Les hommes violents

L'homme violent est un ...

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Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang

Daniel Welzer-Lang, Lierre et Coudrier éditeur, Paris, 1991 

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L'homme violent est un ...

L'homme violent est un monstre, un fou, un malade, un alcoolique?
ou un homme sous l'emprise de la colère perdant son contrôle?
Il appartient souvent aux classes peu éduquées
Bref il existerait un type d'homme violent

Extrait du cahier de permanences de R.I.M.E:

Il a 44 ans. Son histoire est classique. Il n'est pas le stéréotype du monstre, mais plutôt de cet ordinaire masculin, banale mise en scène quotidienne du pouvoir domestique.

Deux enfants de 19 et 20 ans. Il est technicien dans la banlieue lyonnaise et fait "les trois huit". Il ne va pas au café, a peu d'amis, et "rentre très vite chez lui après le travail". Dès que nécessaire, il fait des heures supplémentaires, pour remplacer tel collègue, arranger tel cadre, le sous-directeur lui a même directement téléphoné "ayant appris par la rumeur..."

Sa maison est coquette..., il l'a en partie construite lui même . Il possède aussi une résidence secondaire en Ardèche. Une de ces "maisons bâties il y a plusieurs centaines d'années, faites de vieilles pierres et qui, une fois restaurées, sont (ou devraient être ) des havres de paix.

Ses enfants réussissent à l'école. Son épouse, de quelques années plus jeune que lui "entretient le foyer".

"Une belle vie quoi" dit-il en ne pouvant retenir ses larmes. Il pleure, d'ailleurs difficilement, car le lieu où il est en train de nous expliquer ses malheurs est peu propice aux confidences. "Il a les boules" dit-il en me montrant la base de son cou, et s'est résolu à accepter l'arrêt maladie. "J'en peux plus."... Aller voir des amis ? "c'est à nouveau raconter mon histoire. ...je ne suis pas le genre à ..."

Pourtant il ne blâme pas sa femme d'être partie depuis huit jours pour "se mettre au vert" dans une maison de repos. "Elle avait beaucoup maigrie... après sa dernière opération, je sentais quelque chose... chez elle".

Pourtant la vie était normale. Certes "il criait de temps en temps mais sans plus..."

Il y a maintenant quinze ans, il avait eu "quelques gestes malheureux", qu'il avait regretté par la suite, et déjà sa femme s'était enfuie... il y a dix jours ils avaient prévu un week -end en Ardèche; sa femme, à brûle-pourpoint lui annonce qu'elle ne part pas. Elle le fait devant des voisins n'appartenant pas au cercle familial.

Il attend leur départ, et de suite veut une explication, s'énerve, "prend une crise" ..., "devant son silence"..., il la "secoue un peu fort". "Pas de coups" dit-il, mais tout de même, ses mains dessinent des épaules, ses doigts se crispent et il nous décrit comment il a dû l'empoigner, la secouer... Le lendemain face au même silence, il récidive. Elle sort précipitamment se réfugier chez la voisine. Elle ne veut plus dormir à la maison, a peur que la violence ne cesse pas. Oui, il s'agit de violence, dont il est responsable, "mais pas de vrais coups... une simple petite crise."

Des amis ont essayé de lui expliquer qu'elle (sa femme) en était aussi responsable "puisqu'elle n'avait rien dit avant, avait parlé devant des étrangers... et qu'elle n'était plus tout à fait comme avant...". Lui refuse... "non... c'est moi, même si elle y est pour quelques choses...".

Le lendemain, sa femme part dans une maison de repos dont il ne connait pas l'adresse... il est juste bon à amener des papiers à l'assistante sociale. Il essaie de dialoguer, voudrait connaître le numéro de téléphone de sa compagne, mais elle n'a pas répondu. Face à ses questions: le silence . Il n'insiste pas... à la limite il peu comprendre cette "complicité" dont il est exclu.

Le médecin, celui qui lui donnera notre adresse, en même temps qu'il lui prescrit des calmants a aussi été en contact avec sa femme.

"En définitive tout le monde communique et moi je reste tout seul".

Pourtant, sa femme, quelques semaines auparavant, lui demandait de faire un autre enfant....

Pourtant... il ne lui avait jamais rien refusé.

Pourtant... à l'évocation du divorce, son fils de 20 ans, est parti se réfugier dans sa chambre en claquant la porte

"A quoi servent vingt ans de vie commune pour en arriver là?"

Ses phrases sont hachées, sa détresse est d'autant plus forte, qu'il se retrouve devant des étrangers, pour parler de lui, déplier deux décennies de vie ... où en quelque sorte il n'a été qu'un mari exemplaire - "jamais saoul au retour du travail, bon père de famille, estimé par collègues et voisins".

Le départ de sa femme le laisse sans voix, sans énergie, dans une position où il redevient un enfant qui cherche à comprendre..."Pourquoi? Pourquoi est-elle partie? Que veut-elle de lui? Et que faut-il faire pour ne plus recommencer ces crises, qui pourtant ne se produisent que tous les 15 ans?"

Un rendez-vous est pris .

Ce rendez vous sera repoussé d'une semaine... Sans nouvelles de lui, nous l'avons appelé et son fils nous apprendra son suicide...

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L' homme violent, le terme fait de suite frémir : on imagine la brute épaisse, le pas lourd, méchant . On pourrait à l'infini décrire cette caricature du masculin, figure symbolique que l'on aimerait exorciser. J'en ai rencontré quelques uns et j'en donnerai des éléments de description, mais ils furent rares, très rares.

Que savons-nous des hommes violents ?

En fait, nous savons peu de choses. Aucune enquête ne vient nous informer sérieusement sur la violence domestique. Nous sommes aujourd'hui capables de mener des études scientifiques pour de nombreux sujets et centres d'intérêts, mais nous n'avons pas d'études sur la réalité de la violence domestique. Nous n'en savons rien, parce que nous ne voulons pas savoir, et nous cachons notre méconnaissance derrière les figures du mythe.

Constituer un savoir sur "les hommes violents" n'est pas une entreprise aisée. Les travaux effectués sur les femmes battues (notamment ceux de Linda Mac Léod au Québec) donnent quelques détails, quelques informations sur les hommes . La plupart des éléments de connaissance sont issus d'études sur les compagnes. Il s'agit là d'un biais important, non que les compagnons ou maris ne soient pas réellement des hommes violents, mais les informations sur ces hommes ne peuvent en aucun cas représenter l'ensemble des hommes violents, au même titre que les femmes recueillies en refuge ne sont pas l'ensemble de la population victime de violence.

D'autres travaux proviennent de la population masculine accueillie dans les centres pour hommes violents. Ils nous fournissent un autre regard sur la réalité du phénomène. J'utiliserai notamment ici la dernière étude portant sur près de 1500 hommes, publiée récemment à Montréal.

 

L'homme violent

L'homme violent : un monstre ?

Le normal, l'anormal sont des catégories toutes relatives. Philippe de BEAUMANOIR, légiste au XVIIIème siècle reconnaissait au mari le droit de "battre sa femme quand elle ne veut pas lui obéir, pourvu que ce soit modérément et sans que mort s'ensuive".

Devant un phénomène mal connu, toute divulgation peut aujourd'hui faire l'objet d'un scandale : que dire de cet enseignant contraignant sa femme à lécher par terre, de ce cadre supérieur obligeant son fils à tenir le fil électrique dénudé du fer à repasser ? Pour avoir étudié dans différents journaux les affaires de violence, celles où nous sont présentés des "monstres domestiques", je n'ai pas trouvé un profil type. Les monstres, ceux qui correspondraient au mythe de l'homme violent, seraient donc bien une appréciation toute subjective. Je les ai surtout aperçus dans les dossiers d'assise, là où l'homme violent est de plus meurtrier. J'en donnerai quelques extraits :

Dossier n°1 :.Albert B., déclarait à la police :

"Je lui ai porté des coups mais je n'ai pas voulu la tuer_[_] Je suis persuadée qu'elle va s'en tirer car la charogne ça ne crève pas comme ça_ Si jamais elle claque, je ne serais pas dans la merde_"

Un externe à l'hôpital se souvient quand Albert B. amène sa compagne aux urgences : "il l'a tiré violemment de la voiture et l'a déposé à l'entrée en disant : vous pouvez tout garder j'en veux plus".

Dossier n°6 :

De nombreux témoins racontent la montée aux enfers qui cette nuit-là aboutira à la mort de la jeune femme :

Une femme témoigne :

" J'ai remarqué un couple. La femme donnait l'impression d'être ivre. Elle a perdu l'équilibre et a chuté sur la chaussée. L'homme est tombé également : peu de temps après cet homme s'est relevé_ et l'a frappée à coups de pied. A un moment donné il a tiré la femme par le bras, elle s'est relevée soutenue par l'homme, elle est retombée entre deux véhicules en stationnement. L'homme à ce moment là a sauté pieds joints sur la femme, plusieurs fois sur le corps de cette femme."

La police :

"Les traces remarquées sur le corps de la victime et à la base du thorax présentent des motifs circulaires ayant une certaine analogie avec les dessous des semelles de sport de Monsieur. B."

L'homme inculpé :

"Je reconnais avoir frappé sur ma concubine pour la faire avancer, mais les coups n'étaient pas très forts elle faisait du cinéma."

Dossier n° 2 :

Bernard. C à des fins "pédagogiques et éducatives", va obliger un enfant de 22 mois à l'aide de coups de pieds chaussés de baskets à faire ses besoins sur le pot. Devant le juge, il se défendra d'être un monstre :

"vais-je être condamné pour la malheureuse et accidentelle claque_[_] Je ne suis ni criminel, ni voleur et encore moins violeur".

Mais en dehors de ces cas paroxystiques, la plupart des hommes violents rencontrés, que leur violence soient physique, psychologique ou sociale, ne diffèrent pas de milliers d'autres. Certes, ils peuvent tous exposer des humiliations, des scènes de terreur imposées à leur compagne, mais leur intention déclarée de vouloir changer, leur langage, l'expression de leur sensibilité n'en fait pas à proprement parler des monstres et des salauds.

 

L'homme violent : un fou ?

C'est la justice -notamment lors des homicides- qui qualifie -ou qui questionne- la folie des sujets. Dans l'étude sur le viol, j'avais déjà montré comment l'utilisation des "experts" par le système judiciaire, les confusions entre diagnostic - où le client a le libre choix du médecin- et expertise imposée, produisent des effets où :

- que l'expert établisse ou pas la folie de l'accusé-e, celle-ci est l'élément central du discours concernant l'expertise.

- la possibilité de se voir atténuer la peine incite les accusé-e-s à essayer de se faire passer pour fous ou folles. Ceci provoque une méfiance à priori de l'expert sur les dires de l'accusé-e

Bref, loin de nous restituer la parole de l'accusé, de nous permettre de comprendre le phénomène social de la violence domestique en dehors des représentations de sens commun, l'expert assure une fonction mythique qui se situe plus dans le registre du judiciaire et de la punition que dans celui de la production du savoir. Il joue le rôle de "conseiller en punition" tel que Foucault a défini les psychiatres. Avocat quand l'intérêt du client est de voir atténuer sa responsabilité, juge d'instruction lorsqu'il dit si oui ou non l'accusé est responsable, témoin à charge quand il renforce l'intime conviction des jurés, l'expert est pris dans "un jeu de miroirs", disent CHARDIN et al.

L'expertise psychiatrique légitime donc la confusion entre les accusés et les fous. En s'inscrivant dans le champ judiciaire de définition de la violence, elle facilite une combinaison d'effets pervers liée à des stratégies personnelles (hommes accusés de meurtre), professionnelles (avocats, magistrats), qui alimentent le discours social et médiatique des hommes violents fous ou malades.

En amalgamant la situation de diagnostic et celle d'expertise, elle estampille d'un sceau de scientificité un discours tendant à présenter les phénomènes de violence comme des actes individuels issus de la pathologie des accusés et des victimes.

Les différences entre les dossiers de viol et ceux de meurtre suite à des violences domestiques se situent à plusieurs niveaux qui vont influencer l'expertise tout comme l'ensemble des magistrat-e-s ou des professionnel-le-s intervenant à un titre ou à un autre dans le dossier.

1) Le doute n'est pas permis. Contrairement aux doutes sur les accusations de viol, dont on ne sait toujours pas s'il s'agit de l'habitus des magistrats, de traces de solidarité masculine ou des deux. Le délit est ici matérialisé par le corps, ou la trace des balles quand, cas exceptionnel (Dossier n° 5) la femme ne meurt pas. Notons qu'à aucun moment il ne sera ici question d'inculper un homme de viol, même si dans certains dossiers l'action de "forcer X à avoir des relations sexuelles" n'est contestée par personne.

2) En cas de meurtre, il y a destruction de la femme -prise comme outil de la reproduction humaine-. Autant nous avions vu que dans notre système patriarcal, la femme violée perdait de sa valeur, ce qui dans certaines sociétés autorisait à indemniser_ le père ou le mari, autant ici le meurtre détruit l'outil reproductif. Dans la morale patriarcale, de tous temps, cela est inacceptable et mérite une peine exemplaire. A priori aucune sympathie ne peut exister entre un accusé de meurtre suite à des violences domestiques et un autre homme. Seul l'exposé des conditions sociales que prennent les réponses féminines à l'oppression vont dans quelques cas atténuer la monstruosité du criminel.

3) Le meurtre dans les cas de violences domestiques est rare. Cette rareté contrairement au viol explique pourquoi la presse avide "d'affaires" s'empresse de les publiciser. N'oublions pas que certains journaux tel le "Nouveau Détective" ont l'air de vouloir proposer à chaque numéro un subtil mélange d'affaires de meurtres, de viol, et_d'animaux abandonnés. Dans certains cas ils vont d'ailleurs (preuve du peu d'affaires en France?) chercher dans les faits divers étrangers leurs cas hebdomadaires.

Ceci explique sans doute pourquoi le bénéfice de l'Article 64 du Code Pénal a été refusé à l'ensemble des hommes étudiés. Certes, de nombreuses fois, les experts ont fait valoir "une personnalité marginale, instable, impulsive", "une névrose de caractère avec infantilisme associé, une immaturité affective, une fragilité émotionnelle"; mais à aucun moment ils n'ont "détecté" de perte de responsabilité. Les hommes violents et meurtriers ne sont pas fous. Ce sont les experts psychiatres qui l'affirment, quitte (Dossier n°5) à affirmer que l'accusé malgré trois tentatives de suicide "n'est pas dangereux pour lui-même". Ceci n'empêche pas certains témoignages dans les dossiers d'instruction de faire valoir la cruauté de certains ou la bestialité d'autres.

Quand on regarde maintenant la personnalité des hommes inculpés d'homicide, un peu comme pour les hommes inculpés de viol, ce qui frappe c'est l'apparente dualité de personnalité. Excepté pour le Dossier n° 13 où l'amour caché, la fuite éperdue en France conduira, non au suicide collectif prévu, mais au meurtre de la tendre maîtresse, dans l'ensemble des autres dossiers, les hommes présentent diverses personnalités appartenant à diverses catégories sociales. Ils semblent tous vivre dans deux mondes à la fois. L'espace domestique est marqué par la violence, dans des couples où apparaissent des positions de sexe très traditionnelles : l'homme est dominateur, avec sa femme et ses enfants (lorsqu'ils existent). Dans l'espace professionnel ils sont tous à quelques exceptions près, des "bons collègues", d' honnêtes travailleurs. Rien ne les distingue des autres hommes non meurtriers aperçus dans les différents entretiens. Seule peut-être l'appartenance sociale va différencier les hommes meurtriers étudiés dans les dossiers et d'autres venus témoigner (dans les dossiers, on ne trouve pas d'intellectuels ou d'artistes renommés, de cadres supérieurs_). Mais dès qu'on se souvient d'Althusser, du boxeur Moson_ c'est-à-dire d'autres hommes violents meurtriers dont la presse nous a parlé_cette différence tombe. Ce n'est donc pas la personnalité ou l'appartenance sociale de ces hommes qui explique leur geste

 

Que dit l'entourage des hommes rencontrés, meurtriers ou non ?

Dossier n°3 : "un homme bon_"Dossier n°4 : "gentil, calme, discret, s'intéressant essentiellement au bricolage et à la mécanique". Dossier n°5 : "un homme bon travailleur_"Dossier n°10 : "un homme bon_ un peu passionné_"

Bernard C. : "un bon professeur, un super enseignant_"Gilles H. : "un mec adorable, si doux et sympa_"Xavier Z. : "On le prend pour un prêtre, ou un gardien de prison_ il a l'air si calme"

Remarquons le peu de dossiers judiciaires concernant la violence domestique. Si "les différents familiaux" concernent une partie importante des interventions de la police, peu aboutissent à des inculpations. Dans l'application de la loi, la violence masculine domestique semble tolérée par le système social.

Notons encore ici de curieuses solidarités masculines apparaissant entre les hommes experts et les maris délaissés. Dans le dossier n° 9 l'homme inculpé donne 5 versions successives des conditions aboutissant à la mort de sa compagne tuée de plusieurs coups de couteaux. La dernière version du meurtre, reprise dans la suite de la procédure, sera donnée par les psychiatres. Le diagnostic de ce dernier est "homme normal passionné". On n'ose plus rien ajouter. Qu'est-ce-que le normal ? Tuer son épouse parce qu'elle veut fuir, ou parce qu'elle refuse une relation sexuelle ? Où ne va pas se nicher la passion ! Quand au Dossier n° 13, l'amant restant sera qualifié de "normal", mais c'est la morte contre qui "l'expert" reprendra l'ensemble des accusations proférées depuis la Suisse par son mari délaissé: "anomalie de la personnalité, jamais satisfaite_". Et la seule question qui intéressera cet homme de science est de savoir si cet homme, un jour, "pourra se déculpabiliser". Je ne suis pas psychologue, pour essayer de comprendre quel type de transfert associe un expert et un mari délaissé, mais la question mériterait d'être posée.

S'ils ne sont pas fous, quel sens a l'invocation permanente de la folie par les hommes violents ? Elle permet de dire : seuls quelques hommes sont réellement violents. L'énoncé du mythe sur la folie, tout comme celui sur le "monstre" extériorise l'homme violent de la réalité quotidienne. D'ailleurs beaucoup font valoir devant la justice, ou dans d'autres structures sociales, "qu'ils emmènent leurs enfants à la pêche le week-end", "qu'ils sont des collègues estimés", "des intellectuels reconnus"_ Ils ne sont donc pas des monstres, des brutes_ ils ne sont pas fous ou violents. L'homme violent c'est l'autre, l'homme du mythe.

L'influence des clinicien-ne-s dans la qualification de folie:

En dehors des experts psychiatres, d'autres spécialistes en psychologie clinique traitent des hommes violents. Ce sont l'ensemble des professionnel-le-s psychologues, psychiatres, médecins des services d'urgence_qui interviennent auprès d'hommes manifestant des déséquilibres temporaires ou permanents. Parmi ces "malades", certains cumulent plusieurs symptômes dont celui de violence, et nous aurons ainsi des descriptions cliniques de patients violents. A l'époque où la violence domestique n'était ni connue (tout du moins pas qualifiée d'anormale dans son exercice banal et régulier), ni stigmatisée, ce sont souvent les seul-e-s professionnel-le-s qui hors du domicile ont pu approcher des hommes violents. Il s'en est suivi un glissement sémantique. Les travaux, tels ceux de KONNER (1988), de FAULK (1977) de BERGERET (1984) ou de MASTRE (1985), s'appuient sur quelques cas cliniques. Puisqu'ils/elles pouvaient nous décrire cliniquement les comportements d'hommes violents, et que ces observations étaient les seules à exister dans les milieux scientifiques, on a cru -ou voulu- entendre que l'ensemble des hommes violents étaient comme ceux décrits, c'est-à-dire malades mentaux, fous si l'on préfère.

Que certains hommes violents soient fous, cela ne fait aucun doute, mais est-ce que tous les hommes violents sont fous? Et à l'inverse, est-ce que tous les hommes "fous" sont violents?

De l'influence du mythe sur l'intervention sociale

Le mythe sur la folie des hommes violents protège la violence des hommes, évite de faire reconnaître ce phénomène comme important numériquement. Il ne protège ni les femmes, ni même les hommes car la figure de l'homme violent, catalogué de fou, extériorise leurs pratiques du champ d'énonciation de la violence.

A l'ouverture du centre d'accueil pour hommes violents, certain-e-s nous ont reproché de vouloir faire de la thérapie simpliste (le programme en quatorze semaines) et ils/elles nous ont dit que le terme "homme violent" n'était pas un pôle identificatoire, donc que nous n'aurions au centre que des psychopathes ou des pervers. Nous en avons eu, ceux-là sont du ressort du psychiatre. Ils ne sont pas violents parce qu'il sont fous, mais ils cumulent plusieurs handicaps sociaux notamment des dérèglements psychiques importants. Les autres, et les expériences québécoises et nord-américaines nous montrent qu'il ne s'agit pas de cas isolés, sont "simplement" violents. Parce que contrairement à ce qu'annonce le mythe, la majorité des hommes violents ne sont pas des fous, l'intention des centres pour hommes violents est d'ouvrir un lieu de paroles, un sas permettant l'expression d'un phénomène social largement sous-estimé. A la différence de "fou", de "malade", le terme "homme violent" semble pouvoir être un pôle identificatoire pour de nombreuses femmes violentées et pour une partie de leurs conjoints qui veulent sauvegarder une relation avec elles.

Lorsqu'un symptôme concerne des millions d'individu-e-s on ne peut plus parler de folie, de maladie individuelle. La violence domestique est à l'époque actuelle devenue une maladie sociale pour laquelle les sociétés, sous l'impulsion de la marche vers l'égalité des sexes, les transformations du viriarcat et du patriarcat, devront trouver des réponses sociales collectives. La résolution adoptée le 29 Avril 1986 par la Commission des Droits de la Femme au Parlement Européen s'élève fermement contre la tendance à considérer les violences exercées contre les femmes comme le fait d'individus déséquilibrés. La Commission estime que cette violence résulte de facteurs sociaux et psychologiques liés à la situation vulnérable des femmes et à la division inégale du pouvoir entre hommes et femmes au sein de la société.

Les débats, entre les différents spécialistes des sciences sociales sur la violence domestique ne font que commencer. Nous en donnerons un exemple.

Le Déni

Oubli volontaire ou forme particulière et temporaire de folie ? Le Déni, notamment ici le déni des violences reçues ou agies, est certainement un point qui nécessitera un travail en commun entre psychologues et anthropologues. Si la fonction sociale du Déni, ses corrélations avec l'horreur, l'innommable, sont clairement établies reste à s'interroger sur le déni comme caractérisation sociale.

Peut-on, tel que l'expliquent certains psychiatres opposer le délire positif, la conviction délirante positive -remplacer quelque chose par autre chose- (pensons au paranoïaque, au fabulateur) et le délire par forclusion, par négation de la réalité ? Ainsi l'anorexique pourra se regarder dans une glace sans voir son état. Ainsi, un-e auteur-e de sévices graves amènera son enfant à l'hôpital, un homme violent niera -en y croyant- sa violence et de sa responsabilité.

Quand un homme violente sa femme, une mère son enfant, le déni serait cette forme particulière de "folie", une fois l'acte commis, d'agir avec une tierce personne comme si rien ne s'était passé.

Je ne me prononcerai pas ici sur cette typologie. Nous avons notamment à RIME, rencontré des hommes polyhandicapés cumulant chômage, alcoolisme, violence, refusant toute responsabilité et restant dans le déni. S'agit-il de "délire" ou de "stratégie", voire des deux ? Qu'en est-il de la conscience dans les phénomènes de domination, et du déterminisme social, culturel ?

A RIME, ou dans les interviews, dès que l'intervenant social (accueillant, chercheur) refuse a priori toute déresponsabilisation de l'homme, et sans moralisme essaie de lui montrer comment lui-même peut ressentir la montée de la colère qui aboutit à la violence ; beaucoup abandonnent le déni pour expliquer l'intentionnalité de la violence, et nous voyons apparaître des phrases telles que celles-ci :

"C'était pour lui montrer" "J'en avais marre, je voulais la paix" "Je voulais lui dire que"

Quelle est la place thérapeutique de cet intervenant ?

Ne fait-il que démasquer une stratégie consciente visant à cacher la réalité stigmatisée ? Sert-il de révélateur à l'homme ? Le déni est-il une forme temporaire de délire mise en place dès que l'espace social (la croyance de l'autre alimentée par les mythes) le permet ?

Pourrait-on poser l'hypothèse, selon laquelle le déni serait associé au masculin, comme l'ambiguïté est associée au féminin ? Car le déni masculin s'exerce dans beaucoup de domaines sociaux : pensons à la pornographie, la prostitution, la guerre_ Dès que la domination masculine use de pratiques sociales pouvant être par ailleurs condamnées, l'homme utilise le Déni.

Le Déni des femmes serait dans cette hypothèse analysé différemment : Déni de la mère violente, déni des coups ou des violences reçues. Le Déni féminin a à voir avec la capacité mentale des dominées, par un processus de ré-évaluation psychique, à sous-estimer les conditions réelles de leur oppression. Qui pourrait vivre continuellement avec la stricte conscience de l'ensemble des phénomènes d'oppression du père, du mari, du patron, du rôdeur, de l'ami-violeur potentiel ? Ce déni, associé au désir de s'extraire individuellement des rapports de domination, de proposer d'autres caractérisations sociales (telles l'amour) pour atténuer mentalement la violence des dominants, rejoint l'ambiguïté. 

L'homme violent : un alcoolique ?

"Les repas, c'était se réunir, discuter, débattre des idées, avoir des conflits d'idées. Et puis on mangeait bien, on buvait beaucoup et l'alcool déliait les langues."

Danièle E.

L'amalgame entre violence domestique et alcoolisme revient tel un leitmotiv lorsque hommes ou femmes parlent "des autres". Ce que dit Danièle E. sur la vie quotidienne de cet intellectuel violent avec sa (ses) femme(s) et la liaison avec l'alcool, d'autres vont le raconter, mais certain-e-s vont aussi nous dire le contraire :

"Je ne bois pas, je ne fume pas, j'aime pas l'alcool ni l'odeur du tabac" me dira un homme.

Dans les dossiers d'instruction des cours d'assises, il n'a pas été possible au vu des renseignements contenus dans les dossiers de constituer une règle, si ce n'est que certains boivent et d'autres pas. Cependant, la comparaison entre les coupures de presse et les dossiers d'instruction est intéressante. A propos du Dossier n° 5 la presse locale écrivait :"Il s'adonnait régulièrement à la boisson et c'était dans un état second qu'il avait commencé à frapper son amie". D'après les analyses de sang effectuées sur l'accusé, les diverses expertises médicales, ceci est faux. Quoiqu'il est l'ait dans un premier temps prétendu, François P. n'était pas sous l'emprise de la boisson au moment des faits. La presse aime à présenter des hommes violents qui ressemblent à de vrais hommes violents, c'est-à-dire conformes au mythe.

Quant aux hommes accueillis à RIME, les témoignages sont aussi peu probants pour affirmer une nette corrélation entre alcool et violence. Des hommes plus jeunes nous expliquent les mêmes processus avec non seulement l'alcool, mais l'utilisation de drogues plus ou moins dures, l'utilisation de "cachets"_ Dans l'étude québécoise portant sur près de 1500 hommes ayant suivi un programme pour hommes violents, huit programmes estiment que entre 18 et 43 % de leurs participants présentent un problème de toxicomanie. Cette proportion atteint 73 % dans un programme, 14 % et moins dans trois autres. Le phénomène quoique important n'est donc pas majoritaire. Cela est d'ailleurs confirmé dans l'ensemble de la littérature traitant des femmes violentées . L'alcoolisme n'est pas une des causes principales de violence. L'alcool peut être le révélateur ou accentuer la violence, mais il n'en n'est pas à l'origine"

L'alcool -et les stratégies judiciaires sont assez transparentes dans ce cas- devient dans le discours masculin, repris par le mythe, une excuse légitimant la violence domestique. Il est plus simple d'expliquer et "d'admettre" des errements dus aux effluves de Bacchus plutôt que d'analyser le rapport social que sous-tend une violence régulière. Il est plus simple de recourir à une causalité individuelle plus ou moins psycho-sociale que de remettre en question les mécanismes qui légitiment ces pratiques et les mythes afférents.

 

L'homme violent appartient aux classes populaires

Au vu des dossiers judiciaires, quoi que ceux soient en nombre limité, l'appartenance sociale n'est pas significative pour expliquer le meurtre ( artisan d'art : dossier n°11 ; milieu paysan : dossier n° 12 ; cadre moyen : dossier n°13). Quant aux hommes violents rencontrés à RIME ou dans les témoignages spontanés, ils sont représentatifs non pas d'une catégorie sociale particulière, mais plutôt de l'appartenance sociale de ceux/celles qui les ont envoyé (ou conseillé) au centre d'accueil, ou des milieux sociaux fréquentés par le chercheur. Mon "échantillon" serait ainsi plutôt représentatif de catégories sociales à fort capital culturel.

L'homme violent n'appartient donc pas exclusivement aux classes populaires. L'affirmation appartient au mythe. Et cette situation n'est en rien spécifique à la France. BONNEMAIN exposant la situation sociale des maris des femmes hébergées en 1980 au Centre Flora Tristan à Paris, remarque que la répartition des professions du mari qui bat correspond à peu près à celles des hommes dans la population masculine active. Dans les faits, les statistiques publiées en France concernent des données secondaires établies à partir, non des hommes violents, mais des femmes victimes de violences. Nous pouvons d'ailleurs constater une similitude entre les chiffres fournis par les programmes québécois, ceux déjà publiés en Amérique du Nord et nos observations en France : une grande diversité de situations sociales, de formations scolaires, associée à une image de l'homme violent vivant en couple ayant la plupart du temps ses enfants avec lui. Les statistiques sont incomplètes, leur dénominateur commun est de montrer que la violence domestique est commune à l'ensemble des catégories sociales et culturelles, le reste relève de la prospection ou de la prétention à utiliser les chiffres et les enquêtes pour légitimer telle ou telle théorie.

Depuis 10 ans, les militantes féministes, les administrations officielles et les enquêtes parcellaires s'accordent à dire que l'ensemble des femmes et des hommes est concerné par le phénomène. Pourtant, le mythe sur l'homme violent appartenant aux couches populaires perdure, ce n'est donc pas du côté des chiffres qu'il faut en chercher l'explication.

La violence Masculine Domestique s'exerce dans tous les milieux, à tous les âges, dans tous types de situations sociales. Et ce n'est pas l'appartenance sociale qui explique ou pas la violence des hommes.

A propos du chômage

Victor D. "quand je sentais que ça tournait au vinaigre comme on dit [rires], j'prenais la voiture, j'm'en allais, j'revenais quand j'étais calmé, tandis que là, bon_ ben_ avec le chômage qu'est-ce que vous voulez_, on peut pas le faire"

Victor D., au chômage, sans ressource, énonce une vérité sociologique élémentaire. Le chômage, l'inactivité (ceci est vrai aussi pour la retraite et la maladie) multiplie le nombre d'heures où homme et femme vont se trouver en situation de face-à-face, où la probabilité de contacts violents augmente. On ne peut donc pas affirmer que le chômage est sans corrélation avec la fréquence des violences subies. Cependant, comme pour l'alcoolisme, on peut trouver des hommes au chômage qui ne battent pas leur femme. On ne peut donc établir une corrélation directe entre chômage et violence. Différemment de ce qu'exprime la presse, qui régulièrement contribue à développer dans l'imaginaire et le discours cette représentation de sens commun sur l'appartenance sociale, les conditions sociales que crée le chômage sont des éléments facilitateurs et amplificateurs pour des couples où la violence existe - ou peut exister. Par ailleurs, des enseignant-e-s, des travailleur-euse-s sociaux-ales, des magistrat-e-s, des intellectuel-le-s se sont faits aussi au sein de cette recherche les supports de ce mythe. Ayant été élevé dans un quartier populaire, j'ai quelque fois du mal à retenir mes rires sur les représentations que donnent encore au XXème siècle quelques intellectuel-le-s des "milieux populaires".

La partie du mythe sur l'appartenance sociable des hommes violents occulte la réalité de la violence domestique et ses conditions d'énonciation. -Peu d'hommes ou de femmes représentant les milieux populaires ont accès aux moyens d'expression.- Cet élément du mythe favorise le déni collectif de la violence et son omniprésence. En localisant socialement la violence masculine domestique, il tend à faire croire que la violence a d'abord une explication économico-sociale, niant sa fonction politique qui concerne l'ensemble du groupe des hommes et l'ensemble du groupe des femmes vivant dans des rapports de domination sexués.

Le mythe permet de dire : le violent, c'est l'autre donc moi je ne suis ni violent, ni violentée puisque je ne correspond pas à l'image sociale des personnes concernées.

Les causes comportementales de la violence

Acceptant la réalité pluriculturelle, ou ne la niant pas, d'autres causes vont surgir pour tenter d'expliquer la violence masculine domestique : le comportement de l'individu : colère, perte de contrôle, stress, timidité, jalousie_ vont aussi être des éléments récurrents dans les discours.

L'homme violent : un homme en colère qui perd son contrôle ?

Dossier n°8 :

" J'étais sous l'effet de la colère, comme un fou  j'ai fait une connerie sous le coup de la colère je cherchais pourquoi elle me disait que je ne comptais plus  elle m'a usé, mis en colère pourtant je l'ai jamais frappé."

et le psychologue d'indiquer :

" de caractère colérique il a brutalement libéré l'énergie qu'il avait accumulé depuis des semaines, il a explosé_, il est devenu impulsif_, il ne s'est plus retenu".

Violence et perte de contrôle vont être les maîtres mots de l'explication des hommes. 

Bernard C. "Quand je prends une colère_"Florent G. :"Sous l'effet de la colère_" Brice L. :" Je ne savais plus ce que je faisais"

Pourtant, ils disent aussi autre chose :

Albert B. (Dossier n°1) " J'ai dosé les gifles pour ne pas lui éclater la tête"

François H. : j'ai complètement perdu le contrôle de moi elle m'avait énervé alors 

I : Mais le dixième de seconde avant que tu t'énerves, tu savais ce qui allait se passer et que tu allais sans doute la frapper_

François H. Le dixième de seconde avant ? ben oui, ben oui je savais pourquoi ?

De la colère à la violence :

Si la colère semble expliquer pourquoi de nombreuses violences éclatent et se produisent, plusieurs facteurs m'empêchent de la considérer comme la cause de la violence domestique 

1 - pourquoi alors qu'ils "piquent des colères" dans de nombreux endroits (au travail, en voiture, devant le relevé des impôts, _), les violences ne se produisent qu'avec les conjointes de ces hommes :

I : Et vous frappez aussi au travail quand vous vous mettez en colère ?

Victor D. : Ben non, là-bas ça serait le conseil de discipline direct, ça rigole pas.

Autant l'ensemble des hommes peut avec un minimum d'écoute de soi expliquer la montée de la colère, "ces bouffées qui montent, montent et t'envahissent de partout", autant ils peuvent aussi connaître les signes avant-coureur de ces colères, donc les éviter ou partir se calmer seuls. Une question à se poser n'est pas tant de savoir pourquoi les hommes "piquent des colères", que de savoir pourquoi, à la différence d'autres lieux, ils s'autorisent à se laisser aller à des violences contre leurs compagnes.

Certes, beaucoup d'entre eux n'ont jamais eu l'habitude d'apprendre à contrôler leurs colères face à ceux-celles qu'ils pensent légitime de dominer et de contrôler. Il ne s'agit pas là à proprement parler de causes psychologiques, ou comportementales, mais bel et bien de causes sociales dues aux différentes représentations et pratiques des rapports de sexe dans la famille. A l'opposé de cet aspect du mythe nous pouvons dire que la violence domestique masculine n'est pas le produit d'une quelconque perte de contrôle, mais bien un moyen circonstancié pour que l'homme maintienne et augmente son contrôle sur ses proches.

2- D'autres questions se posent : LAROUCHE explique comment il faut apprendre aux femmes violentées à exprimer leur colère, leur montrer la légitimité de cette forme de réponse sociale. Elles ont tendance dans un processus de perte de confiance en soi, de dévalorisation, à nier l'expression de leur peur, de leurs désaccords, de leur révolte ou de l'exprimer par le silence. Pourquoi lorsqu'une femme se met en colère ne frappe-t-elle pas son conjoint ? Pourquoi un passant "en colère" contre la voiture stationnée sur le trottoir ne manifeste (en général) aucun geste de violence ? La gestion de la colère fait appel aux représentations et aux structures sociales liées à la position de chacun-e dans les rapports sociaux de sexe et de classe.

 

Le stress, cause de violences

Dans certains discours, les hommes vont invoquer comment les conditions sociales d'existence, les tensions dûes à la vie moderne, un habitat trop petit, un travail harassant, le bruit sont générateurs d'angoisses, de "speed", bref ce que nous voulons résumer sous le terme général de stress.

Clément D. :"tu vois on était dans cette chambre toute petite, aucun moyen d'évasion, c'était  j'étais crevé, tu vois je devais travailler et aller à la fac  c'était tellement stressant et je crois"

Si la tension, le stress aident l'émergence de la violence, on ne peut raisonnablement expliquer qu'il s'agit là d'un élément déclencheur ou d'une cause première. Aucune enquête, ne peut valablement nous prouver que la vie à l'air pur, en dehors des tensions dues à la vie moderne ne voit pas s'exercer de violences domestiques. Les témoignages de violences domestiques "a la campagne" prouvent même le contraire.

Maintenant dire que chômage, logements petits, bas salaires, enfants en bas-âge_ sont les conditions sociales favorisant stress et violences, comme nous l'ont énoncé certains travailleurs sociaux revient à penser que la violence est d'abord présente dans les milieux populaires. J'ai exposé quel crédit nous pouvons accorder à de telles affirmations.

Le stress, et l'aliénation masculine n'expliquent pas la violence, mais sont pour les hommes et les femmes vivant la violence domestique des contraintes que tout un-e chacun-e peut vivre, violent ou non. L'aliénation masculine, tout comme l'oppression féminine, sont souvent les effets et non les causes de rapports sociaux que la violence structure. La violence n'est pas dûe à un mauvais apprentissage pour assumer le stress, au contraire, elle est une réponse circonstanciée apprise à l'homme pour faire porter sur sa conjointe les effets du stress vécu par les deux. "Elle libère de l'énergie" nous explique Serge T., comparant la violence commise à une partie de tennis.

Ajoutons enfin un facteur de stress masculin souvent cité par les avocats pour expliquer le meurtre des femmes :"En se libérant les femmes n'ont fait qu'accroître le désarroi masculin" [Mr B., Avocat, Juin 1988]. Nous reviendrons sur cet aspect de l'explication faisant porter sur les femmes et le féminisme la responsabilité des violences qu'elles subissent.

 

La jalousie provoque la violence

Dans la presque totalité des dossiers d'instruction des cours d'assise, la jalousie est citée :

- soit en mentionnant la jalousie du mari (Dossiers n° 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,)

- soit pour mentionner la violence de l'époux, suite à des remarques dûes à la jalousie de la conjointe (Dossiers n° 1, 11, 12, 14, )

Dans certains cas, l'homme, quoique ayant une maîtresse régulière, imposée à sa femme (dossier n° 11), va de plus harceler cette dernière de ses soupçons de jalousie. Dans d'autres (dossier n° 4) la morte sera décrite par les voisin-e-s comme une femme "mégère, très jalouse". Pierre T. m'expliquera qu'il n'est pas jaloux, "mais faudrait pas qu'elle s'amuse à faire des conneries, elle le payerait cher". Xavier Z. d'après lui est un "jaloux-maladif", ainsi il refuse d'inviter des collègues de travail chez lui et s'impose, tout comme à sa femme, une réclusion : "on ne sait jamais avec les autres hommes".

La jalousie, je la rencontre souvent dans mes différentes études, on peut même dire qu'il est rare de trouver des hommes "non-jaloux". Quand on sait la différence existant entre discours et réalité, on peut imaginer le nombre réel d'hommes acceptant de partager le même vagin avec un congénère. L'appropriation des femmes et de leur vagin semble être un trait commun du masculin à l'époque actuelle. Inquiétude sur une éventuelle paternité dûe à un autre ? Peut-être, mais les moyens de contraception moderne ne peuvent limiter la jalousie des hommes à un contrôle de leur descendance.

La jalousie et l'appropriation occupent une place particulière dans les cas étudiés. La jalousie permanente des hommes violents permet d'accroître la pression sociale sur les femmes en essayant ainsi d'éviter leur infidélité. L'amour et les mythes y attenant auront d'ailleurs la même fonction. Cependant, il n'y a pas violence dès qu'apparaît la jalousie, mais l'ensemble de nos observations m'amène à dire qu'il y a jalousie dès qu'il y a violence.

L'homme violent : un enfant qui a été battu ?

C'est un lieu commun de dire que l'homme violent a été un enfant battu. 

Yvon , Yves, Gilles, Clément_ autant de témoignages qui vont dans le sens de cette affirmation. Enfant battu, fils d'homme violent ? Nous allons nous heurter à une double difficulté pour répondre :

1) La mémoire : Toute personne semble de manière psychique occulter les périodes de souffrance, de douleur. Comme Gilles H., de nombreux hommes nous ont dit : " ça a dû être, mais je ne m'en souviens pas". Obstacle difficilement surmontable, a priori les discours sur les violences familiales sous-estiment la réalité sociale.

2) Les différentes définitions sociales de la violence:

Nous détaillerons plus loin les différences de définition de la violence selon que l'on est homme battant, femme battue ou enfant maltraité. Si nous acceptons comme définition de violence physique toute atteinte physique au corps de l'autre, sans même parler des autres types de violences, verbales, psychiques ou sexuelle, qui, en France, en I990, n' a jamais été victime de violence ? Qui n'a pas été éduqué au moins une fois par un marquage corporel, lui permettant d'intégrer les représentations sociales de la domination, de la force "supérieure" de l'homme sur la femme, de l'adulte sur l'enfant ? Et le pire, c'est que quels que soient les milieux sociaux, les convictions religieuses, politiques la fessée, la claque restent à notre époque en France le moyen le plus facile, le plus commode et le mieux toléré pour "éduquer" les chères têtes blondes ou brunes.

 

Enfants battus/enfants martyrs

Dans notre paysage social est apparu dernièrement une nouvelle catégorie : les enfants martyrs. Et nous pensons aux centaines d'enfants qui meurent de coups chaque année. Enfant battu/enfant martyr, chacun-e à l'énoncé fait la différence. Images surgissantes, chaque personne en fonction de sa propre expérience, de sa propre éthique mettra des formes de violence sous l'une ou l'autre appellation. Car qu'appelle-t-on "enfant martyr" ? Ou "martyriser un enfant" ? :

- le meurtre, la mort par manque de soins ? Sans doute, mais plus loin ? Enfermer un enfant dans le placard ? Dans la cave ? Le priver de repas ? De sommeil ? Prendre un enfant sur les genoux et le battre avec une ceinture ? L'électrocuter ? Casser les manches de balais sur son dos ? Le violer ? Le taper sur les organes génitaux ? Le traiter de "crotte puante" ? Le gifler ? Faire usage du martinet ? Cette liste n'est qu'une partie des "punitions" décrites par hommes et femmes pendant ma recherche. Qui osera fixer la limite du normal, de l'a-normal ? Dans les faits, chacun-e pense que lui/elle applique la punition juste et correcte et renvoie l'anormalité, le martyr, à la maison du voisin. Quel est le/la chercheur-e qui osera définir une limite entre les différentes marques corporelles ? Je ne me risquerai pas à cet exercice périlleux et moral.

Alors les hommes violents sont-ils des enfants battus ? Des enfants ayant vu la violence de leur père ? Dans les faits exposés, certains hommes nous ont souvent raconté sans le savoir des scènes de violence que je qualifie de maltraitance à enfants. D'autres m'ont juste expliqué quelques rares paires de claques, ou fessées. Ils/elles m'ont pourtant décrit la douleur. Faut-il comme pour le viol que les parents maltraitants, les dominants soient tout à la fois juge et partie ? Les hommes violeurs ont l'habitude de dire "c'est pas grave elle s'en remettra, c'est vite passé". que disent les parents violents ? "Faut pas exagérer c'est pas si terrible que ça, si on commence à appeler ça violence où va-t-on ?".

Ne faudrait-il pas commencer par faire des recherches sur la définition des violences ? La stigmatisation de la violence masculine domestique est parallèle à l'évolution des rapports sociaux de sexe. Nous sommes dans une période de transition, tant dans la compréhension "des changements" que dans sa prise en charge sociale. La question à se poser est de savoir comment passer d'un stade où tout enfant est élevé dans l'apprentissage du marquage corporel, de la violence légitime, à un autre état où tout-e individu-e aurait droit à son intégrité physique.

Les difficultés de définition, ne renvoient-elles pas à une volonté d'exorciser la violence domestique. Chacun-e adoptant une formulation excluant la violence qu'il/elle fait subir, ou qu'il/elle a reçue, du champ de définition. Le mythe sur la violence masculine domestique pour exister a besoin de certitudes mathématiques là où nous ne pouvons que formuler des questions.

La violence domestique s'alimente dans les représentations, les pratiques, l'idéel aperçu-e-s dans l'éducation, certain-e-s la reproduisent, d'autres pas. Pourquoi ? La question reste ouverte.

Le mépris des femmes.

D'autres "causes" de violence sont régulièrement citées. Certain-e-s invoquent le mépris des femmes. Certes, quelques hommes rencontrés affichent un mépris, un cynisme envers les femmes, mais la majorité non. Nous pouvons comprendre pourquoi des femmes, notamment chez celles qui, quotidiennement interviennent auprès des victimes de violences sexuelles, de femmes violentées, ont besoin dans un souci de compréhension de se dire : "ils sont comme ça car_ ils nous méprisent". L'explication tranquillise car à ce moment là il suffit de trouver des hommes qui ne méprisent pas les femmes pour se dire que eux ne seront ni violeurs ni violents.

Il semble que le mépris ne soit pas une catégorie pertinente pour décrire les hommes violents. S'il est rassurant de considérer la communauté des hommes violents comme méprisante, cette affirmation vient renforcer le mythe du "salaud". Or, même les hommes qui calquent leurs traits sur ces "salauds" ne rentrent pas dans cette catégorie. Leur réalité, au regard de la perception des rapports hommes/femmes, comme beaucoup d'hommes violeurs, est plus difficile à entendre : la femme n'est que l'instrument de leurs désirs sociaux ou sexuels.

Violences et médias

Enfin, régulièrement, on voit des articles de presse expliquer que les médias créent la violence. Depuis quelques mois parallèlement aux transformations du P.A.F (paysage audiovisuel français) les débats sur les rapports entre les médias et la violence ne cessent de se multiplier. Certains prétendent qu'il faut interdire ou limiter les feuilletons et les films de violence et/ou les diffuser après 23 heures, reprenant ainsi un amendement de loi rejeté par l'Assemblée Nationale. D'autres, qu'il n'existe pas de relation de cause à effet entre l'image et le passage à l'acte violent, que la censure ne saurait tenir lieu d'éducation. Le débat ne concerne pas essentiellement les violences faites aux femmes, celles-ci sont souvent oubliées, les questions sont à l'heure actuelle surtout dirigées vers notre nouvel objet de centralité : l'enfant.

Prétendre que les médias créent la violence et leur faire porter la responsabilité des violences, vouloir protéger les enfants, interdire le passage de films où sont régulièrement exposés meurtres, viols, pillages_ représente une curieuse inversion dans la perception des violences. A ma connaissance, ce ne sont pas les enfants qui majoritairement usent et utilisent les violences, les viols_ mais bien leurs parents. La violence dans l'image, comme le vécu de violences familiales, structurent pour les enfants les représentations des rapports sociaux et légitiment pour les adultes les violences qu'ils agissent ou font subir. La télévision nous renvoie et alimente nos propres représentations sociales. Elle ne crée pas la violence, bien évidemment, elle légitime et entretient les violences ancrées dans le modèle militaro-industriel, en _uvre dans la violence masculine domestique.

Dire que l'image crée la violence, c'est penser un homme doux-tendre corrompu par des comportements anormaux, c'est reprendre la partition proposée par les pseudo causes psychologiques de la violence. Vouloir attribuer la violence domestique ou sociale aux médias, c'est une fois encore ne pas comprendre la place et la fonction occupée par la violence dans les relations sociales.

Encore que ce n'est pas parce que l'image ne crée pas la violence mais la légitime et l'entretient, qu'il n'est pas possible de penser à une transformation de l'image parallèle à l'évolution des rapports sociaux. 

Existe-t-il un type d'homme violent ?

J'ai montré comment les représentations populaires des hommes violents qui les caricaturent tels des monstres, des salauds, des brutes, des hommes alcooliques appartenant aux classes populaires, ou des hommes en colère qui sous l'effet du stress perdraient tout le contrôle d'eux-mêmes, appartiennent au mythe sur la violence domestique.

Ces représentations extériorisent la figure de l'homme violent de notre quotidien, permettent de cacher la réalité des relations que vivent hommes, femmes et enfants. Elles occultent. Pourquoi certains hommes sont violents et d'autres pas ? Pourquoi les femmes pourtant soumises au stress, à la colère, aux frustrations sont la plupart du temps les victimes des hommes violents ?

De plus, ces éléments du mythe empêchent les hommes et les femmes de se rendre compte qu'au delà des justifications énoncées, la violence est d'abord un acte de domination et de contrôle permettant à l'homme d'obtenir de sa compagne ce qu'il désire : du temps, un dîner, du silence, un service sexuel, une maison bien propre_ Elle sert à maintenir et à renforcer les privilèges masculins accordés individuellement et collectivement aux hommes dans l'espace domestique et dans l'espace public : le pouvoir mâle. Et certains hommes ne s'encombrent pas d'excuses pour expliquer comment le pouvoir mâle est la cause première de leur violence :

Dossier n°7 :

"J'ai frappé mon ancienne concubine pour la tuer parce qu'elle ne voulait pas reprendre la vie commune avec moi"

Clément D. :"Je voulais rester maître de la relation"

Nous avons tendance par l'intériorisation du mythe à confondre les circonstances dans lesquelles les violences sont effectuées avec les causes qui les produisent.

La violence appartient à notre patrimoine culturel. Ne l'expliquer que sous des aspects moraux ou idéologiques, psychologiques ou psychiatriques ne lui donne pas un sens social.

 

Profil psychologique des hommes violents

Dire que les explications psychologiques ne suffisent pas à expliquer la violence ne signifie nullement qu'il n'y a pas d'éléments psychologiques communs aux hommes violents. Plus qu'une typologie au sens strict, les éléments suivants sont des traits psychologiques communs observés chez les hommes rencontrés au travers des travaux déjà publiés à ce sujet et des informations recueillies au Québec. On note peu de différences entre les catégories proposées outre-Atlantique et les hommes violents de France.

Le désir de dominer

La violence, va être utilisée pour provoquer la peur de leur compagne, la crainte de leurs enfants_ Quand il sent qu'il risque de perdre le pouvoir sur sa compagne, son épouse ou sa maîtresse, l'homme violent va utiliser une technique propice pour recréer cette peur dans le but explicite de rétablir son emprise.

Cette volonté de domination de l'ensemble des actes de la quotidienneté leur semble naturelle et correspond aux attentes normatives attachées aux stéréotypes ou archétypes sexuels auxquels ils adhèrent.

Un homme non autonome

Schématiquement on peut dire que l'homme violent est un être dépendant de son épouse ou compagne à qui il demande de reprendre à ses côtés la position de mère connue dans la petite enfance. Sa non-autonomie vulnérabilise l'homme à l'idée que sa femme puisse le quitter. Dans l'asservissement de son entourage, il va chercher à se rassurer sur le pouvoir qu'il situe en dehors de lui. "Quand je suis heureux c'est grâce à ma femme, son sourire, ses_ et quand je suis malheureux c'est à cause d'elle", telle pourrait être la parabole décrivant l'homme violent .

Sa non-autonomie l'incite à toujours accuser l'autre, ou les autres, des actes qu'il commet lui-même. Il invente des excuses quelconques pour prouver qu'il a été provoqué, incité, manipulé. Il ne reconnaît jamais sa propre responsabilité, quitte à invoquer la colère et la perte de contrôle comme ultimes explications de sa violence.

Devant la fuite de sa compagne l'homme violent a l'impression de ne plus exister. Il ne va pas vouloir qu'elle lui échappe, qu'elle aille avec un autre [la vision d'une femme autonome et capable de s'assumer sans protecteur lui est souvent étrangère]. S'il ne peut arriver à rétablir sa domination et son pouvoir sur elle, les sentiments négatifs qu'il nourrit, sa faible estime de lui vont le pousser à des tendances meurtrières. Il voudra la tuer, la détruire et en même temps manifestera pour lui-même une conduite suicidaire .

Contrairement à un avis généralement exprimé, le fait pour les programmes d'utiliser le label "homme violent", "conjoint violent", "homme abuseur" ou "homme utilisant la violence" loin de servir de pôle repoussoir dans la démarche de l'homme, l'aide dans sa démarche d'homme non autonome voulant prouver, par peur de la fuite de sa compagne, qu'il exerce une démarche pour changer. Il pense ainsi, au regard de pratiques violentes, pouvoir obtenir une prise en charge sans effort de sa part. Si la pression de son entourage, de sa compagne, de la justice diminue, l'homme violent pensera le problème résolu et généralement voudra arrêter sa démarche. Il pourra aussi utiliser sa participation à un programme pour prouver à son épouse "qu'il a changé" et l'inciter à revenir.

Une rigidité de pensée et une retenue émotionnelle

L'homme violent exprime peu d'émotions telles que la tristesse, la douleur, la vulnérabilité, son corps est d'abord outil ; outil pour imposer son pouvoir, ses vues, avant d'être siège de ses émotions. Il se présente comme quelqu'un qui sait et veut imposer sa vérité, sa représentation du monde à son entourage, quitte, face aux remises en cause, aux doutes, à utiliser sa violence. Les avis contraires aux siens sont qualifiés de provoquants, d'irrationnels, de féminins, d'enfantins_ Il adhère à ce niveau-là aux stéréotypes de l'homme guerrier qui n'a jamais peur, ni mal. Pourtant, nous le verrons, l'homme violent pleure, peut rester prostré des heures durant. Ses pleurs sont provoqués non par sa douleur, mais sont l'expression de la peur de perdre sa compagne. Enfermé dans un corps-cuirasse il parle peu de son corps et de ses ressentis. L'homme violent, quoique certains manifestent une sociabilité importante est d'abord un homme seul, enfermé dans sa représentation archétypale du masculin viril. Les conversations avec les autres sont centrées autour des aspects extérieurs de la vie. Peu d'échanges chaleureux ou évoquant le vécu réel de l'intime. Par contre nombre de parades, de faux-semblants sur les fantasmes de conquêtes : conquêtes sociales et/ou sexuelles. Face aux autres hommes, il manifestera une peur de l'homosexualité et une volonté farouche de cacher ses faiblesses. Il ne pourra extérioriser son homosexualité que dans le sport ou les différents corps principalement masculins (armée, police, équipes sportives,_) structurés sur l'absence physique des femmes et sur l'incantation incessante de la femme-sexe. Dans ce type de regroupement masculin, "la" femme sera une représentation stéréotypée des femmes à soumettre, à prendre, à tomber ("tomber des femmes"), à "sauter", dont on doit "faire le siège". Le langage para-militaire le rassurera sur sa puissance et sa force. Avec les autres hommes l'attitude courante de l'homme violent, pour bien montrer qu'il n'est pas un homosexuel passif (un "enculé", un "baisé", un "pédé") sera la concurrence, la lutte, la course au pouvoir, à être le premier. La conformation de ces attitudes avec le modèle militaro-industriel le rassurera sur sa normalité.

Dans ses représentations du monde, l'homme violent manifeste une rigidité de pensée. "La vie est blanche ou noire", le gris n'est pas autorisé. Peu de doutes, mais des certitudes. L'entre-deux dans ce système binaire où quelque chose est vrai ou faux, correct ou incorrect, bien ou mal, fort ou faible, masculin ou féminin est associé aux états équivoques, louches, anormaux, flous, le renvoyant consciemment ou inconsciemment à une inquiétude, un doute sur sa virilité d' homme.

 

Un homme envahisseur avec une faible estime de soi

L'homme violent a besoin d'être toujours rassuré -par sa femme- sur sa virilité et son pouvoir. Il manifeste une faible estime de lui. CURRIE signale une étude sur le respect de soi chez les maris violents de GOLDSTEIN et ROSENBAUM où les auteur-e-s font remarquer que la violence faite à la femme est associée à un manque d'amour-propre chez l'homme ajoutant qu'en aidant le mari à retrouver l'estime de soi, on peut prévenir la violence future.

Mais cet homme à faible estime de soi est aussi (pour se rassurer?) un envahisseur. ADAMS indique ainsi que des études en analyse conversationnelle entre des personnes de genre social différent montrent que les hommes interrompent le flot des conversations dans 95 % des cas et que les femmes posent 35 % des questions. Les hommes contrôlent la conversation, non seulement en imposant leur point de vue (vérité), en qualifiant les conversations féminines de futiles ou de moindre importance, mais aussi en utilisant une réponse minimale, retardée, beaucoup plus souvent que les femmes qui cherchent à poursuivre les conversations que les hommes initient.

Les hommes violents, envahisseurs dans la conversation sont aussi plus expansifs dans l'espace. En plus d'une taille statistiquement plus importante que les femmes, ils prennent l'habitude de déployer bras et jambes alors que souvent la femme replie ses membres. Un des effets de la bicatégorisation masculin/féminin de l'espace domestique va être dans la maison l'appropriation exclusive par l'homme d'espaces périphériques (garage, atelier, voiture, jardin, remise) là où les espaces féminins (d'où l'homme se sent légitimement ou non exclu) comme la cuisine serviront de refuge à leur compagne.

Envahisseur, l'homme violent l'est aussi sur le corps de l'autre -sa femme, ses enfants- en imposant ses propres désirs sexuels. Le viol d'inceste a ainsi fait l'objet d'un sondage au Canada demandé à l'Institut GALLUP "reconnu pour le sérieux de sa démarche méthodologique", par la commission BADGLEY, auprès d'un échantillon représentatif des canadien-ne-s adultes.

D'après les résultats de ce sondage, la proportion des personnes qui reconnaîtraient avoir été victimes d'"actes sexuels non désirés" se situe à 42,1 % au Canada, et 40,2 % au Québec. Il s'agit, dit le rapport, d'une femme sur deux et d'un homme sur trois. La plupart des personnes agressées reconnaissent qu'elles l'ont été durant leur enfance ou leur adolescence (environ 4 cas sur 5). "Ce qui signifie qu'au Canada, deux filles sur cinq (40%) et un garçon sur quatre (26%) ont été soumis à des actes sexuels non désirés" . Un agresseur sur quatre est un membre de la famille ou une personne ayant une position de confiance à l'égard de l'abusé-e.

D'après ce rapport, les viols d'inceste peuvent être évalués à 10 % des abus sexuels, touchant ainsi une personne sur 25 au Canada.

Et nous pourrions détailler les autres envahissements de l'homme violent

-alimentaires : quand il exige ou manipule à table pour avoir la meilleure part, les meilleurs morceaux ou quand au restaurant il mange le contenu de son assiette et une partie de celle de sa compagne;

-sonores : quand ses cris viennent envahir la maison semant la terreur parmi ses proches;

-olfactifs : par l'odeur imposée de ses pipes, ses cigares ou ses cigarettes, voire quand il force son entourage à supporter les effluves de ses pets et ne supporte ni ceux de sa compagne, ni ceux de ses enfants. Sans parler ici de ses rôts venant ponctuer de manière virile certains repas ;

-auditifs et mentaux quand il revendique la vision des matchs de foot, de films porno ou de ses émissions favorites contre l'avis de son entourage.

L'homme violent, plus ou moins consciemment, manifeste partout et sur tout son pouvoir et son contrôle.

 

L' homme adhère aux stéréotypes masculins

Dans les positions de sexe [ce que certain-e-s appellent les rôles liés au sexe, les rôles sexués ou sexuels] l'homme violent adhère aux stéréotypes de "partage" des tâches. A lui la primauté sur l'extérieur, son travail, même lorsque sa compagne a une activité professionnelle, est primordial. Il aime montrer sa domination en faisant valoir son rôle de pourvoyeur principal. Il supporte mal la situation qui verrait sa femme gagner plus que lui. Le travail de sa compagne est dévalorisé dans les faits. Son salaire est affecté l'achat d'une résidence secondaire, une caravane, un camping-car. Le salaire de la compagne est ainsi représenté comme un salaire d'appoint. La promotion de l'homme, sa carrière professionnelle, son ascension sociale sont souvent favorisées par rapport à celles de son épouse. Elle doit le suivre dans ses différents déménagements, quitte à perdre un réseau amical et affectif difficile à (re)constituer. A la maison, sous prétexte qu'il ne sait pas, qu'elle ne veut pas, ou qu'elle le fait mieux que lui, il somme son épouse de s'occuper prioritairement des repas, de la vaisselle, du ménage et dévalorise ses "activités" en ne leur reconnaissant pas une valeur de travail. Il privilégie l'émergence du public dans l'intime, faisant valoir devant des invité-e-s ses qualités culinaires à lui, son art de création qu'il opposera au banal, à la routine, au quotidien sans imagination que fait son amie. D'ailleurs devant le cercle amical il n'hésite pas à la rabaisser, à l'offenser par des "plaisanteries" (qualifiées ainsi par lui) sur ses manques, ses faiblesses alors que lui ne manifeste jamais les siennes. Ou, pour montrer la suprématie mâle, il lance des remarques sexistes sur le corps déformé de son épouse opposé aux "belles" femmes aperçues à la télévision ou dans l'espace public. L'homme se donne à voir, à entendre, à aimer comme le plus fort, le meilleur, celui qui dit la vérité, accentuant de manière permanente un dimorphisme physique existant entre lui et sa femme en l'étendant à une pseudo différence sociale, culturelle. Il infériorise sans arrêt sa partenaire.

Il élargit d'ailleurs en dehors de l'espace domestique, dans l'ensemble des institutions auquel il appartient, cette adhésion aux stéréotypes. Collectivement avec d'autres hommes , il dit à travers des organismes en général contrôlés très majoritairement par des hommes, ce qu'est la vérité scientifique, historique, psychologique, sociologique, politique, anthropologique; ce qui est bien ou mal dans la morale humaine ; ce qu'est l'art, la science de guérir, les croyances religieuses auxquelles il faut adhérer, les dieux (masculins) qu'il faut aimer. Non seulement il dévalue les travaux effectués par les femmes, notamment ceux traitant prioritairement des femmes, en les renvoyant d'un geste, d'un regard comme des sous-produits, une sous-culture, mais de plus il évite d'être commandé par une femme en usant de stratégies instituant la course au pouvoir et la suprématie de la race masculine blanche.

On le voit en dépassant un tout petit peu le niveau de l'intime, du micro-social, l'homme violent est un produit de l'ordre social patriarcal et viriarcal mais il alimente aussi par sa psychologie individuelle, ses pratiques, la reproduction de cet ordre.

L'homme violent est une figure du masculin au sens où le masculin est défini et constitué socialement.

Peut-on définir une typologie de l'homme violent ?

Mais, attention : suite à l'énumération d'un ensemble de traits psychologiques rencontrés fréquemment chez les hommes violents, méfions-nous des généralisations hâtives. Autant ces traits psychologiques sont, pris un par un ou conjointement, des éléments différenciateurs entre ceux qui violentent leur compagne et ceux qui ne les violentent pas, autant ils ne sont pas exhaustifs de l'homme violent. Les traits caractéristiques de l'homme violent sont tellement ancrés chez l'homme, y compris chez ceux qui d'une manière ou d'une autre ont assuré des processus de rupture avec le modèle dominant viril, qu'ils débordent l'ensemble des catégories internes du masculin. Remettre en cause la violence masculine domestique c'est en dernière analyse contester la division par genres et la domination masculine hégémonique dans l'ensemble des interstices du social.

L'homme violent, figure générique des hommes rencontrés, présente une pluralité de visages, d'attitudes, de représentations qui quelques fois, dans des trajectoires individuelles se démarque par tel ou tel aspect de la catégorie idéal typique. Ainsi pouvons nous rencontrer, par exemple, des hommes violents pro-féministes ou d'autres qui contrairement au paragraphe précédent n'arrêtent pas de douter, au point qu'ils ne supportent pas les quelques certitudes énoncées par leur compagne. D'autre part, l'homme violent, tel que nous l'avons décrit outre qu'il n'a qu'un rapport statistique avec la majorité des hommes étudiés, n'est pas non plus le fou, le malade mental que certains psychiatres ou psychanalystes peuvent rencontrer dans leurs cabinets, ceux qui en plus d'être malades mentaux sont violents dans l'espace domestique.

Il n'existe pas de type "homme-violent" mais une combinaison d'effets psychosociaux dûe aux appréhensions chez l'homme concerné, de l'interaction entre la construction sociale du masculin et la relation conjugale.

 

A propos d'autres typologies proposées :

Quoiqu'insatisfaisant sur bien des aspects, le profil psychologique que je propose semble correspondre à l'état actuel des connaissances qu'affichent les différents spécialistes (chercheur-e-s, thérapeutes, militant-e-s) travaillant scientifiquement avec cette catégorie particulière d'hommes, et intervenant dans des aires culturelles différentes (USA, Canada, Allemagne, Argentine, _). D'autres ont proposé des typologies.

Ainsi, KACZMAREK nous présente une typologie misérabiliste où l'homme violent apparaît comme un être faible, dévalorisé dans la vie publique et/ou dans la vie professionnelle. La violence devient l'exécutoire lui permettant, intégrant les représentations normales de la domination (virilité, femme-objet), de se défouler sur son épouse et ses enfants. On ne peut comprendre la violence masculine domestique dans cette proposition de représentation du social. Bien qu'elle intègre les luttes apparues visant à l'émancipation des femmes, cette typologie limite rapidement l'analyse car on ne voit pas le moteur principal qui sous-tend la violence et son mythe à savoir les privilèges masculins que la société accorde individuellement et/ou collectivement aux hommes, indépendamment des contenus valorisant ou non des activités sociales ou professionnelles.

 

Un homme irresponsable, à plaindre ?

L'homme violent est-il la principale victime de la violence masculine domestique ?

Non seulement les hommes se présentent souvent dans un premier temps ainsi : "c'est à cause des autres", et en fonction de la situation, ils incriminent leur épouse, leurs enfants ou l'ensemble des excuses déjà citées, mais en plus leurs amies manifestent une tendance importante à les excuser et à les "comprendre".

Selon CASTELLAIN-MEUNIER La violence serait de la "masculinité défensive", et elle explique que pour l'homme, le recours à la violence est issu de la perte de ses repères identitaires : "[il] a du mal à s'exprimer en dehors d'un rapport de domination auquel la femme moderne aspire de plus en plus à se soustraire"

Qu'il y soit qualifié d'"être sur la défensive", "d'homme faible", "de grand enfant_nous assistons dans des écrits féminins sur la question à une curieuse tendance à plaindre l'homme violent. Il s'est transformé en être fragile, produit d'un mauvais maternage; être stressé, n'arrivant pas malgré des efforts importants à contrôler ses actes.

Je ne nie aucunement les souffrances de l'homme violent, j'y consacrerai une partie de cette étude, mais la question à poser est la suivante : qui sont les principales victimes des violences masculines domestiques ? Quelles sont ces nouvelles mères prêtes à s'extasier devant l'expression de notre fragilité ? Et surtout pourquoi des scientifiques, quelques fois féministes en France, veulent-ils/elles plaindre les hommes violents ?

 

Deux causes principales semblent exister :

- Dès qu'une femme confronte le portrait diffusé par le mythe de l'homme violent à la réalité de ces êtres fait de chair et de sang, quand un homme violent explique ses pleurs, qu'il abat une partie du masque imposé par la virilité obligatoire, les images se brouillent. Ça, un homme violent ? Devant l'inconsistance du mythe, il faut trouver une explication. Les plus rapides sont les meilleures. Puisque l'homme violent dans ses dénis propose une série d'arguments pour expliquer qu'il n'est pas responsable, une attitude habituelle est de reprendre son discours sans l'interroger. Dessiner l' homme violent tel un monstre, ou au contraire tel "un grand enfant" fragile, un pauvre type perdu_ participe des mêmes mécanismes de pensée. C'est opter pour des explications où la violence faite aux femmes devient un problème personnel ou conjugal en dehors de toute analyse du contexte politique ou social dans lequel elle survient. De telles approches légitiment la violence, l'organisent, et influencent les représentations psychologiques individualisantes.

-  L'autre cause tient à la pensée magique. Qu'il serait agréable de pouvoir confondre intention, aspiration et pratique. Quand l'homme dit qu'il veut arrêter d'être violent, il est facile de le croire. Pour ne pas tomber dans une quelconque dépression, ne pas voir des hommes violents à tous les coins de rues ou les coins d'évier, il est plus simple d'accepter tels quels les propos des hommes violents. Des auteures, femmes, retrouvent une habitude ancestrale du féminin : celle de se transformer en mère, de plaindre et de vouloir protéger l'homme se présentant tel un être fragile qui demande pardon pour "ses bêtises".

Plaindre les hommes violents, les victimiser non seulement fait porter une part de responsabilité de la situation à sa compagne, ou ses enfants, mais de plus empêche l'homme violent de pouvoir changer.

 

L'homme violent : un homme normal ?

Une autre question se pose souvent concernant les définitions de la violence : au vu de l'extension du champ proposé dans la qualification de la violence, de la description des attitudes des hommes concernés, où chacun-e se reconnaît, ou peut reconnaître, des hommes de son entourage, tout homme est-il violent ? L'homme violent est-il un homme normal ? Autrement dit, existe-t-il des hommes qui ne soient pas violents ou tous les hommes sont-ils violents ? Qui peut l'affirmer ou affirmer son contraire ? Homme, vivant dans un système viriarcal où le pouvoir appartient à mon groupe de sexe, je bénéficie comme l'ensemble de mes congénères d'un certain nombre de privilèges sociaux. Quelle que soit l'attitude, le comportement des hommes voulant rompre avec la domination, notre situation demeure privilégiée. Bien entendu, il y a une distance entre domination et violence.

Parmi ceux qui affirment n'avoir jamais utilisé de violences, nous constatons des phénomènes de ruptures dans l'identité masculine. En France, l'homosexualité, la prise de contraception masculine, une éthique religieuse et/ou politique ou le refus individuel et/ou collectif du modèle militaire par l'objection, la réforme ou l'insoumission, sont parmi les ruptures les plus régulièrement citées dans la population enquêtée. Quels sont globalement les processus qui amènent les hommes à "choisir" d'autres modes de régulation avec leurs compagnes que la violence ? Les recherches futures devront inverser l'ordre des questions. Pour l'instant nous avons essayé de définir une typologie des hommes violents. Dans l'avenir, les études devraient s'intéresser à l'inverse : quels sont les hommes qui n'utilisent pas la violence domestique ? Quels sont leurs itinéraires, et comment vivent-ils les régulations conjugales ? Seules les réponses à ces questions peuvent nous renseigner sur l'étendue réelle du phénomène.

Patriarcat-viriarcat : deux niveaux différents qui concourent au brouillage des fonctions.

Nos sociétés modernes n'utilisent qu'un seul terme, le patriarcat, pour qualifier tout à la fois le pouvoir masculin dans la société civile, la domination du père, du mari, du patron. Patriarcat et viriarcat sont deux niveaux de la domination masculine, par lesquels la société a régi et appréhende différemment l'évolution des rapports sociaux de sexe.

Il y a quelques années le père avait tous les droits concernant sa progéniture, que celle-ci soit légitime (mariage) ou "naturelle" (enfant hors mariage). Non seulement les mères s'occupaient des enfants, mais les droits parentaux affichaient une dissymétrie dans laquelle les femmes dépendaient du bon vouloir du père. De nombreux cas d'abus au moment des séparations ont ainsi à cette époque été signalés. L'homme pouvait en toute légalité à la rupture conjugale prendre ses enfants et les confier à une autre femme (mère ou seconde épouse, )

Les lois de 1970 sur l'autorité parentale essayaient de remettre de l'égalité dans cette situation que les féministes qualifiaient à raison de patriarcale. Depuis, notamment pour les enfants nés hors mariage, c'est la femme qui a d'abord l'autorité parentale. Depuis quelques mois, le partage de cette autorité est maintenant facilitée (une demande conjointe au tribunal d'instance suffit), mais la procédure reste rare. Dans la mesure où le modèle de séparation présent dans nos représentations sociales et juridiques est la rupture/conflit, la loi a substitué à la prédominance mâle les droits de la personne avec priorité à la mère.

Dans le même temps des lois concernent les femmes-épouses : droit à la sécurité sociale, droit de signer ensemble la feuille des impôts, droits naissants en France concernant la protection de la violence masculine domestique ont essayé de symétriser droit masculin et féminin dans le couple. Lors d'une séparation, les droits patriarcaux et viriarcaux s'opposent. : la femme peut partir, se faire protéger, essayer de prendre une existence autonome, ceci concerne l'évolution du viriarcat. Elle peut ainsi trouver un hébergement, un travail_, prendre son indépendance, réclamer pour elle-même les lois concernant l'accès des femmes à l'égalité des sexes.

Là où il peut intervenir c'est dans la suppression de ses droits paternels : droits de visite, droits de garde. Beaucoup d'hommes découvrent dans les ruptures les joies du paternage. Stratégie ? Sentiment sincère ? Cris de pères se sentant floués de leurs droits patriarcaux ? Qu'importe. La présentation de soi chez ces hommes va être, non pas de se définir comme des hommes violents dont la femme a dû fuir, mais comme des "papas-poules" dont la femme nie les droits. Et la paternité peut devenir un prétexte pour généraliser un conflit personnel.

Les associations qui les défendent sont multiples et essaient, notamment par la médiation familiale, de permettre un débat entre les ex-conjoints. Toutefois, certaines en France et dans d'autres pays (USA, Québec_) visent à remettre en cause les acquis des luttes féministes dans l'ensemble de la vie sociale. Le conflit contre "sa femme" se transforme en une appréciation globale contre les femmes qui "vous font faire un enfant pour mieux vous faire payer" [pensions alimentaires], "ces salopes qui s'empressent de prendre un amant". Ces hommes s'indignent du pouvoir "matriarcal", de l'"hégémonie du féminisme".

Lensemble des organisations des pères divorcés ne se réduit pas à cela, j'ai d'ailleurs rencontré certains responsables du Mouvement pour la Condition Paternelle (M.C.P.) prêts au dialogue. En Mars 1988, j'ai été mis en présence de responsables du Mouvement "Condition masculine- soutien de l'enfance". Ma surprise fut totale, j'avais devant moi des hommes anxieux, stressés qui ne prenaient aucun recul avec leur situation personnelle. Leur brochure en elle-même est un parfait exemple de la confusion entre patriarcat et viriarcat. De nombreuses rubriques concernant l'inégalité actuelle juridique en cas de divorce ou de séparation. Le reste "contre le sexisme au détriment des hommes" est un catalogue de revendications mâles, floués de leurs droits. Notons :

- "être consultés obligatoirement- pour l'homme marié- en cas de recours à la contraception ou à l'avortement par sa femme", " moindre crédulité en cas de viol".

Et on pourrait reprendre chaque revendication pour montrer comment d'une séparation naît une lutte politique s'intégrant à un essai de retour réactionnaire concernant les rapports sociaux de sexe.

Sans doute l'anti-sexisme ne se divise pas et les sociétés devraient dans les années à venir adapter les lois aux réalités sociales en évolution. Toutefois, à aucun moment les associations de pères-divorcés n'interrogent le pourquoi de la séparation.

La figure du père-divorcé luttant contre le sexisme des femmes avec haine et violence, rappelle étrangement les pratiques conjugales d'hommes violents aboutissant à la fuite de la femme. Aux Etats-Unis "Changing Man" accueille depuis plusieurs années les "hommes en rupture" de couple ou de famille afin de leur permettre de réfléchir et d'agir sur eux-mêmes avant d'incriminer l'autre. Il n'y a pas en France d'accueil similaire mis en place par des associations progressistes.

Au vu du nombre important de divorces, de séparations, de crises masculines lors de séparations, ce type d'accueil représente certainement une alternative au conflit, à développer dans les années à venir.

Spécificité de la violence masculine domestique : le privé

La violence domestique présente une spécificité principale : elle s'exerce dans le privé et l'intimité des relations. Elle n'est pas visible, excepté quelques cas paroxystiques, hors les protagonistes des scènes où elle se passe. Cette spécificité a permis que se développent, dans la société et dans les sciences sociales, des métaphores banalisant les scènes où se déroulent les violences conjugales et que se perpétue un secret sur les pratiques de violence.

Nous allons les analyser tour à tour.

Les métaphores banalisent la violence

la scène de ménage

Réintroduire le rapport à l'autre, décrire l'intimité, proclamer la "dignité philosophique de la question des scènes de ménage" (FLAHAULT) en réfutant les grands philosophes qui "n'ont pas trouvé le temps de s'intéresser aux rapports entre homme et femme", ou théâtraliser "cette forme authentique de culture populaire" (SANSOT), un nouveau genre est en train de germer dans les sciences sociales : la sociologie de la scène de ménage.

Je présenterai deux textes traitant de ce thème, ce segment de la quotidienneté, par ailleurs décrit par des cinéastes ou des écrivain-e-s.

François FLAHAULT

Dans son livre consacré à la scène de ménage, FLAHAULT affiche le projet de mener une étude sur cet objet insolite quoique familier. On pourrait même dire familial puisque avec un certain courage, l'auteur parle aussi de lui, de ses ruptures amoureuses, ses colères, ses cris, ses pleurs, ses hésitations

A la lecture de son livre, on peut retenir que la scène de ménage est une des pièces de l'interaction homme/femme, un lieu de paroles (ou de silences) intégré à la régulation des rapports sociaux de sexe, vécu dans le cadre conjugal.

Que dit FLAHAULT des outils de la régulation, c'est-à-dire de la violence ? FLAHAULT met à plusieurs reprises en évidence la parenté des études sur les scènes de ménage et les violences, mais, disons-le tout de suite, dans l'analyse, la violence est soit occultée (elle n'existe pas), soit banalisée. Il apporte cependant plusieurs éléments sur la violence-silence.

La violence-silence :

Un homme, Marc, explique le statut du silence "d'une façon générale, d'ailleurs, je ne dis pas facilement la chose, comme beaucoup d'hommes je crois" (p. 52)_ FLAHAULT nous parle du silence de la honte, tandis que Marc, parle d'interactions où scène et silence se conjuguent selon les étapes suivantes :

1) Silence qui s'installe progressivement et dont  la tension finit par provoquer la scène

2) Silence au cours de la scène

3) Silence qui suit la scène.

Silence refuge dans un premier temps, par rapport à l'inmaîtrisable, à un flot de propos qui vous assaille, silence pour ne pas perdre la maîtrise, silence des conflits devant des amis mais où chacun-e surveille les propos de l'autre. Et au cours de la scène : silence-refuge, tout à la fois défensif et offensif "Plus je ressens de l'agressivité chez l'autre, plus je réagis par le silence, et c'est un silence qui peut durer longtemps" (p.55)_ et silence vécu comme une violence par l'autre : "ma femme,[_]elle préférerait qu'on casse des assiettes, le silence est une arme plus redoutable qu'une violence exprimée".

D'autres hommes tentent d'expliquer:

"Les hommes sont par nature plus violents que les femmes ; dans des milieux différents [du notre] ils frappent. Conclusion : il vaut mieux tout de même se taire que frapper et, chez les hommes qui savent garder le silence, il faut plutôt reconnaître une qualité".

 

FLAHAULT explique de manière juste : "Battre sa femme (relâchement, vulgarité) ou se taire (self-control, dignité) : dans les deux cas me semble-t-il, il s'agit de montrer qu'on est le maître. Car se maîtriser est aussi une manière de s'imposer à l'autre, voire de le dominer " (p.57).

Par le choix des exemples, FLAHAULT est ici plus honnête que d'autres, puisque sur cinq témoignages de violences physiques, deux sont donnés par lui-même, auteur-expérimentateur, par contre deux des trois autres sont donnés par des femmes. Cela laisse à penser que dans les scènes de ménage, les violences sont symétriques, bien qu'il admette lui-même que ce n'est qu'une théâtralisation de la quotidienneté de la domination masculine.

Pierre SANSOT

C'est avec tout l'art et le lyrisme sociologique qu'on lui connaît, que Pierre SANSOT décrit, tel un poète, la scène de ménage. Mais, n'avons-nous pas ici un bel exemple de la manière dont les sciences sociales à l'époque moderne alimentent les mythes, leur donnent corps et âme, tout en intégrant une partie de la critique féministe ? L'androcentrisme en sociologie intègre les remises en cause successives effectuées par des femmes en modelant le mythe.

Dans un même mouvement SANSOT contextualise "l'inégalité des sexes et des statuts" dans lequel s'inscri(vai)t la scène de ménage et neutralise la domination et la violence masculine qui sont les véritables ponctuations de ces scènes.

"Cela [la scène] commençait par une réprimante, par quelques interrogations puis, quand on s'était fait la voix, le discours devenait plus assuré, les injures plus copieuses et alors il devenait impossible d'échapper au vertige des récriminations, des obscénités, des sales coups. Ce vertige que nous ressentons chaque fois que notre liberté cède à un enchaînement mécanique ou à une dépossession de soi-même. " démesure de sentiments bouleversants, de pitié ou d'horreur tout cela avait à être joué, devait passer par des tremblements dans la voix, dans le corps, par des récitatifs

On l'aura compris le "on" s'adresse aux hommes, l'auteur le reconnaît déjà de bonne foi, tout en précisant

"Nous avons employé un "on" de pudeur ou de mauvaise foi. Il aurait été plus convenable d'écrire "il", encore que l'inégalité des sexes et des statuts ait été plus mouvante qu'on ne l'affirme maintenant. Dans certains cas, la femme a su s'arroger le rôle de la mère terrible, elle réclamait des comptes à un mari qui avait dépensé ici ou ailleurs l'argent du "ménage", or le ménage était tout, l'argent n'était pas volatile, comme il a pu le devenir avec nos chèques bancaires, nos eurodollars. Il était le pain du jour, l'ardoise de l'épicier, il était ces quelques meubles qui leur permettaient de s'asseoir et de dormir ; qu'il vienne à manquer, et l'humeur devenait sombre, l'huissier arriverait, menaçant, et il faudrait quémander des secours à des oeuvres charitables. Ou encore elle était jalouse et lui, volage mais faible, se sentait coupable.

Il n'empêche que l'homme occupait le plus souvent la position la plus forte, tandis que la femme se tenait dans une situation de repli, d'esquive."

L'auteur continue à nous décrire avec emphase, les différents moments de la scène de ménage, pour finalement conclure :

"maintenant que les cuisines et les arrières-cours ont disparu il nous faut rechercher des lieux qui permettraient des scènes de ménage".

Toutefois, SANSOT relate de manière pertinente l'interaction dans les scènes de ménage. Il suffit de se pencher un peu sur les dossiers d'instructions des cours d'assises, ou les témoignages masculins et féminins des scènes de ménage modernes, pour se rendre compte que les interactions en oeuvre dans les débats conjugaux n'ont pas toujours la forme extrême que certain-e-s leur prêtent. La figure de la scène où seul l'homme crie, tape, face à une femme soumise, qui ne dit mot, appartient de plein droit à une caricature du viriarcat.

Outre FLAHAULT et SANSOT, d'autres auteur-e-s critiquent la dramatisation de la scène de ménage, "mise en scène de la petite violence domestique quotidienne", et le déni des hommes quant au vécu de ces scènes.

 

Scènes de ménage, disputes, querelles

Au delà des figures de l'homme violent et de la "scène de ménage" d'autres éléments vont organiser nos représentations de sens commun concernant la violence : la dispute, la querelle_ par lesquelles journalistes, avocats, magistrats, sociologues, mais aussi hommes et femmes, décrivent les scènes dans lesquelles le conflit et/ou la violence s'extériorisent et se montrent à l'autre.

La manière dont une société se donne à voir, à entendre, apporte beaucoup à l'ethnologue sur les catégories de pensée grâce auxquelles les individu-e-s la composant se représentent les rapports sociaux et le cadre social, culturel, politique, d'exercice de ces rapports sociaux. J'en donnerai plusieurs exemples pris dans diverses surfaces d'émergence.

Les différentes énonciations ne connotent pas toutes exactement les mêmes représentations, mais, à la lecture des dossiers d'instruction de cours d'assise, à l'écoute des hommes et des femmes on ne peut qu'être surpris de la redondance du discours mettant en scène la violence de l'homme.

Dossier n°3 : "Le repas se déroulait d'abord en silence puis était émaillé de disputes aggravées par le fait" ; Dossier n° 5 : La presse : "il a avoué à la police que c'était pour une futile dispute qu'il avait vu rouge et qu'il avait commencé à frapper son amie" Dossier N°8 : "leur liaison avait été tumultueuse et émaillée de disputes, parfois violentes, et de séparations" ; Dossier N°9 : "les disputes plus fréquentes et plus violentes"

Dossier n° 14 : d'après les déclarations de l'accusé

"_à la suite d'une dispute avec son épouse, celle-ci avait quitté la cuisine pour se mettre au lit. Voulant alors l'intimider pour la forcer à se relever N. s'emparait de son revolver et de plusieurs cartouches"

"_sa femme avait été blessée par un coup de feu accidentel alors qu'ils chahutaient ensemble"

" Les engueulades, c'était à cause du ménage. Je lui reprochais de ne pas faire le ménage_des fois la vaisselle était pas faite pendant deux jours. Lorsqu'elle criait trop fort je lui envoyais une calotte"

Les désirs de banaliser la violence masculine domestique en la qualifiant de disputes, de querelles, sont fréquents, y compris lorsqu'il est question de meurtre. Et nous allons le rencontrer dans la quasi totalité des entretiens. Si les milieux populaires semblent avoir une prédilection pour la "dispute", d'autres classes sociales utiliseront plus facilement "l'engueulade" ou la "scène de ménage". L'exemple suivant nous en apporte l'illustration tout en reprenant nombre de traits décrits dans le profil psychologique de l'homme violent.

 

Camille D. : agrégé , enseignant d'Université

" Je vois ma femme, des fois quand on s'engueule, elle se bloque complètement, elle affirme jusqu'à la gauche une chose, tu vois_ que je sais fausse. Elle_ où je trouve qu'elle est de mauvaise foi elle a une tête de cochon aussi, elle est_ Sous des apparences très douces, elle a elle a un caractère de cochon. Comme sa mère_ et la fille a hérité de sa mère ce caractère alors que moi je je suis non je suis plus faible de caractère. Alors elle va jusqu'au bout. Un jour, je me souviens, eh_ j'étais_ alors j'ai dit : mais c'est pas possible et puis tu sais la tension monte alors j'ai pris le pot d'eau pah [

Dans ce genre de situation, qu'on pourrait appeler scène de ménage, on a l'impression qu'il y a quelque chose qui est en jeu_ là_ on dirait qu'elle veut_ à tout prix_ me faire_ j'allais dire me baiser, m'enculer_ tu vois si j'étais_ et à ce moment là me viendrait ou me vient l'image ou inconsciemment peut-être_ du mari bafoué_ pas bafoué_ mais comment on dit : du mari ridiculisé par sa bonne femme qui porte les culottes. C'est une image que je refuse complètement_ tu vas me dire c'est complètement idiot certainement, c'est social, c'est contingent, c'est historique, tout ce que tu voudras mais_ c'est vrai que j'ai été élevé dans une ambiance macho. Tu vois l'image du mari qui file doux devant sa femme m'est insupportable. Tu vois [_] je peux pas accepter l'image du mari ridiculisé, l'image du prof chahuté. Au fond j'ai un problème_ de confiance en moi."

D'autres métaphores du social

En dehors des sciences sociales, le langage populaire utilise d'autres métaphores pour expliquer la violence, dont de nombreuses connotent la fête : "je lui ai mis une danse", "ça a été sa fête"_Nous sommes peut-être ici en présence de rappels des formes de violences mutuelles que décrit GIRARD. L'exorcisme que représenterait la violence prendrait les femmes comme objet de défoulement masculin.

Plusieurs hommes ont ainsi utilisé l'image de la "branlée" pour métaphoriser les violences commises sur femmes et enfants. Branlée --> branlette. L'assimilation de la violence avec la masturbation pourrait signifier l'association violence-exutoire rituel où la jouissance sexuelle, dûe non à la sexualité mais au pouvoir, viendrait récompenser l'homme violent. "Je ne comprend pas pourquoi elle s'est ramassée une branlée comme ça" (dossier N°6).

De l'influence de la métaphore "scène de ménage" sur les comportements

J'aimerais donner un exemple de l'influence de la métaphore.

Dossier n°6 :

Hélène, 15 ans témoigne:

"J'ai remarqué un couple. La femme donnait l'impression d'être ivre. Elle a perdu l'équilibre et a chuté sur la chaussée. L'homme qui l'accompagnait était tombé également et resté en position assise sur la route. Peu de temps après cet homme s'est relevé. Comme sa compagne était toujours sur le sol, cet homme l'a frappé à coups de pied. A un moment donné il a tiré la femme par le bras. Elle s'est relevée mais soutenue par l'homme. Après avoir fait quelques pas, la femme est retombée entre un véhicule en stationnement et un mur de propriété. L'homme à ce moment-là a sauté à pieds joints sur la femme. Il a sauté plusieurs fois sur le corps de la femme.

J'ai pensé qu'il s'agissait d'une simple dispute d'ivrogne. Quand le couple s'est éloigné, j'ai pensé qu'il n'y avait pas de danger pour la femme."

Viviane, 16 ans 1/2, décrit, un peu plus loin, une scène à peu près identique :

Coups dans les mollets  coups de poing dans le ventre coups de pied dans la tête] il la relève en tirant les cheveux

Comme l'ensemble des témoins interrogés par la police ou le juge d'instruction, elles expliquent leur non-intervention par une formule-type : "querelle d'ivrogne", "scène de ménage", "dispute"

L'utilisation de tels termes tend à banaliser ces actes, à en limiter la gravité, et même à les instituer en jeux. Pourtant, hors la métaphore, ceux-ci aboutissent parfois à la mort. La "scène de ménage" minimise dans la conscience la gravité des actes de la scène. Elle appelle le privé, la non-intervention, -chacun chez soi- et légitime la complicité face aux violences criminelles en train de se commettre.

L'utilisation de cette terminologie n'a pas, de mon avis, vraiment le même sens pour ceux (celles) qui agissent la violence dans le couple et celles (ceux) qui la subissent. Les termes banalisateurs de querelle, dispute, scène de ménage, l'adhésion au mythe sur les violences conjugales, rassurent celles qui virtuellement au vu de leur appartenance au groupe de sexe peuvent être amenées à vivre de telles scènes. On n'a pas forcément envie tous les jours de se voir rappeler les souvenirs douloureux de l'enfance, ou pire, ce que certaines femmes vivent régulièrement. "Il rassure et balise notre imaginaire et ses désirs, influe la logique de nos comportements"

Pour les hommes, l'utilisation de ces métaphores offre, avouons-le, une mise en scène nettement plus présentable que la triste réalité et permet de remettre de l'interaction là où les figures traditionnelles du mythe (le cogneur, le salaud, le monstre,_) avaient tendance à individualiser les pratiques des un-e-s et des autres. Le "ça se joue à deux", que m'ont souvent exprimé homme ou femme, trouve ici une théâtralisation permettant souvent à l'un-e ou à l'autre d'exprimer que l'interaction conjugale à l'époque actuelle, n'est pas qu'un monologue masculin face à une nature soumise et résignée.

Secret et silence

Des effets de la spécificité de la violence domestique

La localisation de la violence domestique dans le privé et l'intimité des relations conjugales et familiales favorisent secret et silence sur ces pratiques. 

Gilles H. :" De la part de B. il y avait respect de ce consensus et de ce silence dans la mesure où_ où peut-être elle sentait elle aussi confusément qu'elle était aussi impliquée là-dedans, puisque on en a reparlé par la suite et puis parce que_ bon pourquoi les femmes le disent pas quand_ quand_ quand_ il y en a qui régulièrement se font taper sur la gueule par leur mec. Pourquoi elles parlent pas_il y a eu aussi toute la pression sociale, il y a plein de choses et puis il y a tout mon discours à moi où les nanas sentaient bien_ je prends un raccourci en disant cela, mais que j'étais pas un salaud. Tu vois ? Il y avait quelque chose [_] donc il y avait une tentative de comprendre de leur part_ tu vois et effectivement de ne pas révéler ce secret qui était le nôtre. Tu vois ?"

Une de ses ex-compagne, après m'avoir expliqué la difficulté de parler face à des ami-e-s qui ne voulaient pas entendre que cet homme doux, tendre, gentil pouvait être violent, et en même temps son refus de passer "pour une conne qui resterait avec un salaud déguisé en mouton" ajouta "tu sais, en fait, la violence, ça crée de la complicité". D'autres disent comment le consensus sur le secret dépasse les bornes conjugales et/ou familiales.

Patricia V.:"La violence, elle existe chez les gitans. tu sais les murs d'une caravane c'est pas épais, mais on en parle pas".

La violence crée le secret et le secret structure le privé. De nombreuses personnes pourront raconter des scènes identiques où leur intervention dans le privé est rejetée par l'homme violent -on comprend pourquoi-, mais aussi par la femme qui déclare à ce moment là:

"Qu'est-ce que vous voulez ? Non il ne me frappe pas !",

"C'est nos affaires !"

"Mêlez-vous de vos affaires !"".

"Le privé est sacré", telle pourrait être la maxime traduisant actuellement les rapports privé/public en France. La police est d'ailleurs souvent gênée pour intervenir: "on se fait souvent rembarrer y compris par la femme" explique un responsable. La sacro- sainte famille a droit au respect de son intimité. Le droit de la famille est prévalent sur le droit des femmes. Et le secret du privé devient un véritable obstacle à la compréhension des relations conjugales en cours avant le meurtre, de telles sortes que des magistrats ne posent même pas de questions sur des violences pré-existantes (Dossier n°7 et n°12)

Il y a quelques années j'habitais un petit village de la Drôme où avec une compagne nous réparions une maison. Cette bâtisse faite de vieilles pierres, de planchers vermoulus, de toits écumoires, nécessita plusieurs années de travaux. Un dimanche, j'étais en train de sceller une poutre au mur quand l'étai se décrocha et vint atterrir sur le visage de mon amie, lui fracturant le nez. Un nez cassé, avant de pouvoir s'opérer nécessite l'attente de la résorption de l'hématome. L'hématome provoquant lui-même les "deux yeux au beurre noir". Le lendemain cette amie, nez enflé et les yeux tuméfiés, fit ses courses à l'épicerie et quelques pas dans le village. Aucun-e- voisin-e ne lui demanda le pourquoi de son état. Comme s'il semblait normal, après tout, que la nouvelle génération use des mêmes pratiques en privé que l'ancienne. Le déni était tel qu'il fallut qu'elle aille voir des ami-e-s du voisinage pour se prouver qu'elle ne rêvait pas et sa face était bien celle que lui renvoyait le miroir. Quand nous avons expliqué le pourquoi (les travaux, l'étai qui s'abat_) certain-e-s voisin-e-s nous ont cru tout de suite, d'autres poli-e-s ont affiché un discret sourire_ comme pour nous dire "les justifications on connaît, ne vous énervez pas_ ça passera_".

Les "révélations" ou l'"aveu"

D'autres exemples du consensus sur le secret sont donnés par les conditions d'émergence de paroles sur la violence masculine domestique. Il aura fallu six mois pour qu'une militante du Planning Familial, présente dans le bureau mitoyen à la plupart de nos permanences pour hommes violents, nous "avoue" qu'elle aussi elle "y était passée". Un an pour qu'une amie proche me parle de la violence de son père_

Entre la "révélation" et l'"aveu" se cachent les secrets du privé, effets pour les hommes et les femmes, du mythe sur la violence masculine domestique. On comprend mieux pourquoi dans un premier temps seul un travail ethnographique à long terme permet de les voir et de les expliquer.

Nous reviendrons plus tard sur les spécificités du silence des femmes.

L'entonnoir du secret

Ceci nous amène à réfléchir sur l'entonnoir du secret. Qui sait ? Quels sont les rapports entre violences effectuées sur la voie publique et celles commises en privé ? Y a-t-il une gradation dans la diffusion et la connaissance de ce secret, etc_?

Je propose ici un schéma permettant, à partir de plusieurs centaines d'observations d'apporter quelques premiers éléments de réponse. Il se base sur la violence physique, étant bien entendu que les autres violences: verbales, psychologiques, sexuelles font sens à partir de la violence physique (voir plus loin). C'est le marquage du corps (quelle qu'en soit la forme), qui identifié, en rappelant la violence légitime de l'état, de la police, de la guerre_, va structurer les représentations sociales du plus fort, de la moins forte et légitimer consciemment ou non la domination masculine conjugale.

A la base de toutes les violences apparaît la violence conjugale, puis de manière centrifuge le secret va plus ou moins se partager avec des réseaux d'appartenance.

1: Les violences physiques contre les femmes sont connues d'elles seules, cachées aux enfants, à l'entourage et à la famille élargie; ... les autres violences apparaissent plus ou moins décryptées. (exemple de la femme qui n'a pas de carnets de chèques, présence de cris plus ou moins fort entre l'homme et la femme, -illusion de symétrie- et elle prend des coups par la suite sans la présence de tiers) donc, seul-e-s les deux protagonistes savent qui contrôle en définitive la violence. Les enfants peuvent aussi être victimes du père (et de la mère).

2: Les violences physiques contre les femmes sont connues d'elles seules, et certaines scènes sont jouées devant les enfants qui eux aussi en général la subissent.

3: Les violences physiques contre les femmes apparaissent, dans les discours ou dans les pratiques devant les enfants, les ami -e-s (avec une échelle variable).

4: Les violences physiques contre les femmes et les enfants peuvent apparaître dans l'espace public.

5 : Les violences physiques contre les femmes, vécues ou pas dans l'espace public, débordent de la famille, elle atteignent -les collègues, la police (bagarres fréquentes)... la même norme de régulation par la violence est vécue dans d'autres milieux sociaux.

La variabilité intègre à ce niveau les différences d'appartenance et de position de classes sociales et les conditions de travail.

 

Effets du mythe concernant l'homme violent

Les différents éléments du mythe que j'ai exposés vont occuper des positions particulières suivant qu'ils seront intégrés par l'homme violent lui-même, sa compagne ou la société. Mais pour l'ensemble des individu-e-s, du système social, les divers segments du mythe assurent une triple fonction. Le mythe concernant l'homme violent exorcise en stigmatisant, légitime, et banalise la violence masculine domestique.

Exorciser la violence

En qualifiant l'homme violent de monstre, de salaud, de brute_ nous avons vu que les qualificatifs sont multiples, le mythe stigmatise l'homme violent et permet à chacun de dire : je ne ressemble pas au monstre donc je ne suis pas un homme violent. L'homme violent, un peu comme l'homme violeur, c'est l'autre. La stigmatisation créée par le mythe a aussi un effet de large ampleur : elle produit honte et culpabilité.

La honte et la culpabilité

Au regard des images fortes proposées par le mythe, plusieurs explications sont possibles :

- soit l'homme se reconnaît plus ou moins dans les images diffusées dans le mythe, il a purement et simplement honte de lui et culpabilise pour des agissements qu'il sait inacceptables.

Brice L: "Ça sort comme un SS de la Gestapo, voilà une image précise, un ton saccadé et puis_ c'est un rasoir, c'est coupant, c'est tranchant_", "je suis horrible et j'en suis pas fier"

- soit la peur que son entourage lui fasse endosser les habits de l'homme violent, du monstre, pousse l'homme à imposer à ses proches -y compris par la terreur- le silence : "si tu parles, je te tue" ou "on n'en reparle plus" sont souvent cités.

- Ou bien, et dans des proportions qui m'ont étonné, les sentiments de honte sont dûs à la différence entre l'éthique de l'homme violent et les faits qu'il commet.

Mais quelles qu'en soient les raisons, la honte et la culpabilité provoquent le déni. L'indicible provoque le silence mais jamais l'arrêt de violence.

Gilles H.

I: Et t'en parlais?

Gilles H.:Non j'en parlais pas parce que une culpabilité... parce que je ne comprenais pas ce qui m' arrivait, ça c'est la première chose, je ne comprenais absolument pas ce qui m'arrivait. Encore une fois c'était tellement, c'était tellement, tellement différent de ce que je... du discours que par ailleurs je tenais,_ qui était un discours de vivre, et de parler, de militer contre le viol, pour l'avortement,pour la contraception... pour... c'était l'époque du MLAC .[_] je refoulais complètement et je refusais de voir ce qui se passait"

La honte contrairement aux affirmations des moralistes a toujours été dans l'éducation masculine un puissant moteur de comportements. Ecoutons Charles ARDANT de PICQ cité par Emmanuel RAYNAUD :

"on peut considérer que le problème principal que rencontre une armée sur le champ de bataille, le but même de la discipline "est de faire combattre souvent les gens malgré eux" (P.67). Les armées sont en effet confrontées en leur sein à la force que représente l'"horreur de la mort". "Chez les armées d'élite, un grand devoir qu'elles seules peuvent comprendre et accomplir, fait parfois marcher au devant; mais la masse toujours recule à la vue du fantôme. La discipline a pour but de faire violence à cette horreur par une horreur plus grande, celle des châtiments ou de la honte" (P.51). dans cette optique, l'amour propre constitue une des motivations principales pour ne pas fuir et aller de l'avant: "L'amour propre est, sans contredit, un des plus puissants mobile de nos soldats; ils ne peuvent point passer pour un c.. aux yeux de leurs camarades (P.IO2)"

On comprend mieux pourquoi tant d'hommes se déclarent fragilisés dès que la violence masculine domestique est révélée. A l'abri du regard des femmes, l'éducation masculine va, notamment à l'armée, ancrer dans la conscience la liaison indissociable entre amour-propre, honte et virilité. Le mythe sur l'homme violent servira à produire assez de honte chez les hommes pour qu'ils ne parlent pas entre eux de ces pratiques et qu'ils les enferment dans le secret du privé.

Serge T.:"J'étais pas en paix avec moi-même, tu sais c'est énorme de faire mal à quelqu'un d'autre qu'on aime".

La différence existante entre les rôles traditionnels où l'homme se doit d'être protecteur des faibles et en même temps guerrier sont ici producteurs de honte et de culpabilité. "Si je bats ma femme" , j'ai échoué dans ma fonction de mari, de protecteur,_ et si je ne la bats pas elle échappe à mon pouvoir, ou tente de le faire et j'y perds les privilèges du mari, du père. Manifestement quelqu'un qui se pose ce type de question n'est pas un monstre et c'est là que les autres éléments du mythe apparaissent.

Puisqu'il ne ressemble pas à la figure du monstre, les autres segments du mythe sur l'emprise de la colère, la perte de contrôle, le passé d'enfant battu, interviennent pour dire : oui cet homme est violent, mais il n'est pas responsable. La fonction du mythe, avant même de légitimer l'homme individuellement a d'abord un rôle d'occultation de la domination masculine, véritable cause de la violence des hommes. Puisque cet homme est confronté avec des actes que l'on ne peut nier, on niera la responsabilité de l'individu mais avant tout du système. Les différents éléments du mythe se juxtaposent et se répondent en fonction des diverses situations. La variabilité des éléments du mythe permet son adaptation.

Effets du mythe sur la femme violentée

Identifier la violence ?

Le mythe occulte la réalité des hommes violents. La stigmatisation, la figure du salaud devient un obstacle dans sa prise de conscience. L'homme violent pour une majorité de femmes c'est l'autre.

Denise F.:

"Alors le deuxième choc, le premier c'était la baffe et le deuxième c'était ça_ peut-être parce que j'avais une idée préconçue_ tu vois de dire, un mec c'est quelqu'un qui assure, qui encaisse et qui ne s'affale pas par terre_ A ce moment là, il s'est vraiment, il s'est physiquement affalé par terre_ moi je m'attendais à ce qu'il_ ait une réaction à nouveau violente. Il s'est tapé dessus, il s'est frappé la poitrine, il m'a dit : je suis un con, je suis le dernier des cons, c'est bien fait ce qui m'arrive_ j'aurais dû m'occuper de toi, j'ai rien compris_ Et après, ça a été : si tu me quittes, je vais crever, je ne peux plus rien faire, t'es mon lien au monde"

Cet homme qui, nous le verrons en décrivant les phases de la violence, pleure, s'excuse, ne ressemble vraiment pas à ces monstres que nous décrivent les médias. Il n'est donc pas un homme violent. Le mythe brouille les images de la violence masculine domestique. Sans doute a-t-il tapé mais cela doit être une erreur, un acte exceptionnel

Oser en parler et être entendue

Pour celles qui ont identifié la violence, le mythe_ pousse au silence. Le mythe isole la femme violentée de son entourage la renvoyant à une gestion individuelle de sa situation conjugale "spécifique" quitte pour la contraindre, à lui faire honte. Comment a-t-elle pu accepter de vivre avec un tel homme ? La dévalorisation de son mari, son compagnon peut dans certains milieux s'étendre à sa compagne. Et nous verrons que les aspects du mythe concernant les femmes y contribuent fortement.

Brigitte S.:"J'ai essayé deux ou trois fois d'en parler avec des copines [ses amies de l'époque étaient militantes féministes], mais des femmes qui aimaient bien Gilles, parce que tout le monde l'aime bien Gilles, alors les gens ne me croyaient pas. C'était_ tu exagères_ tu dois mal t'y prendre"

Le mythe dévalorise leur homme

Le silence est d'autant plus facile que la stigmatisation crée une dévalorisation de leur mari, compagnon ou amant. Quand bien même elle seraient entendues, les ami-e-s à ce moment, souvent pour exorciser leur propre situation, changent aussitôt de registre. Lui, un homme "bien" devient d'un seul coup le "monstre" décrit par la presse, qui de plus se cachait derrière les habits d'un homme normal.

Là où beaucoup de femmes ne veulent supprimer que quelques scènes douloureuses : "à part ces moments là il est génial", le mythe transforme leur ami en bête affreuse. La plupart ne tiennent pas à vivre avec l'image de leur ami dévalorisé aux yeux de leur entourage ou pour elles-mêmes. Mais que la violence domestique soit identifiée ou pas, que la femme essaie d'en parler ou pas, la stigmatisation pousse les compagnes au silence.

Le mythe empêche les femmes de comprendre les rapports sociaux sous-tendant la violence exercée contre elles.

Pourquoi ? Pourquoi à ce moment-là ? Pourquoi lui ? Pourquoi moi ? et surtout : va-t-il recommencer ? La violence identifiée, vécue dans le secret du privé, la compagne veut comprendre.

Paola V.:"J'y comprends rien_ alors je l'ai cru"

Le mythe présente à ce moment-là son autre face. La perte de contrôle, la colère_ sont des explications faciles ; d'autant plus faciles que l' être aimé les fournit lui-même. Puisqu'il n'est pas le monstre décrit, cela doit être vrai. Alors là aussi, les effets obtenus sont le silence, l'oubli et l'attente des jours meilleurs, qui, dans la phase de "rémission", ne tardent pas à venir avec le flot d'excuses et de pleurs_En récurence, le mythe favorise le déni des violences

Les souffrances de l'homme violent

Les hommes

Comprendre comment les souffrances de l'homme violent aboutissent aux coups nécessite un petit détour du côté de la condition masculine, et ce que je nomme l'aliénation masculine.

La partition du social en deux genres -le masculin et le féminin- les luttes féministes et le peu de luttes sociales masculines contre le sexisme, ont petit à petit abouti à une situation où seule l'oppression des femmes a été décrite.

Si depuis une dizaine d'années, militantes, chercheur-e-s ont développé des concepts tels que patriarcat et viriarcat pour analyser la situation des femmes, du côté des hommes, seuls quelques groupes extrêmement minoritaires en France se sont penchés sur la condition masculine. Ces hommes, en rupture avec un militantisme empreint de prosélytisme, ont peu diffusé leurs analyses. L'utilisation du "je", les critiques du "militantisme viril", la volonté de recréer une intimité propice aux paroles n'ont d'ailleurs pas permis que soit proposée une analyse globale de la manière dont les hommes pouvaient vivre les rapports de domination. 

Dans la construction sociale du masculin, la création de la figure de l'homme guerrier, utilisée dans l'ensemble des organismes de contrôle social (armée, police,) nécessite un certain nombre d'abandon. Dans la plupart des corps masculins, où la femme n'est pas présente par principe, par exclusion ou par soumission aux stéréotypes, nous pouvons constater que des contacts physiques entre hommes sont canalisés exclusivement dans l'affrontement, la concurrence et la violence. Dans l'ensemble de ces places le plaisir d'être ensemble se structure non sur un discours personnel de chaque homme, mais sur l'absence de discussions interpersonnelles. 

Le seul objet de discours commun des hommes sera l'absente : la femme. Et chacun pourra avec ses collègues apprécier les "canons" esthétiques du corps des femmes, raconter ses exploits de noble guerrier, annoncer ses projets ou ses conquêtes à venir. Mais les hommes sont à ce moment-là, non dans leur réalité sociale propre mais dans le fantasme. Ils expriment une autre réalité sociale : les hommes peuvent de manière légitime penser les femmes comme objets à soumettre, à prendre. Les corps masculins sont unifiés à partir d'un discours commun sur le sexe. Dans ces propos le sexe est toujours représenté par la femme. Et les hommes vont reproduire entre eux ce qu'ils ont appris à exercer sur d'autres, à savoir la guerre. La concurrence entre hommes (au travail, dans la course à la conquête des femmes, dans la rue) est la réponse civile de l'apprentissage militaire.

L'homme en réalité est seul

Il a peur de parler, d'exprimer ses émotions, de pleurer. Toutes ces qualités sont associées au féminin et dévalorisées. Le masculin s'est constitué socialement en opposition aux autres catégories : enfant/femme. Seuls les hommes seraient capables de diriger le monde. Le prix à payer est la domination permanente. Tout homme sait qu'il y a peu d'élément commun entre son discours de vainqueur permanent et sa propre pratique. Au vu de l'évolution des rapports sociaux, nous trouvons de plus en plus d'hommes, qui maintenant s'autorisent à parler, voire à pleurer devant une femme, mais qui se l'interdisent encore avec d'autres hommes.

Son corps n'existe pas

Pour l'homme, la virilité se limite à son sexe et sa tête. La sexualité masculine est souvent aperçue comme un rapport de pénétration rapide dans le corps de l'autre, pendant que la tête fantasme à des images pornographiques. Son corps n'existe pas : les caresses sur les seins, les jambes, les cuisses sont pour les femmes, pas pour lui. Le modèle militaire transforme la caresse en coup violent. Si les hommes se touchent beaucoup, leur toucher se doit d'être viril. Le refus de son corps est souvent motivé par des motifs personnels, tendant à accréditer d'abord à ses yeux, puis aux yeux de l'autre, que lui n'aime pas ça, qu'il ne supporte pas et que d'ailleurs "ça le fait rigoler". Le rire est dans les systèmes masculins le support de son impuissance à vivre une sexualité diffusée sur tout le corps. C'est d'ailleurs du même rire, doublé quelquefois d'agression physique, voire sexuelle, que l'homme traite de l'homosexualité. Le plaisir de se retrouver "entre hommes", au café ou à l'armée, est en fait un désir et une pratique homosexuelle. Mais le refus de leur homosexualité latente transforme les corps masculins en institutions contre les homosexuels. Etre viril, c'est être actif dans tous les sens du terme : ne pas se laisser aller, ni posséder.

Le masculin est construit socialement autant sur les bénéfices que tirent les hommes de la domination (service domestique, élevage des enfants, soins, service sexuel) que sur la concurrence et la lutte entre hommes noyés dans un discours homophobique. L'homophobie des hommes construit la figure de l'homosexuel, doux, tendre, passif, un être quelque peu efféminé. Les insultes les plus douloureuses pour un homme seront de se faire traiter de "pédé", "d'enculé" Les réactions agressives seront expliquées par "je veux pas me faire baiser, enculer, avoir, mettre". Et nous trouvons, éparses, des affirmations telles que:

"Faut pas me prendre pour un pédé ou un enculé

Se laisser enculer par tout le monde et dire merci

les flics ? des enculés, j'ai des couilles moi

La juge elle essaie de me niquer par derrière"

Autant de phrases maintes fois entendues.

 

Un des effets direct de cet apprentissage de la guerre, de la transformation des plaisirs homosexuels "entre hommes" en concurrence, violences a été peu étudié pour l'instant. Je veux parler de cette aptitude qu'a un homme à apprécier rapidement la dangerosité d'une personne inconnue entrant dans sa proximité. Ainsi dans l'espace public utilisant tout à la fois les apprentissages masculins de l'école, de l'armée son habitude d'occuper "l'extérieur", l'homme juge assez vite si un inconnu représente ou pas un danger pour lui. Il sépare mentalement les apparences normales ou non d'un autre homme. Je suis toujours surpris dans les lieux que j'ai fréquenté à titre professionnel (comme éducateur de rue) ou privé, de voir la capacité immédiate des hommes à se placer corporellement ou psychologiquement de manière appropriée dès qu'une bagarre, une altercation verbale et violente surgit. Entourer de ses bras les protagonistes, se mettre à une distance respectable, calmer l'excitation, offrir un verre à boire pour montrer sa solidarité, s'écarter délicatement, fuir sont des attitudes masculines banales, là où les femmes sont en général paniquées, perdues et ne savent comment se situer.

Cette habitude masculine n'est pas non plus réservée à ceux qui ont fait l'armée. De nombreux objecteurs de conscience, ou insoumis, peuvent reproduire les mêmes. L'apprentissage masculin ne se limite pas à l'armée.

Dans l'espace public, ou privé, cette habitude de "juger" rapidement l'autre, va par rapport aux femmes, se transformer dans une capacité masculine à apprécier rapidement la soumission possible d'une femme rencontrée. Il a appris à identifier les signes de la peur, de l'allégeance, de la révolte, de la menace ou de la soumission.

Un effet direct de la construction sociale du masculin enseigné de différentes manières aux garçons est de se transformer en prédateurs pour les hommes et pour les femmes. Concurrence entre hommes, donc guerre possible, homophobie et domination des femmes sont les produits des mêmes apprentissages sociaux sexués. Des apprentissages où l'autre, au lieu d'être un frère ou une s_ur est d'abord un ennemi avec lequel il faut pactiser, auquel il faut se soumettre, ou qu'il faut dominer.

Dans l'imaginaire masculin, la femme n'existe pas comme sujet. Elle est soit objet à prendre, à consommer, soit_ un autre homme. Et c'est ainsi que des hommes nous parlerent de "femme à couilles" pour décrire des femmes "qui ne se laissent pas faire", ou que d'autres nous décrivent des violences conjugales en expliquant "on s'est pris par la cravate". D'une normalité vestimentaire ordinaire, cet homme n'évoquait nullement des femmes qui adoptent un vêtement masculin. Il signifiait simplement qu'il traitait son épouse comme un homme. Rappelons que pour E. REYNAUD la cravate est ce bout de tissu qui dans un certain nombre de sociétés unit les deux centre symboliques de l'homme : la tête et le sexe.

L'homme pour assurer sa fonction d'homme pourvoyeur d'argent, de sécurité, d'images paternelles doit s'isoler socialement. Il faut sans doute analyser l'alcoolisme, la dépression, le stress comme des maladies masculines, puisque produits de la construction sociale du masculin. Ayant peu de temps d'après lui pour s'occuper des enfants, n'ayant souvent jamais appris à faire la cuisine, le ménage_ non seulement il impose ces tâches à sa femme, mais ne découvre jamais la possibilité d'exprimer ses propres envies, ses goûts, ses couleurs, attendant de son épouse, sa mère qu'elle le guide dans ses choix, le conseille. L'homme est emmuré dans la prison de la virilité masculine.

Si l'homme est une être désemparé, pourquoi ne change-t-il pas ? Un constat auquel m'ont amené mes études est l'hyper-individualisme de chaque homme. Chaque homme est persuadé qu'il est seul dans cette situation. L'expression de sa sensibilité, outre les difficultés dûes à sa cuirasse construite depuis sa naissance, se heurte à sa peur de ne pas apparaître comme un homme, un vrai. Le rire masculin est aussi ressenti telle une menace dans le groupe des hommes. "J'ai peur qu'ils se moquent de moi" disent beaucoup. Ses mythes le persuadent que le prototype de l'homme machiste est le "nec plus ultra" des attentes féminines.

D'autre part, l'aliénation masculine n'est que le pendant des privilèges accordés socialement à tout homme quelle que soit son appartenance sociale. Les remises en cause masculines ont d'ailleurs été une réaction au refus de certaines femmes de continuer à être l'épouse soumise qu'elles auraient dû être. Quand l'équation coût/bénéfice de la domination masculine tend à voir diminuer les bénéfices, les hommes ont vite tendance à sur-évaluer les coûts.

Du machisme à l'enfer : les souffrances de l'homme violent

L'homme violent comme tout homme, nous en avons dressé le profil psychologique, est cet être non-autonome, isolé socialement, incapable d'exprimer avec les hommes et les femmes ses émotions autrement que par la violence.

Mais l'association souffrance et homme violent surprend. Qu'on nous parle de la souffrance de ses victimes cela semble logique, mais quelles souffrances peut manifester une telle personne ? L'intégration du mythe produit des effets contradictoires. D'une part le monstre ne semble pas accessible à la souffrance. De l'autre, dès qu'un homme violent explique à son entourage un peu de sa souffrance réelle, le mythe s'effondre, se transforme en son contraire et apparaissent des énoncés sur les pauvres victimes masculines du système.

Les hommes rencontrés expriment différents types de souffrances :

1) Comme tout homme accédant à l'expression de ses émotions il peut expliquer les conditions sociales imposées au masculin : cadences épuisantes, corps pressé, stressé, mutilé dans de nombreuses machines; il parle de son isolement. Comme tant d'autres, il commence par découvrir "qu'il n'a pas les mots pour le dire". Le vocabulaire appris aux hommes se prête mal à s'épancher sur sa propre vie.

2) Une culpabilité, une honte : effet direct du mythe acceptant une variabilité suivant l'éthique des différents milieux d'appartenance de l'homme, la honte, la culpabilité d'avoir frappé, de ressembler à l'homme du mythe accroissent son isolement social. Non seulement il n'a pas d'ami-e-s, mais en aurait-il, qu'il se sent incapable d'expliquer la réalité sociale conjugale. Ne nous y trompons pas, tous les hommes ne sont pas comme Monsieur B. qui interdit les visites à sa famille, de peur qu'un autre homme ne parte avec sa femme. Beaucoup ne veulent pas lier des rapports d'amitiés dans leur espace domestique, préférant la fréquentation des cafés, des stades, par peur de montrer comment ils sont avec leur famille : de petits tyrans, inquisiteurs, contrôlants, criards,_ à qui les cris de la femme répondent.

3) Peur panique de la solitude, quand son épouse fuit, l'homme violent se retrouve seul. Cet être craque_ nous les voyons arriver au centre d'accueil en piteux état, ils ne mangent plus, dorment mal, croient vivre l'enfer. L'homme ne souffre pas à ce moment-là de sa violence mais des effets de sa violence. Sa situation sociale professionnelle et familiale est construite sur la bicatégorisation du couple. Il exprime un état de fragilité et sera d'ailleurs prêt à ce moment à commencer une réflexion personnelle.

Ainsi, dans de nombreux couples où se vit la violence masculine domestique, c'est l'enfer pour elle et lui.

"Elle veut pas que je sorte elle a peur que j'aille au café"

Quand le cri, la violence sont devenus des éléments appartenant au paysage familial, de nombreuses femmes vont adapter leurs réponses aux normes dominantes : elles crient aussi, sur lui et/ou les enfants. Les hommes expriment de nombreuses souffrances et douleurs. La seule particularité est qu'ils en responsabilisent leur compagne :

" je ne pourrais jamais te faire aussi mal que tu m'as fait mal"

Plus loin, nous examinerons attentivement la symétrie dans les violences, notons d'ores et déjà que ce n'est pas l'expression de la souffrance qui différencie, lorsque les hommes parlent, homme violent et femme battue. D'ailleurs plusieurs hommes ou femmes déclarent simplement "vous savez, c'était l'enfer".

L'exposé, l'enquête, le recueil ou l'écoute de matériaux référant aux violences domestiques est si insupportable que je me suis souvent demandé comment les auteurs les vivaient.

Dans une formation que j'animais pour des travailleurs/euses sociaux/ales, une assistante sociale après avoir "rejoué" les "petites violences" qu'elle faisait subir à ses enfants, m'explique qu'à ce moment là elle ne ressentait rien sur son corps. Elle ne sentait pas qu'elle faisait mal. Elle fit aussitôt le parallèle avec son oubli d'autres douleurs, celles de son accouchement. Insensibilité et oubli de douleurs étaient liés.

Des hommes font eux aussi la même association : insensibilisation aux coups reçus dans l'enfance par des parents, par les petits copains dans la cour d'école, ou dans la rue; création d'un corps dur, fort, ne réagissant plus à la douleur à l'armée_ et indifférence à la souffrance de l'autre. Plus exactement certains font un parallèle entre les coups et l'énergie qui est libérée lorsqu'ils frappent, une sorte de "libération", un trop plein qui se déverse. Le corps de l'homme construit en instrument de guerre a perdu son enveloppe sensible au profit d'une carapace qualifiée de virile.

La souffrance est réelle, elle répond à la fuite possible de leur compagne, elle est sociale et culturelle. Le corps de l'homme est le grand absent des scènes conjugales.

 

Meurtre et suicide

La souffrance des hommes violents a aussi des répercussions inattendues : j'ai été surpris dans les dossiers, les entretiens, de voir sans cesse revenir le suicide :

- Que ce soit dans le Dossier n°4, où après une annonce de rupture faite par l'épouse, l'homme fait une tentative de suicide, ou dans de nombreux autres cas (Dossiers n°5, 10, 13), meurtre, ou tentative de meurtre et suicide sont liés. D'autres, au centre d'accueil de Lyon ont menacé : "Si on ne me les rend pas, j'en ai plus rien à foutre de la vie". En 1987, au Québec sur les 13 prisonniers qui se sont suicidés dans les cellules de la police, sept avaient été arrêtés pour violences conjugales.

Nous avons vu que quelques fois la menace de suicide peut-être considérée comme une nouvelle violence imposée aux partenaires, ainsi l'exemple de cet homme qui, le couteau à la main, menace de se suicider devant sa compagne et ses enfants si jamais elle maintient sa décision de partir. Mais le nombre de tentatives de suicide, de suicides réels nous oblige à considérer cette forme d'autodestruction de manière spécifique.

Il ne s'agit pas toujours d'actes "faits pour lui faire payer", mais effectivement d'un effet de la non-autonomie de l'homme, qui ne peut s'imaginer vivre seul, et pour qui l'âge atteint ou l'isolement social ne permettent pas de penser "refaire sa vie". Quand ils arrivent au centre l' homme est souvent dans un état dépressif et dans les faits adopte déjà une attitude suicidaire :

- conduite automobile sans respect des règles de circulation, n'entretenant plus leur voiture : pneus lisses, des freins en mauvais état

- désinvestissement professionnel avec des "erreurs" qui pourraient s'interpréter comme des fautes graves. Certains puisent dans la caisse, d'autres ne se rendent plus au travail sans même prévenir

Risque homocidaire (meurtre) et suicidaire sont les deux faces parallèles de l'extrémité de la violence. Notons que tous les centres québécois pour hommes violents ont eu à assumer d'une manière ou d'une autre un ou plusieurs suicides réussis. Nous avons vu qu'il en a été de même pour le centre Lyonnais.

 

Synthèse

La figure de l'homme violent, derrière les énoncés du mythe cache la normalité masculine patriarcale et viriarcale : celle du pouvoir domestique, celle de la représentation sociale de la force, du travailleur honnête, bon collègue_ Par l'évolution des rapports sociaux de sexe, par l'interpellation féministe, cette figure se fissure, le mythe évolue. La violence démasquée, apparaissent les excuses psycho-sociales individualisantes. Elles laissent poindre l'aliénation masculine corollaire à la solitude des hommes, du corps absent.

Si le mythe de l'homme violent exorcise, légitime et banalise, il pousse aussi à la honte et au secret. L'homme violent est une figure du masculin au sens où cet homme est défini et constitué socialement en tant que père et mari. Marc CHABOT pouvait écrire "la parole des hommes c'est le silence", je serais tenté de rajouter "la parole des hommes c'est le silence et la violence".

Les conséquences sont loin d'être semblables pour les hommes violents et les femmes qu'ils violentent. Le mythe de l'homme violent est un mythe politique masquant les rapports sociaux de domination en jeu dans le couple ou la famille. La socialisation actuelle de la violence masculine domestique, la judiciarisation exceptionnelle de quelques cas exemplaires, souvent mortels, accréditent le mythe de l'homme violent rare ressemblant à un monstre, un salaud ou un fou. En offrant des explications individualisantes, psychologiques, sur l'homme violent, le mythe occulte pour la femme, sa situation d'être dominée en l'empêchant d'accéder à un statut de sujet ou de se révolter.

Mais dans tous les cas, le mythe de l'homme violent contraint homme et femme au silence et au secret. Il favorise un déni collectif du phénomène y compris dans les sciences sociales. On peut comprendre d'ailleurs, pourquoi les sciences sociales organisées et structurées par des hommes, participent du déni collectif concernant la violence masculine domestique.

L'ensemble des éléments du mythe concourent à dire qu'excepté certains cas rares, l'homme violent n'existe pas.

Si l'homme violent n'existe pas, pourquoi les accueillir, et pourquoi subventionner des associations visant à les accueillir ? Le refus de subventions à RIME, SOS-violences en Privé participent de cette logique : le refus d'entendre, de voir, le déni collectif du phénomène.

La seule perception en cours, y compris pour désigner l'homme violent, est l'énoncé du mythe sur l'enfant battu qui reproduit les mêmes pratiques. N'existeraient dans la société française contemporaine que des femmes battues et des enfants maltraités. La victimisation remplace l'analyse. Car après tout si il y a plusieurs centaines de milliers de femmes battues, ça veut dire qu'il y a plusieurs centaines d'hommes qui les battent. Cette logique arithmétique se heurte avec l'appui du mythe, à nos représentations actuelles.

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Anthropologie et Sociétés

Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang  Paris,
Lierre et Coudrier Éditeur, coll. Écarts, 1991, 332 p.
https://www.erudit.org/fr/revues/as/1992-v16-n3-as791/015246ar/
Daniel Welzer-Lang, sociologue, spécialiste du genre et de la question masculine, est maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail.