Les hommes violents

La femme violentée : victime ou coupable

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Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang

Daniel Welzer-Lang, Lierre et Coudrier éditeur, Paris, 1991 

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La femme violentée : victime ou coupable

5 ème partie

La femme battue est une innocente victime à protéger -ou-elle le cherche, le provoque, ce n'est pas n'importe quelle femme  qui est battue : elles aiment ça

Justine K.:

"[Le lendemain] j'ai dit je ne veux plus te revoir et tout enfin j'étais proche de la crise de nerf crise de larmes je sais plus. J'ai dit : bon je ne veux plus jamais te revoir, je prends mes affaires et je me casse et je ne sais plus exactement comment ça a été dit, mais je sais qu'il a eu une réflexion comme quoi ce qui s'était passé, j'allais en parler et ça lui déplaisait. il a eu une réflexion de ce genre. Et là je lui ai dit : "de toutes façons je n'en parlerai pas". Parce que je me sentais même plus victime. C'était moi la coupable. Et j'avais honte de ce qui m'était arrivé à moi. Je trouve ça très grave, mais j'en avais honte. Et donc pour moi c'était impossible que j'en parle à quiconque. C'est un truc qu'il fallait que je garde, que j'enfonce au plus profond de moi, il fallait que personne en entende parler [_] Bon ça a été l'enfer toute la journée. J'ai été chez Carole une copine. En arrivant je la jouais mine de rien rien ne s'était passé. Et puis j'ai senti le besoin d'écrire et je me suis dit : t'en parle pas à quelqu'un OK mais au moins pose le sur du papier que ça sorte de toi et que ça aille mieux après. Donc j'ai commencé à écrire et bon là_ j'ai craqué : je me suis mise à pleurer [_] Carole était là, elle s'est mise à discuter avec moi, pour savoir ce qui se passait_ et tout. Je crois que j'ai jamais vécu un truc aussi fort. C'est-à-dire que tout d'un coup, c'est sorti. Et ça m'a fait encore plus mal que quand je recevais les coups. parce que c'était la même scène revécue, mais c'est moi qui la racontait [_] mais bon je racontais, j'extériorisais et en même temps, j'avais mal de raconter quelque chose comme ça. Parce que je me sentais toujours aussi coupable. Et en même temps j'avais mal parce que ça m'avait fait mal, et j'étais complètement perdue".

Introduction

Dans les discours concernant la "femme battue", se trouvent bien évidemment des énonciations parallèles à celles que l'on rencontre dans les discours sur les hommes violents. Les propos se répondent les uns aux autres, ils sont interdépendants. Mais nous verrons toutefois qu'à côté de représentations semblables notamment celles concernant l'appartenance sociale, d'autres sont spécifiques. Il n'y a pas réellement symétrie entre les énoncés sur les hommes violents et ceux sur les femmes battues.

Deux catégories de femmes apparaissent dans le discours sur la violence masculine domestique : les femmes victimes et les femmes responsables. Nous allons les examiner tour à tour, elles sont des figures traduisant la perception du féminin. Nous verrons ensuite comment à l'époque actuelle, la "femme battue" est la parabole de la construction sociale du féminin.

Qui sont les femmes battues ?

L'ensemble des éléments que nous allons rapporter ne présente pas une typologie sociologique des femmes violentées même si certains faits concernant la violence sont communs à l'ensemble des femmes rencontrées. Ainsi, on ne peut pas dire que Denise F., "femme d'employé", ancienne pensionnaire d'un foyer pour victimes de violence et Anne B. criminologue présentent dans leur discours sur les violences subies des différences significatives quant à la perception des mythes sur la violence masculine domestique. Par contre, au vu de son appartenance sociale, Anne B. disposant d'une voiture, propriétaire d'un appartement, membre d'un réseau amical dense a bénéficié dans sa fuite d'un support différent de celui dont a pu bénéficier Denise F. à l'époque "mère au foyer".

Qui sont les femmes battues ? De même que pour les hommes violents, on n'en sait rien, on expliquera dans la partie suivante dans quels types de couples la violence masculine domestique est apparemment sans cesse présente. Au vu des conditions d'enquêtes, on peut supposer qu'il y a actuellement sous-représentation dans les chiffres publiés : des femmes d'origine ethnique, des femmes d'origine rurale, des femmes de moins de 20 ans et de celles appartenant aux couches sociales dites favorisées. Il y a chez les femmes que j'ai rencontré des éléments communs. Ceux-ci ne sont pas liés à l'appartenance sociale, mais plus au type de relation engagée dans le couple. On n'épiloguera pas ici sur les chiffres, ils ont été mentionnés dans la partie précédente.

L'élément du mythe qui nous dit "ce n'est pas n'importe quelle femme qui _" focalise le risque de violence sur l'appartenance sociale, et de ce fait cache ce en quoi la violence masculine domestique est liée non aux différentes couches sociales, mais aux rapports de domination/soumission en oeuvre dans les rapports hommes/femmes. Si le phénomène de la femme battue ou femme violentée est transversal à l'ensemble des catégories socio-professionnelles, ce que ne cessent de crier des femmes féministes depuis plus de 10 ans en France, et ce que j'ai pu vérifier au cours de cette recherche, et si malgré tout, nous continuons à penser que ces pratiques sont limitées à quelques couches sociales, nous devons nous interroger sur le sens que prend la prégnance de cet élément du mythe.

Nous avons vu que les hommes violents n'étaient ni exclusivement des hommes appartenant aux couches populaires, ni exclusivement des alcooliques, ni même qu'on pouvait expliquer leur violence par un passé d'enfant battu.

Nous retrouvons à propos des femmes les énoncés similaires :

- la femme battue appartient au milieu populaire

- elle a un mari alcoolique

- c'est une ancienne enfant battue ou elle a vu son père frapper sa mère.

Nous ne reprendrons pas ici la discussion de ces éléments. Le déterminisme social qu'ils décrivent permet aux énonciatrices de s'extérioriser des scènes et des pratiques qu'elles décrivent. La femme battue : c'est l'autre. Toutefois quelques énoncés concernent plus spécifiquement les femmes que les hommes :

"Dans le milieu maghrébin c'est pire, t'as qu'à aller en Algérie_".

Outre les connotations racistes que contiennent de semblables a priori , qui peut valablement affirmer de telles vérités alors que la situation en France est méconnue ? L'effet pour les femmes qui nous ont rapporté ces paroles, est chaque fois d'accepter son propre sort de femme, soumise de manière plus ou moins importante à un homme, en le comparant non à la situation d'une femme libre de domination, mais à toutes les femmes pour qui l'oppression semble être supérieure.

La femme battue est une pauvre victime : le processus de victimisation

Les propos qui caractérisent le sort des victimes, la dramatisation qu'en font certains hommes ou certaines femmes sont concomitant-e-s avec l'énoncé qui sous-tend la description du monstre. Mais il n'ont pas exactement la même nature que ce dernier, car le concept de "femme battue", je vais l'expliquer, est une création sociale issue des luttes militantes.

La construction sociale des énoncés sur la femme battue

"Pourquoi moi, me dit-elle en riant je ne suis vraiment pas une femme battue"

Les images associées a ce concept sont des obstacles objectifs à la compréhension par les femmes interviewées des violences qui leur sont faites. La perception des "femmes battues", devient souvent un frein supplémentaire qui maintient leur isolement.

Denise F., après avoir subi de multiples violences de son mari, se trouve menacée de mort :

"J'ai cherché SOS Femmes, je suis tombée sur le truc de Villeurbanne je leur ai téléphoné je leur ai dit bon, voilà il faut que je parte de chez moi, il faut que vous m'aidiez alors elles m'ont demandé si j'avais été battue. j'ai dit  non parce que dans ma tête, je ne pouvais pas et je ne peux toujours pas m'assimiler aux femmes qui j'ai vraiment pas l'impression, comme je te le disais c'est une erreur de parcours".

L'énoncé "femme battue", à l'heure actuelle, appartient de plein droit au mythe de la violence masculine domestique. Il est parallèle à celui qui vise à expliquer : "ce n'est pas n'importe qu'elle femme qui", à ceux qui limitent la localisation sociale du phénomène (comme l'appartenance aux classes populaires) et aux représentations décrivant l'homme violent comme un monstre. Ceci ne signifie pas bien évidement qu'il n'y a pas de "femmes battues" -certaines le sont à mort-, mais renforce l'idée que le concept est limitatif et restrictif de la réalité des femmes violentées.

 

Historique du concept

La préoccupation d'accueillir les femmes ne date pas du féminisme. Ainsi, à Paris, dès I920, l'"Oeuvre des Gares" héberge des jeunes filles venant des campagnes pour éviter qu'elles soient sous la dépendance d'un proxénète. Protection de la morale et respect des valeurs traditionnelles, les associations qui s'occupent des femmes ont une orientation qui rappellent les ligues philanthropiques du 19ème siècle. Rarement ces structures abordaient en tant que telle la violence faite aux femmes.

Si les violences que vivaient les femmes ont pu être quelques fois dénoncées, quant on interroge d'anciennes militantes sur la première partie du XX ème sciècle, elles montrent toutes que l'inégalité des sexes était telle que, pour ces pionnières du féminisme, le droit au travail, aux études, le droit de vote, à la contraception étaient des thèmes prioritaires.

Après les événements de I968, la ré-apparition du féminisme, la création du Mouvement de Libération des Femmes en France, la Ligue du Droit des femmes (fondée en Mars 1974 à Paris sous la présidence de Simone de Beauvoir) crée, en I975 l'association "SOS femmes alternatives" qui ouvre à Paris une permanence d'accueil "SOS femmes battues". Celle-ci sera par la suite à l'origine du centre Flora Tristan, premier refuge subventionné pour "femmes battues" en France, ouvert en Mars 1978 à Clichy (Hauts de Seine). Depuis, plusieurs dizaines de centres pour "femmes battues" , "femmes en difficultés", "femmes avec enfants" ont vu le jour. Certains sont les produits directs du mouvement féministe, d'autres des institutions créées par le travail social pour répondre aux demandes des femmes. La diversité des structures, de leurs conceptions, traduit la pluralité d'opinions au sein du mouvement féministe et des conditions de création de ces centres. Si certains foyers revendiquent la libération des femmes, d'autres ne favorisent nullement un discours et une pratique permettant la prise d'autonomie des femmes qualifiées d'"usagères", encore moins une critique des rapports sociaux de domination.

Le mouvement qui voit se développer en France des structures spécifiques pour les femmes violentées n'est en rien une particularité hexagonale. A l'étranger, dans l'ensemble des pays industrialisés, le phénomène est commun.

La "femme battue" est un produit historique issu du féminisme et des premières luttes essayant d'informer l'opinion publique sur la gravité du phénomène. Informer, dénoncer, passe par une intervention médiatique. Les supports sont divers : conférences, meetings, journaux, livres, radio, télévision, mais la manière de diffuser un tel message, de sensibiliser l'opinion est relativement toujours la même.

Les premières images de femmes battues que le féminisme a pu faire diffuser étaient des témoignages pathétiques où la violence prenait des formes extrêmes. Ces actions participaient d'un désir de crédibilité (y compris face aux femmes), d'efficacité, mais aussi d'un cri de révolte contre les situations que vivaient certaines femmes. Il fallait à tout prix intervenir, permettre aux femmes de quitter les situations extrêmes que vivaient certaines, trouver des financements pour les foyers en création. La charge symbolique des représentations corporelles et des blessures physiques ont eu, semble-t-il, un impact considérable. De manière contradictoire, l'évocation de scènes où la violence et ses conséquences sont extrêmes ont favorisé les mythes sur l'exceptionnalité de ce type de pratiques. Les représentations que nous essayons aujourd'hui de déconstruire ont souvent d'abord été vécues et/ou forgées par les mêmes militant-e-s ou chercheur-e-s qui 10 ans après en expliquent la non-pertinence ou tout du moins l'exceptionalité à côté de l'ensembles des autres violences ordinaires et quotidiennes. A la lecture des témoignages, l'association entre d'un côté le monstre et de l'autre la femme-battue, victime-innocente -à-protéger, survient immédiatement.

Le concept de "femme battue" est une construction sociale historiquement datée. Produit de la découverte de l'horreur par des femmes, mot-image des premières dénonciations, il a été réapproprié par une société qui bien vite, pour se protéger l'a emblématisé comme une figure individuelle, sans rapport avec les conditions sociales qui expliquent l'émergence des violences masculines domestiques.

 

De la "femme battue" à la victimologie

Qui oserait prétendre que la femme battue n'est pas une victime : victime de son mari, de son père, de la société machiste. Les représentations des rapports sociaux se cachent quelques fois derrière des subtilités de langage.

La question à poser serait plutôt la suivante : les femmes battues sont-elles victimisées parce qu'elles sont battues, ou parce qu'elles sont femmes ? N'avons-nous pas dans notre système social une attitude visant de manière permanente à victimiser les femmes, donc à les protéger comme des êtres inférieurs incapables de se défendre elles-mêmes, ou de se prendre en charge ? On se contentera ici de poser la question, pour traiter à la fin de la partie de la construction sociale du féminin.

Dans les centres d'hébergement, nous l'avons expliqué, se dessinent deux types de structures : celles produites par le féminisme et les autres, gérées par des oeuvres caritatives diverses. De nombreuses institutions du travail social font de la victimologie, de l'assistance sans que cela ne pose aucun problème ni aux gestionnaires, ni aux équipes éducatives. Reprenant les énoncés du mythe de la violence masculine domestique, elles hébergent, secourent, aident les femmes esseulées issues en général des couches populaires, en niant une quelconque spécificité aux qualificatifs de femme et de violence. "On aide les pauvres". C'est ainsi que dans certaines structures la femme est totalement assistée : les éducatrices, à la place des femmes, passent les annonces pour trouver du travail, accompagnent la femme à l'ANPE, à l'ASSEDIC. Dans d'autres, un effort est mis sur la participation de la femme à l'ensemble des démarches la concernant, le temps que celle-ci retrouve des éléments d'autonomie. Le développement de la solidarité entre femmes y contribue.

Les autres centres issus peu ou prou du féminisme revendiquent au contraire une réflexion globale sur les causes sociales qui aboutissent à ce que des femmes deviennent des femmes violentées et soient obligées de demander aide et assistance.

Naturellement, quoiqu'on aimerait trouver une représentation du social parfaitement typifiée, les deux catégories décrites ne le sont qu'à titre indicatif. En réalité une forme de continuum existe entre tous les établissements, plus ou moins féministes, plus ou moins institutionnels, plus ou moins protecteurs des femmes.

Pour expliquer les rapports entre l'accueil des femmes violentées et la victimologie, nous allons développer les constats que nous avons pu faire dans cette recherche, constats qui réfèrent directement au mythe de la femme battue.

La demande

Nous le développerons par la suite, quand la femme se fait accueillir, bien souvent elle demande d'abord de l'aide pour ses enfants. Elle-même dans son propre discours reproduit les positions assignées à la mère, la division féminin/enfant et victimise ses enfants. Couramment la femme violentée, violente avec ses enfants, adopte pour décrire sa situation familiale les critères, les valeurs qu' offre la société civile dans le cadre de la protection de la jeunesse. Elle ne se situe pas en égale avec la professionnelle chargée de l'accueil, mais se donne à voir comme une victime à plaindre et à prendre en charge. La spécialisation de certains établissements contribue à la faire passer d'une prise en charge maritale qu'elle désigne comme défaillante à la dépendance à l'établissement.

On ne peut, comme tendent à le dire certain-e-s, opposer les spécialistes aux professionnelles, les bénévoles féministes aux travailleurs sociaux; chaque établissement voulant abolir la victimologie adapte des stratégies professionnelles permettant à la femme de comprendre :

-qu'elle n'est pas seule à vivre des violences

-que les causes de la violence sont d'abord sociales et culturelles

-qu'elle doit, quelles que soient les différentes contraintes matérielles, psychologiques, (re)devenir sujet de sa propre histoire.

La barrière créée par le/la spécialiste avec un discours, une pratique, un uniforme; ainsi que la séparation dans les discours du/de la spécialiste entre vie privée/vie publique, ne peuvent en s'inscrivant dans les divisions sociales et sexuées existantes, qu'accroître la victimisation des femmes.

L'accueil : la mise en scène accueillante/femme

Quel-le-s que soient les volontés et les désirs politiques de l'institution et/ou de l'intervenante, la femme venant chercher refuge fuit souvent une menace de mort, une tentative de meurtre ou une situation où elle a atteint "l'intolérable". Ce n'est jamais de gaieté de c_ur qu'elle quitte mari, appartement, voisinage, et quelque fois travail, réseau amical commun au couple. Elle a besoin de support.

Beaucoup de femmes profitent de l'absence du mari (voyage professionnel, déplacements divers,_) pour fuir. Consciemment ou non, la femme a tendance à calquer son discours sur ce qu'elle pense être un discours légitime de "femme battue". Elle se rend vite compte que si l'hébergement, la protection de la "femme battue" est un droit, ce droit est à conquérir en convainquant les intervenantes qu'elle appartient bien à la catégorie des femmes accueillies dans cette institution. Comment expliquer la tension insupportable, décrire les violences sexuelles "ordinaires", dire l'innommable ? Non seulement la honte, la culpabilité d'avoir supporté trop longtemps cette situation interviennent, mais surtout la femme "violentée" n'a souvent guère qu'une définition restrictive et victimologique de la violence masculine domestique

"Mon mec je l'aime tu comprends, et malgré tout je continue à l'aimer. Ça je pouvais pas lui dire à cette femme".

Le mythe de la femme battue influe complètement sur ses représentations et son discours. Certain-e-s intervenant-e-s, par respect pour la femme, évitent d'ailleurs des questions embarrassantes. L'accueil de la femme violentée fait intervenir dans l'analyse l'ensemble des faux-semblants, des parades, des stratégies de présentation de soi qu'a pu expliquer GOFFMAN.

 

L'homme absent

Dans certains foyers d'hébergement, l'homme, le mari, le père est doublement absent. Physiquement par nécessité d'obtenir une protection pour les femmes, mais aussi absent de l'ensemble des discours concernant la vie de la femme. Certains centres ont d'ailleurs depuis quelques années, pour pallier à ceci, recruté des travailleurs sociaux mâles pour s'occuper des enfants, améliorer le contact avec les pères

L'absence de l'homme est complexe. D'une part elle permet à la femme de pouvoir commencer à se penser autonome, ne plus vivre avec la peur -ou la terreur- quotidienne. Mais d'autre part, l'absence symbolique de l'homme peut nuire, pour la femme, à la compréhension des causes de la violence. Penser que l'aide à l'hébergement, à trouver un travail, à résoudre les difficultés juridiques d'un divorce_ suffit, nuit au fait que les femmes puissent comprendre qu'une relation quotidienne en position de femme soumise et "entretenue"_  favorise chez elle l'acceptation de la violence. Dans certains centres, nous ont dit des femmes, les seules discussions concernant les hommes, sont à l'occasion des débats sur le centre d'accueil pour homme violent. La femme hébergée se retrouve seule pour essayer de comprendre sa relation au mari, qui bien souvent est encore en cours. C'est ainsi que l'une d'elle explique :

"Ce mec qui me protège, j'en ai besoin. Tirer des bénéfices du fait que les hommes ne se laissent pas aller ça me convient tout à fait et en plus j'en ai besoin".

Hébergée par peur de la mort (la sienne, mais surtout de celle de ses enfants), durant son accueil au refuge, elle n'aura aucune discussion avec les intervenantes sur ce qu'elle vit par rapport à cet homme. Or, en dehors des moments de violence, elle l'aime et continue de l'aimer. Deux ans après l'interview, après plusieurs séparations successives, elle continue d'ailleurs à vivre avec lui.

L'absence de l'homme favorise l'entretien des mythes concernant la violence masculine domestique, et la position de "victime" adoptée par la femme. Les figures de la "pauvre femme-victime-à protéger" et de "l'homme violent-monstre" se répondent l'une à l'autre. Il est d'autant plus tentant pour chaque victime d'invoquer l'image du monstre puisqu'il n'y a pas de débats sur les conditions matérielles et psychologiques de la vie conjugale. Cette position isole la femme et la renvoie à une gestion individuelle de sa relation à un homme.

Les effets pervers de l'intervention sociale

Actuellement, dans le discours des femmes victimes de violence il n'y a que deux alternatives réciproquement exclusives : partir et être accueillie ou rester et ne profiter d'aucune aide. La situation actuelle est la conséquence directe des conditions historiques et sociales de création des refuges, de leur manque de crédits, de personnel et/ou des difficultés à intégrer le fonctionnement des femmes violentées.

De plus en plus de femmes découvrent qu'il existe potentiellement des alternatives aux coups, que la situation de femme battue, isolée et esseulée n'est pas inéluctable_ Or ces femmes voudraient, pour certaines, tout à la fois, pouvoir profiter de conseils, d'aide,_ et rester chez elle. A l'heure actuelle, à notre connaissance, rien ne leur est proposé. Accepter l'hypothèse que la violence est le langage/outil de la relation conjugale suppose, si l'on désire son éradication, de transformer pour l'un-e et l'autre les conditions sociales du rapport social. Lors de l'accueil de Brice L., nous avons été confronté au problème suivant : lui, dans les entretiens évoluait, arrivait à comprendre le comment de ses montées de violence. Il recommençait à imaginer pour son couple et la femme qu'il aimait des alternatives de fonctionnement. Or Monique B., sa compagne, celle qui l'avait aidé à venir à RIME, se retrouvait seule. Il n'avait d'autre alternative pour lui expliquer son évolution que de nous demander les K7 enregistrées des entretiens.

Dans d'autres cas, il faudrait qu'il existe une structure permettant à la femme victime de violence de parler avec d'autres femmes. De nombreuses femmes témoignant pour l'équipe de recherche de RIME, auraient aimé briser leur isolement et participer à une structure leur permettant de comprendre la violence masculine domestique. Le secret sur les violences subies, l'individualisation de chaque femme, sont a priori des obstacles insurmontables pour qu'elles puissent, seules, se regrouper. En général, et c'est particulièrement visible chez des femmes ayant des moyens d'existence indépendants de leur compagnon, chez des intellectuelles, les commerçantes_ le besoin ne se situe pas en terme d'assistance ni de prise en charge totale, mais d'aide ponctuelle pour faire le point, poser des questions, nouer de nouvelles solidarités féminines_

De nombreux-euses chercheur-e-s préoccupé-e-s par les violences domestiques s'accordent à dire que les foyers pour femmes violentées sont actuellement à la croisée des chemins. Après dix ans de luttes incessantes pour faire reconnaître le phénomène social, de multiples débats traversent aujourd'hui les professionnel-le-s de la violence conjugale. Ainsi Erin PIZZEY, co-fondatrice du premier refuge de CHISWICK en Grande-Bretagne (1971) à l'occasion d'un débat "sur les femmes prédisposées à la violence" termine un courrier au bulletin Vis-à-Vis par ces mots :

"En tant que fondatrice du mouvement des maisons d'hébergement, c'est avec une immense tristesse que j'ai vu mon propre mouvement tomber entre les mains de radicaux politiques qui se préoccupent beaucoup plus d'idées politiques révolutionnaires que des femmes et des enfants desquels on prétend s'occuper".

Linda MAC LEOD, auteure de deux rapports concernant les femmes battues au Canada, écrit au journal Transition en Septembre 1988 un important article qui démontre que les mythes de la violence masculine domestique peuvent dans bien des cas se retourner_ contre les femmes violentées . Elle critique pèle mêle : l'industrie des femmes battues et les conséquences de la judiciairisation actuelle de la violence conjugale, aboutissant -contre l'avis des femmes- à emprisonner leurs conjoints.

 

Le malheur

"L'évocation du malheur peut structurer le pouvoir", telle est l'hypothèse que j'aimerais aborder rapidement. On prendra deux niveaux d'analyse : celui des acteurs-trices et celui des structures.

En terme d'acteur/trice:

Me déclarer battu-e, opprimé-e, mais plus largement malade, triste ou malheureux_ dans une société où le premier signe rituel de rencontre est "ça va ?", c'est me déclarer différent, ponctuellement ou pas.

"Non, ça va pas" signifie : "je suis autre que toi/vous, que les autres", et je me situe en diffraction de la norme ambiante qui voudrait que rituellement chacun-e réponde positivement à la question préliminaire. Me proclamer différent tisse un échange, une toile d'interaction dans laquelle je deviens par la simple déclaration de dégradation, le centre. Si je suis différent de toi, de l'autre, j'ai donc à m'expliquer, à donner une parole expliquant le malheur.

Me déclarer malheureux signifie me mettre en situation de pouvoir face à l'interlocuteur-trice. D'ailleurs le souci de ne pas se distinguer, de ne pas devenir le centre des préoccupations va aussi jouer à l'inverse. Ne voyons nous pas nombre de nos efforts passés à faire reconnaître à l'autre sa situation de victime, d'opprimé-e_ Quand le malheur est intériorisé par l'individu, le pouvoir qu'il/elle tire de son évocation est souvent d'un maigre support. Nous connaissons tous des personnes structurées sur le malheur. Dans la difficulté des échanges, l'évocation, l'intériorisation du malheur sont devenues des stratégies de présentation de soi.

Souvent dans un subtil mélange de morale et de rapports sociaux, l'exposé de la violence masculine domestique suscite d'abord des sentiments moraux, plus qu'une analyse des conditions sociales.

Autrement dit :

violence --> souffrance --> malheur

violence --> analyse de la domination --> révolte --> lutte

sont deux chaînes syntagmatiques, deux chaînes de sens différents, que l'on a tendance à mêler.

Le malheur lié à la violence peut renvoyer à l'indignation morale, et se limiter à cela. C'est ainsi que l'on a pu depuis 10 ans, en France, accueillir les victimes de la violence masculine domestique, sans même penser à s'occuper des auteurs de cette violence. La morale était sauve. Personne ne pouvait dire que la société libérale et moderne laissait battre les femmes. A partir de cette acceptation de la situation de "mal-heureuse", de femme "à plaindre", permettant l'accueil, la fuite, des femmes ont su vite calquer leur discours sur le malheur ambiant, quitte à réserver à d'autres leurs questions, leurs doutes et/ou leurs affirmations d'amour.

En terme de structures

Nous allons dans les structures retrouver les deux chaînes de sens

-celles appelant contre la violence masculine domestique à la lutte contre le pouvoir : pouvoir des hommes, des mari et/ou aux transformations sociales.

- celles structurant leurs relations à la société civile par l'évocation du malheur des clientes accueillies.

L' appel à la pitié, à l'aide, ou à la solidarité de groupe ou de classe produit des effets divergents. La tentation est forte pour l'Etat de favoriser les discours ne mettant nullement en cause les pouvoirs à partir desquels il est constitué, de favoriser les structures d'assistance, qui par l'évocation du malheur, font en quelque sorte actes d'allégeance au pouvoir.

 

Les professionnel/lle-s du malheur

Quand je parle de professionnel/lles du malheur, je pense à tous-toutes les professionnel-le-s sans rapport avec le mouvement social qui a permis que se crée des structures permettant que soit dévoilée publiquement la question des violences domestiques, ceux et celles que nous avons déjà aperçus dans les pages précédentes, ceux et celles qui dans le travail social, dans les thérapies, le marketing_ s'autoproclament spécialistes de malheur. Le marché est grandiose, le gâteau particulièrement garni_ on comprend leur volonté à maintenir -de manière consciente ou non- les rapports sociaux dont ils/elles tirent leur existence. Victimologues, conseillers-euses en résignation, chroniqueurs-euses des catastrophes quotidiennes, exorcistes de la douleur, pourfendeurs-euses de morale, d'hygiénisme_, les fonctions sont nombreuses. Leur dénominateur commun est la vision victimologique, souvent a-sociale, a-historique des rapports sociaux.

Les débats sur l'avenir de la violence masculine domestique ont, de mon avis, largement sous-évalué leur importance. Entre les ex-militant-e-s et les victimologues, de nombreux-euses travaileurs-euses sociaux-ales débattent aujourd'hui pour définir de nouvelles voies d'interventions sociales.

Des acquis continuellement mis en cause

Mais la situation des structures pour femmes violentées est surtout difficile à l'heure actuelle du fait de l'éternelle remise en cause de leur existence, et de la menace d'un arrêt de subvention.

En tant qu'elles sont une trace de la domination masculine, elles font mauvaise impression dans le climat consensuel actuel. L'accroissement de la population accueillie, le peu de recherches sur la violence masculine domestique, ne permettant pas toujours de comprendre les attitudes des femmes violentées (par exemple ces aller-retours foyer-domicile). Les attaques permanentes contre les responsables qui les animent, la volonté de certain-e-s de vouloir confondre celles qui dénoncent un phénomène et le phénomène lui-même, font ainsi porter au féminisme la responsabilité de la violence. En outre, l'usure des militantes qui depuis plus de dix ans pour certaines n'arrêtent pas de parcourir la France pour expliquer le sens social et politique de la violence masculine domestique est un des éléments qui ajouté aux autres expliquent actuellement que ces structures se trouvent à la croisée des chemins.

 

La femme est responsable de la violence

La figure de l'oie blanche, femme victime irresponsable renvoie à l'appréciation globale victimologique des femmes. Ni les femmes violentées, ni les hommes violents ne se reconnaissent facilement dans l'asservissement que proposent ces métaphores du social. L'effet du mythe est radical autant pour les femmes que pour les hommes : puisque ce n'est pas une pauvre victime innocente ce n'est pas vraiment une femme battue, ou alors elle est responsable.

De la même façon, cette énonciation commune s'analyse différemment en fonction du genre du locuteur ou de la locutrice, de la place dont il/elle parle et des  conditions où elle est formulée.

Pierre T.:"Elle m'agresse continuellement, alors que veux-tu ?"

 

Le discours des hommes

Dans le discours des hommes, l'invocation de la responsabilité des femmes violentées est multiple. Certains, nous l'avons vu, expliquent : "c'est grâce à ma femme que je suis heureux_ c'est à cause d'elle que je suis malheureux" traduisant comment ils ont besoin, eux êtres non-autonomes, d'une maman ou d'une servante pour répondre à l'ensemble de leurs désirs. La "femme responsable" est le pendant de "l'homme irresponsable".

D'autres signifient que les femmes provoquent la violence des hommes consciemment ou inconsciemment. Quand l'homme utilise cet argument de la provocation des femmes, il transforme un désir d'échange, une volonté d'affirmer une position individuelle en une attitude hostile, une agression contre lui. Toute remise en cause ou essai de partage du pouvoir masculin, à des degrés divers, variant en fonction des hommes et des couples, se transforme pour cet homme en provocation à la violence. C'est ainsi, et nous l'avons partiellement entrevu, que certains hommes violents considèrent le silence comme une forme inacceptable de violences féminines.

Excepté quelques cas, notamment ceux où l'homme est battu par sa femme, dans la plupart des autres situations décrites pendant cette recherche, l'homme ne peut se projeter que comme un dominant. Tapera/tapera pas, il a le choix des armes et des outils de négociation. Qu'il tape ou pas, il a en dominant à gérer individuellement le pouvoir conféré à l'ensemble des membres de son groupe de sexe. Accuser la femme d'être responsable de cette violence, c'est lui reprocher de ne pas avoir intégré les rapports dominant-dominé, ou de vouloir s'y insoumettre. "Puisqu'elle sait que je réagis ainsi, si elle se tait, elle est responsable de ma violence" explique Simon T.

Non seulement la femme a du mal (dans tous les sens du terme) à trouver une place sociale d'épouse en respectant des injonctions contradictoires, mais toute forme de résistance est considérée par l'homme comme un appel de celle-ci à la violence. On voit ici comment la partition en catégories sociales où l'homme est éduqué en dominant et la femme en dominée, aboutit petit à petit à la destruction psychique du sujet féminin sexué.

La seule réponse à un conflit, à une discussion émanant de quelqu'une -considérée comme inférieure- ou plus faible- ou immature_ c'est l'appris du père (la violence), et l'homme peut en sortir rassuré puisqu'il est persuadé d'avoir répondu à la provocation. En somme, toute velléité d'une femme de s'affirmer différemment que le désir masculin, représente pour le dominant une provocation contre son pouvoir et peut légitimer sa colère et/ou sa violence. La volonté des femmes de vouloir parler, d'exprimer leurs opinions se trouve symboliquement être ressentie par les hommes violents comme une atteinte à leur virilité. L'appris masculin amalgame virilité et pouvoir.

 

Dans le discours des femmes

Dans le discours des femmes, la responsabilité des femmes violentées se conjugue à tous les temps : présent, passé, futur, et à toutes les formes du féminin "Je suis responsable, nous sommes responsables, elles sont responsables"

Christine D. :"Elle peut très bien changer si elle veut, si elle reste, elle est entièrement responsable des coups qu'elle prend".

Denise F.:" Je suis chiante, je suis une femme pas facile à vivre, je remue sans arrêt_"

Clara D. :"J'ai eu un comportement qui a attiré ça, c'est sûr_"

Valérie T. :"On m'a toujours dit : n'est femme battue que celle qui le veut bien, alors logiquement quand c'est arrivé, j'ai pensé que j'étais responsable".

Dans le discours deux éléments se trouvent amalgamés : la violence masculine et la soumission que la femme accepte. Peut-on dire que les noirs d'Afrique du Sud sont responsables de l'Apartheid ? Que les jeunes des ghettos de Soweto sont responsables des violences policières ?

Brigitte S. parle de cette perception d'une responsabilité :

"J'étais tout à fait responsable, pas de sa violence, mais c'est con à dire, elle m'arrangeait. Si je suis partie, c'est que ça m'arrangeait plus [ l'autorité d'un homme, ça m'arrange [rires] ça me rassure, oui sentir des structures, ça me rassure"

Sa vision diffère du mythe. Quand elle évoque les violences qu'elle a subies pendant plusieurs années, elle intègre aussi les bénéfices secondaires, la sécurisation qu'elle tirait de la violence.

Si les femmes battues diffèrent du mythe des victimes innocentes, elles ne sont pas non plus l'image des super-women capables de prendre leur indépendance, gagner leur vie décemment, élever des enfants. Faut-il faire porter une responsabilité aux dominées sur le fait qu'elles subissent la domination ?

Le mouvement féministe a tout fait pour que les femmes apprennent à dire "je", à exister comme sujets sociaux sexués. Dire que la femme est responsable de sa vie, est tout à la fois une maxime qui semble dans un état de droit logique, et en même temps une formule revendicatrice. Etre entièrement responsable de ses actions, de sa vie, de ses désirs, nécessite une lutte individuelle et/ou collective contre les pratiques et les représentations de la domination. En refusant la violence maritale, le pouvoir paternel, la femme s'autonomise. Il s'agit d'une dynamique sociale qui se heurte de plein fouet :

- aux désirs masculins de conserver le pouvoir économique, politique, culturel, public et privé;

- aux représentations ancrées dans l'imaginaire social, affectif et culturel des femmes construites depuis des siècles par le patriarcat et le viriarcat.

Dans ma recherche sur les discours féminins j'ai essayé de synthétiser les représentations présentes dans l'imaginaire social des femmes qui sont concomitantes au mythe sur la violence masculine domestique. Quels sont les obstacles à leur prise d'autonomie qui les poussent à s'auto-proclamer responsables des violences subies ? Nous parlerons ainsi de syndromes.

 

Le poids des modèles:

Le syndrome de la mère

La figure de la mère, parallèle à celle de l'homme guerrier est omniprésente dans les constructions sociales des catégories de sexe.

La femme prend en charge le mari, les enfants, dans certains cas les ascendants -les siens ou ceux de son conjoint. Elle organise la quotidienneté dans son ensemble et se sent responsable de la bonne marche de la maisonnée. Elle va se comporter avec son compagnon comme avec un enfant. La femme est assignée au rôle de mère et en occupant toute la place accordée aux mères, elle perd petit à petit son identité de femme autonome.

La syndrome de la mère est un élément de culpabilisation des femmes.

Le syndrome de l'assistante sociale

Toutes les femmes ne sont pas mères, mais toutes veulent aider les hommes, les conseiller. La femme est dévouée individuellement à son mari ou conjoint, mais aussi collectivement à l'ensemble des autres hommes. On lui a forgé une représentation de femme "qui assure". Souvent des femmes nous expliquent que d'ailleurs en dernière analyse, elles sont plus fortes que les hommes si fragiles mais qui ne veulent pas le reconnaître.

Qu'elles soient assistantes sociales, infirmières, religieuses, prostituées, les femmes prennent en charge les problèmes des autres. J'en ai donné certains exemples, j'y ajouterai celui-ci : en Juillet I989, je faisais une conférence pour le R.A.J - Réseau Alternative Jeunesse. Quelle ne fut pas ma surprise d'entendre une jeune militante expliquer que "vraiment on était dur avec les hommes violents. Peut-être que ce que vous expliquez est vrai, mais il faut tout de même les comprendre. C'est pas facile d'être un homme en 1989". Que répondre ? Jamais, un homme violent, avec qui nous expliquons nos analyses de la violence masculine domestique ne déclare des choses semblables ; aucun homme n'en appelle à la charité pour la condition masculine.

Les syndromes de la mère et de l'assistante sociale constituent des contraintes mentales permanentes pour empêcher la femme de se vivre sujet de son histoire à elle. Nous pourrions parler de pollution mentale permettant dans les représentations dites féminines, l'émergence et la diffusion de l'énoncé du mythe sur les femmes responsables de la violence subie.

D'autres femmes, et nous le verrons par la suite, décrivent leurs pratiques d'aide sous le couvert de l'amour.

L'énoncé, ou plutôt les énoncés divers du mythe sur la "femme responsable" n'ont pas une causalité unique. Au contraire, ils sont une combinatoire de représentations et de pratiques sociales s'originant autant dans la volonté de certaines femmes de s'extraire individuellement des rapports sociaux de sexe et de ses stéréotypes -quitte à nier son appartenance au groupe féminin- que dans une réponse au simplisme des énoncés individuels concernant les acteurs/actrices de la violence masculine domestique. En tous cas, ils déresponsabilisent les hommes individuellement et collectivement des violences qu'ils font subir aux femmes.

Parcours d'une femme violentée:

Se décentrer de la double représentation femme victime/femme responsable, vouloir comprendre les violences domestiques, nécessite de réfléchir aux relations qu'entretiennent les rapports sociaux et la violence. Nous regarderons rapidement les itinéraires que décrivent les femmes violentées.

 

La mise en couple

Chez les femmes violentées rencontrées, si certaines sont passées d'un domicile masculin à un autre, du père au mari, quelques unes ont, pour faire des études, par mobilité géographique, utilisé un temps un domicile personnel. D'autres ont, seules, effectué un grand voyage à travers le monde_ Il n'y a pas de schéma unique de mise en couple. Par contre toutes ont recherché l'Amour. Il est associé dans le langage des femmes au mythe du Prince Charmant : il existe sûrement quelque part un homme qui pourra les choyer, les protéger, leur apporter amour et affection_ Le futur père de leurs enfants, en fonction des femmes, reprend tout ou une partie des stéréotypes masculins, mais il existe. Comment en serait-il autrement, l'ensemble de la littérature romanesque, des romans-photos à Harlequin en passant par Marguerite DURAS, de manière il est vrai très différente, propose aux femmes des représentations modernes de contes de fées entendus pendant l'enfance.

L'amour naissant est le moment où les femmes, même les plus conscientisées se laissent aller le plus facilement aux compromis. Certaines expliquent plusieurs années après, qu'elles s'étaient promises de continuer leurs études, de travailler, d'être libres, égales à leur conjoint_ "mais ce jour-là j'ai craqué_ que veux-tu, il était super, s'occupait de tout_ un vrai homme quoi".

Après la mise en couple et la période euphorique où l'amour peut ressembler à celui décrit dans les romans-photos, où l'homme fait attention à son amie, bien souvent, la venue d'enfants modifie le rapport social entre les époux. Ce qui surprend le chercheur à l'écoute des hommes et des femmes, c'est autant la manière dont les hommes expliquent leur stratégie consciente de conquête, que le fait de voir une accumulation de scènes à peu près identiques racontées par chaque femme comme autant d'événements particuliers dûs à leur personnalité.

Le premier coup

Sans doute, rapidement avant le premier coup identifié par la femme, un ensemble d'autres violences sont déjà en cours : violence économique, contrôle masculin des dépenses; violence sexuelle par une jalousie asymétrique, quand ce n'est pas un viol conjugal vécu dès la première relation sexuelle; violence culturelle et verbale où l'homme impose ses représentations du monde_

L'identification du premier incident pose en lui-même problème. Le premier épisode de violence physique où le marquage du corps apparaît, est souvent nié comme tel. Les femmes trouvent une excuse pour le comprendre, l'admettre ou pour refuser d'entendre qu'elles viennent d'être frappées.

Certaines citent "une poussée" dont elles ne savent toujours pas quelques années plus tard si il faut y voir le premier coup ou non.

Perrine Z.:

"Il m'a poussée du lit avec les pieds, mais c'est beaucoup plus tard que j'ai pensé que les violences ont commencé ce jour-là. En tous cas moi je trouvais ça dégueulasse mais sans plus".

Le "premier coup" sera nommé uniquement après son identification par la personne violentée. Quelles que soient les paroles portées a posteriori par l'homme et/ou par la femme pour diminuer son importance, le "premier coup" montre à l'un-e et à l'autre une transformation du rapport social en cours dans la relation conjugale. Le "premier coup" décrit que l'un peut s'autoriser à dominer l'autre par la force. La non-réaction, ou une réaction minime de la femme, le confortent dans le fait que la violence est possible avec elle. S'il semble qu'il soit pour l'homme et sa compagne une réalité à arithmétique et géométrie variables, le "premier coup" est le véritable départ de la spirale de la violence que nous décrirons chapitre suivant. Il représente un palier de cette spirale. La violence, quelle qu'en soit sa forme, est identifiée comme liée à la douleur, les femmes peuvent décliner la spirale de la violence en autant de paliers que les formes de douleur identifiées. La gradation de la violence s'accompagne dans le discours d'une gradation de leur douleur.

Pour la femme le premier coup est celui qui est perçu comme tel , il peut très bien être le 3 ou le 4 ème. A RIME, nous avons déjà reçu quelques hommes venus consulter après le "premier coup". Esther P. et Fabien P. reçus ensembles et séparément avaient le même discours sur le fait que la gifle motivant la démarche de Fabien à RIME était le "premier coup". "Il m'a giflé, c'est inacceptable_" et Esther P., en début de grossesse décide immédiatement d'avorter. Militante de gauche, quoique la démarche lui semble difficile, elle dit ne pouvoir accepter ce type de rapports.

Plus tard Fabien nous explique qu'il s'agissait de la troisième ou quatrième gifle. Pour Esther le "premier coup" a été la claque qui a fait sens dans sa peur de la violence. Elle a pu accepter les toutes premières excuses, la colère, la perte de contrôle, mais enceinte, les gifles continuant, elle décide de la rupture.

Quant à la question : "que faire à la première fois ?". Nos premières réponses ont souvent été : "il faut partir", pour se rendre compte bien vite que ce n'est pas si simple :

Nelly M. :

"Tu sais, j'ai pu manifester, militer contre la violence. Pour moi, c'était clair : à la première fois, la nana doit partir, sinon le mec va continuer.

Quand ça m'est arrivé, c'était au Nicaragua, j'étais seule avec lui, il était mignon, doux, sympa_ tu te rends compte que c'est pas aussi simple que cela"

Dire aux femmes : il faut partir, quand psychologiquement, matériellement, socialement la fuite -ou le départ- leur semble impossible aboutit à une nouvelle culpabilisation de la victime.

"Non seulement j'étais une femme battue, et en plus j'étais incapable de partir".

 

Pourquoi rester ?

Tout perdre (mari, appartement, enfants, travail, ami-e-s, rêves,_) ou faire confiance "une dernière fois", le choix est difficile.

Le "premier coup" condense une rencontre : celle de tous les énoncés du mythe que nous avons décrits précédemment avec une personne, en général une femme, devant prendre rapidement une décision sur son avenir. Quelles sont les personnes qui peuvent du jour au lendemain, en moins de 24 heures décider de quitter leur maison, à cause d'un vague risque incertain entretenu par la rumeur publique, démissionner d'un travail lucratif sans perspective professionnelle alternative suite à une remarque vexatrice d'un supérieur, abandonner réseaux relationnels, amicaux, pour une hypothétique mine d'or à découvrir dans les contrées lointaines_ qui plus est, quand il faut tout abandonner en même temps_. Le dilemme pour une femme ayant reçu le premier coup est de cet ordre là. Elle sait que c'est grave, mais l'ensemble des énoncés sur le mythe de la violence masculine domestique lui disent le contraire.

Il est souvent difficile pour un dominant capable de la liberté entière de ses actes de comprendre pourquoi un-e dominé-e se soumet. Quand il n'est pas concerné personnellement, il y voit facilement de la complicité, du plaisir, de la perversité_ une collusion. Quand il est l'auteur de la violence, il met un ensemble de processus en _uvre pour masquer la réalité de ses actes. Il invoque alors la perte de contrôle, le stress, la colère. En conformité avec les éléments du mythe, sa compagne ne s'y plie que plus facilement. Nous y reviendons.

 

Violences et première grossesse

Un dernier élément concourt au non-départ de la compagne : pour beaucoup de femmes, le premier coup intervient pendant leur première grossesse. Gelles (1972) explique cela par la privation sexuelle pendant la grossesse de la femme ajoutée aux difficultés du ménage. Castelain Meunier y voit l'homme à la recherche de sa mère, ne trouvant pas son identité. Jacques BROUE pense que l'irruption de la violence à ce moment-là traduit le malaise des hommes face à la paternité. Reprenant les théories de Goldberg, Broué voit dans la solitude du futur père, ses angoisses face à la maternité, aux transformations de sa compagne, une des raisons majeures pour expliquer pourquoi la violence physique surgit à ce moment-là. Ses explications semblent cohérentes avec la construction sociale de la masculinité et la place sociale qu'elle occupe aujourd'hui. Ce qui questionne d'ailleurs, l'absence de réflexions et de préparation à la fonction de père.

Toutefois, et de manière complémentaire aux explications de BROUE, je pense que la grossesse, la venue de l'enfant, tout comme le mariage, la mort d'un proche, le départ d'un enfant_ sont des moments de renégociation du rapport social au sein de la relation conjugale. La grossesse, la mort, la longue maladie offrent de plus la spécificité d'être inscrits corporellement.

Un rapport social est une suite de négociations perpétuelles, d'ajustement des positions de l'un-e et l'autre au vu des "événements familiaux". Les hommes nous dépeignent souvent une femme enceinte qui leur échappe. La transformation de la femme en mère, souvent accompagnée de refus de sexualité, angoisse l'homme, le futur père, sur la vie conjugale future. Beaucoup utilisent la violence pour imposer un rapport sexuel à leur compagne. Cette angoisse d'abandon est d'abord une manifestation du risque de perdre son pouvoir. La construction d'une relation conjugale est une longue histoire faite de compromis, d'échanges, d'habitudes. Le fantasme d'abandon le pousse à penser à l'ensemble des stratégies qu'il devrait ré-utiliser pour à nouveau obtenir une femme comme il la veut.

L'homme dont la violence apparaît pendant la grossesse de son amie, a déjà dans les faits soumis sa compagne à ses désirs. Le rapport social conjugal passe d'une négociation entre deux personnes à une nouvelle situation à trois. L'enfant est ressenti comme appartenant au côté féminin. La violence vient à cette étape renforcer le pouvoir de l'homme sur son épouse et sa descendance. Elle se montre comme un outil de la régulation surgissant pour l'homme, non à un moment de fragilité de sa compagne, mais à une période de fragilisation de la relation conjugale et de son pouvoir à lui.

Mais les violences ne commencent pas toutes à la première grossesse de la compagne de l'homme violent. Nous trouvons un ensemble de cas de figures possibles et tous les futurs pères ne frappent pas leur compagne. Dans certains cas la grossesse est pour la femme violentée considérée comme une période "d'à peu près accalmie" dit Brigitte S.. Certaines femmes ont déjà dans les faits été violentées avant. L'homme n'a donc pas de motifs pour la battre pendant cette période particulière, du moins tant que la femme ne semble pas lui échapper. Enfin pour d'autres, l'enfant en commun, la grossesse désirée par les deux est un palier de descente de la violence. L'enfant, sa venue et sa prise en charge semblent être un des signes de transformation du rapport social, et de suppression de la violence maritale.

Dans les modifications familiales, le fonctionnement de plus en plus fréquent en termes de périodes successives, de séquences familiales, où se succèdent et s'alternent : célibat, vie en couple, divorce, veuvage_ les crises de couple sont fréquentes. La tentation de faire un enfant salvateur du couple est facile. Cet enfant, lorsqu'il est le seul signe d'une évolution souhaitée, réussit rarement à lui seul à recréer du lien social, là où l'usure a fait son _uvre corrosive. Au contraire, et la violence va y contribuer, il sonne quelques fois le glas de la séparation, ou au mieux, la retarde de quelques mois supplémentaires que la femme et l'homme, de manière différente, risquent de payer fort cher.

Pour l'homme, qui dans l'imaginaire masculin viril devrait au contraire se montrer attentif et protecteur, ces circonstances de l'irruption de la violence physique ne font qu'accroître la honte et la culpabilité d'être un homme violent. Pour la femme, elles vont de plus s'associer aux peurs que l'effet des violences se répercute sur l'enfant. Elle se culpabilise d'être avant même la naissance, une mauvaise mère incapable de protéger son enfant. La honte la pousse, non à fuir, mais au contraire à s'enfermer avec son enfant et son mari dans le secret du privé, en se soumettant à la nouvelle situation, le nouveau rapport social que crée ce palier de violence identifié.

 

L'amour

L'amour dans les discours féminins et masculins se présente comme une notion double. L'amour évoque autant une classe de sentiments que les pratiques sociales, corporelles, en cours dans la sexualité.

Etre amoureux, tomber en amour, aimer, faire l'amour, être aimé, vivre le grand amour, l'amour-passion, la déclaration d'amour_ sont des notions qui connotent les sentiments et/ou les pratiques sexuelles.

Dans les propos des femmes violentées, l'"amour" est une notion récurrente. Elle est invoquée autant pour essayer d'expliquer l'émotion corporelle ressentie au contact de l'autre, que pour justifier un non-départ du domicile conjugal malgré des violences elles aussi répétées. Dans la bibliographie sur la violence domestique, l'amour et sa gestion féminine sont les explications courantes pour essayer de comprendre des réactions qui a priori paraissent illogiques chez les femmes. On évoque les mythes : le prince charmant, Cendrillon, mais les écrits semblent chastes à propos de la sexualité, si ce n'est pour évoquer les violences sexuelles que l'on peut alors nommer. Le corps est souvent absent des explications sociologiques et anthropologiques, ou alors il nous est présenté désincarné, mort ou figé.

 

Analyser les sentiments

L'anthropologie des sentiments est un exercice périlleux. Peu de travaux, hors ceux des histoiriens des mentalités, ont essayé de comprendre leur construction sociale, historique. Quels sens culturels peuvent intégrer les sentiments. On s'accorde en général pour dire que les sentiments varient en fonction des aires culturelles, des époques. On oppose par exemple les représentations orientales et occidentales de l'amour, ou on décrit comment chaque peuple définit l'amitié, la honte_

L'amour apparaît comme un sentiment plus ou moins structuré produit de la co-existence humaine et intégre dans son champ énonciatif un ensemble de mythes, de pratiques sociales et de représentations_ liés aux plaisirs et à une ontologie de l'espèce. Certes homme ou femme nous dépendons, dans nos perceptions de l'amour, de mythes différents, mais nous ne pouvons ni les un-e-s, ni les autres à l'époque actuelle vivre sans mythe, ou sans amour.

Je veux continuer à aimer. J'ai même la prétention de vouloir par mes recherches interroger notre culture érotique. Aux ligues morales Nord-Américaines avec qui je partage les critiques de la pornographie, du viol, _ j'aime opposer la liberté sexuelle, la recherche hédoniste non sexiste, le désir_ L'anthropologie des sexualités participe de mon point de vue à démasquer le système de sexualité limitant pour les hommes et pour les femmes l'accès aux plaisirs, aliénant les corps et nos capacités sexuelles.

Falconnet explique que l'amour est né, dans son acception actuelle (notamment l'amour-passion), au sein du monde féodal, et que la notion de passion est restée inconnue du monde antique et des civilisations extrêmes-orientales. Une amie grecque aime à rappeler que dans la Grèce antique il y avait 14 manières de dire "je t'aime" en fonction des positions sociales des locuteurs (maître-élève, passif-actif,_) et que pour elle, notre "je t'aime" est devenue une réduction pauvre de possibilités. Rappelons aussi que chez les Grecs, les débats sur l'amour, sur l'érotique ne concernaient que les hommes. La sexualité homme/femme appartenait à un autre registre, celui de la gestion sociale de la reproduction.

L'amour, dans son acception actuelle est liée à l'intimité, au privé relationnel entre deux êtres, voir dans le privé de la relation à Dieu. L'amour évoque sentiment et sexualité organisés socialement dans l'espace domestique. L'amour dans notre société contemporaine est attaché à la pudeur, aux interdictions des corps dénudés, à la relégation ou au cloisonnement des besoins naturels, à la gêne, à l'embarras, à la discrétion_

Les historien-nes nous apprennent que c'est au 19ème siècle que l'intimité familiale apparaît comme relation entre la scène publique et l'intime. L'intime participe de la structuration de l'espace domestique et "c'est en s'imposant aux corps et aux sentiments que les nouvelles régularités qui structurent la vie intime [discipline, emploi du temps] ordonneront les dispositifs spatiaux des intimités". La pudeur représente l'intimité domestique et vice-versa. Les interdits se portent à ce moment-là, il y a donc un peu plus de 150 ans, sur la vue du corps dénudé, et sur la gestion humaine et spatiale des produits de ce corps : "couvrir le corps, reléguer les besoins naturels en des lieux écartés et spécialisés à cet effet, taire les corps et les fonctions corporelles, voilà les trois commandements des nouvelles intimités". Apparaissent alors une série de sentiments entraînant le mutisme sur les intimités domestiques : pudeur, honte, répugnance, gêne, malaise, embarras, dégoût_. "Réduire une partie de la vie au domaine de l'animalité, n'est-ce pas un bon moyen de la priver de langage ?"

A côté des modèles bourgeois, de l'intérieur patriarcal des classes aisées où chaque pièce se voit affectée une fonction stricte, de 1850 à nos jours, le logement social isole chaque famille dans une intimité disciplinaire. Cette intimité produite par les hygiénistes, l'appareil judiciaire, les médecins, sous couvert de "lutte contre les taudis" organisent un système de surveillance des familles au profit de la morale, de la lutte contre la promiscuité, l'entassement des corps qui produit la fuite dans la rue ou dans les cabarets.

Peurs des révoltes, de l'insoumission à l'ordre social, besoin d'individualiser la main d'_uvre, de lutter contre l'absentéisme et les tendances anarchiques et individualistes des travailleurs-euses, toute une "panoplie policière, militaire, hygiéniste, moralisatrice, calotarde" se déploye avec l'utilisation de chantages, de règlements, de sommations, de discours, d'homélies, visant à :

- faire la chasse aux célibataires, leur faire quitter l'espace familial pour des foyers appropriés.

- répartir les corps et identifier les sentiments. Par l'exaltation du lien conjugal (fidélité), de l'affection des parents pour les enfants, l'espace domestique tend à pacifier les corps, maîtriser les instincts.

Si l'adultère est la règle des familles bourgeoises, le libertinage des familles populaires devient quelque chose de grave. Il faut par les campagnes anti-alcooliques ramener les pères au foyer, les faire quitter ces lieux de promiscuité que sont les cabarets. L'hygiène du corps et des âmes intégrant les sentiments, les affects, est constituée comme un objet empirique de savoir et comme point d'application d'une pratique. Elle est associée à une lutte contre le vagabondage des enfants et à des campagnes contre la masturbation. L'amélioration de l'habitat est associé à une politique nataliste où les enfants sont ramenés au centre de l'espace domestique. L'habitat est maintenant qualifié pour retenir les enfants qui accèdent à cette nouvelle catégorie : l'enfance.

Reste à définir une science de l'intimité basée sur les conditions de logement, à établir une nouvelle économie des savoirs et des stratégies d'habitat pour aboutir à la situation actuelle de l'intimité domestique dans laquelle est géré l'amour -amour conjugal et amour parental.

L'amour : une notion sexuée

L'amour est une notion sexuée, non seulement parce qu'il parle de sexualité, mais aussi parce qu'il est perçu et vécu différemment en fonction du sexe social, du genre, de l'acteur ou de l'actrice. Des sociologues ont sous diverses formes étudié comment homme et femme, à propos de parentalité, de mémoire conjugale ou de mariage, définissent l'amour de manière différente et complémentaire. Aux femmes associant dépendance mentale et engagement amoureux, privilégiant dans l'amour la vie conjugale, l'éducation des enfants, la tenue de la maison, les sentiments, les hommes utilisent la vie conjugale, l'amour de leur proche pour obtenir une ascension professionnelle. "Les femmes conservent dans l'espace professionnel un regard conjugal, les hommes conservent dans l'espace domestique un regard professionnel".

Dans les entretiens, dès que nous abordons l'amour nous retrouvons tout ou partie de ces éléments :

- les femmes adhèrent fortement à un modèle d'amour-passion-mariage où l'espace domestique, les sentiments sont centraux, incluant vie privée, enfants,_

- là où les hommes nous parlent tout de suite de sexualité, des avantages que leur a procuré l'amour de leur femme pour obtenir une qualification , un travail_ et du décalage existant entre leurs représentations et celle de leur compagne sur l'amour.

Alain B.: "C'est difficile de dire je t'aime à une fille, parce que c'est un truc que tu peux ressentir sur le moment, et le dire_ pour elle ça devient vite un chèque en blanc sur autre chose".

Le discours de l'homme décline souvent l'amour en autant de scènes et de personnes que de désirs ou de besoins : la femme/mère avec qui l'habitude crée de la tendresse, un compagnonnage affectif; la maîtresse, l'amie, la relation extérieure pour les désirs sexuels; la prostituée ou la femme aperçue dans la pornographie pour le fantasme, le besoin solitaire; les copains pour l'amitié virile_ Les femmes notamment chez les femmes violentées fixent l'ensemble des sentiments, des désirs dans un être unique : l'homme.

D'autres femmes, notamment chez les plus jeunes se démarquent actuellement de cette gratuité des sentiments. Quand on les questionne sur l'amour, à l'instar des hommes, elles disent "je", parlent de leur volonté de professionnalisation, et mêlent dans leur discours volonté d'indépendance, désir d'enfant, de sexualité et amour. Certaines décrivent l'amour, non dans une catégorie fourre-tout de tout-en-un, mais comme les hommes gèrent leurs relations affectives et amoureuses en fonction de leurs propres stratégies professionnelles, domestiques et sexuelles.

On trouve actuellement dans la gestion de l'amour, une transformation des modèles traditionnels, dans lesquels le privé se soumet aux lois de la société industrielle, notamment dans la gestion temporelle des transactions amoureuses. Ce sont justement ces femmes qui ne subissent pas de violences domestiques lors de leur vie de couple.

L'amour : pour les femmes et les hommes, des constructions différentes omniprésentes

Comment actuellement n'assisterions-nous pas à une division sexuée des représentations et des pratiques amoureuses, alors que l'ensemble de la littérature, de l'art, des médias, de la société y contribue.

Je me contenterai d'en donner un exemple. En France dans l'ensemble des gares, des kiosques se trouve une littérature "féminine" appelée HARLEQUIN. Cette collection bon marché sort en France 47 titres par mois et vend 15 millions de volumes par an. Elle est diffusée dans 90 pays. Chaque livre met en scène avec un scénario mille fois répété, une rencontre amoureuse, une confrontation orageuse, une révélation et le mariage. L'objet de ces livres est la rencontre, la soumission et la ré-écriture continuelle des mythes féminins sur l'amour. "Softcore pornographie", cette presse se trouve dans l'imaginaire féminin conjuguée à l'ensemble de la presse féminine qui de OK à Age-tendre en passant par Elle, Maxi,_ explique toutes les semaines "comment leur plaire", "se rendre belles pour eux"_ quand ce n'est pas une rubrique "courrier des lecteurs" qui explique qu'il faut savoir céder à un homme en comprenant leur différence.

Le pendant pour les hommes, les "magazines masculins", est la pornographie. Les MMPP vendent chaque mois 1 500 000 exemplaires de Lui, New-Look, Penthouse, Photo, Play-boy_, cent titres différents sont disponibles chaque mois ou chaque semaine.

Nous assistons ici à la mise en pratique de la division de l'espèce en deux genres et leur inégale répartition dans le binôme nature/culture.

Pour les femmes, il y a confusion entre amour conjugal et sexualité, l'amour est le projet d'une vie qui les assigne à un don de soi, une négation de soi comme sujet autonome. La soumission au système et à son représentant -l'homme- leur garantit dans les représentations une sécurité permanente. Pour les hommes, amour et sexualité sont deux niveaux différents. Si le couple, les enfants, l'appropriation des femmes est aussi dans la continuité, la sexualité, ses désirs sont discontinus. La sexualité est nature, le désir éphémère et irrépressible. Ils vivent aussi des passions, des amours-fusion, mais leur durée est directement proportionnelle à l'exercice de leur désir.

L'amour devient une notion instrumentale. Quant à l'amour physique, au désir sexuel, ils se vivent dans de multiples facettes que les sciences sociales commencent juste à découvrir. On trouve en effet peu d'études sur la sexualité masculine, sur les clients des prostitués, sur la pornographie vue au masculin. L'état patriarcal cache d'un voile opaque les pratiques sociales des hommes, en se contentant au passage d'encaisser les bénéfices du Minitel rose, des impôts sur les prostituées, des amendes données pour racolage sur la voie publique_ L'amour, mise en scène de "l'attractivité physique fonctionne comme un contrôle social pour maintenir les deux sexes dans leurs rôles assignés". Les mythes sur l'amour se font propagande quotidienne dont nous allons voir les conséquences dans l'acceptation par les femmes de la violence masculine domestique. Ne nous y trompons pas : hommes et femmes peuvent avec chacun-e-s leurs mots, nous décrire la rencontre amoureuse, les sentiments qui bouleversent le corps, la tête_

Si la rencontre produit dans l'interaction de face à face un désir sexuel, le couple vit sa sexualité dans le silence. Il y a peu de débats sur l'érotique dans la société française. Pudeur, malaise, gêne sont de rigueur. Dans de nombreux foyers, il faut faire l'amour dans le noir. Le couple fonctionne sexuellement dans la gestion plus ou moins rapide de ce premier désir. Après ? L'habitude, le non-débat, viennent soumettre les corps à l'érosion du désir. Si beaucoup de femmes s'installent dans un service sexuel, les hommes utilisent des images exogènes pour maintenir l'activité sexuelle. Le système social, en proposant de multiples échappées au désir masculin, contribue à la négation d'une culture érotique sexuelle où le sexisme ne viendrait plus obligatoirement alimenter l'imaginaire des hommes. L'érotisme de l'habitude tue le désir dans le couple. La pornographie, la consommation sexuelle viennent taxes étatiques comprises, y remédier pour l'homme.

Pour les femmes : amour-passion, amour-fusion, amour-dépendance.

Je donnerai connaissance d'une lettre, envoyée par une femme à son ami, c'est une lettre de rupture, rupture à rebondissement, sans fin. Deux ans après cette lettre, la rupture n'est toujours pas consommée définitivement.

Lettre de Sarah . à C. :

"Samedi ciel gris tête pleine de fumées  coeur empli de peine et de douleur

je t'aime

Mon pauvre amour tu n'as jamais aimé que toi. Voilà ma conclusion après quatre mois à parler de joie, de plaisir de détresse. 4 mois où ma vie, où mon coeur où mon corps étaient pleins de toi, je voulais tes yeux, ta bouche, tes mains, ton sexe en permanence pouvoir te toucher te sentir et t'aimer toujours pouvoir serrer ta main, caresser ton visage

Si tu savais combien tout suite mon corps te réclame mon sexe hurle de ton absence mais tu es ailleurs trop loin tu es nulle part et moi je te cherche en espérant chaque jour te trouver

Moi qui t'ai craché ma vérité au visage moi qui t'ai étalé mes tripes tu ne m'as jamais vue jamais senti tu étais toujours trop loin pour m'atteindre pour atteindre la vie ses plaisirs ses malheurs ses joies et ses tristesses tu n'es plus rien_ tu es vide vide de tout tu t'es cherché sans doute sans jamais te trouver et tu te joues de toi des autres plus rien n'a d'importance et plus rien ne t'atteint

Dois-je étaler sur toi des manteaux de diamant dois-je me faire esclave douce et caressante ?

J'écoute Barbara "ma plus belle histoire d'amour c'est vous", toi aussi tu es ma plus belle histoire d'amour celle qui quitte allègrement la réalité pour aller rejoindre le monde fictif celui qui fait d'un vaillant petit soldat un monceau de chair sanguinolent parce que la réalité tout à coup se jette sur vous pour vous ramener de force c'est alors que l'esprit embrumé le corps fatigué la tête vide et pleine à la fois je pleure de haine de dépit c'est alors que je t'appelle au secours mais jamais ma voix ne t'atteint et tout doucement je sombre dans ce maudit gouffre

Toi que j'aime et que je hais où as-tu mis ton coeur s'est-il éteint à jamais a-t-il oublié de sourire quand l'amour se présente à lui. A-t-il oublié ce qu'était le plaisir de donner de recevoir d'aimer. Jamais tu n'es venu à moi et tu ne viendras sans doute jamais n'est-ce pas

Dois-je attendre, dois-je fuir

Je voudrais fermer les yeux et t'oublier me réveiller et ne plus te reconnaître, laissé à la place des blessures causées par ton passage dans ma vie, un vide immense et creux un vide identique à celui qui t'emplit

Je voudrais tant que cette lettre te fasse réagir, mais comme pour les autres elle sera lue la tête ailleurs sans avoir été touchée, interpellée

Tu laisseras donc notre histoire partir à la dérive sans un geste mais qui es-tu toi qui es-tu B_ que vis-tu ? Dis-moi à quoi tu penses à quoi tu rêves si seulement tu medonnais le minimum.

Tu sais B. je t'aime très fort, pourtant un jour il va falloir que je parte ça va faire très mal trop mal si jamais je me relève vainqueur de ce combat un jour peut-être tu me raconteras.

Je t'aime :

Sarah

La division sexuelle intègre la gestion différenciée de la fusion, de l'amour. Pour de nombreuses femmes les pratiques de l'amour peuvent se définir telle une chaîne syntagmatique : rencontre->>amour->>fusion->>passion->>mariage->>enfant.

 

La violence : preuve d'amour ?

"Il se peut qu'une femme aime son mari qui ne la bat point, il n'est pas possible qu'elle le respecte " Proverbe russe

L'amour intègre pour la femme la violence de l'homme, et il le sait.

Denis E. : "La violence pour elle, c'est ce qu'elle m'a dit par la suite, était une marque de non indifférence, un preuve d'amour, elle vivait la plupart des gens comme indifférents,".

Dans l'analyse de la relation conjugale, nous séparerons deux catégories de violence qui, de mon point de vue, n'ont pas le même sens : la violence dans la sexualité (voir plus loin) et la violence masculine domestique.

Amour-Passion-Violences

J'ai rencontré plusieurs hommes qui pouvaient me décrire une passion parallèle à celle de leur amie, associant passion et violence. Toutefois la passion, vécue par l'un-e et l'autre, n'entre pas dans les mêmes constructions sociales de l'imaginaire.

Dans d'autres cas, que la passion ait été ou non à un moment réciproque, quand l'homme a commencé à s'extraire de la relation conjugale, des femmes préfèrent la violence au vide -douloureux, difficile à vivre-, à l'absence, à l'abandon, à la solitude. La violence devient non la preuve d'amour, mais le signe d'une relation existante.

"Quand il me frappe, au moins il est avec moi".

Gilles H. :

"La violence, elle est insupportable quand tu la vis, mais en même temps, je continue à croire que c'est une preuve d'amour. [_] c'est quelque chose d'un peu bizarre une relation entre un homme et une femme. c'est quelque chose d'assez complexe, mais je crois que la haine fait partie de cette relation. C'est implicitement contenu dans l'amour, mais en tous les cas, tu lui signifies quelque chose de très fort, et plus tu tapes fort, plus tu vas loin dans la violence, plus tu lui signifies quelque chose de fort, positif ou négatif".

Anne B.:

"Il y en a qui se situent dans leur vie amoureuse dans une frange médium. C'est jamais très très fort mais c'est jamais très très bas non plus. Et chaque fois que j'ai vu des gens qui s'engueulaient vraiment violemment, c'est pareil, tu te rends compte que c'est des gens qui sont passionnés, mais moi dans la passion, j'ai jamais ressenti de haine".

Beaucoup de personnes sont aujourd'hui incapables de séparer les niveaux entre violence et amour. Quand certaines femmes, après différentes démarches décident d'abandonner la violence subie, elles manifestent une sorte de nostalgie de cet amour fusion, une ambivalence entre amour et fusion où la violence est le signe de la passion.

Brigitte S. :

"La violence, les coups_ tu mets ça effectivement sur le fait de l'amour. [_] c'est peut-être ça l'amour-passion, bon c'est c'est de la passion oui, mais pas de l'amour. Tu vois pas l'autre, quand tu fais ça c'est un comportement complètement individualiste, tu t'adresses à toi mais pas ça peut être n'importe qui qui est en face, donc là il est pas question d'amour. mais t'acceptes, t'acceptes"

On est loin des figures masculines et féminines du mythe. Les êtres rencontrés nous parlent d'émotions, de sentis corporels. Mais tant que les publications à destination des femmes violentées ne déconstruisent pas l'amour et la passion comme des catégories sociales et culturelles construites intégrant émotions, espoirs, fusion, tant que dans les mêmes journaux, une journaliste essaie de prévenir la violence masculine domestique mais quelques pages plus loin, une autre présente pour la millième fois l'histoire de la rencontre, de l'amour-passion et du mariage, qui peut comprendre ? Ne pas parler des aspects positifs de l'amour en les liant à la violence subie, ne pas imaginer de nouvelles histoires d'amour basées sur l'autonomie, le respect de l'autre c'est objectivement maintenir l'isolement des femmes violentées et permettre que les hommes continuent à dire entre deux verres au comptoir d'un café : "elles aiment ça".

Dans le même mouvement comme l'explique F. HERITIER-AUGE "la société patriarcale crée de toute pièce l'amour-passion et ses représentations et en même temps critique les femmes peu aptes à dominer et à contrôler leurs passions" et les hommes, maris ou pères utilisent cette ambivalence pour transformer l'amour-passion en instrument de contrôle social et de domination des femmes.

 

Elles aiment ça ?

Dossier n°1 : déclaration à la police

" Ce n'est pas la première fois que je lui flanque des branlées, mais elle reste et ne dépose jamais plainte. je lui ai cassé le nez, une côte, la mâchoire, si dans le fond elle ne comprend pas c'est qu'elle doit aimer ça".

"Elles aiment ça" n'est pas dans le discours sur la violence masculine domestique un argument comme les autres. C'est plus une ponctuation venant mettre un terme à une discussion. Loin d'être comme les autres énoncés une réflexion qui semble construite, la phrase semble faire appel à l'expérience personnelle de chaque homme, à quelque chose appartenant à l'indicible.

Dans un café, où déjà relativement absorbé par les effluves de l'alcool, un homme d'une quarantaine d'années venait comme une sentence irréfutable de prononcer cette maxime fatidique, je lui ai demandé : "et elles aiment quoi les femmes ?". D'abord relativement interloqué, l'homme, au bord du comptoir, s'adresse alors aux hommes présents alentours en disant : "eh les mecs_ il me demande ce qu'elles aiment les femmes_". La question semblait incongrue. Les hommes se sont mis à rire. Un homme "normal" doit savoir de quoi on parle. Ou alors_ et les remarques qui s'en sont suivies l'attestent, "on" peut légitimement questionner la virilité de celui qui naïvement pose la question. Ce jour-là, derrière notre table (nous étions trois assis ensemble dans le café), un homme s'exclama "avec la gueule qu'il a c'est pas étonnant qu'il pose la question".

Elle aiment quoi les femmes ?

 

Victimologie et plaisirs : Les femmes sont-elles masochistes ?

L'énoncé "elles aiment ça" renvoie inéluctablement au masochisme. Des hommes violeurs nous avaient déjà expliqué ainsi pourquoi le viol n'existait pas réellement. Quels que soient les travaux de Freud sur le masochisme des femmes, le sens commun en a retenu un énoncé général :

Pierre U.:"Après tout, Freud l'a bien dit : les femmes, elles sont toutes maso".

Au cours de cette enquête, des femmes ont tenu aussi à m'expliquer leur plaisir d'avoir mal.

Sur plusieurs dizaines de femmes ayant de près ou de loin témoignées, très rares sont celles qui adoptent une telle attitude. Pourtant, en dehors des explications psychologisantes, leur discours mérite d'être entendu.

"Et si c'était un plaisir d'avoir mal ?"

C'est ainsi que m'apostrophe une jeune femme de 25 ans qui m'explique par la suite qu'elle ressentait "la violence comme un besoin" -"différent de l'envie ou du désir"- "ça s'impose à toi_ la violence elle fournit des émotions et aimer c'est vivre des émotions". "La sexualité, dit-elle, c'est forcément violent, d'ailleurs un enfant qui voit ses parents baiser pense qu'ils se battent"_ " ce que les femmes vivent mal ce n'est pas la violence, c'est l'enfermement, la prison. Après les coups elles ont pas avancé, elles sont incapables de mettre en _uvre d'autres rapports".

Pour elle, des femmes choisissent en toute liberté la violence comme inéluctable pour vivre des émotions. Et ce jour-là Carole V. continue de m'expliquer les mérites sensuels de rapports que d'autres qualifient de sado-masochistes.

Il n'est pas question d'aborder ici la question morale de savoir s'il est "juste", "correct", voire agréable d'avoir ce type de pratiques sexuelles. L'histoire du mouvement féministe américain nous a déjà montré les impasses de ce style de débats. Par contre ce que j'ai découvert à l'écoute de Carole, c'est que nous ne mettions pas les mêmes définitions sous le même vocable.

Qu'importe les pratiques sexuelles des un-e-s et des autres, concernant la violence domestique, il n'est pas question de masochisme, mais de domination, de contrôle, de pouvoir dans l'ensemble des gestes de la quotidienneté.

Focaliser le débat sur le pseudo masochisme des femmes (donc peut-être sur le pseudo sadisme des hommes), permet, comme un dérivatif d'oublier les débats sur les droits des personnes à vivre libres, sans domination physique, psychologiques, ou sexuelles.

L'analyse de l'oppression vécue dans la violence masculine domestique nécessite d'approfondir les relations entre victimes et plaisir.

Excepté quelques rares femmes, se réclamant du masochisme, nous n'avons pas rencontré de femmes qui décrivent du plaisir dans la violence conjugale. Toutefois, toutes ou presque, peuvent nous parler des plaisirs vécus dans la relation conjugale "quand il est pas violent", "quand il est normal_".

Mon père a été déporté pendant cinq ans pendant la dernière guerre mondiale. Juif, il a souvent cru la mort arrivée. Comme beaucoup de juifs de la deuxième génération, j'ai regretté l'absence de paroles et d'explications. J'ai déploré le silence. Silence de mon père, et silence de tous les pères et de toutes les mères qui en ont réchappé. Silences pudiques aussi de la société civile au Procès Barbie de Lyon, là où pour la première fois des familles, dont la mienne, témoignaient.

Le Docteur Olivenstein expliquait au cours d'une conférence qu'à son avis les victimes des camps avaient elles aussi éprouvé en captivité du plaisir. Il ne s'agit pas du plaisir d'être martyrisé, ni d'être enfermé, mais de l'accès au plaisir dans les relations sociales entre déporté-e-s, seul moyen de survivre comme sujet, de ré-assurer une image de soi.

On aura compris, et à cette époque où le révisionnisme et l'antisémitisme se développent, les surcroîts de précaution ne sont pas inutiles, que je ne veux pas dire que les juifs sont responsables ou masochistes d'avoir été dans les camps. Non, l'espèce humaine semble avoir une particularité liée à l'instinct de survie de pouvoir s'adapter à toutes les circonstances. Comment décrire l'enfer ? Comment dire l'innommable ? La parole est ici trop réductrice. Eux, elles ont dit peu de choses. Certain-e-s se sont dépéché-e-s de reconstruire dans le discours une réalité qui me convient mal. Elle ne correspond pas aux bribes de vécu que raconte mon père. Les seuls moments où il s'est autorisé à parler, j'ai vu et ressenti la souffrance, la mort, l'horreur, mais aussi quelques fois des sourires, des rires,_ quand il parlait de ses compagnons, de ses amis de "captivité".

La victimologie a des effets pervers. Elle crée le blanc et le noir, utilise des images fortes : la vie/la mort; le bien/le mal pour expliciter le monde. Elle ne nous permet pas de comprendre. La victimologie nous présente une vision du monde sans lutte possible, sans révolte. Elle crée de la victime une image terne, d'objet à plaindre. La vie, le social sont plus complexes que ça. Mon père n'est pas un objet.

Parallèle choquant entre l'holocauste et les femmes violentées ? Quand j'écoute certaines femmes décrire leur situation, la comparaison est immédiate. Quel dominant a le droit de classer les modes d'oppression qu'il met en place ou auquel il participe ?

Comment survivre dans un rapport d'oppression ? Il y a quelques années, nous avions entrepris avec une amie d'écrire le vécu du sexisme que vivent hommes et femmes. Elle n'a pas supporté. On ne peut vivre tous les jours avec les yeux d'un dominant quand on est dominé-e. La conscience dominée consiste à adapter ses plaisirs aux modes de la domination pour en diminuer les effets dans la conscience.

 

L'amour est l'espoir du changement

La soumission qu'intègrent les représentations de l'amour, la représentation continue de l'amour, son sentiment d'unicité ("le grand amour, on ne le vit qu'une fois") entrent en résonance avec les rapports de domination conjugaux en offrant aux femmes des espoirs sur la transformation de leur compagnon : "il va changer puisqu'il m'aime" devient une rengaine permanente, surtout en début, quand les excuses de l'homme, sa "perte de contrôle" sont encore acceptées par sa compagne.

Ainsi, l'amour peut entretenir la femme dans son ambivalence de rupture.

L'amour, l'intimité sont les sièges permanents du pardon. Quand le seul horizon pour la femme est représenté par la vie familiale, les pardons sont comme les ponts qui de manière imaginaire permettent d'avancer vers l'idéal à atteindre. Les violences sont enfouies, drapées et reléguées dans l'armoire aux mauvais souvenirs. Mauvais souvenirs que tout couple doit connaître. L'amour est alors perçu comme une religion. On ne sait si Dieu existe ou pas, mais le seul moyen d'obtenir les bénéfices divins est d'y croire. Et l'ensemble des médias, de la littérature sont là pour y contribuer. La croyance de l'amour colle à la femme sur l'ensemble de ses actes et de ses représentations.

Plus tard, quand l'amour ne suffit plus à maintenir le ciment familial, la peur vient s'y substituer : peur de partir, peur de se retrouver seule, peur de ne plus retrouver l'amour, peur des menaces, peur de la mort. Nous y reviendrons.

 

Sexualités et violences

La sexualité, sa pratique, l'imaginaire érotique, social et les rapports sociaux que décrivent les pratiques sexuelles, sont les grands oublié-e-s de notre sociologie occidentale.

Pourtant l'anthropologie peut difficilement faire l'économie de l'étude de la sexualité, et ceci pour deux raisons essentielles. D'abord, parce qu'à l'écoute des hommes et des femmes, elle occupe dans la séduction, les manoeuvres des un-e-s et des autres, dans le vécu des plaisirs -ou des déplaisirs- une place importante sinon centrale dans la compréhension des interactions humaines. D'autre part, à un autre niveau, parce que l'imaginaire social de la sexualitée et les représentations qu'elle donne à voir, à entendre, légitiment l'organisation de l'espèce. L'organisation symbolique que nous décrivent les populations, se traduit sur le corps, la peau et les perceptions personnelles sexuées des rapports sociaux. Elle donne à l'anthropologue des clefs pour comprendre ce qui, sous couvert de sexualité, organise les rapports d'échange.

 

Les violences sexuelles

Une enquête sociologique a été effectuée au Québec auprès de 38 des 44 maisons membres du Regroupement Provincial concernant 264 répondantes (femmes hébergées ou ayant été hébergées dans l'année en cours).

Sur les 264 femmes ayant répondu, 219 soit 83 % de l'échantillonnage ont été violentées sexuellement par leur conjoint.

"Lorsqu'en général, les répondantes abordent la sexualité vécue avec leur conjoint, elle font un bilan, qui pour la majorité, tend vers une franche insatisfaction. 66,3 % déclarent que les rapports sexuels avec le conjoint n'étaient "jamais" ou "seulement parfois" des moments particuliers de tendresse ou de rapprochement. 61 % attestent d'une sexualité faite de moments douloureux et humiliants. 65,1 % indiquent que leur sexualité avec ce conjoint était chargée d'angoisse et d'inquiétude. De plus 75,4 % des répondantes ont signalé que les rapports sexuels avec le conjoint qui les agressait constituait "une façon d'avoir la paix", or il apparaît que parmi elles qui, à leur détriment, en arrivaient à ce compromis, 87,8 % étaient harcelées ou agressées après avoir été malmenées ou brutalisées par l'agresseur."

De plus 75,7 % des répondantes témoignaient du désir de leur conjoint de rapports sexuels après les avoir battues ou injuriés. On comprend la chape du secret en sachant que 25,8 % des répondantes à cette enquête n'en avaient jamais parlé avant. La difficulté de parler, de porter plainte contre des violences sexuelles est aussi signalée par Geneviève DEVEZE, responsable du foyer Louise Labbé à Paris: non seulement parce que certaines femmes n'osent pas, à la différence des autres violences, se faire faire un certificat médical lorsque les violences sont localisées sur le sexe, l'anus, les seins, mais aussi parce qu'il faut attendre plusieurs mois pour qu'elles osent en parler aux responsables des centres d'accueil.

Et les cahiers du féminisme de citer le témoignage suivant :

"Après trois ans de mariage, mon mari m'a dit un jour que nous allions rester enfermés pendant tout un week-end et qu'il allait m'apprendre "à devenir une femme", raconte Isabelle.

"Il m'a d'abord poussée violemment dans le lit et m'a imposé de faire l'amour sans se préoccuper de mon propre désir. Pour éviter que les choses ne s'enveniment, je me suis laissée faire. Par la suite, j'ai bien tenté de lui expliquer qu'il aurait pu me demander mon avis, mais contrairement à ce que j'attendais, à savoir lui faire comprendre ce que je ressentais, il n'a rien voulu entendre, et pour me faire taire, il m'a bâillonnée, m'a retournée sur le lit, m'a sodomisée et comme j'essayais de me débattre, m'a frappée violemment sur les fesses et sur les seins. Plus je pleurais et plus je le suppliais, moins je le reconnaissais : il était comme un fou.

"Il s'est alors absenté et j'ai voulu en profiter pour m'échapper. Mais il est revenu avec des légumes. Pas besoin de décrire ce qu'il me fit subir. Cela dura des heures. J'ai pensé mourir, me suicider. Je me suis évanouie et, à mon réveil, j'ai profité de son absence pour m'enfuir. Je me suis réfugiée dans un hôpital pendant deux jours."

On comprend mieux pourquoi les hommes ont intérêt à dire "qu'elles aiment ça" et l'effet que peut avoir sur des femmes violentées sexuellement de tels énoncés : la peur, la honte, la culpabilité, la perte d'identité. Les victimes, dit DEVEZE, se vivent alors "comme objets et non plus comme sujets".

 

Les violences sexuelles spécifiques

Dans les dossiers d'instruction, la sexualité (de l'homme) affiche une place particulière. Dans plus de la moitié des dossiers de manière explicite la mort suit un refus d'actes sexuels que le mari ou le compagnon voulait imposer à sa femme. Confrontés aux juges d'instruction, beaucoup légitiment leur meurtre par le refus de sexualité, comme s'il pouvait sembler logique à un juge, ou à un jury populaire d'entendre le refus de la femme comme un affront mortel.

Dossier n°10: "Elle passait son temps à m'insulter, à me rendre la vie impossible et elle refusait tout rapport avec moi".

Il semble que la femme soit un bien dont l'homme peut disposer à sa guise. On pourrait supposer de la part du meurtrier, ou des hommes accueillis à RIME mettant d'abord en exergue le refus de sexualité de leur compagne, une honte. Après tout, il n'est pas glorieux pour un homme dit viril de voir sa compagne préférer le sommeil ou la télévision. Et pourtant non, dans les représentations masculines, le refus de service sexuel, de viol légal peut être une raison explicative du meurtre. Je développerai un exemple :

Dans le dossier N°9, il est écrit dans l'acte de renvoi "Comme F ne voulait pas avoir de relation sexuelle avec lui, parce qu'il était ivre, il l'avait insultée et traitée de sale putain"

L'argumentation a été donné par l'homme lors de sa première déclaration à la police. Dans la conscience de cet homme, le refus de sexualité s'explique par le fait qu'il était ivre. A aucun moment, il ne réfère au non-désir, à la volonté de dormir de la compagne. Comment le comprendre?

1) La femme est un donné discursif sans désir propre. On retrouve là tous les exemples où les femmes citent "le mal de tête", "les règles"... pour échapper au service sexuel. L'association entre le refus de service sexuel et la mort semble montrer que les précautions féminines (résistances au service sexuels par dissimulation des raisons, n'est pas absurde... pour leur sécurité)- En réalité- d'après le dossier, elle veut fuir, et ne supporte plus son compagnon alcoolique et violent-

Le fait que lui, comme d'autres, ne retiennent que ce refus sexuel, semble montrer l'importance symbolique de cette forme de refus. Refuser le désir d'un homme est-ce lui briser son identité? Le castrer?

2° si elle refuse, il la traite.....de putain:

La femme n'existe pas comme sujet, si elle refuse, elle a donc d'autres relations, - c'est à dire qu' elle est appropriée par un autre homme. Une femme seule, libre - ou essayant de l'être- ne semble pas être un modèle possible dans la conscience de certains hommes. Si elle a d'autres hommes: c'est une putain . Les hommes ne partagent pas le même vagin, sauf celui des prostituées.

Le binôme Femme maman/Femme putain a déjà été étudié à propos du viol. Toute femme non appropriée est une femme à prendre, à acheter. Une femme qui refuse la sexualité du mari, ou du compagnon, ce n'est pas à cause d'elle...(elle n'est jamais sujet), c'est à cause d'un autre homme, mais elle en est responsable.

3° Putain: Enoncé ponctuatif commun à l'ensemble des discours masculins.

J'ai été, en Juin I988, arrêté avec d'autres manifestant-e-s de STOP VIOL à Lyon, et maintenu avec les autres manifestantes une nuit en "garde à vue". Il s'agissait pour nous de manifester la nuit contre les viols répétés dont des femmes du quartier de la Croix Rousse étaient l'objet. Dans ce poste de garde, où le commissaire essayait de nous faire "avouer" la responsabilité des décorations murales, des pochoirs dont le viol était le sujet central, se trouvaient beaucoup de délinquants et de policiers... Mais imperturbablement les phrases de tous ces hommes commençaient par... "Putain...." Dans la communauté masculine, le référentiel commun du discours est une représentation féminine ayant une forte valeur péjorative. Nous ne pouvons y voir une marque de l'appartenance de genre, dans la mesure où certaines femmes usent aussi de ce phonème, mais plutôt une trace pour le moins prégnante de sexisme dans le langage.

 

Le viol conjugal

I: Comment ça se passe pour la sexualité?

Clément D.: Ben , c'est elle qui veut je rentre le soir..

I: quoi?

Clément D.: .. c'est elle qui veut que je rentre le soir.. alors elle me fait plaisir, ou je me traîne, je la supplie...pour faire l'amour

I: et quand elle veut pas du tout?

Clément D.:ben c'est à dire que...on fait l'amour quand même,... après tout...c'est elle qui veut que je rentre le soir.

Nous retrouvons en pratique ce même droit marital chez de nombreux hommes. En dehors de ceux qui pratiquent le viol "de force", les autres usent de leurs droits, réclament, pleurent ou imposent le service sexuel domestique. Et la femme subit_ Non seulement la femme accepte pour avoir la paix, mais souvent elle est étonnée lorsque des accueillant-e-s, des militant-e-s évoquent le viol.

C'est ainsi que j'ai régulièrement entendu :

- "il fait nuit, je pense à autre chose"

- "plus vite il a fini, mieux je me porte"

- "c'est qu'un moment à passer"

Autrement dit, le viol conjugal non identifié, c'est-à-dire une sexualité où pour avoir la paix, éviter des violences, pouvoir dormir_, la femme cède, reste un mode important de gestion de la sexualité masculine.

 

Pornographie et violences sexuelles

La pornographie est souvent citée comme cause des violences sexuelles.

Dans les entretiens que j'avais eu avec les hommes inculpés de viol, les images pornographiques étaient largement citées, notamment lorsque je leur demandais quelles images ils avaient en faisant l'amour, ou quels étaient leurs supports masturbatoires. Parmi ces images "porno", ils citaient celles des revues : Union, Lettres de femmes, Play Boy, Lui, ou quelques revues achetées en sex-shop, mais aussi S.A.S, Brigades Mondaines ou les films porno "loués pour s'éclater entre collègues".

Excepté un homme disant "dans le commerce, on en vend alors j'en achète", tous les autres expriment : ne jamais en acheter et avoir lu les revues qui "traînaient chez les collègues". Ils consomment de l'image et du texte pornographiques, tous le disent, mais personne (ou presque) n'en achète, ils ont tous des amis friants de cette littérature, généreux mécènes qui en font l'acquisition pour leur entourage.

Dire qu'ils achètent des revues leur fait honte, tout en reconnaissant s'en servir en support masturbatoire. Nous voyons ici pourquoi et en quoi, les réponses traitant de l'achat de la porno sont biaisées. Les hommes pensent que c'est vulgaire, débile_ mais lorsque l'on discute avec eux sur l'appréciation que doivent porter les femmes sur le contenu de la porno, les réponses sont surprenantes :

"Si elles s'y mettent, c'est qu'elles sont bien contentes". "Chacun fait comme il veut, mais ça me dérangerait que ma femme le fasse".

Il y a assimilation, dans toutes les réponses des hommes ayant abordé ce sujet, entre iconographie féminine de la pornographie et représentation des femmes dans la vie sociale. Ce ne sont pas quelques femmes rétribuées pour poser que le lecteur paye pour regarder et fantasmer, ce sont des femmes volontaires qu'il pourrait connaître, des femmes qui doivent le faire par envie, par désir, des femmes "normales".

Dans l'enquête du regroupement Provincial de Québec, 63,7 % des femmes violentées expliquent que leur conjoint consomme de la pornographie et 45 % des répondantes rapportent que leur conjoint leur demandait lors des rapports sexuels, d'imiter des situations représentées dans des revues, vidéos, films, spectacles de sexe. 60,5 % des hommes (conjoints ou partenaires des répondantes de l'étude) qui maltraitent sexuellement leur conjointe puisent ou alimentent leurs fantasmes sexuels d'images ou de pratiques véhiculées par la pornographie. En moyenne trois hommes sur quatre (conjoints ou partenaires des répondantes) qui ont eu recours à la violence sexuelle consomment régulièrement de la pornographie.

La pornographie non seulement met en scène dans la sexualité la domination des hommes mais de plus alimente dans l'imaginaire érotique une liaison violence-plaisir. Elle tend à faire dire aux hommes "elles aiment ça".

Quant à la prostitution, l'homme dissocie, dans sa vie sexuelle les prostituées qu'il achète et sa partenaire avec laquelle il décrit une sexualité hygiénique -un "entre deux" passes-, où d'ailleurs quelquefois certains imposent mentalement ou physiquement à leur compagne des pratiques utilisées dans la prostitution. Son imaginaire érotique est autant associé aux produits de la consommation pornographique, qu'aux souvenirs de l'usage de la prostitution. Les hommes dissocient prostitution et pornographie, mais nous pouvons considérer que la prostitution est liée à l'activité du commerce des corps en usage dans la pornographie. D'autres, depuis quelques temps utilisent les messageries dites "roses", le 36-15. Quoique les objets de discours de ces messageries soient les mêmes que la pornographie, elle offrent au groupe des hommes une innovation intéressante. Derrière le Minitel n'existe, sur cinq lignes et 40 signes par ligne, que le discours et la représentation. Pour la rédaction d'un article sur la prostitution des mineurs, j'ai regardé pendant un mois l'activité des serveurs télématiques dits érotiques. Quelle ne fut pas ma surprise de constater que nombre de soi-disant femmes demandeuses de contacts étaient soient des animatrices de réseau, soient_ des hommes. Dans l'échange télématique, le discours reprend les clichés les plus caricaturaux de la pornographie. L'homme aboutit à une masturbation avec lui-même. La télématique permet aux hommes, entre eux, d'imaginer des échanges avec des femmes. On a d'ailleurs dans certains discours d'hommes se présentant comme des femmes des cas intéressant de vécu transsexuel.

Mais quel que soit le support, la pornographie scripturale, audiovisuelle, la prostitution ou l'utilisation pornographique des images publicitaires, l'homme reste seul dans la sexualité. La pornographie isole et aliéne le masculin tout en favorisant des pratiques sexistes et violentes avec les femmes, ou d'autres hommes.

Nos sociétés d'aujourd'hui, contrairement à d'autres n'apprennent plus par l'activité lignagère les pratiques sexuelles aux hommes. La pornographie devient ce lieu masculin de la mémoire, de la transmission et de l'apprentissage.

Car la pornographie n'est pas qu'un phénomène individuel, elle est aujourd'hui une industrie employant des dizaines de milliers de personnes; une activité au chiffre d'affaire impressionnant, dont l'Etat tire un bénéfice substantiel.

J'avais déjà montré que le discours pornographique alimente, entretient et légitime le mythe sur le viol tout en étant son produit. Nous pouvons aujourd'hui dire que la pornographie quelle qu'en soit sa forme, tend socialement à se constituer comme un rite de passage entre l'enfant mâle et l'adulte. Elle sous-tend l'ensemble des pratiques, des représentations viriarcales de domination des femmes dans l'activité et l'imaginaire sexuel.

L'identification des scènes pornographiques à des scènes appartenant à la réalité pour les hommes violeurs et les hommes violents, la définition d'exutoire sexuel proposée par d'autres hommes, la constatation que les images pornographiques ne sont guère différentes de celles qui font la promotion publicitaire de certains produits, la reconnaissance quasi-générale de la quotidienneté de la pornographie dans le discours sur les pratiques sexuelles, et dans l'érotique, le parallèle entre le discours de la pornographie et celui inclus dans le mythe du viol (femmes sans désir offertes, femmes-objets, femmes-sexes_), et dans le mythe de la violence masculine domestique ("elles aiment çà) permettent de considérer le discours pornographique comme le récit qui sous-tend, véhicule et diffuse les mythes du viol et de la violence masculine domestique tout en étant leur produit.

Mes critiques de la pornographie, tout comme celles de BROWMILLER, POULAIN ou CODERRE sont une remise en cause de la pornographie au sens où elle définit les mythes alimentant l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants. Exploitation sexuelle dont la violence masculine domestique est un des signes, adoptant, nous l'avons vu, de multiples formes.

Jalousie et donjuanisme

J'ai expliqué comment la jalousie est critiquable, non dans la liberté de choix de chaque conjoint-e qu'elle pourrait supposer, mais au contraire dans sa gestion asymétrique. L'homme s'autorise à avoir des maîtresses, utiliser des prostituées, et par sa jalousie, contrôle socialement et sexuellement "sa" femme. Des femmes m'ont parlé d'autres violences sociales et sexuelles qui montrent bien cette gestion asymétrique de la jalousie.

Vanessa a 27 ans :

"Il y a d'autres violences_ un homme m'a imposé pendant plusieurs années trois relations à la fois. "Je ne sais pas si je serai là ce soir" disait-il et il partageait son temps entre moi et deux autres filles.

J'en devenais insomniaque.

Pourtant j'avais la bonne part, il passait environ deux/tiers de son temps avec moi_ je comprenais pas pourquoi il éprouvait le besoin_ il disait qu'avec les deux autres c'était pas important.

J'ai vécu six ans avec lui et je suis partie sept fois, chaque fois après 15 jours de séparation il faisait la roue, revenait tout gentillement_ il disait qu'il m'aimait."

Le donjuanisme pourrait se définir par cette capacité masculine, sous prétexte de l'amour, à s'approprier successivement ou alternativement des femmes tout en évitant par la violence physique, psychologique ou sexuelle qu'elle symétrisent leurs pratiques. Nous sommes, à l'écoute de la souffrance de Vanessa, bien loin de la "libération sexuelle" qu'invoquent certains hommes.

 

Le non dit : les plaisirs sexuels

Dès le départ de cette recherche, des femmes m'ont tenu des propos qui m'ont étonné :

"Ce jour-là [lors des premiers coups] on n'a jamais aussi bien fait l'amour" "Après [les coups] on a fait l'amour comme des bêtes"

Cette relation sexuelle constituée, nous allons le voir, de contacts forts, de caresses fermes, quelques fois de brouillage des rôles actif/passif, de jeux sexuels pouvant être comparés à la violence, de "désirs physiques très forts", bref de plaisirs sexuels pour l'homme et pour la femme, je propose de l'appeler animalité.

Mon hypothèse est que pour certaines personnes le non-dit sur l'animalité dans la sexualité tend à assimiler des formes de jeux érotiques librement choisis et désirés par les deux partenaires et la violence masculine domestique.

La découverte de l'amour physique

Des femmes violentées ont exposé sous diverses formes comment leur ami ou mari a été le premier homme avec qui elles ont eu un plaisir physique dans la sexualité. Initiateur ou pas, il a pris le temps d'écouter leurs désirs, d'échanger avec elles.

Esther F. :

"Il m'a appris beaucoup de choses, il m'a donné beaucoup, vraiment beaucoup il m'a libéré ouais c'était, c'était, c'était très fort, enfin_, c'était_ [rires] je pouvait pas accepter ça qu'on soit si_ qu'on soit si proches et si unis dans ces nuits et_ j'pouvais pas comprendre que ce soit si fort d'un côté et si si déchirant de l'autre, c'était"

Claudine D.:

"Faire l'amour comme ça : griffures, morsures_ j'ai découvert ça comme un jeu. Ça a duré six mois avec un garçon très doux. [_] c'est associé au judo_ je faisais du judo à l'époque_ tu ressens ton corps, celui de l'autre, c'est super".

La découverte de l'amour physique, de leur désir, du plaisir sexuel ré-active pour ces femmes les représentations sociales féminines de l'amour. Qu'elles aient ou pas connu d'autres relations précédentes, avec cet homme là, elles découvrent ce dont parlent les magazines : l'orgasme, la jouissance, le don de soi et de l'autre dans la sexualité. Cela les conforte d'autant dans l'attente du reste, de ce que promet pour les femmes l'amour idéal : la sécurisation d'un homme, l'échange total, le couple idéal où hors la sexualité aussi, elle est une femme respectée et importante pour lui.

La découverte de la plénitude physique ouvre dans leur imaginaire les portes de l'espoir de la fusion sur l'ensemble de la vie conjugale. Elles en comprennent d'autant moins les violences vécues par ailleurs.

 

Sexualité avec inversion des rôles - sexualité et violence

Hommes et femmes exposent des formes plurielles de sexualité où alternent des moments de douceur, de tendresse et des caresses plus fortes qu'eux/elles-mêmes qualifient de violences, et lorsque des femmes comparent leur ami violent et une autre relation précédente, la sexualité devient le discriminant principal.

Suzanne P. "J'avais 16, 17 ans, et c'est quelqu'un après avec qui j'ai vécu_ Comment se réglaient les crises avec lui ? J'ai un peu oublié tout ça. Je crois qu'il y avait des engueulades, des violences aussi verbales, mais pas physiques. Par contre c'est quelqu'un avec qui je vivais une sexualité absolument catastrophique [_] j'ai l'impression que je reproduisais complètement le cliché du couple_ [_] j'avais pas de plaisir et lui il souffrait d'éjaculation précoce_ bon j'étais jeune et je réalisais pas forcément qu'il y avait quelque chose qui coinçait. je l'ai réalisé quand je l'ai vécu avec d'autres_"

L'accession au plaisir même avec des violences physiques supplémentaires est ressentie comme une transformation au bénéfice de la femme. D'autres nous le diront, l'animalité réciproque dans la sexualité permet que la femme puisse y exister comme sujet de ses désirs.

L'ami de Suzanne raconte à peu près les mêmes scènes :

René T. :"Je lui ai révélé sa sexualité, elle m'a révélé la mienne [_] c'est très passionnel,_ c'est_ c'est très très fort_ c'est à la fois très tendre, très calin, très sensible, et en même temps bestial, mais pas du tout_ je crois que ça peut-être bestial les relations sexuelles, à partir du moment où c'est complètement bien vécu, je veux dire[_] où ç'est assumé."

L'homme et la femme comparent l'animalité, qualifiée de violence, où l'un et l'autre ont l'initiative et s'écoutent, avec la violence conjugale exercée par lui contre elle. La violence domestique sert son pouvoir d'homme, l'obtention de ses désirs, le renforcement de son contrôle sur sa partenaire. Pour elle, jusqu'à la rupture, l'animalité dans la sexualité permettait de faire admettre "l'autre" violence, celle que de toute façon, elle connaissait déjà, même moins forte dans son premier couple. La violence domestique apparaît dans leur discours, et dans ceux d'autres hommes et femmes comme le paquet-cadeau indissociable de l'amour et du plaisir sexuel. Par soumission aux stéréotypes, par satisfaction de la sexualité conjointe, la femme cède à l'homme et espère que l'amour le transformera, mais dans tous les cas pour lui et elle, le silence couvre autant la sexualité -hors norme- que la violence domestique.

 

Le cycle du soir : la violence rituel pré-sexuel

D'autres ne m'ont pas raconté les mêmes formes de scènes d'animalité sexuelle. Ou plutôt ils m'ont décrit autre chose : des violences masculines domestiques, qui se terminent par une sexualité conjointe.

Je reproduis ici un des témoignages qui m'a beaucoup gêné dans cette recherche. Justine décrit d'abord des coups, puis un viol et après conclut sur le plaisir dans la sexualité :

Justine K. :

"On s'est couché, et il m'a demandé si je n'avais rien à lui dire : je lui ai dit : non. Et puis bon, là, ça a commencé : une gifle, un pain. Et la baston, c'était vraiment la baston. J'ai pris des coups, j'ai eu très peur, j'ai eu très mal_ et après ça bon il y a donc eu cette violence physique, et après je ne dirais pas qu'on a fait l'amour, parce que pour moi, c'était pas ça. Après il y a eu de la baise, y a eu vraiment la baise, bon y a eu la baise au départ. Quand il a commencé à me toucher et tout, de ma part il y avait_ je l'ai pas rejeté, mais c'était, comme si à l'intérieur de moi, c'était rejeté. Je ne bougeais pas, c'était en quelque sorte un viol. Pour moi ça faisait l'effet d'un viol. Sans que j'ai connu véritablement le mot viol : agression dans la rue, etc_ mais pour moi c'était ça. C'était me prendre_, essayer de me_ c'était prendre mon physique, prendre mon corps, alors que j'avais pas envie à ce moment donné. Et en plus j'en avais pas envie_ et en plus juste avant, il y avait eu les violences physiques quoi_ et donc ouais on a baisé [_]

I : et t'as réagi comment "à la baise" ?

J'étais pas contente, mais en même temps, il y un truc : bon, la baise, quand tu baises avec quelqu'un, si vous avez envie tous les deux etc_ bon, il y a cet aspect là, et il a aussi l'aspect purement physique. C'est-à-dire, bon, c'est un bon baiseur, y'a pas à chier, c'est un bon baiseur_ alors_ ça veut dire que, même si t'en as pas envie, à partir d'un moment ton corps répond à un truc que ton esprit ne contrôle plus. et après bon_ je me suis endormie".

J'avoue avoir blêmi après cet interview. Que me disait-elle ? N'était-ce pas ce que me racontaient les violeurs quand ils parlaient de "consentement après" ? De fait, par la suite, d'autres hommes ou femmes m'ont raconté des scènes similaires où à la violence exercée par l'homme faisaient suite des scènes de sexualité conjointe. C'est sans doute ce que veut dire l'adage populaire par "refaire amis sur l'oreiller".

Valérie B.:

"On utilisait la sexualité pour recoller les morceaux_ et cette sexualité là tout à coup devenait encore plus émotionnelle quoi_ tu sais vachement chargée, très forte quoi_"

Certains expliquent un véritable cycle, qu'ils décrivent ou non (les deux cas se sont présentés) comme des formes de sexualité qualifiées de violences.

Denis. E:

"Il y a un enclenchement_ un enfermement de l'un par rapport à l'autre et puis euh_ un cycle du soir, où on se retrouve_ euh_ on passe une soirée ensemble, et on a envie que ça se débloque_ et ça se débloque pas, enfin ça reste silencieux_ et l'alcool aide aussi, et que bon après on se retrouve ensemble dans le même lit et que là bon c'est l'explosion.

I : Et vous arriviez à faire l'amour sans violence avant ?

Non_ toujours ça passait par la violence_ [_] parce que l'étrangeté ou le blocage qu'il y avait avant faisaient qu'il y avait pas de communication possible, y compris faire l'amour_ c'était impossible de faire l'amour avant_"

La sexualité conjointe, comprenant ou non des scènes d'animalité, mais avec désirs réciproques, devient le ciment du couple, un espace de pardon de la violence masculine.

Présenter toutes les femmes victimes de violences comme des femmes violées en permanence empêche ces hommes et ces femmes de parler. Cela les contraint au silence et favorise la structuration du secret. Certaines compagnes, comme celle de Denis E. ont été militantes féministes. Aucune d'elle n'a pensé se réclamer du statut de femme battue, ni dans un quelconque foyer, ni même dans leur réseau amical. Par contre, elles ont d'une manière ou d'une autre contraint leur ami à changer et à supprimer la violence qu'elles subissaient.

 

Violences sexuelles et jeux sexuels

Si Justine K. peut décrire alternativement un début de viol et après une scène de sexualité où elle éprouvait du plaisir, où "son corps répondait"; si la même main peut servir à jouer ou à frapper, où commence et où finit la violence sexuelle ? Thierry U. l'explique. Lui a vécu de nombreuses violences avec ses partenaires, dont entre autres, des violences sexuelles :

"Il y a eu des violences sexuelles, c'était_ un ensemble d'incompréhension, de besoins qu'on n'arrive pas à exprimer, de rancunes accumulées_ et qui devenaient violences sexuelles, des coups, des engueulades_ des coups bas"

Il a aussi vécu des scènes de sexualité réciproque d'animalité :

"Mais il y a aussi la violence sexuelle que les femmes demandent et qu'on ne veut pas dire [_] mais ça rentre pas dans le cadre de la véritable violence par ce que c'est plutôt un jeu dans la connivence et la réciprocité du désir".

Mais il distingue nettement les deux :

"Quand on est dans un jeu, pour l'amusement, pour faire plaisir à l'autre, ça n'atteint pas des proportions de coups, d'insultes, c'est plutôt sympathique à la limite. Mais quand ça vient aux coups et aux obligations sexuelles_ ça commence vraiment à être dangereux. Pour les deux personnes. Parce que c'est associer un fantasme, ne pas en parler à l'extérieur et se défouler par rapport à la violence dans l'acte sexuel [_] Moi qui me connais un peu violent, je ne veux pas retomber dans le cadre de la violence sexuelle ce qui me serait facile à partir du moment où je sais que je domine la personne. Mais tant que je la respecte, je reste dans la limite du jeu [_] je suis capable d'être acerbe et dégueulasse, j'en suis capable, je le sais parce que je l'ai déjà vécu et je le veux plus."

Ni les hommes ni les femmes rencontrées ne font l'amalgame. Là encore la dissymétrie existe par le fait que c'est toujours l'homme violent qui peut, suivant son désir et le rapport social à l'autre, décider s'il utilise sa domination pour imposer ou pas des violences sexuelles.

Quand on dit "elles aiment ça", le mythe amalgame l'animalité dans la sexualité et les violences masculines domestiques. Je n'ai jamais rencontré de femmes qui aiment les violences, mais par contre, certaines qui désirent se vivre en "sujet désirant" dans la sexualité avec leur partenaire. Le secret, les tabous sur la sexualité féminine, le brouillage que produit l'énoncé du mythe, accroissent la dépendance des femmes à leur conjoint violent. Les descriptions de l'animalité dans la sexualité sont aussi la preuve que les pulsions masculines peuvent, avec des femmes, se négocier dans des jeux amoureux réciproques, que les femmes ne sont pas par nature les éternelles victimes de la sexualité des hommes.

La question à poser pourrait aussi peut-être s'inverser. S'il est possible de vivre dans la sexualité l'échange, le don de soi et de l'autre et l'inversion des rôles; si l'abandon de la position de mâle dominateur peut être aussi producteur de plaisirs pour l'un-e ou l'autre, ne devrions-nous pas, hommes, questionner l'aliénation masculine qui empêche les hommes de se vivre entiers dans la sexualité et qui rend les hommes violents aussi seuls dans l'ensemble de leur vie domestique ?

A propos de l'animalité

L'animalité et la violence domestique. Parle-t-on vraiment de la même chose ?

Esther F:

" Il m'a fait des fois l'amour tellement fort que c'est vrai, que c'était_ ouais, j'en ai, j'en ai eu mal des fois. Mais, mais c'était du plaisir, c'était pas_ c'était la violence du désir du_ du désir physique_ mais enfin j'sais pas si ça_ j'le ressentais bien_ c'était violent, mais dans l'autre sens, dans le bon sens, pour moi_"

Nous abordons avec l'"animalité" dans la sexualité quelques prémisses d'une anthropologie de la sexualité. Cette anthropologie reste, en France, à l'heure actuelle, à faire et à développer.

La participation à quelques débats sur anthropologie et sexualité, ou sur les pratiques sexuelles, les discussions vives qui ont suivi m'ont amené à devenir prudent sur ce thème. Le discours sur la sexualité condense un certain nombre de débats scientifiques et politiques. Je donnerai ici quelques réflexions complémentaires permettant, je l'espère, que dans un avenir plus ou moins proche, cette partie de l'anthropologie des sexes puisse accomplir quelques avancées théoriques.

Il s'agit d'abord de relativiser mes propos antérieurs. J'ai adopté la formule "inversion des rôles" pour expliciter certaines pratiques sexuelles décrites par les un-e-s et les autres. L'inversion des rôles actifs/passifs, c'est-à-dire la capacité conjointe ou alternative pour chacun-e, de prendre l'initiative des caresses, de la direction de la scène sexuelle, doit être relativisée. Dans les propos des hommes et des femmes, les jeux avec les fantasmes, les positions de sexe [masculin-actif, féminin-passif] ont surtout consisté à étendre la palette des différentes positions pouvant être occupée par chaque genre. Ainsi Michèle signale qu'elle a pu être tour à tour : la petite fille, la prostituée, la dragueuse, la mère_ et son ami occuper les positions masculines correspondantes. Il n'y avait pas à proprement parler d'inversion de rôle ou de position de sexe. Dans l'ensemble des rôles définis, elle reste assignée au féminin et son ami au masculin. Dans les couples où existe une régulation par la violence, une domination masculine, nous n'avons pas rencontré de transsexualisation des positions sexuelles. Autrement dit, ce n'est jamais l'ami masculin qui a porté jarretelle, mini-jupes_ plusieurs hypothèses peuvent l'expliquer. L'utilisation de la pornographie, courante pour l'homme et la femme dans ce type de couples, ne favorise pas la création d'un imaginaire sexuel dépassant la division sexuelle mise en _uvre dans la sexualité ; mais la présence de violences domestiques signale surtout de manière rédhibitoire des positions de sexe formelles où les rôles dominant-dominée sont figés. Or dépasser les catégories sociales homme/femme dans la sexualité, dans l'imaginaire érotique, nécessite, l'hypothèse serait à vérifier, de pouvoir inverser aussi dans la vie sociale la dominance mâle.

La sexualité n'est pas une sphère sociale autonome. Je n'ai rencontré de couples où le jeu sexuel pouvait prendre des formes transsexuelles (l'homme accédant à des positions dites féminines et inversement) que lorsque la vie sociale était aussi marquée par une égalité de pouvoir. Et en tous cas, des couples où n'apparaissent pas des formes flagrantes de violences masculines domestiques.

L'animalité m'a surpris pour d'autres raisons plus personnelles. Après la remise en cause féministe plusieurs amis et moi-même, appartenant aux groupes d'hommes, avons tenté de déconstruire les modèles stéréotypés du masculin en découvrant une sexualité diffuse sur tout le corps, une décentration du pénis lors de la sexualité. Nous avons bien souvent reconstruit notre imaginaire érotique en opposition à ce qui est appris aux hommes, à savoir le pouvoir et la violence. Nous avons pu devenir ce que certaines féministes québécoises ont appelé "les petits hommes roses" : tout le pouvoir à la tendresse, un corps-peau avide de caresses. Les bras, les jambes, les cuisses, les pieds, les mains_ devenaient des zones érogènes. Nous avons pour beaucoup expliqué notre incapacité à la violence. Certains, par culpabilité du modèle masculin traditionnel, ont supprimé la pénétration vaginale de leurs pratiques hétérosexuelles. D'autres ont découvert l'homosexualité, la jouissance anale. Nous avons pour certains pu découvrir l'orgasme par la caresse sur la peau sans qu'il y ait éjaculation.

Notre érotisme est pauvre. Dans d'autres civilisations (pensons à l'Orient), le nec plus ultra est pour l'homme le report permanent de l'éjaculation, voir "une éjaculation intérieure" sans présence externe de sperme. De nombreux amis peuvent raconter des scènes où une femme leur a demandé de pratiquer des caresses fortes, "d'être violent", et leur difficulté, voire leur impossibilité, d'accéder à leur demande.

En tant qu'homme, je reste toujours surpris quand des femmes peuvent expliquer le plaisir sexuel de se promener sous la pluie, sentir une brise d'air. Elles dessinent une sexualité cosmogonique. Ont-elles par résistance à la domination su développer des formes personnelles de sexualité, avec les éléments naturels, avec soi-même, depuis longtemps rayées de la carte du tendre pour le masculin ? Quelle est la place de l'évolution des rapports sociaux de sexe dans la sexualité ? N'y a-t-il pas, notamment dans l'animalité, canalisation des sexualités dites masculines et féminines sur un mode guerrier, masculin. Après tout ne dit-on pas que deux guerriers ennemis ne sont qu'adversaires ?

L'animalité interroge aussi par la place centrale qu'elle occupe dans la sexualité dès son apparition. Elle devient le seul mode sexuel de relation. Ne pourrait-on pas parler d'hégémonie, et comparer cela à la violence conjugale prévalente dès sa venue ? Quelle est la place, notamment en France, de la pollution mentale liée à la pornographie ?

J'avoue mon mal-aise quand dans un couple la femme peut dire "il m'a fait l'amour à fond" et où l'homme dit "je l'ai défoncée_". Quel est le mode symbolique dominant ? La sexualité féminine vécue dans le fantasme de viol traduit, de mon point de vue, la difficulté des femmes à dépasser l'assignation à une sexualité principalement culturelle. Vivre ce fantasme intellectuellement pour que son corps puisse faire l'amour, correspond-il à une évolution ? ou à une nouvelle forme de soumission ?

Autant de questions auxquelles nous n'avons que peu de réponses et sur lesquelles nous aurions à nous interroger. Enfin, la dénomination "animalité" n'est qu'à moitié satisfaisante. Les connotations naturalistes, la référence à la "bestialité" peuvent s'y l'on n'y prend garde, renvoyer l'ensemble de la sexualité masculine ou féminine du côté de la nature.

La création de l'intimité disciplinaire a renvoyé du côté de la pudeur, du privé, de l'animalité, les fonctions et pratiques corporelles. Si nos informateurs/trices sont si mal à l'aise pour expliquer ces pratiques, si de tels arguments ont dans nos sociétés été renvoyés dans la sphère de la pornographie, du tabou, du secret, c'est en les comparant à des pratiques bestiales, inhumaines, donc à taire.

 

En résumé

Nous venons de le voir, l'énoncé "elles aiment ça" condense différents éléments appartenant au cadre social d'exercice de la violence masculine domestique. Rappel du sentiment d'amour, de sa gestion différenciée, notamment de l'utilisation instrumentale que font en général les hommes de l'affectivité féminine, mais aussi sous-entendu des pratiques sexuelles, l'énoncé "elles aiment ça" cache nombre de violences sexuelles masculines entretenues par la pornographie.

Mais "elles aiment ça" rappelle aussi pour certain-e-s qu'à côté des violences domestiques, il y a des scènes dans la sexualité qui sont très satisfaisantes pour l'un-e et l'autre. Les non-dits, les tabous sur l'érotique et la sexualité, permettent que les femmes et les hommes amalgament cette sexualité que nous avons qualifié "d'animalité", où les deux partenaires sont sujets de désirs et de plaisirs, et les violences où l'homme frappe "sa" femme ou compagne.

Je n'ai rencontré aucune femme qui aime être battue ou violentée. J'en ai approché de nombreuses qui ne pensent pas que soient dissociables l'amour conjugal, les plaisirs dans la sexualité -quand ils existent- et les violences maritales.

L'amour, la sexualité -et ses plaisirs- sont des obstacles au départ de la femme, mais la question du départ du domicile pose aussi d'autres questions touchant, outre les gestions individuelles des sentiments et des vécus sexuels, les conditions sociales collectives dans lesquelles notre société appréhende la violence domestique et offre des alternatives aux femmes violentées.

 

La fuite, la rupture, pourquoi rester ?

Un homme venu au centre a appelé. Effondré du fait de la fuite de sa femme il voulait se suicider. Son maître mot était la solitude, il était seul_ Elle était partie se faire héberger par des ami-e-s et commençait manifestement à distancier sa situation de femme violentée. "J'ai eu la main lourde_ sans doute je suis un homme violent_ mais si elle essayait de comprendre". Artisan, il travaillait près de douze heures par jour pour payer les traites, la maison, espérer que ses enfants aient une éducation "différente de la mienne".

"Elle veut divorcer,_ c'est absurde"

A la différence d'autres hommes rencontrés, il n'incriminait pas sa femme des violences qu'elle avait subies pendant plusieurs années. Son suicide n'était pas non plus une menace, un chantage_ il vivait juste sa souffrance d'avoir vécu toute sa vie comme un homme ordinaire "pour en arriver là_". Fatigué, usé, le corps meurtri, il n'imaginait pas ce que sa femme avait dû subir en silence, et ne comprenait pas que sa fuite projetée était aussi, pour elle, un des derniers sursauts de survie.

Une fois le premier coup accepté, la suite des violences se met inexorablement en marche. La rupture, la fuite de la femme n'en n'est que plus difficile.

LAROUCHE signale une étude faite auprès de policiers démontrant que certaines femmes battues ont fait appel à la police jusqu'à 35 fois avant de s'en sortir.

Si quelques unes, parmi les plus jeunes, rompent à la première violence identifiée, la plupart attendent et reportent sans arrêt leur départ. Elles fuient lorsqu'elles voient la mort en face ou dans de nombreux cas lorsque le mari s'attaque aux enfants.

 

Les réactions masculines au départ :

La menace de mort :

Nous allons le voir, la menace de mort proférée par le conjoint n'est pas une simple exclamation verbale. A leur départ les femmes violentées sont réellement en danger de mort, qu'il soit ou non formulé. Cette affirmation est étayée par mon expérience auprès des hommes violents, mais aussi par l'étude des dossiers d'instruction des cours d'assise : les maris se retrouvent seuls et n'acceptent pas que leur compagne s'en sorte, qu'elle soit ré-appropriée par un autre homme.

Le meurtre de la femme est dans la plupart des cas consécutif à son départ, ou à sa menace de départ. (Dossier n° 14) . Dans le dossier n° 5, à chaque tentative de son amie pour partir, Monsieur E. la menace de mort "c'est vrai que je l'ai menacée deux, trois fois, mais c'était pour établir le dialogue, je ne mesurais pas l'importance de mes paroles". Plusieurs fois il débutera des tentatives de strangulation. Elle reste. Lorsqu'une fois son amie prend sa voiture pour fuir, il la poursuit et fonce sur elle. Quand il comprend que leur séparation est définitive, il achète une arme et lui tire dessus.

Et on pourrait multiplier les exemples. Il faut prendre les menaces de mort proférées par les hommes comme des menaces réelles contre la vie des femmes, on ne le répétera jamais assez, certains meurtres auraient ainsi pu être évités.

Les enfants

Dans cette fuite, les enfants tiennent une place particulière limitant d'autant plus la liberté de la femme. Lorsque la femme part, les enfants ralentissent considérablement sa fuite. L'idéologie patriarcale assignant à la femme l'éducation des enfants, leur protection devient alors dans la conscience et le corps des femmes, une entrave physique et psychologique supplémentaire.

Quelques fois la famille renforce les efforts du mari pour maintenir la situation conjugale (Dossier n° 10). Les enfants deviennent un chantage permanent : "tu pars d'accord, mais t'auras pas les enfants" disent beaucoup. Ils ne revendiquent pas le paternage mais la propriété patriarcale de leur progéniture.

Les menaces et les celles de mort en particulier, l'impression que "de toute façon, il saura toujours me retrouver", créent chez les femmes une peur permanente. Non seulement elles ont honte, honte d'avoir été battues, honte de ne pas être une femme moderne qui "a réussi son couple", elles sont culpabilisées de s'être laissées faire, culpabilisées aussi de laisser les enfants assister à de tels actes, mais la peur permanente inhibe chez beaucoup de femmes toute possibilité de réaction.

 

Le départ ?

-Pourquoi restent-elles ?

L'entourage, les conditions sociales, politiques, économiques, culturelles, les mythes sur la violence masculine domestique, sur l'amour, mais aussi l'ensemble des conditions objectives appartenant à la condition féminine, concourent à ce qu'elles restent.

Beaucoup sont dépendantes économiquement du salaire de leur conjoint. Assignées au travail domestique non rémunéré, elles ont abandonné leur formation professionnelle, leurs études,_ Elles s'imaginent mal, plusieurs années après, reprendre l'école. Quand elles travaillent leur salaire est souvent inférieur à celui du mari. Habituées à ce que leurs ressources personnelles servent de salaire d'appoint (pour payer les crédits, la résidence principale ou secondaire), elles ont du mal à penser qu'elles peuvent subvenir à leurs besoins.

Leur réseau amical personnel a disparu au profit des relations "du couple". L'entourage réagit souvent très agressivement à l'idée d'une séparation proche, d'autant plus quand la violence est évoquée. Tout est fait pour leur expliquer que ce n'est qu'une crise banale, une scène de ménage qui a mal tourné. On mesure mal les effets du "conjugalisme" en _uvre chez les femmes [et les hommes].

Le manque de confiance en soi, le fatalisme ("et après tout c'est pas si terrible que ça, j'ai qu'à arrêter de me faire mon cinéma"), ne sont pas seulement la conséquence des mythes mais bel et bien des coups et des violences multiples reçu-e-s.

Véronique T.:

" Tu sais on a toujours l'impression d'être différente des autres_, et puis partir_ pour aller où ? T'as vu comment je suis, et puis qu'est-ce que tu veux_ je suis peut-être conne_ mais moi j'l'aime mon mec".

Esther F.:

"J'ai voulu rester_ pour s'expliquer_ et puis je voulais l'aider, tu sais il était encore plus malheureux que moi_ il fallait qu'on s'explique je supportais pas l'idée qu'on se quitte en ayant pas communiqué".

 

-Pourquoi partent-elles ?

Partir nécessite plusieurs phénomènes successifs :

1- Penser le départ

2- Etre prête à partir

3- Pouvoir vivre le départ

D'abord constatons que la linéarité : réflexion->>décision->>action peut être vécue et apprise par les dominants mais n'est certainement pas, pour les dominées, une conséquence heureuse de la domination. J'ai décrit l'ambigüité ou l'ambivalence comme appartenant au genre féminin. Nous allons les retrouver ici en actes.

Brigitte S. :

"La deuxième année, je vivais avec l'idée que j'allais partir_ j'étais pas encore prête à partir_ il fallait que je l'accepte dans ma tête_ l'idée de partir de toutes façons_ en mûrissant l'idée qu'on allait se séparer_ j'étais encore prête à subir ces violences-là"

Assurément, la divulgation du mythe sur la violence masculine domestique et l'action des militantes féministes, ont beaucoup fait pour que des femmes réalisent que la violence masculine n'est pas un phénomène isolé et individualisé dans leur couple. L'ouverture de foyers pour femmes battues a permis à beaucoup de femmes de penser le départ.

Toutefois, et c'est là que nous voyons la nature vivante d'un mythe, dès qu'une représentation sociale s'érode grâce aux luttes et aux dénonciations, une autre vient se substituer à elle. Que nous dit Jeanne qui a pourtant travaillé plusieurs mois dans un foyer pour femmes battues de la région parisienne :

Jeanne :

" [ma s_ur] c'est un peu comme une_ comme une vague. Y'a des moments où ça va très bien y'a des moments où ça va pas, elle en a marre et_ "je vais partir" et bon "trouve moi quelque chose"_"je vais m'inscrire à l'ANPE, je vais faire un stage"_ et puis moi je commence à chercher_ et la semaine d'après : "ben non finalement",_ je crois que c'est vraiment typique à elle".

Autant elle a pu me parler des aller/retours foyer-domicile que vivent les femmes battues qu'elle a accueilli, autant dès qu'elle parle de sa famille_ ou de sa s_ur, elle véhicule une autre image de la femme battue et de la rupture.

Plutôt que de la rupture, il nous faut plutôt parler d'espace de rupture, qui, pour la plupart des femmes, est rempli d'hésitations, d'avances, de défilades, de peur, de solitude, d'appels à l'aide, de demandes urgentes d'assistance_ Même avec l'aide d'intervenantes, de travailleurs-euses sociaux-ales, d'ami-e-s, la femme reste seule.

Quelle place accorde notre société à une femme seule avec des enfants ? Comment passer d'une structuration mentale où la femme n'a pas confiance en elle, a été soumise et disciplinée, à l'établissement de relations sociales basées sur l'autonomie et l'indépendance ? On comprend d'autant mieux l'hésitation des femmes.

Une deuxième catégorie de rupture a été observée chez certaines femmes. Elles partent non pour elles, mais pour les enfants. "Beaucoup de femmes endurent d'inimaginables cruautés faites à elles-même, mais lorsque le mari s'attaque aux enfants elles partent pour de bon".

Son départ lui semble légitime lorsqu'il s'agit de protéger ses enfants. L'éducation que l'on donne aux filles est faite en sorte pour qu'elles soient de "bonnes mères". Dans l'opposition mère/épouse, mère protectrice des enfants/ femme épouse qui doit obéissance au mari, les rapports actuels patriarcat/viriarcat font obligation de préserver d'abord leur progéniture, et plus globalement la progéniture de l'espèce. A l'écoute des femmes violentées fuyantes, le message social serait "il fallait protéger les enfants". Point de décision pour soi en tant qu'être sujet de son histoire, ne supportant plus les violences, mais un appel à l'aide à la société patriarcale, stigmatisant le mauvais père. Et si l'on regarde les campagnes médiatiques, le traitement social différencié suivant que le sujet est les enfants maltraités ou les femmes violentées, on ne peut que constater la primauté des valeurs patriarcales.

 

Les stratégies de rupture

Dans cet espace de rupture les stratégies pour signifier au conjoint la fin d'une relation sont multiples. Elles suivent les aléas de la prise de décision des femmes. C'est ainsi que Brigitte U. explique sa situation :

"Il peut me faire l'amour, je ne lui donne plus de tendresse. Il va bien comprendre que c'est fini".

Elle reste au domicile conjugal, mais par le refus du service sexuel, de la tendresse quand son compagnon veut "lui faire l'amour", elle marque symboliquement la rupture qui pour elle, dans son idée, est définitive. Nous avons entendu de nombreuses femmes qui témoignent ainsi de leur évolution dans l'espace de rupture : certaines refusent la visite (obligatoire) aux beaux-parents, d'autres délaissent le travail domestique. Elles espèrent que leur conjoint entendra ces formes de résistance, de révoltes, de traces de rupture virtuelle, comme des appels au changement. Dans les faits, ce sont souvent d'autres violences qui viennent y répondre.

L'homme en général ne prend conscience de la rupture que lors du départ de sa compagne. Il assimile l'ensemble des autres actes comme des marques d'insoumission ou au mieux des effets liés aux spécificités féminines. Sylvain : "Non, des fois, elle était pas en forme euh_ à cause des histoires de bonnes femmes".

La femme violentée doit tout à la fois prendre en charge sa fuite, faire attention à sa protection et organiser la rupture. Nous reprendrons dans le chapitre suivant, les différentes stratégies empiriques de rupture, mais j'en examine une tout de suite, la prise d'amant, qui condense plusieurs éléments appartenant au mythe de l'amour que vivent les femmes.

L'amant, stratégie de sortie de la violence ?

Puisque le protecteur est défaillant, changeons de protecteur : telle semble être la logique de la stratégie utilisée par quelques femmes. L'amour promet aux femmes un mari, une sécurité. La présence de violences, de sévices remet en cause la personnalité de l'autre, et non l'amour .

Dossier n° 10 : La femme après 19 ans de mariage semble se lasser de la réclusion conjugale. Elle délaisse le ménage "elle n'entretenait plus son ménage, j'étais obligé de subvenir moi-même aux servitudes domestiques comme lavage et repassage" dit le mari à la police. L'ensemble des témoignages explicite la manière dont la vie conjugale est scandée par les multiples violences physiques exercées par le mari. La femme rencontre dans un foyer proche de son domicile un homme qui devient rapidement son amant. Elle semble désespérée : "à plusieurs reprises Josiane m'a dit que son mari lui donnait des coups, elle m'avait dit : si tu veux pas de moi, je vais sur le trottoir", déclare l'amant.

Amant ou prostitution, on retrouve ici le peu d'alternatives qui semblaient offertes à cette femme pour fuir. Le mari évoque la sexualité maritale : "à chaque rapport, ma femme restait très froide, on voyait bien que je lui faisais pas plaisir. C'est toujours moi qui devait lui demander".

Elle part un jour avec ses enfants rejoindre son amant à 200 kms de son domicile. Le mari, aidé par son beau-père la retrouve, enlève les enfants "pour l'obliger à revenir", ce qu'elle fait. Le mari convoque l'amant pour avoir une discussion "entre hommes". Que se sont-ils dit ? Quelle est la nature particulière de la convention portant sur l'accès à la femme ? Le dossier est discret.

"A l'issue de cette conversation, Serge [l'amant] et ma femme n'avaient pas pris la décision de ne plus se voir. Moi, par contre, j'avais interdit à Serge de revoir ma femme [_]" "Je ne pouvais admettre qu'un autre homme puisse toucher ma femme. C'est la raison pour laquelle j'avais l'intention de les tuer tous les deux et principalement lui" déclare le mari au Juge.

Les violences, au retour de la femme, au lieu de s'arrêter s'accélèrent. Elle fait ses valises. "J'ai compris que je la perdais pour la troisième fois, j'étais désemparé, je ne savais plus quoi faire, j'ai pris un couteau_" et il la tue.

Dans le dossier ni l'amant, ni les divers témoignages, encore moins le mari, ne parlent d'amour. Les transactions amant-mari, beau-père-mari évoquent la circulation de la femme, de son corps, de l'un à l'autre. L'aide du beau-père au mari pour faire revenir sa fille "dans son couple", le débat mari-amant, les conseils de modération des travailleurs sociaux _ à la femme ou de la police à l'homme, sont un exemple de la gestion patriarcale des mères et des femmes.

Dossier n°18 : Après 15 ans de vie commune, ne supportant plus ni la violence, ni l'alcoolisme du mari, Madame L. prend un amant. Elle pousse celui-ci à tuer son mari, elle lui écrit de nombreuses lettres d'amour :

Dans les dossiers d'instruction, lors de multiples interrogatoires la question évoquée est de savoir si le mari connait ou pas la présence de l'amant, ce qui peut devenir une circonstance explicative ou atténuante. La justice intègre dans son fonctionnement la logique patriarcale de propriété du corps de la femme.

Si l'amant permet de fuir, d'espérer quitter le conjoint violent, il peut aussi aider certaines femmes à obtenir une réassurance de soi, à fuir dans l'imaginaire d'autres relations sociales. L'amant, outre les satisfactions sexuelles enlève la grisaille de la morne vie quotidienne :

L'amant c'est la fantaisie contre la routine, une sexualité désirante. Notons ici que quitter l'homme violent prend des formes multiples qui ne sont pas toutes synonymes obligatoirement d'arrêt de violence. La présence des mythes sur l'amour, peut quelques fois ne faire changer que le partenaire sans obligatoirement modifier le rapport social, la domination, qui sont les causes réelles de la violence.

Ceci explique que certaines femmes rencontrées vont de partenaires en partenaires vivre des violences successives.

L'amour et le désir sexuel plus forts que tout : un dossier exemplaire

Un cas particulier, le dossier N°13, évoquant le suicide raté des amants, aboutissant à la seule mort de la femme, mérite quelques observations. Contrairement à d'autres archives étudiées, à d'autres témoignages, l'homme ici vit une gestion sociale de l'émotion amoureuse, où ne se séparent pas sphère privée et publique . Mais on trouve un sentiment privé, qui déborde dans l'ensemble des domaines de la vie sociale, et surtout qui prend le pas sur une stratégie professionnelle : la découverte d'une "attirance réciproque" transcende vie familiale, conjugale et vie elle même.

Une attirance sexuelle naît entre un homme et une femme appartenant à deux couples distincts. Lorsque leur liaison encore platonique est découverte, les deux couples se réunissent "pour trouver une issue à l'amiable". Le mari de Madame, refusant le divorce, le seul choix possible reste la fuite des futurs amant-e-s. C'est la force de l'attirance, de l'émotion vécue par l'homme et la femme qui doit nous interroger.

Ici, l'un-e et l'autre offrent une image d'une sexualité, ou plutôt de prémisses de la sexualité, de désirs, incontrôlables, où la mort est encore préférable à leur non réalisation. Le corps social ne peut que responsabiliser... la femme; ainsi, nous l'avons dit, le psychologue-homme reprendra les affirmations du mari de madame "sur son caractère spécial, son insatisfaction permanente..." faisant siennes les accusations proférées par le mari.

En dehors du récit, qui offrirait un beau scénario à une histoire d'amour, ce dossier montre autre chose. Le refus de la violence conjugale, de la domination patriarcale et viriarcale passe dans l'affirmation de la femme-sujet. L'affirmation de son désir, la capacité pour une femme, et pour un homme, de vivre conjointement l'émotion amoureuse -quand elle est réciproque-, peut expliquer des rencontres, l'apparition du "mariage d'amour".

Les remises en causes des rapports sociaux de sexe sont polymorphes: ré-introduction des femmes sur le marché du travail salarié, dénonciation de l'invisibilité du travail domestique, de la violence masculine... mais aussi revendication à l'expression et au vécu d'émotions amoureuses par les hommes et les femmes.

Ne voyons nous pas apparaître une revendication féminine au désir et au plaisir? Le dernier rapport Hite aux USA a fait scandale : les femmes interrogées se plaignent encore pour une importante majorité de ne pas jouir, de ne pas atteindre l'orgasme. Certes, jouissances et orgasmes sont encore, du côté des hommes et du côté des femmes, des pré-notions que les sciences sociales devront approfondir. Mais dans le même mouvement où l'arrière scène de l'amour et les violences domestiques sont divulguées et dénoncées, l'émergence des "femmes affirmatives", femmes-sujets, fait apparaître cette aspiration à vivre le désir, le plaisir, l'émotion amoureuse, en dehors du temps actuellement socialement réservés à cela : la mise en couple.

Ce dossier, est comme d'autres, paroxystique de situations. Toutes les revendications féminines au désir n'aboutissent pas à la mort, mais ne devrions nous pas, et l'hypothèse serait à reprendre, associer la prise d'amant- la volonté de fuir les scènes de violences domestiques- et l'accès à un statut de femme désirante.

La femme doit payer la rupture

Il semble que la femme doive payer son départ pour s'extraire de la domination conjugale.

Dans la prostitution cela s'appelle "être à l'amende". La femme doit payer au proxénète, au protecteur, le prix du manque à gagner, du vide laissé par son départ. Dans le couple, la femme violentée paye de diverses manières, d'abord, comme la prostituée en perte affective. L'abandon de l'image de l'amour idéal, du prince charmant n'est pas le moindre coût de la violence. Ensuite elle paye en manque à gagner de capital scolaire ou culturel, par l'abandon des études, l'isolement social, la perte de l'autonomie qu'offrait le travail avant le mariage_ Elle enrichit par son travail domestique la promotion sociale, culturelle de son conjoint. Ensuite au moment de la rupture, souvent la fuite la contraint à abandonner le domicile conjugal, le réseau amical, la position sociale que lui confèrent de manière incidente la reconnaissance sociale de son conjoint.

Elle doit alors passer à l'amende pour obtenir un nouvel appartement, une voiture (lorsque ses moyens le lui permettent), refaire tous ses papiers d'identité, payer le divorce, les frais d'avocats, les procédures, se recréer un environnement social (meubles, objets de cuisine, télévision "pour faire plaisir aux enfants qui ne veulent absolument pas rater le feuilleton du Samedi soir"_).

La seule différence avec l'amende de la prostitution c'est qu'ici, c'est l'Etat qui en taxes diverses, en accroissement du PNB, en frais de gestion, en impôts récupérés sur les professionnel-le-s que la femme entretient, récupère une partie de l'amende.

L'autre différence et elle est importante, c'est qu'une fois que la prostituée a fini de payer l'amende aux proxénètes, ou ses PV et ses impôts à l'Etat, elle peut si elle le désire, être tranquille. Chacun-e respecte la règle. Mais la femme violentée n'a jamais fini de payer. A travers l'amour maternel, les sentiments de culpabilité, de honte, la femme violentée peut paier à vie. Elle doit payer la rupture par l'abandon d'une partie des prérogatives de femme libre en donnant continuellement temps et argent aux produits de son union : les enfants.

Par les enfants, elle entretient qu'elle le veuille ou non un lien obligatoire avec son ancien compagnon. La différence entre la prostituée et la femme violentée, toutes deux femmes en rupture, peut se comparer pour reprendre la métaphore de Paola TABET à la différence entre le don et le tarif.

Une particularité est observée chez les femmes d'artisan, de commerçant ou d'agriculteurs. Pour elles le mariage fait office de contrat de travail. La rupture signifie dans ce cas ipso facto la perte des revenus. Le travail, lié à un capital mobilier, industriel ou patrimonial n'en n'est que plus difficile à remplacer.

Effets du mythe

Quelles que soient les formes que prennent les énoncés sur les femmes violentées, ou sur les femmes battues, nous avons vu qu'ils provoquent individuellement chez les femmes subissant ces violences la honte, la culpabilité, la peur et l'imposition du silence.

L'effet du mythe contribue à accroître la soumission patriarcale et viriarcale, et de ce fait, la légitimité de l'homme lorsqu'il exerce les violences.

Présenter les femmes violentées telles des victimes réduites à l'esclavage, ou comme des femmes responsables de la violence, des femmes qui consciemment ou non aiment ça aboutit à déresponsabiliser les hommes violents, à ne pas leur permettre à eux aussi de comprendre le pourquoi de la violence.

Le mythe sur la femme violentée inverse l'ordre des questions, cherchant à interroger les effets avant de questionner les causes.

Il y a des femmes battues parce qu'il y a des hommes qui les violentent. C'est ce truisme que le mythe sur la violence masculine domestique cache.

En culpabilisant l'ensemble du groupe des femmes des violences que subissent certaines, le mythe de la violence masculine domestique contribue à la victimisation de l'ensemble des femmes. Il évite les prises de conscience individuelles et collectives des femmes et des hommes. Il impose à chaque femme comme à l'ensemble d'entre elles le silence sur les conditions sociales d'exercice de la domination.

En réduisant l'ensemble des violences subies par les femmes à quelques "femmes battues", le mythe ne permet pas d'expliquer comment hors la personnalité de telle ou telle femme violentée, la violence masculine domestique est d'abord le produit de la division sexuelle du travail et des rapports sociaux de sexe actuels. Il contribue à maintenir la peur de chaque femme, évite que nos sociétés entendent leurs plaintes et par là contribue à la domination masculine exercée sous couvert de l'amour sur l'ensemble du groupe des femmes.

La construction sociale du féminin

En dehors de telle ou telle spécificité culturelle, les femmes interviewées semblent présenter des réactions communes face aux agressions des hommes. Certaines ont expliqué comment ce qui est appris aux femmes est un obstacle pour qu'elles s'extraient des scènes de violence, pour qu'elles se considèrent comme des sujets autonomes.

Le statut de femme dépendante permet à chacune de retirer dans le rapport social conjugal des bénéfices secondaires de la domination masculine. La valorisation des fonctions et des pratiques individuelles et collectives qualifiées de "féminines" et les effets des bénéfices secondaires accordés aux femmes minorent dans leur conscience le coût de leur statut de femme et tend à maintenir l'ordre social dominant.

A la lumière des témoignages des femmes recueillis nous pourrions synthétiser les traits spécifiques du féminin, qui commencent d'ailleurs à être contestés par nombreuses d'entre elles, et en montrer les liens avec la violence subie par les femmes.

La femme, à la différence de l'homme est construite comme un être continuellement dépendant du regard, des gestes, des représentations de l'homme. Sa spécificité dite naturelle est la soumission aux valeurs masculines. L'isolement dans la position de mère et d'épouse suit sa relégation dans l'intimité de l'espace domestique. L'interdiction d'exprimer ses colères, l'oubli de soi au profit des autres, la non affirmation de ses désirs et de ses besoins, la construisent en victime permanente que l'homme saura secourir et protéger. La femme acquiert ce que Walker nomme "l'incapacité apprise". Quand la violence de la domination apparaît dans ses formes physiques, psychologiques et sexuelles, elle ne sait y opposer que honte et culpabilité.

Le mythe sur la violence masculine domestique, sur la responsabilité et la provocation des femmes, non seulement ne lui permet pas de comprendre pourquoi elle la subit mais de plus la contraint au silence.

La femme violentée, loin d'être un être unique, exceptionnel, apparaît au contraire comme un paradigme de l'ensemble des femmes subissant la domination masculine.

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Anthropologie et Sociétés

Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang  Paris,
Lierre et Coudrier Éditeur, coll. Écarts, 1991, 332 p.
https://www.erudit.org/fr/revues/as/1992-v16-n3-as791/015246ar/
Daniel Welzer-Lang, sociologue, spécialiste du genre et de la question masculine, est maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail.