christophe : - Tu analyses plus...

Monique : - ...

Christophe : - (au chercheur) Mmmouais. C'est des conflits primaires, liés à ma personnalité parce que je suis violent et emporté...

Monique : - (Moue, puis rires aux éclats)

Christophe : - On arrive à en vivre... c'est vrai que je suis violent et emporté...

Le chercheur : - (à Monique) Là, t'es pas d'accord...?

Monique : - Non.

Le chercheur : - (à Christophe) Quand il y a quelque chose qui t'embête...

Christophe : - Ouais, je réagis violemment... je fais pas dans la nuance...

Monique : - Il peut aller jusqu'à la méchanceté.

Christophe : - (dubitatif) Mmmouais...

Monique : - Ah si, si... si si. Mais ça a quand même évolué dans la mesure où c'étaient beaucoup des conflits... bon, à partir de choses matérielles, des futilités... c'était soit parce qu'on s'acceptait pas tel qu'on était, soit, de mon côté, parce que j'acceptais pas qu'il me reproche des trucs parce que moi je les ressentais comme telles...

Le chercheur : - C'est une exigence par rapport à ce qu'on aimerait que l'autre soit...

Monique : - Voilà. Et aussi l'exigence par rapport à moi... ce que j'aurais aimé être, c'est-à-dire qu'il mettait le doigt sur un truc qui me blessait."

Les analyses étant parfois difficiles à produire, la discussion dérive vers le récit du dernier conflit en date vécu par les deux personnes ; à savoir, le matin même...

"Monique : - Du style... comme ce matin, je te demande si t'as pas vu mon truc euh... bon... (rires)

Christophe : - (plaisantant) En-re-gis-trons ce con-flit...

Le chercheur : - (inquiet pour la continuité de son enregistrement) Attendez... je retourne la cassette !...

Christophe : - ... Là, c'était... Elle me montre une jambière... elle me dit : "T'as pas vu ça ?...". Alors moi je réponds, d'une manière extrêmement malintentionnée...

Monique : - "Si, dans le placard.. il y a un tas !..."

Christophe : - "Dans le placard, il y a un tas !..." Elle me dit : "C'est pas un tas !... C'est rangé !..." En plus, on n'a pas les mêmes notions de rangement.

Monique : - En plus, ça m'énervait à cause des histoires à la danse... des conflits ailleurs...

Christophe : - Oui, ça j'ai pensé après, ça faisait chier parce que c'étaient des collants de danse et qu'il y avait conflit avec des gens... "C'est pas un tas, c'est rangé !..."... "Je t'ai pas dit que c'était pas rangé, j'ai dit que c'était un tas"...

Monique : - J'ai dit : "C'est un tas organisé !"

Christophe : - "Je m'en fous qu'il soit organisé, c'est un tas !..", parce que pour moi c'est un tas, c'est le terme qu'il me plaît d'employer. Je l'employais évidemment pas comme ça, ça avait une connotation péjorative mais je l'avais pas exprimé verbalement.

Monique : - Mais le genre de conflit lié à l'espace, ce sera par exemple dire aux gamins plus souvent qu'il ne faudrait que... bon, il faut ranger ça parce que s'ils rangent pas, on peut pas passer...

Christophe : - Non.

Monique : - Non ?

Christophe : - Enfin... entre nous, on n'a pas de problème de conflit lié à l'espace quand même, c'est plus par les gamins."

En gros, les conflits, c'est "pour des bricoles... sauf quand on ressent d'avoir plus besoin d'espace privatif, quand chaque personne aimerait avoir plus d'espace."

Rangement et nettoyage : aux sources des conflits ?

La fréquence du ménage n'est pas régulière, il est plutôt fonction d'un seuil de tolérance (défini par "l'insupportable"), et qui varie selon l'une ou l'autre des deux personnes concernées. "C'était surtout qu'on n'avait pas les mêmes exigences au même moment... Parce qu'on tolère le bordel pendant des jours et des jours, et un jour, tu as vraiment envie que ça soit propre... Je sais que quand j'ai pas le moral, j'ai envie de nettoyer... J'ai les boules, je nettoie. Il faut déblayer, il faut que ça soit clean. Monique pas du tout, moi oui... elle a pas ce truc-là. " (Christophe)

Les bureaux sont notamment sujets à plaisanterie : aux dires de l'autre, ils sont fréquemment désordonnés. Le problème est que celui de Christophe est situé dans la chambre conjugale. C'est lui qui se charge du nettoyage de ces lieux : "C'est la chambre qu'on a le plus réussi et c'est ce qui me plaît le plus dans la maison". Monique y fait un peu son "désordre" quand elle se déshabille, laissant traîner ses vêtements sur le fauteuil. Christophe prétend que le bureau "ne dérange pas" Monique, ce à quoi celle-ci répond : "Si."

Mais selon Christophe, on ne peut pas considérer le nettoyage et le rangement sans tenir compte de l'arrivée des enfants dans la famille. "Tu as tes envies, et puis après, tu as celle des enfants... tu arrives pas... on fait comme on peut.... c'est difficile de faire autrement... Mais c'est vrai que c'est un sujet de conflit... Tu tolères le bordel, puis une nuit tu te lèves, tu glisses sur une bagnole, toutes les bagnoles devant la porte, tu chopes les boules, le lendemain tu dis : "Je veux plus de bagnoles devant ma porte ! (rires) Interdit !" Et puis huit jours après, il y a tous les soldats devant... (rires)" (L'espace dont Christophe fait mention ici est le hall d'entrée). "Mais enfin, le fait que l'espace soit relativement réduit, intérieurement et extérieurement, ça génère quand même des conflits. On est au-dessous d'un seuil de convivialité. C'est le cas pour les petits, autour du bac à sable. C'est pas assez..."

Un tiers salvateur : la femme de ménage

Depuis que Monique travaille à plein temps, la présence des deux adultes dans le logement est moins fréquente. Cela les a incité à employer une femme de ménage. La question était apparemment délicate pour Christophe, qui ne s'imaginait pas "lui donner des ordres... il faut regarder ci, il faut regarder ça... En fait, elle est super !... elle fait tout toute seule, elle prend des initiatives...". De plus, "étant maghrébine, je me vois encore moins, en tant qu'homme, lui donner des consignes dans la maison..."

Elle est présente chaque lundi à 8h et travaille trois heures. Chaque membre du couple est conscient que le fait qu'elle soit femme de ménage ne doit pas autoriser à tout laisser en désordre : par exemple, si le petit déjeuner a laissé des traces sur la table du séjour, Christophe débarrasse, et ce, même s'il est en retard.

Le recrutement de cette employée occasionnelle s'est fait par le biais de réseaux liés à L'Ormille. C'est d'abord une voisine, suite à une fracture de la jambe, qui a eu besoin d'une aide ménagère. A Salmiers, il existe une association qui propose ce type de services. Ce réseau s'étend notamment au groupe des médecins associés d'un quartier de la ville, dont certains ont fait partie du projet d'habitat groupé autogéré. Ainsi, "elle a son réseau perso... elle est vachement appréciée, elle est discrète", et en plus, "elle est spécialiste du cri du you-you", jubile Christophe.

Du point de vue de l'espace domestique, tout lui est accessible à l'exception du bureau de Christophe et de la chambre du couple. Depuis peu, "la femme de ménage fait le repassage en dernière instance". Pourtant, Monique annonçait que le repassage était "un problème quasiment résolu".

"Christophe : - Le repassage, c'est en général, avant le boulot.

Monique : - juste avant qu'il dise : "Je suis en retard !..."

Christophe : - ... je repasse MES vêtements et UNIQUEMENT LES MIENS.

Le chercheur : - Juste ceux de la journée ?

Christophe : - Uniquement ceux de la journée. En général, seulement la chemise."

Les vêtements repassés sont les chemises, les chemisiers et les taies d'oreiller, mais ni le petit linge, ni les draps : ils possèdent une couette et estiment que les draps-housses n'ont pas vraiment besoin d'être repassés. De même pour les vêtements de Christophe, qui sont tous en coton ; il ne supporte pas le synthétique.

Le petit dialogue précédent nous fait entrevoir une évolution en ce qui concerne le repassage. Les marques de possession surlignées par l'intonation laissent supposer la résolution de conflits antérieurs par une répartition individualisée de l'activité. Toutefois, rien n'est dit sur les vêtements des enfants : qui les repasse ?

De l'égalitarisme à l'autonomie

L'histoire de Christophe et Monique est-elle singulière ? Les enquêtes de terrain ont montré combien ce couple avait une conscience de son itinéraire. Les événements qui l'ont marqué sont clairement identifiés. A force de débats, de soucis de compréhension des choses quotidiennes, de conflits, concessions et autres négociations, le couple s'est forgé une histoire. Celle-ci semble marquée dans un premier temps par une expérimentation de l'égalitarisme domestique, lié à des égalitarismes professionnel et idéologique. Dans un second temps, on passe à un apprentissage progressif de l'autonomie doublé d'une redifférenciation.

Les indicateurs de ces changements sont nombreux.

Ils sont inscrits dans le logement par une individualisation progressive des espaces : le bureau commun se scinde en deux, l'un situé au niveau supérieur, l'autre au niveau inférieur. Pour les autres pièces, les rythmes de vie imposent une faible présence des deux adultes dans un même lieu du logement (mercredi, week-ends, hors loisirs extérieurs), ce qui confirme cette utilisation relativement parcellisée de l'espace domestique.

Par ailleurs, on observe une différenciation des activités extra-domestiques (associations, loisirs, vie politique...). Aussi, l'expérimentation des rythmes a produit le désir de définir des périodes réservées au couple, isolé de toute présence de l'entourage habituel.

Enfin, la fidélité, jadis définie par rapport au corps, s'exprime aujourd'hui par rapport au logement. L'autorisation d'avoir d'autres partenaires sexuels, qui peut donner lieu à des relations suivies, l'illustre jusque dans le discours produit : "dans la mesure où le couple n'est pas remis en cause". Il reste toutefois encore quelques incertitudes quant aux limites de cette autorisation : pour Christophe, la négociation sur ce point interdit tout rapport avec un-e autre dans le logement, tandis que pour Monique, elle autorise toute pièce de celui-ci comme lieu d'échanges, excepté la chambre. L'organisation du mode de vie produit fonctionne comme une garantie de durabilité de la cellule familiale, dont le pendant est une certaine négociation entre les deux partenaires.

Afin d'arriver à leurs fins (le bien-être ? le bonheur ? "ne pas être emmerdé"), Christophe et Monique mettent en place négociations, concertations, et dialogues. On peut voir alors le couple reproduire, dans le cadre de la cellule familiale, les valeurs contemporaines chères aux professions intermédiaires. On y trouve une centralité de la responsabilisation et de l'autonomie de l'individu.

Mais, hors ces principes, les rythmes de vie impriment leurs tensions. Celles-ci semblent être autant de contraintes qui s'opposent à ces objectifs.

 

Chapitre 7

A n t o i n e

L'insoumission à l'ordre domestique

 

Insoumis

Antoine S. a 39 ans, de parents travaillant aux P.T.T . Son père est technicien en électronique, et sa mère, après avoir été secrétaire, devient femme au foyer pour élever ses enfants. Il est l'aîné d'une famille de trois enfants. Son frère, d'un an son cadet, est informaticien, marié depuis un an, sans enfant. Sa soeur, de dix ans plus jeune, continue de vivre chez ses parents et collectionne actuellement "petits boulots" et stages.

Son père, en déplacements permanents, n'était au foyer que le week-end : Antoine parle d'"absence". Quant à sa mère, "elle n'assurait pas" explique-t-il ; il la décrit comme une personne s'occupant de tout, mauvaise cuisinière, mais "qui aurait pu faire autre chose". Lorsqu'il évoque sa famille, il parle d'une grand-mère paternelle "rigide à en faire peur", une tante paternelle "ressemblant à un vieux tromblon, une abomination" ; bref, des images féminines peu valorisantes. A l'opposé, il admirait son grand-père paternel qui, suite à un problème de surdité, avait dû se contenter de travailler en usine, alors qu'il aurait souhaité être instituteur.

Vivant dans la région parisienne, Antoine a mené une existence normale d'élève studieux ; à l'époque il voulait être médecin, chirurgien ou vétérinaire. Mai 68 passe, et à cause de la peur qu'éprouvait son père, il ne participe pas aux événements. Mais l'année suivante, il se rapproche des "Jeunesses Communistes" et devient rapidement délégué de classe.

La principale rupture intervient en 1972, année où il est appelé sous les drapeaux. Il se focalise alors sur l'armée et son incorporation : "j'ai fait en sorte de ne pas y aller". Il tente de se faire réformer pendant les "trois jours" en usant de différentes stratégies, mais en vain.

Pour lui qui manifeste son indépendance d'idées en portant les cheveux longs et en faisant de la moto, l'armée c'est le "moule" qu'il refuse. Appelé à Berlin, il hésite beaucoup, prend des contacts avec des militants issus des mouvements de 68, en parle à ses amis et décide de ne pas s'y rendre. Il adhère alors à l'idée d'un regroupement national des insoumis à Lyon . C'est donc à cette époque et face aux problèmes militaires qu'il rejoint ceux qui par la suite l'accompagneront tout au long de ses démêlés avec l'armée, la justice et la prison.

A posteriori, il analyse ses motifs de refus comme "une conscience politique non exprimée". Mais dans la description des raisons de cette insoumission, nous trouvons avant tout une somme de refus individuels de la norme traditionnelle : l'uniforme, pour ne pas dire l'uniformisation, la dégradation que représente la coupe de cheveux, la violence, les images de guerre et d'embrigadement, bref un ensemble de critiques du modèle de virilité que représente l'armée.

Antoine décrit ensuite "l'épopée lyonnaise". Elle est caractérisée par une rencontre nationale des insoumis (qui se réduit à la rencontre de quatre insoumis venant de Paris), une série de "luttes", de "plongées" très diversifiées dans des milieux militants fortement influencés par l'extrême-gauche maoïste, trotskiste, et surtout anarchiste. C'est pour lui le début de la "clandestinité", d'une circulation incessante de rumeurs, de rendez-vous secrets, de fuites, de rencontres. Certains de ses camarades font le choix de vivre entièrement cette clandestinité : faux noms, fausses adresses, emplois précaires sans protection sociale. D'autres - notamment les "quatre de Paris" - refusent pour eux la clandestinité et décident de "lutter ouvertement" : l'objectif était de se faire arrêter collectivement pour revendiquer haut et fort le refus de l'armée.

Antoine rencontre à cette époque Francis J., insoumis comme lui, avec qui il découvre l'amitié, le militantisme, la solidarité et la théorisation. Le mouvement est également soutenu par de nombreuses femmes qui, pour quelques-unes d'entre elles, marqueront ultérieurement le mouvement féministe lyonnais.

Pour revendiquer le droit à l'insoumission, il effectue une grève de la faim à Lyon. Il est le premier insoumis arrêté et séjourne cinq mois en prison. A sa sortie de détention, son ami Francis est arrêté à son tour. Associé à un groupe parisien, Antoine organise alors une campagne de soutien pour son ami. Appréhendé au cours d'une manifestation, il retourne trois mois en prison, dont un passé à l'hôpital.

En huit mois de détention, il fréquente huit établissements différents ; il y rencontre des prisonniers de droit commun mais aussi d'autres "prisonniers politiques". Les mouvements de soutien extérieurs sont nombreux : grèves de la faim, manifestations... A cette époque, une amie qui l'attend à sa sortie lui fournit un soutien moral important.

En prison, il affine la critique politique du modèle militaire. L'armée n'est plus alors le simple moule normalisant, elle représente pour lui les intérêts d'une classe sociale, qui au travers du sexisme, de la répression coloniale et l'abrutissement des jeunes hommes devient un obstacle central aux rêves d'épanouissements individuels qu'il nourrit avec ses ami-e-s.

A sa sortie de prison, il retourne à Paris et s'inscrit en formation de plombier. Il y retrouve le plaisir du bricolage et part faire un stage à Bordeaux. Par la suite, à travers les petites annonces du journal Libération, lui et Jean-Yves C., un ancien stagiaire, "se louent à des particuliers" sur des projets communautaires. Aussi, à l'occasion, il travaille ponctuellement en entreprise : "on était en plein dans la mouvance folk-communauté".

Ils achètent un minibus et se transforment en "ambulants de la plomberie". Sortes de compagnons modernes, se déclarant entrepreneurs provisoires, ils parcourent ainsi pendant sept ans de nombreuses villes en choisissant leur travail. Autour du "mouvement marginal et alternatif", ils participent, en fonction de l'intérêt social ou personnel de chaque chantier, à des tranches de vie de différents groupes en France.

En 1982, alors qu'il travaille sur un chantier, "l'échange travail-salaire n'a pas fonctionné" : de ce fait, il a perdu 20.000 francs et son recours au tribunal des Prud'hommes est resté sans effet. C'est juste après cet événement qu'il s'installe dans un logement à Lyon (qui est celui où il reste encore aujourd'hui). A cette époque, la rénovation croix-roussienne est encore réalisée par les habitants eux-mêmes ; ils profitent ainsi des loyers relativement bas pour construire des mezzanines, des escaliers et installer des salles de bains et des wc à l'intérieur des logis.

Son ami Francis, devenu travailleur social, lui propose un remplacement dans un foyer comme veilleur de nuit. Antoine qui veut changer, accepte cette offre. Par la suite, il devient lui-même une sorte d'éducateur et s'inscrit en formation de technicien dans l'aide humanitaire.

Après un an de stage dans une association caritative, il est engagé dans l'association où il travaille actuellement. Celle-ci accueille dans la banlieue grenobloise des femmes avec enfants en difficulté. L'objectif de l'association est de fournir une aide au "retour au travail". La population visée est surtout composée de mères-célibataires, "appelées par euphémisme familles monoparentales", dit Antoine, et de femmes en rupture de couple ayant pour la plupart connu la violence de leur conjoint. Il explique ce choix de population par "le désir, après tout ce que j'avais vécu au niveau individuel et sexuel... d'avoir une certaine utilité pour les femmes (...), de mettre en application une certaine conception que je pouvais avoir du rapport entre les hommes et les femmes, donc d'agir à un point très sensible".

A la même époque, il prend contact avec "le groupe d'hommes de Lyon" et formule une demande de vasectomie. Le groupe était alors engagé dans l'expérimentation de la pilule pour homme . Intéressé surtout pour vivre une expérience de groupe de parole, il s'intègre au groupe. Et avec quelques-uns des ses membres, il sera un des soutiens d'une association grenobloise qui désire accueillir les hommes violents.

Au moment de l'enquête, il reste militant dans un ensemble de domaine divers : il soutient un groupe de théâtre alternatif, il est administrateur d'une association qui s'occupe de la santé des femmes dans la banlieue grenobloise et participe au collectif "Le viol : Ras le bol..." près de la frontière Suisse.

Le parcours d'Antoine et sa perception du rapport homme/femme n'est pas dû à des histoires de vies individuelles avec des femmes féministes. Certes, il en a rencontré au cours de ses péripéties militantes, mais il n'a jamais vécu de relations quotidiennes avec elles. Son itinéraire singulier s'organise plutôt à partir d'une remise en cause des valeurs mâles et viriles, à partir du syndrome "armée". L'insoumission l'a confirmé dans l'idée d'une alternative possible aux représentations militaires. Mais plus largement, Antoine est aujourd'hui insoumis à un ensemble de normes qui, selon lui, prescrivent le mode de vie des hommes : il négocie au fur et à mesure ses inscriptions sociales. De l'époque militante, il garde des valeurs éthiques où solidarité, entraide et libre circulation d'un appartement à un autre restent dominantes. Si ses parents l'ont aidé dans les premiers temps de sa vie, ce sont par la suite un ensemble de personnes appartenant au "milieu alternatif et communautaire" (aux "réseaux", comme il les appelle), qui lui serviront de famille élective.

 

Un homme de réseaux...

Les rapports très étroits qu'entretient Antoine avec ses ami-e-s étonnent. Il est inséré dans une toile serrée de réseaux. Les différents segments de réseaux qu'il fréquente sont repérables de diverses manières.

Leur omniprésence est visible et intervient quotidiennement. Ainsi sa machine à laver est utilisée par ses "voisins", avec qui sont échangés une voiture (il n'en a pas, mais peut en trouver une très rapidement), des services liés à l'informatique (un des voisins met à disposition son ordinateur) et des aides diverses.

Il n'est pas tenu de comptabilité d'échange, mais de fait, c'est l'apport d'un service dans le pot commun qui détermine l'inscription individuelle de chacun-e dans ce voisinage. Il décrit des réseaux différents pour qualifier le groupe d'hommes, les amis de Jocelyne B. (son amie actuelle), ses voisins proches... Toutefois, les différents segments de réseaux ont des particularités communes. Notamment, une localisation géographique ou symbolique à la Croix-Rousse, qui s'affirme comme lieu de centralité . La fréquentation du marché du dimanche matin sur le plateau de la Croix-Rousse fonctionne comme noeud de rencontres et d'échanges d'informations.

Un autre moyen d'établir une classification des segments de réseaux et de comprendre les différents échanges effectués a été le téléphone d'Antoine. Il possède un appareil avec cent numéros à mémoire automatique qu'il a bien voulu nous commenter.

D'abord une liste de premier numéros inscrits de 1 à 10 sur le poste où apparaissent les initiales. Cette liste comprend ses relations amoureuses, ses parents et les personnes qui sont pour lui des correspondants particuliers de chaque segment de réseau fréquenté.

Si l'on classe les numéros en les regroupant, nous voyons apparaître : le groupe d'hommes de Lyon, ceux de l'association grenobloise qui veut accueillir les hommes violents, ses collègues de travail. On y trouve aussi les ami-e-s de Jocelyne B., sa compagne, un réseau qu'il qualifie d'"artistique". Certaines oeuvres de ces chorégraphes, photographes, acteurs... sont exposées dans son appartement. Enfin, une partie de ces numéros indique le réseau lié au centre de santé des femmes, ses voisins immédiats, les connaissances issues de l'insoumission, dont la plupart est encore reliée au groupe d'hommes. Nous n'oublierons pas Francis, son ami de la première heure, "un réseau à lui tout seul" : par son passé, Francis a accès facilement à la presse ou aux avocats.

Une autre trace de ces échanges de voisinages et/ou de réseaux permanents est l'échange de clefs. Antoine possède les clefs de six appartements et quatre personnes possèdent les siennes. Pour Antoine, l'échange doit être automatique et immédiat. Une anecdote le montre facilement.

Vers la fin du mois de juin, à l'occasion de la fête de la Saint-Jean, certain-e-s de ses ami-e-s artistes jouent une pièce de théâtre sur une grande place lyonnaise. Le décor - un bateau reconstitué - est grandiose. Antoine veut prendre des photos. Un homme du groupe d'hommes de Lyon habite sur cette place. A cette époque, il est pour quelques jours à l'hôpital. Antoine téléphone à la femme de cet ami pour lui dire que ce samedi-là il aimerait utiliser les balcons donnant sur la place pour faire des photos et qu'il sera accompagné de son amie. Il connaît peu la femme de cet ami. Le service semble pour lui évident, il s'inscrit dans une continuité de dons et de contre-dons. Mais son interlocutrice, qui veut être seule ce soir-là, refuse. Ce refus paraît alors inacceptable à Antoine, il ne comprend pas. Pour lui, l'automatisme de l'échange et du service semble une norme.

 

L'espace domestique

L'indescriptible : entre grotte et loft

L'espace domestique d'Antoine est difficilement descriptible. A première vue, cela ressemble à une grande pièce compartimentée par un meuble, une mezzanine et un voilage. Envahie de toute part de journaux, livres, bouteilles, planches et fragments de meubles, elle donne une très forte impression de "sur-appropriation". A l'arrivée du chercheur, la cuisine est envahie de vaisselle sale, la table centrale recouverte de journaux, livres et dossiers ; les chaises et les fauteuils sont submergés de piles du Monde ou de Libération. Les fauteuils et les canapés d'un coin détente sont aussi recouverts par des journaux, des toiles d'araignées et divers objets.

La première question qui se pose au visiteur est de savoir où s'asseoir.

Seul un fauteuil situé à l'extrémité de la table centrale, dont on distingue difficilement quelques centimètres carrés, semble pouvoir offrir une alternative à la station debout.

"C'est le bordel" explique Antoine, "je rentre de stage".

L'espace domestique d'Antoine est à mi-chemin entre "la grotte" (la lessive qui pend le long des fils peut d'une manière ou d'une autre se rapprocher de stalactites et les piles de journaux de stalagmites), "la caverne d'un Ali Baba" amateur de littérature (les livres qui jonchent le sol, la table et les fauteuils vous sollicitent d'emblée par leur titre ou leur intérêt) et "un musée" (au mur, à côté des photos encadrées sont exposés des fragments de poupées et des modelages).

L'espace est plus ou moins rangé suivant les périodes, ce qui signifie que les chemins d'accès à la table sont plus ou moins larges, les piles de journaux et de dossiers plus ou moins hautes et la table plus ou moins prête à accueillir assiettes (lors d'invitations à manger) ou cahiers (pour des réunions de travail).

Ce ne fut pas une surprise pour le chercheur, nous avons toujours connu cet espace aménagé ainsi et dans le réseau amical d'Antoine, "son antre", "son bordel" est un sujet courant de plaisanteries pour prévenir la personne étrangère qui par hasard serait invité-e à y résider.

D'un côté, cette pièce s'ouvre par une porte sur un jardin où l'herbe haute et d'innombrables débris donnent une image de terrain vague. De l'autre côté, une échelle permet d'accéder à une grande mezzanine où s'élève un lit enveloppé de pans de moustiquaires, qui de loin forme une tâche blanche comparable à un voile de mariée.

Trois réfrigérateurs sont répartis dans la cuisine. Un seul est en service, tandis qu'un autre date des années 1960. L'ensemble des niveaux (sol, dessus des meubles) sont occupés. La vaisselle, sale ou propre, est répartie autour de l'évier sur l'ensemble des surfaces disponibles. Seul un meuble fermé masque ce qu'il contient : pâtes, riz et quelques boîtes de conserves. A l'entrée de la cuisine, symbolisée par une plante dessinant un arc de cercle dans l'espace, une étagère relativement moderne contient la vaisselle, les couverts et les bouteilles d'alcool. Le reste du mobilier, matériel de récupération, trouvé, donné ou acheté d'occasion, semble échappé d'un marché aux puces.

L'aménagement

Antoine habite ici depuis six ans : "j'ai toujours bricolé chez les copains... ici je n'ai rien fait... j'ai posé les choses, réparé certaines...". Il nous décrit les quelques aménagements visibles : la douchette d'évier ou les traces de travaux (poutres, chevrons, planches) disposées au fond de l'appartement : "j'ai trouvé ça aussi, du bois, des outils... dans l'entrée...". Il évoque ses projets et ce qu'il estime pouvoir être nécessaire : "il faudrait changer la mezzanine, refaire le plafond...". Mais en soi, l'état actuel le décourage d'avance. Il réalise chez d'autres (chez la voisine d'en face par exemple) des aménagements comme il pourrait en rêver ici.

"J'accumule, j'empile, je repousse et je range au dernier moment... Ce n'est pas de la collection d'objets, de vieux meubles... mais de l'accumulation", dit-il.

Antoine pousse à bout ce que certaines femmes décrivent comme une logique masculine du rangement. Le rangement n'est pas préventif, pour faire beau ou propre... il devient nécessaire lorsque la menace d'être submergé apparaît. Ici la principale préoccupation est d'avoir un accès possible au fauteuil devant la table, à quelques places sur la table, à la cuisine, au lit et à une petite étagère où sont rangées des photos et des textes. Le reste est tout à la fois entrepôt, cave et grenier.

L'espace sur-approprié est toutefois décoré au mur ou sur les poutres de la mezzanine par des photos, des textes et des poupées reconstituées.

Si ce n'est l'aspect "maquis" que dégage l'appartement, rien n'est a priori caché, tout est accessible au regard, y compris les wc : l'intimité d'Antoine se donne à voir partout.

En fait, les choses sont empilées et lorsqu'elles ne sont plus utilisées, elles sont recouvertes d'objets de remplacement, de dossiers et de journaux. La chaîne hi-fi peut illustrer cette idée. Antoine la qualifie de "merdique" et il lui préfère le magnétophone ; ainsi, le magnétophone est disposé sur la chaîne, rendant celle-ci inaccessible. Nous assistons à un phénomène de stratification, le présent recouvre le passé qui, lui, reste en place.

L'invitation

L'appartement serait jugé par beaucoup "peu accueillant". Mais probablement n'est-il pas fait pour accueillir. Dans les cas où cela se présente, l'invité-e doit déplacer livres et journaux pour s'asseoir, tout en ayant peur de faire tomber des piles en passant. Antoine est chez lui, cela est signifié partout. D'ailleurs, si l'invitation le pousse à ranger, elle reste rare. Il ne veut pas donner de lui une image "bordélique". "Le bordel angoisse, car il laisse des traces dans la tête", explique-t-il. Si malgré tout, beaucoup de personnes circulent chez Antoine, c'est parce qu'elles sont intégrées à son quotidien. Pour lui, l'invitation signifie l'arrivée de personnes extérieures à son réseau. Il la critique alors en l'assimilant à un rite bourgeois et social. Il lui préfère des échanges qu'il qualifie de "non polis et non rituels".

Mais quelle que soit la dénomination, invitation ou échange, Antoine convie peu de personnes à manger. Non seulement à cause de l'indisponibilité permanente des lieux, mais surtout "pour ne pas rentrer dans ce rythme là... Après l'invit' est à rendre, et...". Pourtant, autour de lui, les "bouffes en commun" comme elles sont désignées, sont fréquentes : "chacun amène quelque chose et on mange ensemble, il ne s'agit pas d'un rite poli, mais d'un moment convivial et désiré".

Les "échanges" sont surtout effectués à l'extérieur de son appartement et notamment autour du couple Antoine/Jocelyne.

 

Le couple Antoine / Jocelyne : un quotidien en trois dimensions

Jocelyne B., âgée de 28 ans, est enseignante et possède son propre réseau relationnel et amical, composé pour partie d'enseignant-e-s connu-e-s lors de sa formation. Contrairement aux ami-e-s d'Antoine et à ses réseaux actuels, les ami-e-s de Jocelyne privilégient une quête épicurienne d'émotions fortes liées à l'instant. Face à la dégradation, l'ennui et la dévalorisation du métier d'enseignant, ils/elles privilégient une fuite permanente dans l'ailleurs : ce sont les vacances, le bateau, le voyage. Dès qu'un week-end est libre, dès l'approche des vacances, ils/elles cherchent à partir loin.

Jocelyne vient d'un milieu rural et a déjà vécu précédemment en couple. Originaire d'une famille catholique, son refus du mariage, sa vie de "dépravée", l'amena à avoir de nombreux conflits avec sa mère. On lui oppose sa soeur, mariée, qui semble mieux correspondre aux attentes familiales. Jocelyne et Antoine se connaissent depuis deux ans. La rencontre a eu lieu lorsqu'elle vivait encore deux autres relations.

Antoine explique : "Je savais qu'elle était avec J.L., je le connaissais bien... je m'interdisais de toucher à leur relation... Mais je m'autorisais une relation très intense avec elle..."

De fait, aujourd'hui, quoique ne partageant pas le même espace domestique, il/elle vivent une relation affective et sociale commune de couple. Le couple utilise alternativement le territoire de l'un-e ou de l'autre pour se rencontrer, dormir ensemble, manger. D'ailleurs, si on s'intéresse à la description qu'Antoine fait de sa quotidienneté, elle inclut aussi les espaces de Jocelyne. Plus exactement, il définit son quotidien comme un partage en trois espaces :

• le temps-travail. Il concerne son association : il décrit des horaires "hachés", qui incluent un week-end sur quatre. Pour s'y rendre, quand ses collègues ne l'amènent pas en voiture, il doit passer plus d'une heure dans les transports en commun.

Outre la satisfaction symbolique qu'il tire de son action en faveur des femmes en difficultés, il parle peu de son travail humanitaire et éducatif et ses collègues n'interviennent pas dans son espace privé. Il mange régulièrement sur son lieu de travail. Quelquefois, à propos de telle ou telle discussion, il prend en exemple des situations professionnelles. Les femmes qu'il rencontre "là-bas" lui donnent l'image des rapports sociaux "classiques", dont il se distinguerait.

• ses passages chez lui. Quand Antoine décrit son appartement, et la façon dont il y vit, sa maison apparaît comme un espace de passage, à la limite, utilitaire. Il y vient pour dormir (seul ou avec Jocelyne), pour nourrir ses animaux (chien et chat), pour lire, pour se laver ou laver son linge. Il y mange rarement.

• l'appartement de Jocelyne. C'est un lieu où tous deux se rencontrent, dorment, mangent, passent du temps ensemble.

 

Les pratiques domestiques

Les repas

Comme nous l'avons dit, Antoine utilise peu son appartement pour manger. Mais il déclare y préparer quelquefois des plats élaborés. En permanence, ses réserves consistent en quelques pâtes, oeufs, fromage et bière. Plusieurs fois par semaine, il utilise les restaurants de proximité dans lesquels il retrouve des ami-e-s du quartier. Souvent il mange avec Jocelyne chez elle.

Dans la relation Antoine/Jocelyne, chacun-e officie chez soi et l'autre "aide". Ainsi Antoine fait fréquemment la vaisselle chez son amie mais participe peu aux préparations culinaires. La prise du repas consiste le plus souvent à agrémenter les provisions sorties du réfrigérateur.

L'utilisation de services extérieurs (restaurant, cantine du travail...) s'intègre à la vision qu'Antoine a de son environnement : "je fais avec la ville telle qu'elle est". Il a appris à faire à manger au cours des différents épisodes de sa vie, mais manifestement cela n'entraîne pas chez lui un savoir-faire culinaire qu'il désire mettre en valeur. D'ailleurs, quand il le prend à son domicile, le petit déjeuner consiste à acheter des croissants à la boulangerie d'à côté.

Il n'a pas de planification hebdomadaire de son approvisionnement alimentaire, excepté pour ses animaux. Il fréquente le supermarché du quartier et achète la nourriture au jour le jour. Après une période "bio", lorsqu'il vivait "à la campagne", il ne fait pas attention à la qualité particulière de tel ou tel mets et s'efforce maintenant d'intégrer la viande dans son alimentation. Il se rend au marché le dimanche matin mais y achète peu de choses : "J'ai du mal à prévoir.... Je n'arrive pas à acheter des légumes frais".

Toutefois, Antoine dispose d'une gamme importante d'apéritifs, essentiellement des vins cuits (vin de pêche, vin de noix) qu'il prépare lui-même. Le plus souvent, il offre à la personne de passage un "blanc-cass". La bouteille de cassis, élégant flacon de verre avec un bec effilé, traîne en permanence sur la table centrale et le vin blanc est dans le réfrigérateur.

L'insoumission à l'ordre... domestique

Antoine reste insoumis à l'ordre, l'état de son foyer en atteste. Nous ne l'avons pas vu pratiquer des activités de nettoyage. Il range : "quand le bordel ici m'écrase, m'oppresse... c'est lorsque je suis souvent ici, et que c'est sans échappatoire. Souvent, chez les autres, j'utilise l'échappatoire... je retrouve ici ma chambre d'enfant où ma mère ne pouvait pas entrer". Conscient de l'effet que produit son environnement sur ses ami-e-s, il explique qu'il a "envie d'assumer les vitres sales ; que je les fasse tous les mois ou tous les deux ans, c'est pareil". Il reste toujours à la frontière d'un état d'abandon total.

Le rythme du nettoyage est très variable. En fonction de ses propres limites, il détermine la nécessité du rangement. Cela peut être tous les quinze jours ou tous les trois mois. Depuis deux ans il n'a jamais passé l'aspirateur ni nettoyé les vitres. La vaisselle est faite lorsque l'accumulation atteint la limite du possible, c'est-à-dire l'impossibilité d'utiliser la cuisine.

Toutefois, Antoine tient à son autonomie : "J'aime pas qu'on fasse pour moi". Sans doute, à la lecture de ce qui est expliqué ici devons-nous relativiser cette autonomie en incluant les "échappatoires". Il mène jusqu'au bout la logique du "faire par nécessité", qui semble masculine. Si de l'ensemble se dégage une notion d'abandon, de conglomérat indescriptible, il garde pour lui quelques espaces qu'il définit comme "rangés". Ce sont ses décorations, son exposition de poupées, de photos, les emplacements des plantes vertes.

Au moins une fois par semaine, Antoine utilise sa machine à laver le linge. Après discussions avec ses ami-e-s, il a opté pour la lessive liquide : "ça sent le propre et c'est pratique". L'étendage se fait soit sur un fil qui traverse l'appartement - soit à l'extérieur l'été, ou quand le temps le permet. Lorsque ses affaires sont sèches, Antoine les repasse peu. Il ne reprise pas non plus. Il a appris à coudre, et aussi à utiliser une machine-à-coudre ; mais il ne s'en sert plus.

L'appartement : un refuge

Une autre fonction dévolue à l'appartement d'Antoine est celle de refuge. En cas de conflit avec son amie ou lorsqu'il veut s'isoler, il retrouve son territoire. Nous pourrions citer plusieurs exemples de scènes rappelant la sécurité qu'offre pour l'un-e et pour l'autre la possession d'un territoire personnel.

Nous nous limiterons ici à résumer les rapports entre Antoine et l'espace domestique pris en tant qu'unité architecturale et spatiale. L'appartement apparaît comme un territoire particulier, personnalisé, intégré à l'ensemble des réseaux affectifs, militants ou de voisinage qu'il fréquente et avec qui il entretient une série d'échanges domestiques.

Ce lieu est particulièrement marqué par son mode de rangement spécifique. Le propre et le rangé sont des marqueurs déterminants qui deviennent dissuasifs pour les autres membres du réseau. Nous pourrions croire qu'il s'agit là d'un mode occupationnel particulier. Or des observations d'autres espaces domestiques nous font penser que de telles appropriations spatiales n'ont rien d'exceptionnel. Elles semblent signifier : "je suis chez moi, je vis comme ça". Nous le verrons, Antoine explique qu'il ne peut pas vivre longtemps avec Jocelyne dans son appartement à lui, "car c'est le bordel, et peu agréable". Ceci ne lui pose que peu de problème, mais cela devient un motif légitime pour éviter la domiciliation du couple Antoine/Jocelyne dans son territoire. L'espace d'Antoine devient l'élément premier, mis en scène, pour imposer de facto une séparation des territoires ; il s'intègre a son refus d'une quotidienneté permanente avec son amie. Son appartement donne à voir l'exposé scénographique de son autonomie, d'une affirmation de soi et de sa volonté d'individualité.

Quelles sont les raisons qui provoquent de telles attitudes chez un homme ? Pourquoi vouloir à tout prix s'individualiser, y compris dans les modes d'appropriation de l'espace domestique ? Quels types de rapports hommes/femmes sous-tendent cette organisation spécifique ? Pourquoi cette insoumission au propre et au rangé ? C'est pour le comprendre en partie que nous développerons ci-après successivement l'itinéraire socio-amoureux d'Antoine et les débats avec son amie actuelle.

L'itinéraire socio-amoureux d'Antoine

Les premières expériences

Antoine insiste beaucoup sur la continuité de ses relations affectives et socio-amoureuses. Il détaille une suite de relations dans laquel il situe le rapport actuel avec Jocelyne. Cette relation, comme les autres qu'il décrit, n'est jamais présentée comme définitive.

Après une "adolescence tardive", marquée par des expériences "pas très satisfaisantes", il rencontre une jeune femme qui représente sa première véritable relation amoureuse. Elle est légèrement plus jeune que lui, et il est également sa première relation. Elle est issue d'un milieu bourgeois assez conservateur et terrien du sud de la France. Sa relation avec cette amie se situe avant, pendant et après son incarcération pour insoumission et devient un soutien moral important pendant ses passages à la prison.

Cette union semble avoir été très conflictuelle avec les parents de la jeune femme. Ceux-ci refusaient une mésalliance, mais surtout ne pouvaient envisager une mise en couple si jeune. La liaison s'arrêta lors du passage de la jeune fille à l'université. Pour Antoine, la rupture a été brusque et très douloureuse, il dit en avoir souffert pendant de nombreuses années.

Jusqu'en 1980, il multiplie les relations avec des femmes rencontrées sur ses lieux de travail (il est souvent hébergé dans les maisons et les villages où il participe à la rénovation des maisons). Pas de "coups de foudre", dit-il, mais des "relations sympas". A l'époque, dans les milieux qu'il fréquente, "tout est possible". Toutefois, il déclare avoir souffert de jalousie en voyant une de ses amies dormir avec un autre homme.

Plus tard, il vit sa première expérience de couple. Il est plombier ; elle, veut élever des chèvres et se lancer dans l'agriculture biologique. Elle a vécu avec sa mère, sans père, et dans un milieu essentiellement féminin. Il la décrit comme une femme autoritaire vis-à-vis des hommes et en même temps passive dans la sexualité, ce qui à cette époque lui pose questions : "c'était insupportable qu'elle ne réponde pas aux caresses".

Suite à la mort de sa mère, son amie hérite d'une grosse somme d'argent et veut acheter une exploitation en Ardèche. Leurs projets divergent. Il raconte une scène : un soir, alors que leur relation devient de plus en plus tendue, elle part en criant, tandis qu'il veut la retrouver pour "l'empêcher de faire une connerie". Il la retrouve sur un parking après avoir "fait le tour des ami-e-s", et de force, lui arrache les clefs des mains. C'est le début de la séparation. Elle rencontre un autre garçon avec qui elle engage une liaison.

Il la retrouvera par la suite en Ardèche où elle vit avec cet homme. Ce soir là, lui Antoine dort "sur la carpette" ; c'est non seulement la fin de la relation amoureuse, mais la rupture définitive. Il et elle ne se reverront plus.

C'est à ce moment là que, par amis interposés, il prend contact d'abord à Grenoble puis à Lyon avec les groupes d'hommes. Et en 1982, à 30 ans, il se fait vasectomiser.

L'ensemble de cette période est marquée par sa culpabilité d'être homme : "je ne supportais pas de bander", dit-il, "le pénis était une agression par rapport à la femme". La vasectomie marque physiquement et symboliquement la fin de cette période au cours de laquelle il découvre d'autres formes de caresses "sur toute la peau". Il décrit la vasectomie comme un "passage" dans sa tête et dans son corps.

En plus de la satisfaction de redécouvrir son pénis, il explique son désir de ne pas vouloir "mêler un gamin à ça". C'est un refus ad vitam æternam de procréer. Il congèle toutefois du sperme, qui par la suite pourrait être utilisé pour une insémination artificielle.

Après la première relation de couple, il vit d'autres relations avec des femmes plutôt jeunes. Il cite plusieurs exemples de relations amoureuses avec des femmes "juste ou à peine majeures", où l'essentiel de la relation est soit épistolaire, soit marqué par la non-pénétration. Ainsi il dormait avec cette femme, Blandine M., "qui était toujours vierge après leur séparation", souvent dans un rapport fait de caresses et d'effleurements. Un jour sous la douche, à l'époque où il refuse les rapports de pénétration, il aura la sensation de "pouvoir se laisser aller" : "Avec l'eau, en me lavant, j'ai découvert la volupté de bander". Il décrit avec force, des détails de cette scène qui semble coïncider avec une renaissance de son être social : c'est la découverte d'un désir réciproque non oppressif et non agressif. Il ne s'agit pas à proprement parler de peur des femmes, de ses paires du même âge, mais de peurs personnelles de lui-même. Contrairement à d'autres hommes rencontrés dans cette enquête, ce n'est pas le féminisme parlé et vécu par des amies qui l'interpelle, mais son corps et le pénis qui occupent une place centrale et embarrassante.

C'est la négociation d'une relation égalitaire qui le questionne. Il veut être autonome, ne pas être materné, hésite sur ses choix de vie. Sa précarité professionnelle et son instabilité résidentielle accompagnent sa démarche, qui tend à passer de l'insoumission totale (à l'armée, au couple, à l'hétérosexualité pénétrante) à des relations plus stabilisées.

Sa vasectomie, son retour et son installation à Lyon s'accompagnent d'un autre type de relations, qu'il engage avec Claudine S., une amie rencontrée dans le même quartier. Elle a son âge et, à cette époque, ce quartier est le haut lieu de la marginalité lyonnaise : "C'est ma deuxième expérience longue de vie commune... on avait plein de choses à se dire (...) sur un pied d'égalité... Après des années de galères, c'était difficile d'être calme dans la tête...". Bien qu'il n'habite pas avec elle, Antoine parle de "vie commune" : "Chacun son bien, même si ce n'est pas très performant d'un point de vue économique".

Il décrit Claudine maternante, un bourreau de travail (elle continue des études supérieures). Claudine veut que son territoire soit rangé : "elle faisait la vaisselle tout de suite... Quand elle a déménagé (...) en une demi-journée tout a été rangé... En quinze jours, elle avait tout repeint avec des copains... c'est de la folie". Antoine a beaucoup de mal "à investir son lieu à elle". Elle était "jalouse de son territoire (...) c'était plus simple de ne pas m'en mêler, de ne pas jouer le maître de maison".

Comparativement, dans son appartement à lui, "c'était plus le bordel", même s'il faisait des efforts. Si chacun-e participait, aidait dans l'espace de l'autre, chacun-e faisait aussi valoir à l'autre son statut d'invité-e sur son territoire.

Ainsi, après huit ans de "galères", d'hésitations amoureuses, (de "tuilage" dit Antoine, chaque relation venant en recouvrir une autre avant même sa fin) et de culpabilité masculine, il apprend à négocier le quotidien dans une problématique égalitaire. Si la scène sous l'eau lui a redonné une image entière du corps, la relation avec Claudine le confirme dans la possibilité de vivre une relation sociale différente avec une femme.

Claudine et Antoine découvrent ensemble les plaisirs sexuels. Elle ne supportait plus la pénétration, lui n'en voulait pas ; mais il/elle expérimentent une relation physique où la pénétration existe et devient source de jouissance. Leur rencontre durera deux ans, faite de quotidienneté, de discussions... La rupture se joue autour de la jalousie d'Antoine.

La jalousie

Un homme du groupe d'hommes avait organisé une fête dans une grande maison entourée d'un parc. "A l'époque, ça se passait moyennement avec Claudine ; j'y trouvais à peu près mon compte". Lui, vient pour s'amuser, danser, boire... Lui et elle, individuellement, festoient avec d'autres personnes : "de temps en temps, on se croisait avec un signe de reconnaissance".

C'est alors que René C., un autre homme du groupe d'hommes, flirte avec Claudine. "A deux heures du matin, elle me demande : "ça te dérange pas, si je vais dormir avec un autre ?". Je lui ai répondu qu'elle n'avait pas d'autorisation à me demander, et j'ai pris les boules : le groupe d'hommes... René..."

Par la suite, Claudine évoque sa relation, parle beaucoup de René et compare les deux hommes. Pour Antoine, c'est insupportable, il vit l'approche de René comme une trahison remettant en cause tout à la fois sa relation avec Claudine et le groupe d'hommes, ce groupe qui devait être un territoire protégé de ce type de rivalités. Il ne veut pas avoir à choisir entre telle ou telle relation. C'est le début de la séparation. Malgré les discours de l'époque, Antoine, produit de la "libération sexuelle", ne supporte pas "de partager le même vagin" avec un autre homme. L'autonomie et l'égalité s'arrêtent là où commence l'autonomie sexuelle de son amie.

Peu de temps après, il commence sa liaison avec Jocelyne.

Du parcours "socio-sexuel" d'Antoine, outre sa culpabilité d'"être mec", d'être homme dans un système où le masculin domine, outre ses essais de changements qui doivent intégrer une remise en cause des modèles sexuels, nous retiendrons la place de la jalousie.

La relation avec Jocelyne

Dans l'ensemble des discussions que nous avons eues avec l'un-e ou l'autre, plusieurs questions apparaissent importantes pour la survie de la situation actuelle. Elles se résument à deux thèmes centraux : d'une part le territoire commun avec, pour l'instant, le refus implicite d'Antoine de souscrire aux propositions de son amie ; et d'autre part, l'enfant. On les trouve abordés dans l'ensemble des éléments de leur vie commune. Nous les aborderons succinctement.

Lors des entrevues avec Jocelyne, nous avons été étonnés de sa très forte aspiration à vouloir modifier leur organisation actuelle. D'emblée, elle déclare que "l'indépendance ça peut se faire en vivant avec un homme" et pour elle "vivre avec" signifie explicitement partager le même territoire. "Je n'ai pas envie que chacun ait son appartement, il y a un moment où il y a un engagement à prendre... à vivre ensemble dans le même appartement".

Bien qu'elle annonce qu'en cas de vie commune, elle "perdrait quelque chose", elle ajoute aussitôt dans la même phrase : "mais j'ai pas peur". La solution actuelle n'est qu'un arrangement temporaire. Elle revendique un "couple" conforme à l'image traditionnelle. Par deux fois, elle a déjà vécu avec un homme. Le modèle du couple à appartement commun ne semble pas être, pour elle, une forme définitive ("à vie"), mais reste une organisation logique pour un homme et une femme qui s'aiment et vivent ensemble.

Interrogé sur cette question, Antoine reste très laconique :"c'est un débat", dit-il. A aucun moment auparavant il n'avait mentionné cette éventualité.

Devant le chercheur, fortement lié aux réseaux d'Antoine, notamment aux groupes d'hommes et à la contraception masculine, elle clame haut et fort : "l'histoire de la contraception masculine et de la vasectomie, j'avale pas. (...) C'est un problème entre les hommes et les femmes, il n'y a aucune raison d'en discuter entre hommes seuls". Elle veut un enfant avec Antoine. Lui, stérile, évoque "un point douloureux", "quelque chose qui reste". Son désir d'enfant est lié à sa perception de la mère. "Telle que je l'ai vue (Jocelyne), je me suis dit que ce serait chouette d'avoir un enfant". Il peut facilement envisager une méthode de procréation assistée, mais dit-il "pour elle, un enfant ça se fait en faisant l'amour".

Le conflit : deux conceptions de l'amour ?

Si Antoine présente son appartenance à des réseaux relativement différents comme une expérience positive, Jocelyne aimerait savoir ce qui se dit et se fait dans les groupes d'hommes. Or "il est assez secret par rapport à ça... il en parle peu... il oublie souvent de parler de ses réunions". Et de citer d'autres hommes qui, tout en étant membre du groupe d'hommes, s'organisent différemment avec leur amie, partagent le même appartement. "Ils sont pas tous comme ça, je suis un peu rassurée".

D'ailleurs, le chercheur a failli être de manière involontaire mêlé à ce type de débats où chacun-e utilise l'ensemble des potentialités (et la présence d'un chercheur en est une) pour persuader l'autre de la justesse de ses points de vue. Si tout au long de notre enquête chez Antoine, lui et son amie ont été d'une amabilité et d'une gentillesse extrême, il n'en reste pas moins qu'à l'époque de notre séjour, une tension permanente existait.

Cette tension (Jocelyne parle de "crise") se traduit ainsi pour elle : "Je ne me vois pas me séparer de lui, et il faut que je m'en sépare... mais je passerai sur plein de choses pour ne pas le faire".

Au moment de l'enquête, la vasectomie et le désir d'enfant, l'appartement commun, sont en débat de manière permanente. A aucun moment l'un-e ou l'autre n'incrimine la personnalité de l'autre. Le conflit ne prend pas appui sur les personnes mais sur la relation : "Je remets en cause notre relation, la relation elle-même", dit Jocelyne.

Antoine n'en parle pas ainsi. Il n'explique pas, au moment de notre recherche, la situation en termes aussi pressants et se contente de décrire ses aspirations à lui, son mode de vie souhaité et les aspirations différentes de son amie.

En schématisant, on s'aperçoit que Jocelyne et Antoine ont des représentations différenciées de l'autonomie (qualifiée par eux d'"indépendance"), de l'appropriation de l'espace, du temps et du devenir de leur relation. Interrogé sur l'avenir, Antoine reste plutôt discret. Il évoque la possibilité pour son amie, soit de prendre un poste à l'étranger pour un an (elle en avait déjà fait la demande), soit de "faire un projet ensemble". Mais rien à ses yeux ne justifie la fin de leur relation.

"Le chercheur : - Quelles sont les circonstances qui d'après toi, à l'heure actuelle, pourraient provoquer l'arrêt de la relation ?

Antoine : - ... Je vois pas... Si elle tombait amoureuse de quelqu'un d'autre... soit la relation continuerait comme ça... soit il y aurait rupture... Franchement je vois pas."

Il associe souvent les questions sur le futur et les projets à venir à une critique du réseau actuel de Jocelyne : "Actuellement, il y a un clivage de réseaux... les réseaux sont là aussi pour se protéger... actuellement son réseau (à elle) ne peut pas l'aider à s'en sortir".

Autrement dit, pour lui, la conception du couple où se vit l'amour-fusion, la visibilité permanente et réciproque des activités de l'un-e et de l'autre, est véhiculée par le réseau actuel de Jocelyne. Antoine et Jocelyne sont d'accord pour affirmer leur jalousie, sur le risque que prendrait l'un-e (excepté pour une relation d'un soir hors de la présence de l'autre) en engageant une relation amoureuse, mais la situation actuelle est pour Antoine un débat, alors qu'elle est pour Jocelyne une crise majeure mettant en cause la relation elle-même.

Pour comprendre la situation, nous pourrions proposer cette hypothèse : Jocelyne présente une conception de l'amour de l'ordre "de la relation passionnelle" qu'elle vit maintenant "après avoir pris du temps avant de s'y engager". Pour elle, la période "chacun chez soi" correspond à un passage entre une relation amoureuse et sexuelle et une relation sociale de couple. Puis vient le temps de faire un enfant, de partager le quotidien et l'intimité de l'homme choisi. Cela nécessite de calquer son mode spatial et temporel sur ceux des autres couples (qu'elle rencontre dans son réseau). Elle associe sa sécurité aux images de couple à résidence unique.

Ses conceptions s'opposent à celles d'Antoine qui, lui, envisage la continuation de la relation en maintenant à priori des lieux différents fortement appropriés, permettant le retrait sur soi en cas de conflit ou de désirs divergents. Ses précédentes expériences de couples le confortent dans ses options. La négociation ("le débat", dit Antoine) entre deux conceptions d'organisation spatio-temporelle, mais plus globalement entre deux conceptions de l'amour, semble correspondre à une figure du débat actuel entre hommes et femmes.

Au moment de l'enquête, les débats semblent difficiles à l'un-e et à l'autre. Tant du point de vue des choix sur le modèle d'union que de l'organisation de l'espace, tant du point de vue de l'aménagement intérieur que de la question de la procréation, tout semble à négocier.

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Les hommes à la conquête de l'espace domestique, du propre et du rangé 

Daniel Welzer-Lang - Jean Paul Filiod

Le jour vlb éditeur - Québec; 1992; 235pp

Pourquoi les hommes ont-ils si peu d’ordre et préfèrent-ils s’occuper de leur voiture tandis que les femmes s’activent dans leur cuisine? Voilà une des nombreuses questions qui sont à l’origine de ce livre. Divergents dans leur conception de la vie au quotidien, l’homme et la femme ont bien du mal à accorder leur violon. Mais les hommes évoluent-ils de la même façon que les femmes? Apparemment non!

http://www.edvlb.com/