Les hommes violents

La violence domestique et les coups

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Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang

Daniel Welzer-Lang, Lierre et Coudrier éditeur, Paris, 1991 

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La violence domestique et les coups

6 ème partie
la violence domestique et les coups
La violence, ce sont les coups, et les coups sont journaliers ; La violence, s'exerce tous les jours - ou - il existe différentes sortes de violences. 
Cela dépend ce qu'on appelle violence

Mercredi 19 Octobre 1988- carnets

hier j'ai reçu cette lettre:

Cher Daniel

Suite à notre discussion, tes hypothèses sur l'omniprésence de la violence dans ce que tu appelais les couples bicatégorisés, j'ai demandé à ma mère ... Jamais je n'aurais imaginé que mes parents progressistes, ceux qui m'avaient éduqué en homme libre, respectueux des libertés individuelles, vivaient aussi cette violence ....

A ce moment, chez eux, j'ai revécu les scènes de mon enfance, les cris de mon Père, le "qui-vive" permanent, la fuite dans la chambre, le lit, la volonté de protéger ma mère. Elle restait devant les colères de mon père quand moi je m'étais réfugié dans ma chambre ...

J'ai vu mon père tel qu'il est, un homme qui dirige la maison, qui impose son pouvoir sur l'ensemble de son entourage par la terreur douce. Celle structurée par la violence cachée.

Cachée ... cachée pour qui ?

Revenir à la maison familiale devient à ce moment là insupportable. J'ai mal, mal de ma cécité, mal pour ma mère, mais mal aussi pour mon père, son isolement, sa solitude.

Tes recherches ont quelque chose d'horrible car tu remues nos souffrances, celles que l'on aimerait enfouies dans nos souvenirs radieux d'une enfance idéale.

Tes théories sont insolentes, pleines d'impudeurs, j'ai envie de t'écraser, te faire taire, oublier que tu existes.

De quel droit m'imposes-tu cette nouvelle violence ? Dans quels buts réveilles-tu les meurtrissures ?

Jusqu'où avons nous le droit d'aller ?
Amitiés
Alain B- Sociologue

Une journée si ordinaire:

Se lever pour écrire l'horreur. J'espère ardemment maintenant que ces "Carnets" seront un jour publiés. Véritable chemin de croix, course d'obstacles ou de haies pour essayer de démêler les fils, désassembler les noeuds, essayer de comprendre.

Dans la soirée Yolande me dit qu'un soir, elle, elle a cogné, déchiré les habits de Patrick. "6 mois avec moi et tu verras si tu ne prends pas de coups," dit elle en riant.

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15h30 MFPF-local de RIME

Allô Rime ?

Une femme (F) : C'est à propos de mon mari qui devient très violent ...Je veux obtenir une résidence séparée, une séparation de corps.  Il menace maintenant de tuer mes enfants, de m'envoyer à hôpital et au cimetière, quitte à faire de la prison .Depuis plusieurs années, il levait la main sur moi ou frappait ... dès qu'il avait une contrariété . Il frappait sa fille de manière démesurée. Il l'a menacée, dernièrement avec un couteau de 30 cm, un poignard. On est ensemble depuis 13 à 14 ans.

I : Il vous a frappé dès le départ ?

La femme: Non au début c'était seulement des gifles, je ne recevais que des gifles, dès que je le blessais ...Depuis la naissance des enfants, il y a 6-7 ans, la violence est apparue. On s'est séparé il y a 3 ans, on a repris la vie commune après un an ...

I : Il reconnait sa violence?

F: Oui il la reconnait, il l'utilise, il dit : " Tu me connais, ne me mets pas à bout ...". Il n'accepte aucune remarque. Si je ne suis pas d'accord qu'il téléphone à une autre femme, que je suis en colère ..il me dit: "tu me connais ... même si je risque la prison ... je me maîtrise, mais j'ai des limites ..."

Elle a déménagé, repris un appartement de fonction. Elle a peur. Ils ont déjà consulté des conseillers conjugaux, des neuropsychiatres...

"Il y va une fois et ne veut plus y retourner."

I : Et vous, pourquoi avoir supporté la violence ?

F : Je l'ai utilisé comme mari, comme enfant, j'ai beaucoup péché, j'ai joué le rôle de mère ... depuis 3 ans [... Je suis anéantie psychologiquement, j'ai tellement peur ... Je souhaiterais qu'il se suicide . J'ai aussi peut être oublié d'être sa femme .

I : Il a beaucoup de relations ?

F : Oh oui ... sans arrêt ... je ne le supporte pas ... mais il me dit : c'est différent de toi et il me revient toujours ..."

I : Qui vous a donné l'adresse de RIME ?

F : Le CIF ou VIFF, je ne sais plus ... J'ai téléphoné à VIFF, mais ils ne peuvent rien faire.

Il m'a ramené 2 enfants d'Afrique , plus deux enfants qu'on a eu ensemble, il voulait m'amener une troisième handicapée, mais là j'ai refusé [...] Il me sentait forte pour régler tous les problèmes, matériellement et psychologiquement .Un week-end, quand il avait une crise_ mon frère (un prêtre) l'a raisonné, il dit : "Je ne suis pas fou".

-Le répondant la rassure, lui dit de se protéger elle et les enfants. Elle ne sait pas quoi faire.-

"Dois-je lui dire que je l'aime, mais que je ne supporte plus la violence? Il ne fréquente que des hommes divorcés, toute ma vie j'ai pardonné ses aventures ..."

-2 enfants de 7 et 5 ans. Lui gagne le SMIG . Elle est cadre dans le secteur social. Il y a 3 ans, la police est intervenue.-

F: "Est ce que ma fille a vu le couteau avec lequel il l'a menacée ? Mon fils dit: "Quand je serais grand, je ne me séparerais jamais de ma femme, je ferais tout ce qu'elle voudra ... Vous voyez monsieur, l'enfant a compris ..."

I : A compris quoi ?

F : J'ai l'impression de ne plus avoir de tête ."

20 octobre 1988

(Chantal)

Je lui ai fait lire la transcription de son témoignage où elle explique le viol qu'elle avait subi à PARIS. "C'est bien ça, c'est bien ça", et on a continué à parler du viol, de la violence.

"Moi aussi j'ai été frappée ... je ne t'en ai jamais parlé, hein ? Il y a longtemps ... après notre séparation ...

"J'étais pas coupable, de la séparation, c'est moi qui avait cassé mais je me sentais coupable du malheur, de la tristesse que j'avais provoquée."

Elle parle vite, très vite, comme quelque chose à dire ... à témoigner ... "si t'en parles, tu dis pas que ... hein ? Je me suis laissée faire".

Ses "confidences" avaient commencé à partir de réflexions sur la relation à deux, la vie de couple qui produit de la violence ..."C'est vrai avait elle dit ..."

"Il m'enfermait, je me tirais à 4 heures de matin à poil," tu vois, c'est sérieux. Le lendemain, il était désolé, il réparait tout ce qu'il avait cassé ... "Je veux plus te voir car je ne me contrôle plus ..."_ "C'était intolérable."

Elle ne décrit pas ses violences, ses mâchoires se serrent ... il disait "Je suis un salaud ....". "Une autre fois, il était mal, il me raccompagne en bas de chez moi, très très mal, j'ai pas pu le laisser partir, il délirait . Je lui ai dit "tu montes?". Il aurait été capable de se jeter sur un arbre, tellement malheureux. Monter représentait un risque. Je l'acceptais ... J'ai morflé. La culpabilité que je vivais, c'était pas de l'humanisme, tu sais, ...

I : Et avant la séparation ?

Chantal: Non pas de violence, une ou deux fois des baffes, parce que je faisais des crises, comme avec Christian... " mais pas de la violence ! ... J'arrivais à l'excuser la violence, c'est intolérable, inexcusable ... mais il souffrait tellement."

Dans une mission locale pour l'insertion des jeunes à_

Denise me décrit une adolescente dont elle s'occupe qu'elle vient de voir. Celle-ci "une fille douce" qui la veille "avait les yeux au beurre noir", et me demande : "Qu'est ce que la môme elle a fait pour le pousser à faire ça."

J'explique le mythe. Par culpabilité les femmes ne parlent pas....

Elle répète.

"Qu'est ce qui s'est passé dans la communication entre eux ? Il est si doux. C'est démesuré par rapport à ce que je connais de lui. Les yeux aux beurre noirs, c'est le début des coups, l'homme ne sait pas encore frapper.."

Denise: Je lui ai pourtant dis : "Réagis, ... Fous le camp. "Mais Tu vois, elle est toujours avec lui, alors..."

Plus tard, Denise me parle d'elle: Corinne sa fille 9 ans "fait des conneries". Elle ne sait pas comment faire, elle ne voudrait pas lui donner des fessées, mais "Corinne se donne des claques elle même".

Denise : " la fessée, tu sais, elle peut être bonne...."

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Dans cette partie, nous allons essayé de comprendre comment fonctionne la violence domestique ; dans une première partie, on interrogera donc cet énoncé : "la violence, c'est les coups". J'aborderai un aspect encore peu entrevu des violences conjugales, qui, à l'analyse paraît fondamental : hommes et femmes, violents et violentées, dominants et dominées, ne parlent pas de la même chose lorsqu'ils évoquent la violence domestique. Nous verrons que l'énoncé limitant la violence aux coups, reprend dans le discours des dominants et des dominées, les perceptions féminines de la violence. Je rappelerai ensuite quelques notions décrites en Amérique du Nord, à savoir le cycle de violence, puis nous mettrons en perspective ce cycle en décrivant la spirale de la violence, ses paliers et sa rupture : le palier de l'intolérable. Enfin, nous examinerons quelques problèmes liés aux catégories de penser et de traiter la violence.

La place spécifique de la violence physique : la symbolique de la violence masculine domestique

Avant d'aborder les formes que prend l'exercice de la violence, il est nécessaire d'expliciter en quoi la violence physique est différente des autres violences domestiques, et notamment ici d'aborder la symbolique de la violence masculine domestique.

Dans nos systèmes sociaux, il existe différentes violences. Certaines, comme l'explique Max Weber, sont légitimes. -"L'Etat consiste en rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime". La violence de l'Etat est une violence légitime, qui s'exerce sur l'homme, mais aussi sur la femme. Les organes mandatés pour appliquer cette violence sont la police, l'armée... c'est-à-dire des corps masculins, composés essentiellement d' hommes.

Les organes masculins de la violence légitime sont centraux dans la symbolique de la violence masculine, c'est à dire qu'ils permettent de montrer la force de celui qui veut montrer qu'il est, ou peut être, le plus fort. Celle-ci est signifiée par le marquage du corps. Le marquage corporel prend différentes formes : le coup direct ou indirect (balle, bombe...) mais aussi l'emprisonnement, la réclusion. Entre le coup de matraque et la mort, la variation est large, mais la symbolique est toujours la même.

Ainsi, la violence physique est différente des autres, dans la mesure où rappelant de manière visible la violence masculine légitime, elle donne sens aux autres violences.

La violence et les coups

A la création du centre d'accueil de Lyon, un journaliste d'un grand quotidien national m'interviewait. En dehors du fonctionnement du centre, il souhaitait connaître mes analyses de la violence. Après avoir expliqué, en donnant plusieurs exemples, comment à l'époque nous analysions la violence contre les femmes, j'expliquais que de mon point de vue la violence contre les enfants utilisait la même symbolique, à savoir le marquage corporel, pour signifier qui était le plus fort, donc qui avait le pouvoir. Il pose son crayon, arrête le magnétophone et dit :

"là vous exagérez, parce que ça dépend ce qu'on appelle violence. Moi par exemple, j'ai peut-être donné 4 ou 5 fessées à mon fils, on peut pas dire que c'est de la violence_"

La discussion a continué ... l'interview n'est jamais passée. C'est un autre journaliste de ce quotidien qui, quelques temps après, a fait l'article.

Plusieurs fois, dans les milieux universitaires, dans mes réseaux amicaux ou familiaux, nombreuses sont les personnes qui s'exclament "ça dépend ce qu'on appelle violence" en ajoutant : "il existe des violences plus ou moins graves, plus ou moins justifiées" ; et en général, me citant un cas de violence physique "légère", elles déclarent .."là, par exemple, on peut pas dire qu'il y a vraiment violence" ...

En somme, il y aurait violences et violences. Chacun-e a sa définition de la violence et essaie de la plaquer sur la réalité vécue. Le principal étant de ne jamais apparaître comme la personne violente, ou dès que possible signifier que l'on est pas non plus une personne violentée. La force de stigmatisation liée aux figures du mythe sur la violence domestique, l'idéologie consensuelle des droits de l'homme, des droits de l'enfant ou de l'égalité des femmes, amènent un mouvement contradictoire. D'un côté, beaucoup veulent surtout ne pas apparaître comme concerné-e-s par la question, et de l'autre, face à certains spécialistes des violences en privé, on aimerait pouvoir raconter son histoire personnelle. Or il y a peu de gens qui n'ont pas d'histoire personnelle à raconter sur la violence. On comprend d'autant mieux la somme des témoignages recueillis.

 Les définitions de la violence

Nous avons vu comment la violence peut prendre de multiples formes, mais qu'elle n'est pas obligatoirement identifiée par ceux/celles qui la vivent. Assez vite dans cette recherche, je me suis intéressé à la description des violences effectuées par les hommes violents et les femmes violentées. Comment l'un-e et l'autre voient -ils/elles la série des violences vécues ?

Tous et toutes semblent s'accorder à dire que "la violence, c'est les coups". Et pourtant, mon attention a d'abord été attirée par le fait que certain-e-s peuvent, en décrivant la même scène, qualifier certains coups ou actes violents, de violences, et d'autres non. Ou plus exactement que lorsqu'un homme ou une femme racontent la même scène, certaines pratiques sont qualifiées de violence par les hommes, et non par les femmes. En voici un exemple :

Histoires d'oeufs

Les interviews suivantes ont été recueillies à quelques semaines d'intervalle auprès d'un homme et d'une femme ayant vécu cinq ans ensemble. La communication de la femme est intervenue après celle de l'homme. Elle connaissait l'interview préalable de son ex-conjoint, sans en savoir le contenu.

LUI

Je veux dire, il y a pas eu de violences physiques très fortes, (..) il y a eu là aussi des pratiques d'humiliation, qui étaient aussi ce jeu de prendre, de rejeter... etc, de faire une scène pas possible. Brigitte, qui avait très peur de çà.. allait se réfugier chez Yves et Patricia (des voisin-e-s); je me rappelle un jour Yves et Patricia étaient pas là, elle a été se réfugier chez eux, moi d'aller la rechercher et lui dire à travers la porte: ça y est, c'est terminé et tout.. elle ouvrait la porte, crac, je lui collais une claque ou je lui écrasais un oeuf sur la tête ou je ne sais pas quoi, [rire], tu vois, bon.. un jeu comme ça complètement pervers et complètement.. bon et, 1000 fois plus violent que la claque. Je veux dire ce qui amenait cette violence c'était à la limite 1000 fois plus violent que la violence physique.

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ELLE

I : Tu parlais d'une histoire d'oeuf tout à l'heure, c'est quoi comme histoire?

Elle : Ah la coquille d'oeuf [rire] Oh ça c'est un cauchemar. Tu veux que je te raconte ça vraiment? [rire] Cette coquille.. il t'as pas.. ça j'aimerais en reparler avec LUI. Je sais même pas s'il s'en souvient.

Alors.. je me souviens pas du pourquoi de la chose, mais on s'était engueulés.. je sais plus pourquoi.. mais c'était toujours des conneries.. jamais des trucs intéressants.. et puis je prends Eric, (leur enfant) qui avait 3, 4 mois sous le bras et je vais en bas (chez les voisins-e-s), il n'y avait personne, je sais pas, en plus je devais avoir peur, je sais pas, donc je me suis réfugiée en bas et puis pour plus le voir, tu vois? Et puis pour pas qu' Eric entende les cris, et puis moi il y avait toujours le truc : je veux pas qu' Eric voit, je veux pas que Eric entende.. tu parles. En fait, il a tout à fait vu et entendu, mais enfin moi c'était mon .. ça a commencé par.. en fait ce qu'il a pas supporté, ce qu'il disait c'est que j'emmène Eric en bas.. et.. enfin.. tu vois ce que je disais c'était par rapport à Eric, quand il était tout petit. Alors d'abord il y a eu le téléphone qui a sonné X fois, alors j'ai fini par débrancher le téléphone, mais tu vois tout ça c'est très vite.. très vite.. c'est stressant.. Alors après, il y a eu la sonnerie.. ça a duré toute la nuit hein cette aventure [rire]. il venait appuyer sur la sonnerie de la porte pour que je lui ouvre, mais je voulais pas ouvrir.. heu.. Alors comme je répondais pas, il a fini par coller un scotch sur la sonnerie, pour que ça sonne tout le temps...Alors j'avais peur que ça réveille Eric et puis il commençait à m'énerver, tu vois ? [rire] alors j'ai éteint le compteur [rire], l'électricité_ pour plus entendre la sonnerie. J'étais dans le noir. Alors là quand il a entendu que j'étais dans le noir, qu'est ce qu'il y a eu ? Il y eu un broc d'eau de foutu sous la porte.. J'ai passé environ 1/2 heure, 1 heure à .. j'étais pas chez moi, tu vois, il y avait ça d'eau dans la cuisine, c'était [rire].. à éponger_ Toujours j'étais très calme, je crois et puis j'ai dû.. ah oui.. j'ai rebranché le.. putain, ça c'est un truc intéressant, j'avais oublié, enfin, j'avais dû finir par rebrancher le téléphone.. ou bien c'était par la porte qu'il m'a dit çà.. enfin.. il m'a dit un genre de paroles intéressantes du style : " de toutes façons, je vais aller chercher des copains.. on va revenir à plusieurs... c'est dégoutant dans un couple quand même, il faut le faire.J'ai commencé à avoir peur, pas des copains, je savais _. mais de sa faculté mentale, tu vois. Je me disais : mais ça va où ? Tu vois là ça commençait, quand même à devenir spécial..

I : C'était une menace courante ?

ELLE : Ah jamais, non ça c'est la seule fois où je l'ai entendu dire ce genre de trucs.. avec moi, en tous cas. Bien évidemment.. euh.. bon.. alors entre temps il y a eu les choses d'épongées et tout_et puis je ne sais quoi après c'était.. après, ça a commencé la série des excuses à travers la porte. Tu vois.. Je sais plus comment on.. ça devait être à travers la porte qu'on communiquait et c'était : " ouvre moi, kiki, je te promets c'est fini.. non non je me suis calmé " et moi j'ai fini par ouvrir et je me suis reçu des oeufs là (elle désigne son front), sur la gueule [rire]. Il s'était foutu de ma gueule, tu vois [rire], alors j'ai refermé la porte.

I : des oeufs frais ?

ELLE : oui, oui.. un oeuf comme ça, et on te le casse sur le crâne.. donc j'ai refermé la porte. Je me suis lavé les cheveux.. Là j'ai le souvenir que j'était très très calme. J'avais très peur, mais j'étais très calme. Je pense parce que Eric était là et que.. il dormait, enfin j'espère.. mais je pense qu'il dormait, et il était pas question que je craque, parce que là c'était trop pour lui.. et puis bon il a fini par.. après ça a dû de nouveau être : "ça y est, cette fois c'est fini, je me suis calmé ".. donc j'ai rouvert et cette fois, c'était vrai, et là LUI, la loque, une loque : en larmes, en s'excusant à genoux, je sais pas quoi.. Mais ça a été pour moi un cauchemar cette nuit, ça a été horrible, ça a duré longtemps.. hein.. peut être pas toute la nuit, mais je dirais 4 heures, c'est long hein. Alors je sais plus du tout la raison. Donc ça devait être une broutille.. Je sais pas, n'importe quoi.. j'espère qu'il t'a raconté un peu tout ça.. parce que sinon, moi je fais... [rire] le pauvre [rire].. je l'aime bien hein..

L'homme qualifie l'écrasement de l'oeuf sur la tête de violence, d'acte "1000 fois plus violent que la claque". Elle, ne pense à aucun moment définir cela comme une violence. Ce sont "des humiliations, des saloperies qu'il a faites". Elle peut nettement mieux que lui décomposer l'ensemble des humiliations subies, comment chaque acte (faire sonner le téléphone, le broc d'eau sous la porte, les menaces de viol collectif, les pseudo-excuses, le jet d'oeuf) provoquent de la peur (peur pour elle, peur que l'enfant soit "marqué", peur de sa folie ...), mais pour elle ce n'est pas de la violence.

J'ai, par la suite , soit en faisant lire l'extrait cité, soit en expliquant la scène, repris cet épisode avec des hommes et des femmes. Dans leur écrasante majorité les hommes de suite qualifient "l'histoire de l'oeuf" telle une violence physique. Alors que les femmes majoritairement reprennent les mêmes qualificatifs que la femme : humiliation, saloperie, pression ... mais refusent de penser -donc d'identifier- cet acte comme de la violence physique.

 

Des définitions différentes des coups

A travers différents exemples les hommes ont pu expliquer que la violence exercée est liée à une intention : avoir la paix, la faire céder, lui montrer qui est le plus fort, la faire taire, rompre le silence ... . Les hommes définissent assez largement la notion de coups, à savoir tout acte contre le corps de l'autre, commis avec l'intention d'obtenir un effet pour parvenir à ses fins lors d'un conflit.

Alors que dans les entretiens, les actes suivants ne sont pas qualifiées de violences physiques par des femmes les ayant subies :

"être virée à coups de pied du lit"

"être obligée de lécher par terre"

"Recevoir un liquide ou un objet sur la tête"

"être poussée, par inadvertance, dans un feu ..."

Ne nous y trompons pas, chaque scène citée a donné lieu à l'évocation de douleurs, mais l'acte décrit n'est pas, pour les femmes, identifié comme un coup ou une violence physique.

Esther P. :

"on s'engueulait fort ... c'était dans les mots, c'était dans les regards ... c'était dans l'incompréhension de l'autre ... . Il n'y a eu ni coups, ni violences physiques, mais c'était aussi violent pour moi, car ça faisait aussi mal (...) mais c'était pas de la violence, car lui ne le savait pas, il ne le faisait pas exprès".

Les femmes, lorsqu'elles identifient les coups les associent à la douleur : "il m'a fait mal là", "j'ai eu mal ici", de nombreuses femmes peuvent se souvenir de la partie de leur corps touchée par la violence. Sarah explique que "la violence, c'est quand c'est physique et que ça fait mal".

Pour qu'une femme qualifie de violence un acte contre elle il faut conjointement qu'elle puisse décrire la douleur et l'intention de lui faire mal.

Isabelle F. : "Ben oui, j'ai eu mal_ tu veux que je te montre comment ça fait [rires], mais c'était pas vraiment de la violence parce qu'il l'a pas fait exprès".

A partir de l'ensemble des communications recueillies, la violence physique peut se définir pour les femmes ainsi : la violence physique est un coup porté à main nue ouverte, ou à poing fermé, ou prolongé d'un outil, exercé dans l'intention de faire mal.

Il existe différents degrés de douleur mais seule la personne qui la subit peut déterminer sa gravité qui dépend de chaque histoire personnelle. Interviennent des facteurs liés : à la mémoire des autres violences subies et/ou perçues, au niveau de conscience qu'a atteint la femme dans la compréhension des rapports de domination, aux épisodes précédents de violences déjà vécus avec cet homme, à la propension de chaque femme à se victimiser, à se faire plaindre ou à se révolter, au caractère public ou non des violences (si elles se situent en famille, dans un réseau amical, ou dans la rue). Personne ne peut dire à la place d'une victime de violence la gravité que revêt pour elle la douleur ressentie.

Les coups ne sont pas définis de la même manière pour les protagonistes des scènes de violence, et plus globalement, ce sont les violences domestiques qui présentent des définitions divergentes.

 

Continuum / Discontinuum : des définitions différentes de la violence masculine domestique pour les hommes et les femmes :

Assez vite dans cette recherche, je me suis aperçu que la violence assimilée de manière limitative aux coups ne rends pas compte des réalités énoncées par les hommes violents.

Pour les hommes violents:

On a déjà expliqué que, dans les centres pour hommes violents ou au cours des enquêtes, une grande partie des hommes aborde la violence qu'ils font subir dans une attitude de déni. Dès qu'ils quittent cette attitude de déni, qu'ils acceptent de reconnaître leur responsabilité dans la violence, qu'ils commencent à expliquer les violences qu'ils savent faire subir, les hommes peuvent définir de manière assez immédiate, un continuum explicite pouvant s'analyser comme:

Violence physique + Violence psychologique+ violence verbale....

Ils énoncent un continuum de violences et de contrôle où s'entrelacent, différentes formes de violences, où en fonction de chaque moment, ils choisissent une forme de violence appropriée à l'état de la relation avec leur compagne, mais dont l'objectif et l'intention est d'imposer leur pouvoir et leur contrôle : contrôle de la situation et de leurs proches.

La question des violences sexuelles est en partie autre. Certains décrivent comme violentes certaines pratiques sexuelles. Elles s'intègrent à ce moment là au continuum explicite, vécu par l'homme. Par contre d'autres scènes sont décrites par certains comme des pratiques ordinaires et banales de la sexualité masculine. Il en est ainsi pour le viol conjugal, les brimades ou les insultes sexistes... Nous pouvons rapprocher ces formes de violences de l'ensemble des formes de contrôles qualifiés de violence de manière extérieure à la personne qui nous explique les scènes (violences économiques, certaines formes de violences psychologiques).

-pour les femmes violentées:

Les femmes, nous venons de le voir, ne définissent comme violence domestique, qu'une partie limitée des coups reçus : ceux qu'elles peuvent associer à une volonté de leur faire mal. Elle repèrent quelques moments du continuum dépeint par leurs conjoints, elles nous décrivent un discontinuum de violences défini par autant de scènes qu'elles ont pu en identifier.

Dans les entretiens, quand on aborde avec elles les violences domestiques, elles explicitent, décrivent et définissent des formes de violences physiques. Les autres formes de violences sont la plupart du temps niées ou qualifiées "d'humiliations"....

Les définitions changent pour les femmes déjà accueillies dans des refuges féministes. Elles intègrent notamment, quoique de manière différente suivant les personnes, les notions de harcèlement- harcèlement social, harcèlement sexuel et, à un degré ou un autre, définissent la violence psychologique. Mais quoiqu'identifiant une gamme supérieure de violences, elles reprennent pour certaines l'ensemble des excuses masculines : perte de contrôle, colère ... , leur permettant ["Il l'a pas fait exprès"] de déqualifier une partie des violences subies.

L'énoncé, "la violence c'est les coups", appartient bel et bien au mythe de la violence masculine domestique. Le mythe est réducteur du phénomène : reprenant de manière uniciste les définitions des dominées, il conforte la non prise en compte des différences sexuées de pratiques et de représentations, et cache cette réalité fondamentale : les hommes violents identifient davantage de violences exercées que celles perçues par leurs compagnes.

Chez les auteur-e-s, nous allons retrouver cette double définition, sans qu'elle n'ait jamais été identifiée comme telle. MAC LEOD, en I980, définit ainsi la "femme battue" :

"La femme battue, c'est celle qui est victime de violence physique ou psychologique de la part d'un mari ou d'un amant (homme ou femme) qui partage sa vie, violence à laquelle la "femme" ne consent pas et que les traditions, les lois et les attitudes qui prévalent dans la société où elles s'exercent pardonnent, directement ou indirectement. "

Par la suite, en I987 , à partir des travaux de SINCLAIR (1985), pour avoir elle-même rencontré "certaines femmes qui n'avaient jamais été frappées, ni même menacées [mais] revendiquaient le "titre" de femme battue à cause des violences morales" et à la lecture des rapports sur la violence conjugale qui en se succédant apportaient chacun des informations variées sur les multiples formes de la violence, elle propose une nouvelle définition (Mac Léod, I987:17):

"La femme battue, c'est celle qui a perdu sa dignité, son autonomie et sa sécurité, qui se sent prisonnière et sans défense parce qu'elle subit directement et constamment ou de façon répétée des violences physiques, psychologiques, économiques, sexuelles ou verbales. C'est elle qui doit essuyer des menaces continuelles et qui voit son amoureux, mari, conjoint, ex-mari ou ex-amoureux -homme ou femme- se livrer à des actes violents sur ses enfants, ses proches, ses amis, ses animaux familiers ou les biens auxquels elle tient. Aussi l'expression "femme battue" englobera-t-elle toutes les répercussions des violences infligées à la femme elle même, à ses enfants, à ses amis et parents et à la société dans son ensemble".

Larouche en 1983 reprend la définition de Steinmetz de 1977: "la violence est l'intention d'utiliser la force physique ou verbale pour parvenir à son but lors d'un conflit". Et utilisant différents travaux nord-américains, elle donne la description de quatre types de violences : physiques, psychologiques, verbales et sexuelles . SINCLAIR se fait plus précise quand à la domination masculine . :

"La violence envers la femme implique de la part du mari, une intention d'intimider, soit par des menaces, soit par le recours à la force physique dirigée contre la femme elle-même ou contre ses biens. Cette violence a pour objectif de contrôler le comportement de l'épouse en la terrorisant. A la base de toute violence, il y a un déséquilibre de force entre l'agresseur et l'agressée"

Quand au continuum de violences, il est, quoique de manière différente identifié par Adams en I984 et par Currie en I9871, c'est à dire par des hommes s'occupant d'hommes violents.

Au fur et à mesure que l'on a découvert les réalités des violences conjugales, l'activité des chercheur-e-s a surtout consisté à montrer comment, du côté des femmes ou du côté des hommes, la violence n'était pas limitée aux coups. Certain-e-s chercheur-e-s ont pu définir la violence à partir de la douleur et de la souffrance, d'autres ont mis en exergue l'intention, mais les deux définitions de la violence ne sont jamais liées entre elles et explicitées comme telles.

Doit-on choisir entre les définitions exprimées par des dominées et celles explicitées par des dominants ? Ma proposition est de définir cette double représentation comme le binôme de la violence masculine domestique.

 

Définition du binôme de la violence masculine domestique:

Pour avancer dans l'analyse, nous retiendrons l'intérêt de jumeler continuum/discontinuum, de définir le binôme de la violence masculine domestique, tout en distinguant intention et douleur.

Le binôme de la violence masculine domestique recouvre la double définition de l'ensemble des violences exercées ou subies par des hommes et des femmes. La personne qui exerce la violence définit un continuum de violence où s'entrelacent violences physiques, verbales, psychologiques et sexuelles, où en fonction du moment, elle choisit telle ou telle forme de violence dans l'intention de montrer, d'exercer et d'accroître sa domination et son contrôle. La personne qui la subit, définit elle un discontinuum où seules quelques violences sont identifiées. Souvent seule la violence physique dans une définition restrictive est reconnue. La violence physique est à ce moment là : un coup porté à main nue ouverte ou à poing fermé prolongé ou pas d'un outil. De plus, la violence est reconnue quand la personne qui la subit est persuadée que l'autre a voulu de manière consciente lui faire mal. Elle en repère à ce moment là les effets sous forme de douleur.

Seul le binôme de la violence masculine domestique permet de manière exhaustive de définir la violence domestique comme une pratique exercée majoritairement par des hommes, et subie par les femmes, en présentant les différentes représentations qu'en ont les un-e-s et les autres en fonction de leur position dans les rapports sociaux de sexe.

Le binôme de la violence masculine domestique permet de comprendre comment la violence vécue par deux personnes est intériorisée de manière différente en fonction de la conscience de domination. Cela relativise aussitôt les enquêtes de victimisation, les statistiques ou pourcentages sur les violences domestiques. Qui répond ? Quelles sont les questions posées ? Mais surtout, le binôme de la violence recontextualise les études théoriques entreprises jusqu'à présent. Comprendre "comment ça marche", c'est aussi s'ouvrir à "comment s'en sortir", et ce type de recherches ne peut que prendre la violence par les deux bouts. Analyser, comparer les deux faces de la violence est incontournable pour la comprendre et la prévenir.

Il a fallu des recherches féministes pour d'abord faire entendre que les femmes peuvent avoir une parole spécifique sur la violence domestique et sa transversalité sociale. Il reste maintenant à poursuivre en écoutant les hommes.

On voit ici, l'effet de la "part pensée"des rapports sociaux de sexe et comment dans un système structuré par la domination du groupe des hommes sur le groupe des femmes, les représentations des dominées diminuent dans leur conscience les violences subies. Le secret collectif sur les pratiques et représentations masculines y contribue. Certains hommes, thérapeutes ou non, font valoir qu'ils n'ont jamais entendu ce continuum expliqué par des hommes. Répétons-le : la définition du continuum de violence et de contrôle n'est obtenue en interview que lorsque l'on permet à l'homme de quitter le déni. Ceci nécessite pour l'interviewer, de confronter l'homme avec les incohérences de son discours, d'éviter une pratique de complicité implicite où l'on accepte le discours premier des hommes violents. Ceux-ci, et j'en ai expliqué les raisons, tentent en limitant leurs propos aux représentations du mythe à diminuer les violences commises.

 

Les étapes de la violence : cycle et spirale de la violence

Le cycle de la violence

Quelles que soient les différentes définitions des violences subies et/ou exercées, celles-ci ne se déroulent pas par hasard. De nombreux/ses auteur-e-s à l'étranger se sont intéressé-e-s au cycle de la violence quand à son contenu psychologique. (Larouche 1983, 1987; Hoffeler 1982; Walker 1977-78; 1984, Dobash and Dobash 1977-78 ......)

Ainsi Walker définit le cycle des violences en trois étapes, Larouche (1981), reprenant les travaux de Walker et PARTIEL, résume ce cycle dans un diagramme que l'on pourrait présenter ainsi :

Le cycle de la violence

Les phases du cycle de la violence

a) le quotidien du couple : la montée de la violence

Cette phase est préalable au déroulement de la violence. Le quotidien du couple n'est ni plus ni moins que la mise en scène invisible des rapports de domination. Les reproches qu'elle peut lui faire accumulent une tension, un stress, des frustrations, une insatisfaction qui grandit pour devenir de l'anxiété. Puis dans l'univers clos du couple, tension et anxiété se transforment en hostilité. Agressions, tendance à blâmer la compagne se succèdent et se mêlent jusqu'à en arriver aux coups.

Le repli sur soi que manifeste la victime, le légitime d'autant dans la suite de l'agression. Les hommes décrivent cette phase comme la montée en pression d'une cocotte-minute : "ça monte, ça monte_ tu te retiens et ça explose"

b) Expression de la violence

La phase suivante voit l'homme utiliser la violence physique contre sa partenaire. Les formes de violences physiques sont différentes à chaque interaction. Nous assistons toutefois à une progression dans l'intensité des violences infligées.

c) La rémission

Cette phase est particulièrement importante. Elle s'organise à partir du mythe de la violence masculine domestique. Quand l'homme a frappé sa compagne, il culpabilise d'en être arrivé à ce point.

L'homme violent dose en quelque sorte la violence, mais essentiellement dans le but de ne pas tuer sa compagne. L'objectif assigné à la violence est d'obtenir quelque chose de sa partenaire et non sa fuite. Pour rétablir le contact avec elle, dans le nouveau rapport social introduit pas ses coups, l'homme violent s'excuse.

Certains pleurent, promettent de ne plus recommencer, d'autres restent prostrés plusieurs heures de suite, essayant même de faire valoir que la principale victime de la violence, c'est eux. Quelques soient les processus mis en place par l'homme après ses coups, l'objectif est d'arriver à:

-maintenir la relation conjugale

- persuader sa partenaire qu'il s'agit d'un accident exceptionnel,

-obtenir son pardon.

La fragilité que manifeste l'homme à ce stade, feinte ou non, est un moyen pour faire oublier la douleur subie par la partenaire. Devant cet être si fragile manifestant par les pleurs, les regrets, les excuses, sa ferme intention de ne plus recommencer, la femme cède. Son homme qui pleure ne peut pas être l'homme violent que décrit le mythe. "Lui, c'est différent, d'ailleurs il ne recommencera plus, il me l'a promis, il m'aime".

Le stade de rémission va voir l'homme offrir des cadeaux à sa compagne, l'inviter au restaurant_ L'ensemble de ses attitudes visent à obtenir le pardon.

De nombreuses questions tournent autour de la sincérité. Quand l'homme dit qu'il regrette, qu'il ne recommencera plus, il est sincère la plupart du temps. Dans ses représentations, il ne se sent pas responsable de lui-même, et si jamais, à l'occasion, il devait ré-utiliser la violence, ça ne serait pas de sa faute, mais de la faute de l'autre qui à nouveau par ses réflexions, ses attitudes, a provoqué sa colère/violence. Il est surtout sincère quand il dit qu'il ne veut pas que ses violences provoquent la destruction du couple. La rupture est l'opposé de l'objectif que cherche à atteindre la violence.

d) La lune de miel

Après la tension apparaît une période où tout se passe à merveille. Mais les conditions sociales ayant provoqué la première crise restent identiques et produisent les mêmes effets. L'homme n'a pas changé. Il va à nouveau accumuler des tensions dûes à la vie quotidienne familiale ou professionnelle. La compagne peut croire les promesses de l'époux, mais sent consciemment ou non que cela peut se reproduire. En prévention de la violence, elle fera attention à ne pas le heurter, le brusquer. La violence répétée accentue la soumission de la compagne par l'intériorisation de la peur que de tels actes se reproduisent. Et inévitablement, la lune de miel va céder la place à de nouvelles menaces, des remarques vexatoires, une anxiété et le cycle de violence se reproduit : ré-apparition de violences verbales, psychologiques et physiques.

La violence et son irruption, sont pour quelques auteur-e-s d'abord entrevues comme des produits psychologiques dus à une frustration, une mésentente, or nous avons vu qu'il s'agit de circonstances, et non de causes. Le schéma ci-dessus a toutefois une grande valeur pour ceux-celles qui interviennent auprès de la violence masculine domestique. Il est bien évident par exemple, qu'en dehors des moments de violences identifiés par la victime, aucune intervention n'est possible. Quand la femme a pardonné à l'homme (après la période de rémission), le couple se restabilise, la crise est finie. Homme et femme pensent, ou veulent penser, qu'il n'y a plus de problème. Chaque fois, que, à RIME, nous avons différé un rendez-vous avec un homme, ou une femme -précarité et absence de moyens obligent- soit l'homme, ou la femme ne sont pas venues, soit dans le meilleur des cas, il/elle a expliqué que c'était fini, que tout était arrangé.

La spirale de la violence

La notion de spirale

Dans mes recherches, je n'ai pu obtenir aucun élément nous permettant de définir précisément la fréquence en _uvre dans la violence. Pour certains couples les crises apparaissent tous les ans, pour d'autres tous les mois, dans d'autres cas tous les quinze ans. L'important n'est pas la fréquence mais la régularité qui organise l'apparition des violences physiques.

La notion de spirale semble adaptée pour rendre compte de cette régularité. Reprenant les travaux et la terminologie de Mastre-Moulas (1985), nous parlerons de Spirale de la violence. En effet, l'ensemble des témoignages montre que les crises de violence apparaissent de plus en plus rapidement. Le cycle de la violence tend à se raccourcir et l'intensité de la violence à s'accentuer.

D'autres formes de métaphorisation sont souvent représentées. Ainsi l'organisme CHOC à Montréal parle d'escalier tandis qu'Options (Montréal) propose une gradation linéaire. L'adoption de la spirale pour décrire spatialement l'escalade de la violence, traduit mieux d'autres notions à savoir le continuum de violences chez l'homme et l'aspect répétitif sans reproduction à l'identique.

Notons toutefois qu'il n'y a pas automaticité d'enchaînement qui commencerait par violence verbale pour finir à la violence physique. Il y a un panel de violences disponibles dans un rapport social inégalitaire.

L'exposé du mythe, la décomposition des propos tenus par les hommes utilisant la violence, peuvent si l'on n'y prend garde, offrir une vision statique du vécu de la violence et de sa mise en place sociale ; alors que les entretiens laissent apparaître une dynamique propre à l'escalade de la violence ; dynamisme diachronique que l'on retrouve, avec des formes différentes dans chaque discours. Si dans certains cas (les dossiers d'instruction) le bout ultime de la spirale pour une femme est la mort, dans d'autres cas, la rupture évite cette phase homocidaire. La fuite évite la mort. Mais, sans transformation individuelle, l'homme reproduit, en accentuant intensité et fréquence de la violence, la spirale avec d'autres femmes. Les multiples partenaires sont les entrées successives de sa propre spirale de la violence. Nous en donnerons un exemple :

Une spirale répétitive à entrées multiples

"Monsieur A.", Gilles H, est le personnage central du film "Violences au masculin". Dans une époque lointaine, marquée par le MLAC (Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et de la Contraception), d'où sont en France issus les groupes d'hommes et ARDECOM, nous nous sommes côtoyés pendant quelques mois. Je n'ai pas eu de nouvelles de lui pendant quelques années. Suite à un article, citant mes travaux dans le journal Libération, il m'écrivit une longue lettre. Il s'était alors réfugié en hôpital psychiatrique pour quelques jours. La violence exercée contre son enfant, une souffrance personnelle, la peur de tuer, l'avaient conduit dans cet endroit. Par la suite, en analyse il modifia ses comportements avec sa compagne et ses enfants. Militant, progressiste, il n'est pas le seul à m'avoir raconté comment on peut vivre deux vies : celle publique, extérieure d'homme doux, sympathique et celle intérieure, privée, marquée par les violences; ou comment, si l'on préfère, l'appartenance de genre et l'appartenance idéologique sont deux catégories de pensées et de pratiques différentes. Il voulait discuter avec moi, il voulait comprendre_ nous passons alors plusieurs jours ensemble, à cette époque à Marseille, à arpenter côte à côte les rues. Pendant plusieurs jours, il me raconte son histoire, d'abord en termes pudiques, puis dans toute son l'horreur qu'elle contenait. Par la suite, nous fixons une interview sur bande magnétique, je voulais avoir ses mots, pouvoir les diffuser. Il manifeste une distance, un début d'analyse mais en même temps ce jour-là m'avoue ce dont il ne m'avait encore jamais parlé : de manière concomitante aux violences sur ses amies successives, sur son enfant, Monsieur A. avait aussi commis des viols dans l'espace public. J'en étais et j'en suis toujours, quand je relis ses propos "coi". Plus tard quand le scénario du film fût fini, je lui demandai une dernière autorisation d'utiliser ses propos, il me répondit :

"Parler de la violence, la dire, la montrer, c'est déjà un tout petit peu l'abolir. Et dans tous les cas l'exorciser, la déculpabiliser, la comprendre".

La spirale de Gilles H:

Gilles H. orphelin de père, a connu la violence d'abord, dans sa famille, avec sa mère :

" Elle me tombait dessus et me filait des coups et des claques avec une violence inouïe j'ai eu des raclées au martinet, ou des choses comme ça_ Je me rappelle que ma mère usait les lanières du martinet et puis quand il n'y en avait plus, c'était qu'elle nous avait filé pas mal de raclées, _ on faisait des conneries donc on avait des raclées."

Très vite à l'adolescence comme d'autres garçons, il découvre que le seul langage contre la force, la domination est l'utilisation de la force par lui-même :

"j'en étais réduit à lui bloquer les mains, ou à la bloquer pour pas tu vois, bon, alors je sais plus_ il y a peut-être un coup qui partait".

Quant aux souvenirs paternels il raconte :

"J'ai peut-être assisté à des scènes violentes entre mon père et ma mère puisque apparemment c'était -du vivant de mon père- très violent et qu'ils se battaient, tu vois. On m'a raconté des choses, mais dont j'ai pas moi-même souvenir, et des scènes auxquelles j'aurais assisté."

L'absence de père, est fortuite, j'aurais pu prendre des exemples, cités par ailleurs, de spirales constituées à partir de familles où père et mère sont présents. Toutefois, la transmission du savoir-faire masculin, de la violence paternelle et du mode de régulation du conflit par la violence, est non seulement pas fortuite, mais de plus courante chez les hommes rencontrés.

La première histoire de couple qu'il nous décrit se déroule avec une amie de son âge qui travaille par ailleurs. Leur liaison va durer deux ans. Dès l'apparition de violences, après deux ans de vie commune, son amie s'en va. Elle ne supporte que quelques scènes successives. Elle est indépendante économiquement, socialement elle a son propre réseau amical, elle déménage. Il rencontre rapidement une nouvelle amie :

"Avec mon incapacité à l'époque de vivre seul je rencontre Béatrice Béatrice., c'était le cran supérieur, il y avait une progression comme ça, à la fois dans la violence et à la fois dans moi, mon rapport à la violence".

Pendant les deux premières années de vie commune, l'installation, aucun coup ne sera échangé. Tout commence au début de la troisième année de vie commune :

"I : les coups c'était souvent ?

Gilles H : non c'était pas tous les jours, c'était pas fréquent, je veux dire on s'est peut-être tapé dessus, non je lui ai peut-être tapé dessus je sais pas peut-être cinq, six, sept fois en  cinq ans ou six ans de vie commune, peut-être plus peut-être dix fois, je veux dire ça restait des moments c'était pas continuel dans notre relation Tu vois par contre il y a quelque chose qui était quasi permanent, c'était la tension que je mettais dans cette relation. La tension elle était permanente et la violence elle passait par ça et c'était peut-être pour cela qu'elle était peut-être plus forte, p7arce que elle, elle était quasi quotidienne  même si elle n'explosait pas  ça pouvait passer par les coups, mais c'était aussi l'humiliation, je veux dire, c'est pour cela que je dis c'était pas tout la violence physique, ça passait par les gestes, des gestes brusques, des coups_ etc, mais la finalité c'était pas ça, la finalité c'était vraiment faire plier l'autre."

Nous avons là une illustration de la mise en perspective du continuum de violences avec intention de dominer l'autre, associé à une description de la dialectique des différentes violences.

Pourquoi son amie reste-t-elle, et n'en parle pas à l'extérieur ?

"Il faut pas oublier qu'elle débarquait un peu tu vois! Elle sortait de chez sa mère, c'est la première fois qu'elle vivait avec un mec, alors que moi ça faisait quand même 4-5 ans que j'étais barré de chez moi  J'étais déjà sorti avec pas mal de filles, alors que Béatrice elle était sortie avec un mec avant moi, et c'est la première fois qu'elle habitait avec un mec  elle comprenait absolument pas ce qui se passait".

Son amie Béatrice C. interviewée par la suite confirmera ces propos et notamment l'énergie déployée pour essayer de comprendre. A cette époque, elle est employée dans un bureau. Ses désirs d'installation (achats meubles, voiture,) passent par la dépendance à un autre salaire. Il ne s'agit pas de domination économique stricto sensu, mais de dépendance financière, par conformité à des représentations domestiques : dépendance économique auquel il faut rajouter une dépendance "amoureuse" et sociale. Grâce à Gilles H., Béatrice C. va aussi intégrer un réseau de connaissances, de relations, qui par la suite lui permettront de changer de qualification, et d'engager une formation supérieure.

A ses violences succèdent chaque fois, la rémission, les excuses, les pleurs :

" J'étais capable [après une scène de violence] de rester prostré après pendant deux jours ou trois jours, et d'être incapable de dire un mot, parce que je me sentais plus le droit de dire quoique ce soit tu vois ? Ça se reproduisait de plus en plus souvent et avec à chaque fois de dire : excuse moi, je sais pas ce qui m'arrive je suis pas bien  je suis malade, je sais pas quoi"

Toutefois, Béatrice C. s'en va, il/elle partagent la garde de l'enfant. Elle ne dira rien des motifs réels de son départ à son entourage. Encore aujourd'hui, la honte d'avoir subi perdure.

Gilles H. reste seul peu de temps :

"I : t'es resté seul combien de temps ?

Gilles H. : très peu de temps c'est-à-dire qu'il y avait toujours une période dans mes relations avec les femmes comme ça  une période où j'ai une relation, où j'ai une relation affective privilégiée c'est-à-dire avec Béatrice, j'ai jamais vu d'autres nanas pendant cinq ans. Et à la cassure, il y a une espèce de boulimie de nanas. Pendant très peu de temps qui correspond à la fois à mon incapacité à ne pas vivre affectivement et amoureusement quelque chose, tu vois, incapable de rester seul  je multiplie les nanas, ça me donne la garantie de ne pas partir dans une, et à la fois de continuer à vivre et puis très vite une nana se dégage et crac  c'est reparti pour un tour. Et Denise ça a été ça, où là ça a été la crête de la vague, ça a jamais été aussi violent"

Il renoue donc rapidement avec Denise E. une autre relation. Si les formes de violence ne changent pas, par contre le "rythme de frappe" s'accélère :

"C'est-à-dire que là du coup cette violence physique devenait si pas quotidienne, au moins hebdomadaire_"

La violence commence la première année de leur vie commune, et il/elle resteront deux ans ensemble :

"On est resté deux ans ensemble, mais ça a été deux ans d'une violence inouïe"

Si leur relation dure deux années, elle sera parsemée de séparations successives. Denise E., formatrice peut aller travailler dans l'ensemble de la France. Elle en profite pour alterner vie commune et départs. A la fin elle refusera qu'"une dernière fois" Gilles H. la rejoigne. Quand a lieu la rupture finale, elle est détruite psychologiquement :

"Elle s'est enfermée dans sa chambre pendant une semaine sans bouffer, sans rien,_ elle était très mal, et moi j'ai complètement plongé les trois ou quatre derniers mois que j'ai passé à_, d'abord je me suis rendu compte que c'était inéluctable qu'il fallait que je vive seul, et qu'il était en tout cas inéluctable que je démarre cette analyse".

Il rejoint son domicile. C'est à cette époque qu'il débutera l'"analyse" :

" et puis je suis parti à Marseille et de nouveau cette boulimie de nanas et puis cette relation qui démarre avec Evelyne F., une relation qui démarre très violemment au bout du premier quart d'heure, tu vois avec cette fois une violence qui était impulsée par elle et pas par moi une relation sexuelle comme j'en ai jamais connu, qui est à la fois très forte et très malsaine."

Cette relation durera deux ans. Depuis Gilles H. vit seul, après trois ans d'analyse, il dit "s'en être à peu près sorti". Sa nouvelle amie, avec qui il n'a pas eu de pratiques violentes, plus âgée que lui, indépendante économiquement vit dans un domicile différent.

Nous voyons ici cette spirale complexe à plusieurs entrées que décrivent nombre d'hommes. Précisons que souvent suite à la connaissance de ce cycle, j'ai sollicité au cours de ma recherche des hommes qui décrivaient un itinéraire du même type, pour parler avec eux_de leur violence.

S'il n'y a pas de rupture de la spirale, si à aucun moment l'intolérable n'est atteint entraînant la fuite de la compagne, ou dans quelques cas de l'homme, le bout de la spirale est la mort. La mort peut être physique (destruction du corps) ou psychologique et mentale.

Au Québec, dans l'enquête réalisée dans les centres pour hommes violents, dans sept programmes sur douze ayant répondu aux chercheur-e-s, les responsables estiment que 30% à 50% des clients ont déjà exercé des violences contre leur conjointe dans les relations antérieures. Cette proportion est estimée inférieure à 20 % dans cinq autres programmes. Dans la mesure où une forte proportion de participants, parce que jeunes et mariés, n'a eu qu'une seule relation conjugale, les chercheurs estiment que "lorsqu'il y a changement de partenaires, dans beaucoup de cas on trouve une probabilité assez forte que la violence se reporte sur la nouvelle conjointe".

 

Identifier les paliers de la spirale:

Il reste à comprendre comment la progression de la violence est identifiée par les un-e-s et les autres. On définira les paliers de la spirale de la violence, comme les moments où la violence physique s'intensifie. Dans la description des violences exercées ou subies, tout se passe comme si la femme "s'habituant" à un certain degré de violence, l'homme devait augmenter le degré de ses violences pour obtenir l'effet escompté. Encore faut-il être capable de les identifier.

Les paliers de la spirale ou les coups que nous allons présenter ne sont pas obligatoirement les seuls moments du continuum de violence où la femme cède à son compagnon. Les paliers sont les moments, les marques, où les hommes et les femmes m'ont fait état de l'aggravation de la violence.

L'exemple suivant est extrait d'une communication téléphonique reçue à RIME :

Une femme "F" et "L"( accueillant à R.I.M.E - LYON)

F: Allô_ le centre d'accueil pour hommes violents..? RIME ?

L: Oui, Madame, c'est à quel sujet ?

F: Vous vous occupez des couples ? des femmes ?

L: Non madame, nous nous occupons principalement des hommes, c'est pour quoi ?

F: C'est pour mon conjoint... le CIF (Centre d'information féminin) m'a dit que vous pouviez faire quelque chose ...pour la violence....

L: Oui, c'est exact nous accueillons les hommes utilisant la violence. C'est le cas de votre conjoint Madame ?

F: C'est à dire.... il est pas encore violent... vous comprenez.... il a des tas d'excuses....c'est un . c'est par crise qu'il .... il est foncièrement gentil.... 

Moi je suis déchirée... et très malheureuse.. ça devient insupportable... il en vient maintenant aux menaces verbales... vous comprenez ?

L: Vous le connaissez depuis longtemps?

F: Non, c'est à dire.. on a vécu ensemble de, 2 ans de vie commune... puis je suis venu à .... il m'a rejoint... on s'est marié il y a 4 ans. 

L: Oui, quand vous dites menaces verbales, ça veut dire quoi ?

F: Que j'ai jamais pris de coups, mais j'ai peur, qu'après ses menaces verbales.. il en arrive aux coups...

L: Il ne vous a jamais frappée ?

F: Non... mais je sens que ça pourrait venir...., j'ai peur, je sais pas si vous comprenez....

L: J'essaie madame. Vous n'avez jamais subi d'autres agressions de sa part ?

F: Non pas de coups, des fois il m'a tiré les cheveux, donné des coups de pied... des coups de coude... il m'a aussi jeté au sol..., il m'agrippe et il me projette... mais....

L:[interrompant] _mais c'est des formes de violences , ça Madame...Vous avez raison d'avoir peur...Quand vous dites menaces verbales, vous pensez à quoi précisément?

F: Ben , il a commencé à me menacer verbalement. Il prend un couteau, il me le met sous la gorge et il me menace, il me dit qu'il pourrait me faire mal, il me menace aussi avec ses poings...ça devient vraiment physique depuis quelque temps..J'ai quelques espoirs, parce que dans le fond, il est pas mauvais, il est même gentil.. quand il ne me menace pas.. . Mais il veut pas le reconnaître. Il refuse de se soigner, ou d'aller voir..... il refuse tout: les psychiatres, il dit qu'il est pas fou, les psychologues, les professionnels, les conseillers conjugaux....j'ai tout essayé. Il veut pas J'ai fait le tampon pendant longtemps, et là j'en peux plus.. j'absorbais ses crises .. vous comprenez...

J'ai pris des mesures pour divorcer.... j'en ai marre.... j'ai pris rendez vous avec un avocat Vendredi.... mais je sais pas encore si j'irai jusqu'au bout...il est sans travail....la vie en commun est insupportable..

L: Vous avez des enfants?

F: Oui....

L: et par rapport à vos enfants, il est aussi violent?, c'est à dire il a des comportements violents?

F: Non, tout de même pas... ça n' a jamais atteint les enfants ..

L: Il a jamais eu avec vos enfants des comportements agressifs?

F: Non .... agressif...non, il les bats pas, vous comprenez.. agressif non ... quoique...., c'est vrai que ... l'autre jour il a enfermé le grand une journée dans le placard.....

Une question revient souvent : peut-il exister un rapport de domination, où il n'y ait pas de violences physiques, mais seulement présence de l'ensemble des autres formes de violences décrites.? Nous touchons là de plein pied, le problème de la représentation et du discours. Les catégories de violence ne sont qu'une taxinomie sociale. Les frontières sont floues. Dans certaines conditions de domination, peut-être que le simple rappel de la violence physique légitime suffit.

Mais, que les déclarant-e-s n'identifient pas les paliers de la spirale, qu'ils/elles laissent entendre qu'il n'y a pas jamais eu de violences physiques, ne signifie nullement qu'à l'analyse, celle-ci soit absente. Souvent dans les témoignages, les différentes violences sont liées, il est bien difficile de préciser quel est l'élément précis qui, dans les représentations, marque la progression de la violence.

Esther F :

Il m'a fait une scène d'intimidation, avec le couteau, il s'est menacé, il m'a menacée, heu_, La veille il s'était cassé un verre contre la tête_, enfin un verre_, une_, une vitre_, et puis il a commencé à casser des choses dans la maison, à m'prendre à bras le corps à, à m'faire mal en m'serrant..... et puis il a fini par me mordre, voilà, c'est là où ça a été le plus_

I : Et il t'a mordue où ?

E : Au doigt là (elle montre le doigt où est présente une cicatrice)

I : t'as encore les marques ? ...

E : heu_ , il m'a bien déchiquetée, ouais, sur le moment, j'ai ... enfin, j'ai pas eu mal_ si j'ai eu mal sur le moment, mais ... après ... heu ... y'avait un bout de chair qui pendait quoi ... mais c'est tout, à part ça ... il y a pas eu de violences quoi.

La question est de savoir comment dans les représentations, la variation de l'intensité de la violence fait sens. Entre le premier coup et la mort, quels sont les paliers qui scandent le continuum/discontinuum ?

D'abord un constat, les hommes et les femmes reconnaissent les mêmes paliers, toutefois les hommes peuvent en décrire plus. Les femmes violentées par contre insistent davantage sur la description de la souffrance vécue pour chaque coup.

Pour l'amie de Farid G. le premier palier est une gifle donnée pendant la grossesse, alors que pour lui la première gifle donnée avant la grossesse fut signifiante de la violence. Son amie assimilera les 2 -ou 3-"premières gifles" comme des "engueulades", "quelque chose de normal dans des débats ou des confrontations."

Le marquage du corps et les outils (armes)

A l'analyse de l'ensemble des témoignages, les paliers de la spirale font sens pour l'homme et la femme dans le marquage du corps, et par les différents outils (armes) utilisés .

Le marquage du corps est identifié par :

- Les différentes parties du corps touchées : tête, doigt, côtes, bras, nez, l'arcade sourcilière_ Les traces corporelles (les bleus) sont aussi signifiantes.

- Les humeurs de ce corps : le sang, les pleurs, le sperme. Chaque irruption de sang (nez cassé, morsure avec saignement, arcade sourcilière, plaie ouverte ...) impressionne particulièrement l'un-e et l'autre dans un rappel de la mort.- les outils (armes): main, pied, dent, oeuf, couteau, pistolet, fusil, tout objet utilisé comme arme, dents, bout de verre, lame de rasoir ...

Certaines fois c'est l'outil qui marque un palier particulier, d'autres fois, c'est la marque corporelle -le bleu- (identifiable par l'extérieur) qui montre l'importance de la violence ...

La gradation ressentie dans la violence ne semble pas obéir à des règles générales. Chaque personne, en fonction de son histoire personnelle, identifie de manière différente l'évolution de la gravité. Toutefois tout se passe comme si le premier coup ne suffisait pas à obtenir une soumission permanente. Il faut donc pour l'homme, réactiver sans cesse la mémoire corporelle de la violence en accentuant l'intensité. Pour ce faire, il utilise une gradation dans les outils utilisés et dans le marquage corporel. Si le meurtre, la mort physique sont l'ultime phase d'une spirale non interrompue, des simulations successives du meurtre (étranglement, "meurtre de l'âme" par dévalorisation permanente, négation continuelle de l'autre, blessures, destruction progressive du corps ...) en sont les marques signifiantes préalables. La symbolique de la violence masculine domestique est une symbolique de mort.

Ainsi nous retiendrons que :

La Violence Masculine Domestique est scandée pour les hommes et les femmes par des paliers de violences identifiables par l'outil (arme) utilisé et/ou les marques corporelles dues à l'outil. Le corps, ses humeurs, ses marques jouent une place centrale dans les représentations masculines et féminines des effets de la violence domestique.

La violence, quelle que soit sa forme est d'abord inscrite sur le corps de la femme violentée. La mémoire corporelle des coups tend à l'habituer à la violence reçue. Les paliers de la spirale de la violence masculine domestique réactivent sans cesse cette mémoire. En accentuant l'intensité de la douleur, l'homme violent renouvelle sans cesse la peur, la douleur et la soumission .

Nous voyons ici que l'énoncé "la violence, c'est les coups" a par rapport aux autres une place particulière. Cet énoncé, formulé par des femmes, est la trace de la mémoire corporelle de la violence.

La fréquence de la violence : la violence, c'est tous les jours ?

De même que la plupart des interviews d'hommes violents commencent inlassablement par : "Vous savez, c'est pas comme on croit, c'est pas tous les jours", de nombreuses femmes utilisent la fréquence non quotidienne des coups pour se démarquer des femmes battues :

Ingrid H : "Il y a des moments de répit, heureusement, sinon ... ça serait le bordel. Tu sais il y a des moments très gentils".

Monsieur V. avant de se suicider nous avait expliqué n'avoir frappé sa femme que deux fois. La dernière scène pour lui remontait ... à quinze ans.

Autrement dit, l'homme violent qui bat sa femme tous les jours est une figure caricaturale du mythe. Nous en avons rencontré qui frappaient leur compagne toutes les semaines, 2 ou 3 fois par semaine. Mais cette fréquence n'est obtenue qu'en bout de spirale. La fréquence des coups, des violences, s'accélère en intensité et en rythme, mais ce n'est qu'exceptionnellement que les paliers de la spirale sont journaliers.

Nous l'avons vu en début de cette partie, la violence en privé utilise la même symbolique que la violence légitime de l'état. Les coups ne sont pas les seules formes de violence disponibles pour faire plier l'autre. Par contre, grâce à la mémoire corporelle des coups, il suffit, que ceux-ci soient employés de temps en temps pour rappeler qui a le pouvoir, le pouvoir dans la maison, mais aussi dans la société. Par ailleurs, rappelons qu'il existe des violences ininterrompues : violence économique, culturelle, politique, les violences inhérentes à la domination masculine. Celles-ci sont une conséquence directe des privilèges de l'homme. Toutefois elles ne sont en général pas identifiées.

"La violence c'est tous les jours" n'est donc pas à proprement parler une représentation fausse. Mais lorsque cet énoncé est associé explicitement ou implicitement à son corollaire "les coups sont journaliers", cette double représentation devient un énoncé du mythe de la violence masculine domestique.

La prévalence de la violence domestique dans les couples

Je donnerai un exemple : Serge T. a 40 ans, il est cadre supérieur dans l'industrie, nous nous connaissons depuis de nombreuses années. Père d'un enfant de 13 ans, il vit seul dans la région parisienne. Que ce soit lors de ses déplacements dans la région lyonnaise, ou au cours de mes activités à Paris, nous nous rencontrons régulièrement.

Au cours de cette recherche, j'ai reçu de sa part un appel téléphonique : "Je voudrais te parler" me dit-il. Les extraits cités ont été réalisés en plusieurs interviews successives.

Occupé à l'époque à réfléchir à une politique préventive concernant la violence masculine domestique, son témoignage m'a bouleversé. Il reprend nombre d'articulations décrites par ailleurs (violence psychologique/violence physique ; animalités/violence/jeux dans la sexualité/violence dans la régulation ; représentations différentiées hommes/femmes ...). Ses propos contextualisent, mettent en scène dans des circonstances particulières (vie non commune, milieu social aisé ...) ce que d'autres hommes décrivent de manière moins analytique. Toutefois, mon étonnement et mes questions sont autres.

Homme moderne, relativement autonome dans son espace domestique, Serge T. explique le passage à la violence physique. Auparavant une barrière éthique, morale, lui interdisait l'utilisation des coups.

Face à une femme éduquée par la violence du père à l'égard de sa mère, structurée dans ce type de relations conjugales, une femme "amoureuse" de lui que nous avons rencontrée par la suite, il "passe à l'acte" et découvre conjointement la facilité d'utilisation, le caractère structurant, et pour un homme, le non danger de la violence physique. Il nous décrit les réactions de son amie (les gifles, le bris d'objets) sans toutefois symétriser des actes, des interactions, dont il assume la responsabilité.

L'utilisation de la violence physique, et en cela cette forme de violence n'a pas la même place que les autres, impose, dès son apparition, cette forme de régulation dans leur union. L'image que l'on pourrait proposer est la métaphore du repère géométrique. Lorsque la violence physique apparaît, elle se substitue aux anciennes règles, elle impose son cadre, ses normes, tant synchroniques que diachroniques. La violence physique prévaut dès son apparition . Elle fait structure.

En dehors de l'intérêt ethnographique de la description d'un vécu masculin, de "la première fois", ce témoignage devrait interpeller celles et ceux qui, dans les années à venir, devront réfléchir à la prévention du phénomène. Comment intervenir pour qu'un homme ne puisse plus jamais dire : "La violence est facile, agréable et sans danger pour moi".

carnets :

Plusieurs jours déjà après le témoignage de Serge T . Il est dans cette étude des moments où c'est l'horreur qui m'a touché ; ou bien le désespoir d'homme ou de femme.Ici il s'agit bien évidemment d'autre chose. Quand un homme découvre la violence, il n'a pas vraiment au premier degré de raison de ne pas la vivre.

Certes, dans les discussions qui ont suivi, Serge T. expliqua nettement le parallèle entre violence et dépendance. Lui qui voulait ne pas être en relation permanente avec Véro, hésitait. Comment éviter cette bascule dans la violence? Eviter que des hommes s'essaient et y découvrent la facilité - et la paix - . J'ai peu vécu en couple, mais je me souviens parfaitement de ces tensions appartenant au quotidien, des difficultés de trouver une solution à l'amiable pour l'un/e et l'autre. Pourquoi je n'ai jamais utilisé la violence physique ? Pourquoi ne pas être un homme violent quand on est homme ?

Faut-il tel que le propose M. Mead1 pour le harcèlement sexuel introduire de nouveaux tabous : "Je ne pense pas que nous ayons besoin de lois supplémentaires, mais de nouveaux tabous ... les lois, les règlements officiels, la protection assurée par les tribunaux sont indispensables pour établir et maintenir des aménagements institutionnels. Mais l'engagement général de l'humanité et l'unanimité que suscite les tabous sont fondamentaux pour la formation et la protection des relations humaines les plus significatives".

Le palier de l'intolérable

Une fois la violence installée, la spirale se déplie inexorablement, même si, nous l'avons vu, elle prend des formes s'adaptant à chaque couple et chaque situation sociale. Comment en sortir ? Je l'ai constaté maintes fois, le niveau de l'intolérable est différent pour chaque individu. Il peut être atteint individuellement ou conjointement.

Individuellement, souvent la personne qui subit la violence (en général la femme) explique la première "la goutte d'eau qui a fait déborder le vase", "cette fois-ci c'était trop". Dans les exemples étudiés entraînant la plupart du temps fuite, rupture ou menace précise de rupture, nous trouvons une variabilité énorme de l'intolérable. Pour l'amie de Farid G., il s'agit de la deuxième ou troisième gifle (elle nous dira elle la première), pour Denis F. une tentative d'étranglement, pour Esther F. un bout de phalange arraché par morsure, pour Yvon Z. l'enfoncement de la boite crânienne d'un bébé par jet de livre...

La sociologie de l'intolérable est relativement difficile à faire. De plus, on constate une minimisation systématique des violences "échangées". Cette minimisation est autant dûe aux perceptions différentes entre dominant-e-s et dominé-e-s, qu'aux effets de la honte et du secret.

Les hommes violents, qui de leur fait quittent leur compagne, exposent souvent un choix, une comparaison des possibles : les avantages offerts par une domination (le pouvoir), et ceux d'une "relation plus cool" ("le calme, le plaisir tranquille"). Ils parlent aussi de leur peur, celle de tuer et la décrivent comme le révélateur fréquent. Pour la femme, c'est l'inverse, elle doit choisir fréquemment entre deux peurs : peur du meurtre et de la menace de meurtre ("si tu pars, je te tue") ou la peur des coups, l'enfer quotidien. La fuite n'est que rarement l'objet d'un choix réfléchi, mais plus l'expression ponctuelle d'une accumulation de "ras le bol". Quand elle parle de la violence faite par l'homme aux enfants, nous avons souvent l'impression que l'enfant est à ce moment excroissance de son corps et la marque contre l'enfant, une atteinte à son corps à elle.

Le palier de l'intolérable est un palier de la spirale de la violence, l'échéance ultime que l'une et/ou l'autre pensent impossible de dépasser. Derrière, il y a souvent la mort : mort réelle ou virtuelle. Comme tout autre palier, il est en général défini et prend sens -pour les personnes agissant ou subissant la violence- par l'outil utilisé ou la marque corporelle. Il représente pour certain-e-s une progression dans les armes (passer du coup de pied au couteau, ou à la voiture [tentative d'écrasement], ou dans les parties du corps atteintes. Dans quelques cas nous avons les deux progressions à la fois. Le sang a une place particulière, plus le sang coule, plus grave semble le coup. De même on assiste à une distinction entre parties corporelles visibles -ou invisibles (cachées par le vêtement). Une femme peut ainsi supporter des brûlures aux parties génitales et fuir à cause d'un nez cassé.

La gradation peut aussi être déterminée par le social. Anna S. était régulièrement frappée le vendredi soir, le lundi matin, elle ne portait en général plus de traces des sévices, ou tout du moins plus de traces physiques repérables par ces collègues de travail . Elle fuit un jour où son ami suite à une scène de jalousie, la frappe un mardi soir. "C'était trop... Que vont dire mes collègues ?" me dit-elle. Elle ne rompra avec lui que quelques semaines plus tard, mais c'est ce jour là qu'elle dit avoir décidé de préparer sa fuite. Nous avons vu qu'il faut parler d'espace de rupture. Le palier de l'intolérable atteint, le seuil franchi, les réactions des personnes vont alors s'intégrer dans l'ensemble de leur stratégie de sortie. La fuite n'est pas toujours immédiate.

Le seuil de l'intolérable varie. Deux éléments semblent déterminants pour chacun-e dans l'appréciation de la limite :

- L'histoire personnelle : elle est influencée par les trajectoires familiales, professionnelles. Chaque famille développe par rapport à la violence ses propres normes. Du châtiment corporel automatique dans les formes d'apprentissages, aux milieux ayant déjà proscrits fessées, claques, nous ne sommes pas tous/toutes éduqué-e-s avec les mêmes bases. L'enfant ayant vu régulièrement son père frapper sa mère, et reçu lui même de multiples corrections, a évidemment tendance à banaliser les coups.

Une subtile alchimie existe entre le seuil de l'intolérable, le capital financier, culturel et l'autonomie déjà atteinte pendant la vie conjugale. Plus une personne se voit et vit indépendante, autonome, plus elle se sent libre de "refaire sa vie", d'engager une rupture. Donc elle a tendance à moins accepter les violences ou les tensions conjugales.

- La norme sociale sociétale est le deuxième élément. La comparaison entre le Québec et la France est à ce propos riche d'informations. Le degré de complicité d'un système social avec les hommes violents peut se mesurer aux facultés offertes aux un-e-s et aux autres de fuir, de déclarer la dégradation de la relation conjugale. Nous avons ainsi en France fait une progression énorme depuis l'ouverture des foyers pour femmes violentées et la découverte de ce problème social.

La capacité d'un pays à modifier sa perception de la violence masculine domestique est elle-même proportionnelle à ses représentations du normal ou de l'anormal dans le traitement conjugal ou familial des femmes et des enfants. Cette perception réfère à l'évolution des représentations des rapports sociaux de sexe. Je l'ai indiqué au début de ce livre, plus les mouvements issus du féminisme et des luttes de femmes sont importants, plus la gravité de la violence faite aux femmes est acceptée et de ce fait étudiée.

Aucune loi sociale ne peut précéder l'évolution des rapports sociaux, ou l'idée de l'évolution des rapports sociaux. Imaginons un instant qu'en fonction de principe humaniste, toute violence physique quelle qu'elle soit soit, considérée demain comme inadmissible et passible de prison... Que par exemple une claque, une simple claque, ait socialement la même valeur qu'elle soit administrée à une femme, un enfant ou à un employeur dans l'espace professionnel. Et nous voyons surgir l'ensemble des difficultés... Nos structures sociales : justice, prison.. seraient incapables, au vu de leur capacité d'accueil réduite, de faire appliquer une telle loi.

Le palier de l'intolérable, le motif pour lequel femmes -ou hommes- fuient, est en lui-même un miroir grossissant des représentations des rapports sociaux de sexe.

Le palier de l'intolérable peut aussi dans certains cas être d'abord signifié par l'extérieur (police, service sociaux...) légitimant par la suite son identification comme tel par l'un-e ou l'autre (ces cas ont plus été remarqués en Amérique du Nord au vu des interventions spécifiques de la police).

Une fois le palier de l'intolérable atteint, nous allons l'examiner, les stratégies de sorties de la violence sont multiples.

3 - Les stratégies empiriques de sorties de la violence :

A l'écoute des femmes, et des hommes, on peut tenter de faire une première sociologie des stratégies empiriques individuelles de sortie de la violence. Certaines sont de l'ordre de la survie, d'autres de la rupture :

L'appel

1) l'appel à la police : face à l'urgence, la peur de mourir, une blessure, une "crise" aiguë du conjoint, la femme, les enfants ou les voisin-e-s appellent Police-Secours. L'intervention est ponctuelle, elle est aussi souvent répétitive. Elle concerne certains milieux sociaux plus que d'autres, on appelle peu Police- Secours dans le 6ème arrondissement à Lyon, on appelle des ami-e-s, voire le prêtre, ou l'ami-médecin. L'appel est un cri qui cette fois-ci franchit la porte du privé. Suivant les cas, il revêt la forme d'un appel à l'aide ponctuel, ou une demande d'assistance pour fuir.

2) l'appel des spécialistes : A côté de l'appel d'urgence, souvent effectué le soir, des femmes -ou des hommes- appellent le lendemain tel centre d'accueil pour femmes battues, tel centre pour hommes violents, tel conseiller conjugal, médecin, "psy..." pour demander conseil. "Comment je peux faire, il (elle) est comme ça et moi je ne supporte plus". En général, dans les cas observés, l'appel du lendemain s'inscrit dans une stratégie à plus long terme où l'idée de partir mûrit.

La fuite

Les refuges, ou ce qui fait office de refuge pour la personne qui fuit -en général la femme- sont nombreux.

1) le réseau amical, ou professionnel :

Cette solution dépend de l'isolement relatif de chacun-e, des différentes situations sociales. Les milieux aisés sont semblent-t-ils, plus à même d'accueillir et d'héberger des femmes -ou des hommes- en rupture. La violence, la scène qui représente le palier de l'intolérable est explicitement décrite ou pas. Certaines femmes ont simplement dit : "C'est René, qui va plus du tout, je peux dormir ici...?"

De la discrétion, du tact, et de l'aide qu'offrent à ce moment les accueillant-e-s dépend en partie la suite de la fuite. Pour beaucoup, elle n'est qu'un "moment de répit", et le lendemain ou le surlendemain le couple renoue sa relation.

2) les refuges pour femmes battues :

Leur numéro de téléphone est publié, ou donné par un-e travailleur-euse social-e; un médecin... on a déjà étudié ce cas.

3) l'hôpital psychiatrique :

Preuve du sous équipement en centres pour femmes violentées, des stigmates accompagnant le mythe sur la violence masculine domestique, de l'impression qu'ont certaines femmes, ou certains hommes, de devenir "folles" ou "fous" : l'hôpital psychiatrique est une solution de refuge assez usitée, dont la fréquence d'utilisation est surprenante:

Dossier n° 10 ( extraits de l'acte de renvoi devant la cour d'assises)

"menaces, scènes et coups allaient se succéder avec quelques brèves périodes de répit liées aux quatre hospitalisations successives de la femme pour dépression nerveuse de 1978 à 1982, à la suite, semble-t-il, des violences physiques exercées sur elle par son mari".

Denise F : "ben... je suis partie parce qu'on en est arrivé à une exaspération telle dans les relations, que moi, je souffrais 24 h/24 ... que je ne dormais plus, que j'ai atterri pendant trois mois et demi chez les dingues... Et que j'avais envie de crever... mais, vraiment envie de crever... parce que j'avais.. je me disais : tu as eu la bêtise de ne rien mettre dans ta vie.. et puis maintenant, tu n'as plus de force, ni de possibilités...  Et j'ai réalisé que, de toutes façons, je n'avais qu'une envie : c'était vraiment de disparaître... Seulement, il y avait les gamins. Alors, les gamins, ça pesait très lourd dans ma tête.

Des hommes aussi utiliseront cette forme de rupture

Gilles H :  l'épisode H.P. [hôpital psychiatrique], il se passe... c'était le point d'orgue... Bon, c'était peut être ça, c'était peut être le point d'orgue... de cette violence C 'est à dire que je ne pouvais plus moi me supporter et supporter de rester d'une part dans cette violence, mais aussi dans cette tension perpétuelle que je mettais dans la relation amoureuse et ou... effectivement soit je décidais de craquer, soit je restais à l'H. P. et j'y restais, soit... Et puis je suis rentré à l'H. P. et au bout de deux jours ça commençait à me gonfler parce que c'est pas très marrant , donc j'ai décidé d'arrêter et puis... C'est là que j'ai réellement accroché avec C. ou ça a vraiment démarré. Donc je crois que c'est vraiment le point d'orgue, je pouvais plus aller plus loin, je m'étais vraiment mis en situation de danger extrême et quand j'y suis allé, c'est la première fois que je... je... Bon j'avais essayé de me tailler les veines, tu vois, je l'aurais pas fait là non plus, mais c'est la première fois. Alors que ça je l'avais jamais fait avant, jamais j'avais été aussi loin dans... dans... la tentative... tu vois... qui n'aurait jamais abouti. Je le sais parce que j'aime trop la vie et j'ai... j'ai un instinct de vie qui est trop fort... et puis j'ai trop envie de me battre pour canner. Mais il fallait que je me fasse très peur, il fallait que je me fasse très très peur.

D'autres hommes vont à l'hôpital psychiatrique par peur de tuer, pour protéger leurs proches, leurs enfants... Certains y vont seuls, d'autres sont "conseillés" par des médecins, des ami-e-s. Quelle qu'en soit sa forme, le refuge représente une rupture vécue comme momentanée ou définitive, une fuite.

4) l'amant ou la maîtresse:

Une autre stratégie de fuite est de prendre un amant ou une maîtresse, nous en avons donné plusieurs exemples dans la 5 ème partie pour les femmes.

Certains hommes utilisent relativement différemment une maîtresse, ou une nouvelle compagne. Lorsque le palier de l'intolérable est atteint, ou est en voie de l'être, à cause des effets de leur violence, ils préfèrent rompre de leur fait et partir avec une autre. Explicitement ou non cela permet de dire que la violence était provoquée par la compagne; que la situation sera différente avec une nouvelle. En réalité nous avons vu à l'étude de "la spirale de la violence à entrée successive" qu'il n'en est rien. De toutes manières, quelques uns mentionnent à leur nouvelle amie les "problèmes de violences", d'autres, en majorité, les passent sous silence.

Les différents modèles de fuites

1-la fuite immédiate

- certain-e-s fuient le plus vite possible, le plus loin possible, sans un mot -en silence-. Il faut fuir l'enfer, cela revêt un caractère d'urgence absolue. Nombre de femmes hébergées en urgence dans les foyers sont dans ce cas. Elles craignent, on a vu que c'était avec raison, pour leur sécurité physique et/ou mentale qu'on puisse les retrouver. Dans certains cas, la fuite en urgence absolue s'accompagne d'un passage en hôpital ou clinique : bras cassés, plaies au couteau, doigts déchiquetés... doivent être soignés.

J'ai aussi rencontré le même cas au masculin. Aussi étonnant que cela puisse paraître Carlos P. a comme il dit "fait le coup des cigarettes... tu descends pour chercher des cigarettes... et tu reviens plus jamais (rires)". Il a repris un travail, une résidence... Par une astuce administrative il a même transformé son état civil... Adieu femme, enfants... il vit une nouvelle existence qu'il dit épanouie auprès de son nouveau compagnon.

Nous avons aussi vu (dossier n° 12) des fuites masculines temporaires où le voisinage, la gendarmerie sont complices. La fuite n'a pas de genre.

Bien évidemment si la fuite n'a pas de genre, les conditions sociales de la fuite suivent les divisions en catégories sociales de classe et de sexe. Il est plus facile de partir aussi quand on a de l'argent sur un compte, une voiture, une qualification que lorsque l'on est "que" mère au foyer. Mais quel-le que soit l'initiateur ou l'initiatrice de la fuite, celle-ci est en général accompagné de silences. La honte, la culpabilité (des deux côtés du couple) font effet. On part mais on dit difficilement pourquoi.

2- la fuite avec explications

D'autres veulent s'expliquer, avant pendant ou immédiatement après leur fuite. La stratégie est complexe, elle aboutit à plusieurs situations :

-a) l'explication aboutit à une promesse de l'homme de ne plus recommencer. Ou le couple se "retrouve" en faisant l'amour. La fuite se transforme en "nouvel essai". Ou dans le sens inverse (la fuite de l'homme), la femme promet "de ne plus provoquer", de faire attention, de laisser plus de liberté au compagnon : de le laisser aller au café, à la pêche, à la chasse. Ou alors l'un et l'autre font promesse de faire table rase du passé. On reprend les mêmes conditions sociales et on recommence. Au mieux (ou au pire) on peut faire un effort. Souvent le fait d'avoir un nouvel enfant se veut être salvateur pour le couple.

-b) Le début d'explication est formulée dans une lettre que l'on pense envoyer à l'ex-compagnon ou compagne. D'autres préfèrent la laisser sur la table (en général de la cuisine), sur le lit ou sur le bureau de monsieur. Cette stratégie semble particulièrement préjudiciable et dangereuse pour les femmes si l'on en croit les 3 meurtres découlant de ce type de scénarii (dossiers 9, 11, 14). Dans certains cas l'explication reste verbale, et la femme prend la précaution de se faire protéger par une amie, un père, un-e voisin-e. Là encore la présence d'une tierce personne n'est pas une garantie de survie (dossier n° 10).

On ne le répétera pour l'instant jamais assez : il y a risque de mort pour la femme insoumise ou qui veut se libérer de la loi du mari ou du père. D'autres n'en meurent pas mais gardent à vie les traces des coups de couteau, des tentatives d'étranglement ayant suivi ce qu'elles auraient aimé être "une tentative d'explication".

La rupture peut s'accompagner d'une manière où d'une autre pour certain-e-s personnes, d'un travail sur soi. Dans certains milieux, on utilise la psychanalyse, ou la thérapie. Les formes de thérapies sont multiples. Certaines promettent des résultats rapides (les thérapies comportementales, émotionnelles), d'autres ne promettent rien. Parmi ceux/celles utilisant une thérapie après une rupture pour "se parler à soi même" -"comprendre ce qui s'est passé pour moi" "arrêter de déconner"... [les explications sont variées], beaucoup abandonnent rapidement en disant : "le problème, c'était l'autre".

Quelques un-e-s engagent un travail profond qui dure, quelle que soit la méthode choisie, des années. Au Québec ou en Amérique du Nord, les femmes et les hommes disposent de groupes de paroles, de structures liées plus ou moins à des programmes d'aides. Il est quelquefois plus facile d'aller dans un groupe banalisé, ouvert, que dans un centre spécialisé pour la violence.

 

Il existe donc une échelle des stratégies individuelles de sortie de la violence masculine domestique. A côté de l'urgence et de l'appel immédiat à la police, la réponse ponctuelle à une situation unique (ou entendue comme telle) d'autres stratégies se mettent en place.

Certaines sont des réponses défensives permettant de trouver un accueil : l'hôpital psychiatrique, les amies ou le foyer pour femmes violentées.

D'autres sont des réponses actives.

Certaines réponses actives font intervenir la solidarité du lignage, du clan, de la famille. On fuit dans la famille, et on refait sa vie "à côté", sous sa protection. Concernant l'amant, le risque de jouer le prince de substitution dissuade la plupart d'entre-eux d'accepter la demande de protection.

Enfin, certaines fuites se font seules et aboutissent à réinstaller maison, vie sociale, réseau amical sans demander d'aide à personne. Souvent les femmes concernées par ce type de fuite continuent à vivre dans la crainte que leur ancien compagnon ne les retrouve.

Quels sont les pourcentages des différents cas ? Les recherches devront dans les années à venir approfondir le questionnement sur les différentes stratégies de "sortie" de la violence. Elle sont indispensables pour accompagner le traitement social des hommes et des femmes concerné-e-s.

 

Penser la violence :

L'usage de catégories pour penser la violence

Il est d'usage aujourd'hui de séparer arbitrairement différents types de violence. Aussi avons-nous des campagnes contre les abus sexuels exercés sur les enfants, des groupes contre le viol, d'autres s'intéressant à l'enfance maltraitée, ou aux femmes violentées. On oppose ainsi violences domestiques et violences sexuelles , femmes violentées et enfants battu-e-s, hommes violents, hommes violants (violeurs), et père incestueux, harcèlement sexuel et viol. Ces divisions respectent les oppositions privé/public, sphère professionnelle et sphère domestique, parenté et alliance...

Après les travaux sur le viol, je pensais découvrir chez les hommes violents, des formes de viol conjugal, j'en ai entendu différentes formes. Mais la surprise fut la transversalité des violences exposées: viols publics, violences contre femmes, contre enfants, harcèlement sexuel.... Tous les hommes violents n'ont pas violé des femmes dans la rue, certains ne sont violents "qu'avec" leur épouse, mais la majorité passent allègrement d'une catégorie à l'autre. J'en ai donné maints exemples tout au long des chapitres précédents.

Dès qu'un homme utilise la violence physique dans son interaction conjugale, cette norme de régulation tend à devenir transversale à l'ensemble des rapports sociaux où il est inséré. Si Victor D, homme violent en privé, n'utilise pas la violence physique contre ses collègues de travail, ce n'est pas pour ne pas y avoir pensé, mais parce que là bas "ça rigole pas, si tu fais ça, t'es viré" Quand la violence masculine est la norme de régulation sociale dans l'espace domestique, elle prévaut aussi dans l'ensemble du social, mais l'homme négocie en fonction de différentes stratégies, son opportunité.

Les hommes violents déplient la violence qui tour à tour peut prendre des aspects publics, privés, où la victime peut être femme, enfant ou homme. Ils montrent la prévalence de cette forme de régulation plus ou moins légitime, plus ou moins autorisée ou interdite, en fonction des époques et des aires culturelles.

Du côté des victimes

A l'écoute des victimes de violences, on a l'impression qu'il existe une mémoire corporelle de la violence. Cette mémoire confond dans un même mouvement diachronie et synchronie. Elle est la marque psychique, corporelle du continuum de violences que les femmes peuvent expliquer dès qu'on est prêt-e à les entendre. Quels rapports entre une tentative de viol, une scène de ménage, un coup de poing du père, des claques à la mère...? Ce sont la douleur et les souffrances face à la violence.

Utiliser des catégories, c'est permettre de figer, de réifier différents types de violences et par là, d'éviter un discours cohérent qui montrerait la transversalité des violences exercées par les dominants, sur les femmes, les enfants. Il convient de s'arrêter un instant sur ce point.

Barcelone Août 1988 :

Lucie (17ans): "Chez nous, il y a deux piles d'assiettes, les anciennes qu'on peut casser et les neuves auxquelles il faut faire attention et ça démarre toujours sur des trucs bêtes. Quelqu'un qui dit : "j'en aie marre de nettoyer la vaisselle" par exemple"

I : Super, des vraies scènes de ménages !

Lucie : "Super ? J'aurais préférer en rater" - Le sourire a disparu, la voix est tendue - Le romantisme de la scène de ménage s'efface pour laisser monter la tristesse.

I : Et il y a des coups ?

Lucie : "Non... si quelques fois une claque de mon père pour calmer ma mère qui devient hystérique - La violence c'est utiliser la force pour qu'elle se taise. Mon père, comme moi on supporte pas les cris [_] Mon père engendre les cris,  assis à rigoler, ma mère en face crie mon père tape. Rigolo ? Quant tu as trois ans (son petit frère à trois ans) tu morfles. A dix ans, une fois les cris m'ont réveillé, je suis descendue, j'ai hurlé, je les ai insultés "fermez votre sale gueule, connards". Eux ils étaient égoïstes à me faire subir ça, alors j'ai dit moi aussi je vais être égoïste.. je voulais dormir."

J'ai posé mon stylo... ému des larmes de Lucie qui malgré ses efforts commencent à couler.

Viviane, sa copine, I7 ans également, raconte comment il y a un mois en Catalogne, deux hommes l'ont prise en stop avec un couple d'ami-e-s. Après avoir laissé descendre le couple, et au moment où elle a voulu aussi sortir... la voiture est partie vite. Les hommes l'ont amenée chez eux, d'après elle une location de vacances. "On est pas des monstres, on veut juste te sauter" - Elle avait peur, criait, et eux voulaient lui offrir du café et qu'elle soit compréhensive... Plus tard, un des deux hommes est parti se coucher. L'autre est resté "penaud" dit-elle, "pour peu je l'aurais plaint, je me sentais en tort"

"Je me sens triste", lui avait dit l'homme, "on ne peut pas faire connaissance simplement" et ce jour là Viviane s'excuse devant son violeur "tu comprends la situation,me dit-elle."

 

La violence et les enfants

Qu'appelle t-on violence à enfants ? Nous avons dans la qualification des violences à enfants trouvé les mêmes difficultés de définitions que vis à vis des femmes .

Témoignages

Danielle E :

"Mon père persécutait ma mère et aussi les enfants. Mon grand frère avait subi des violences, mais des persécutions pas physiques, plutôt psychologiques. Mon frère plus tard m'a raconté que quand mon père devait le garder, comme il estimait qu'il avait à faire, que son travail était plus important, il le faisait asseoir sur une chaise et il lui frappait les genoux avec régularité, et patience, et mon frère était complètement terrorisé. Claquer les genoux fort, pour terroriser. Assez tôt j'ai appris qu'il l'avait enfermé dans la cave et qu'il l'avait rejoint avec sur le visage un masque à gaz. Il l'avait de son plein gré, terrorisé, quand il était petit, pour lui faire peur, parce que ça lui faisait plaisir.

Véro B, 30 ans :

A l'école ... la maîtresse nous déculottait et nous fessait ... nous fessait comme ça.

Julie D, 28 ans :

Moi ça allait pas jusque là ... juste quelques coups de pied

I : Fort ?

Julie D : "Oh oui, ils pouvaient me démonter la colonne.

Hélène V, 25 ans : Moi, c'était la peur... il fallait faire attention à tout ... la place de la salière ... des couverts. Je cherchais le compromis pour être tranquille sinon, "je faisais une histoire et ..."

 

Florent G:" Non, non, j'ai jamais, j'ai pas de souvenirs de  je me souviens du coup du savon  Mes frangins, ou ma frangine disaient un gros mot ils avaient droit au bout de savon, tu vois?  enfin bon 

I: Un bout de savon ?

Florent G: _On suçait du savon mais enfin bon quand j'en reparle à ma mère, elle me dit " Ouah! t'es gonflé: ils ont dû en sucer 3 ou 4 fois tes frangins et ta frangine du savon "

BARBARA C.(20 ans): " J'ai eu une enfance idyllique...je m'entendais très bien avec mes parents qui s'occupaient beaucoup de moi [_] J'avais un grand enthousiasme pour la vie [_] Des coups ? non  enfin  [_] des coups de martinet, quand j'étais petite;; " Je me rappelle d'une fois il me semble qu'il y a eu plusieurs fois, mais je me rappelle vraiment d'une parce que j'avais menti, et on m'a dit que c'était pas bien, mais c'était légitime [_]  des fessées? Mais vraiment dans la petite enfance, par mon père seulement... je me rappelle d'une claque aussi qui m'a beaucoup marquée,

 

Pauline : 8 ans :

"Les enfants ... c'est pas si bête que cela_ ça peut comprendre, sans être frappé_ En plus, ça sert à rien puisque c'est déjà fait. Ils pourraient le dire gentiment.

I : Et toi tu as déjà été frappée ?

P : Oh oui des claques ... par mon papa, ma maman, pépé, mémé ... et puis des fessées aussi.

I : Quand tu reçois une claque tu fais quoi ?

P : moi je pleure ... sauf quand ça fait pas très très mal, des fois je rigole. Julien (son frère), il en prend plus, car des fois, il fait pas ses leçons. Alors quand Pierre (son père) voit qu'il a pas fait ses devoirs ... (...)

La maîtresse, elle donne des claques, elle tire les oreilles. Quand on était à la cantine et qu'on faisait une bêtise, elle faisait comme ça (elle mime : elle se tire la joue transversalement) ... mais ça, ça fait pas mal.

Rudy : des fois, le maître, il torture comme ça. (Il montre comment le maître appuie ses pouces dans le dos de l'enfant en les enfonçant).

Pauline : J'ai aussi vu des claques dans les magasins.

Rudy : là-bas ... c'est encore pire.

Pauline : parce que tout le monde le regarde ... en plus il y avait un ou deux enfants, quand ils touchaient quelque chose ... une grosse fessée [_] J'aurais honte, j'aurais pas aimé être à sa place. Il y avait plein de gens.

 

Des enfants aux adultes, des régularités observables

Dans les témoignages, on trouve un certain nombre d'énoncés récurents et analogues du côté des enfants aux propos des victimes adultes

- Du côté des enfants

- Un déni et une légitimation des Violences

Si l'enfant n'a pas été particulièrement martyrisé, le discours intègre un premier déni des violences subies se manifestant par des phrases telles que: "Non, j'ai jamais été battu", j'ai eu une enfance heureuse, normale ..." "c'était pas violent" ... Quand les questions se précisent, les ex-enfants peuvent se remémorer quelques coups. Sont ainsi expliqués : des claques, des coups de poing, des fessées, des fessées avec utilisation de baguette, de martinet, de manche à balai ... etc ...

Les violences alors exposées sont minorées et elles sont présentées comme légitimes :

-"Je devais avoir fait une grosse connerie" , "Tu sais j'étais un môme turbulent"

-"Ce jour là, j'ai eu très mal, mais il l'a pas fait exprès ...

- La responsabilité des violences:

L'enfant se considère responsable des coups reçus ou pense que le père/ou la mère en étaient irresponsables. Lorsqu'ils sont donnés en public, il y a émergence d'un sentiment de honte et de culpabilité. Et nous retrouvons dans les discours les mêmes éléments que par rapport aux hommes violents. C'est ainsi que sont évoquées la perte du contrôle ou la non quotidienneté des violences subies.

- La difficulté d'identifier la violence

Claudine P. (assistante sociale) a, après une conférence, essayé de m'expliquer la non validité de mes analyses ainsi:

" La principale violence que j'ai subie lors de mon enfance était pas physique mais psychologique: les mots étaient pires que les coups."

I: Et il n'y a pas eu de violences physiques?

Claudine P.: " Je n'en ai pas souvenir, mais c'était dur, pas dans la maison, mais à l'extérieur .. ma mère nous obligeait dehors à se mettre à genoux et à marcher... genoux nus au sol..."

Elle décrit alors des violences sur son corps (les genoux, la contrainte corporelle, mais n'identifie pas cela à de la violence physique.

- Les "coups" sont racontés et associés à la douleur subie, ou à la terreur vécue.

Alain B.

"Le soir, quand j'étais dans ma chambre, j'étais rassuré, la porte faisait barrière, pourtant je continuais à entendre mon père gueuler, pour un rien , contre nous et ce qu'on avait fait- ou pas fait- ou contre ma mère... je me terrais au fond de mon lit.. je faisais semblant de dormir, au cas où il ouvre la porte...[_] on évitait à tout prix de le contrarier, je me souviens, un peu comme s'il fallait épier ses moindres gestes ou mimiques... de peur que quelque chose lui plaise pas, faire attention à tout instant.. j'ai découvert cela bien plus tard en y retournant...

- La mémoire corporelle de la violence :

Vanessa P. 27 ans

"Je ne sais pas la bêtise que j'avais faite... elle devait être grosse... je pleurais... La badine (elle définit la badine comme une baguette flexible) m'avait fait tellement mal, que j'avais des sillons sur les cuisses ... J'arrachais les petits bouts de laine de la couverture pour les mettre dans les sillons de la peau. _Quand je reparle de la badine avec ma mère ... elle dit que c'est pas vrai."

Si la définition des coups offre une représentation réductrice des violences physiques, les enfants n'identifient que très difficilement les autres violences, ou les autres formes de violences physiques non circonscrites par la définition des coups. Ainsi n'ont pas été qualifiées de violences, mais de phénomènes ordinaires :

- l'enfermement dans un placard, dans une cave

- la malnutrition effectuée par punition

- l'ensemble des remarques humiliantes ou vexatrices

- le harcèlement sexuel consistant à dévaloriser une fille au regard de son corps en la comparant à son futur statut de femme, ou les plaisanteries sur les garçons peu virils en associant leurs attitudes à celles de "pédés", de "tantouzes"...

- les cris permanents, les menaces verbales, gestuelles.

Les enfants comme les femmes ne peuvent se remémorer les violences que comme un discontinuum où quelques scènes sont identifiées.

L'éducation des enfants, particulièrement en France, est régulée par une violence permanente. Le parallèle femme/enfant est aussi pertinent pour comprendre l'évolution des normes. Les effets des violences sur les enfants sont multiples. Nous avons indiqué la peur, la terreur, la honte, la culpabilité, un ensemble de sentiments perçus par les enfants eux-mêmes, mais les principaaux effets sont la banalisation des violences et l'éducation à la violence légitime.

- Du cöté des parents

Lorsque l'on demande aux parents "violents" (homme ou femme) quel est le sens de la violence exercée sur des enfants, la première réaction est de nier la qualification de violences pour tel ou tel acte ou d'en minimiser la gravité. Mais tous/toutes associent la violence exercée à une intention .

"C'est pour lui apprendre les limites_" "J'en avais marre de ses cris, je voulais qu'elle se taise" "Faut bien lui apprendre les bonnes manières_" "Pour lui montrer que j'étais pas d'accord" "C'est pour son bien_"

Certain-e-s invoquent une réponse ponctuelle, d'autres un projet éducatif. Mais tous situent la violence à enfants dans un ensemble cohérent d'attitudes, de comportements visant à l'éduquer, lui apprendre le bien, le mal, les limites sociales ... Les parents considèrent que les violences commises contre les enfants, la plupart du temps minimisées s'organisent dans un continuum de pratiques sociales associées à une intention.

L'éducation est transmise par le marquage corporel.

Dossier n° 2 :

"Aux enquêteurs, elle expliquait également que les ecchymoses constatées sur le corps de son fils étaient dues aux lanières de martinet qu'elle utilisait pour le discipliner".

Les coups de pieds, les claques ayant entraînés la mort de cet enfant de vingt deux mois étaient exercés pour son éducation. Il fallait lui apprendre à uriner dans le pot, et non à côté du pot tel qu'il l'a fait le jour où les violences ont provoqué sa mort. L'homme meurtrier déclara qu'il avait déjà éduqué un enfant de neuf mois à la propreté en utilisant ces méthodes.

Nous rencontrons chez les parents, sous une forme ou une autre, l'ensemble de l'argumentation utilisée par ailleurs par les hommes contre les femmes :

- Les enfants responsables, provoquent la violence :

Bernard C. : "je suis excessivement gentil ... et puis ... bon ... ben si tu veux ils en profitent , ils en profitent et des fois quand ils ... quand elle me tient tête parce que ... elle a un curieux caractère, elle me tient tête ... et bien ... tu vois, on sent qu'elle veut aller jusqu'au moment où ..."

-D'autres utilisent des psychologismes pour justifier leur violence : Vincent D :

Que veux tu, mon fils, il est maso (rires), il aime ça ... ça m'oblige ... à accentuer ma violence. Moi j'aime pas du tout ... ça me fait même chier".

Existe-t'il une spirale de la violence pour les enfants comme pour les femmes ? Je ne peux y répondre. Toutefois dès son apparition la violence à enfants prévaut sur les autres modes de régulation - pour l'adulte - et pour l'enfant. "Tu sais moi mon père il me donne des fessées avec le martinet, alors tes engueulades ... ça me fait rigoler" m'a dit un jour un ami de mon fils.

Nous ferons l'hypothèse qu'il existe effectivement une spirale de violence pour les enfants, c'est-à-dire accentuation de l'intensité et de la fréquence de la violence, utilisée comme mode de régulation du rapport social familial. Le départ de l'enfant devenu jeune adulte vient l'interrompre. Mais n'oublions pas qu'en France, en 1988, entre trois cent et six cent enfants meurent annuellement suite à des violences1.

Et ce sont les mêmes énoncés du mythe de la violence masculine domestique qui servent aussi à légitimer la violence contre les enfants à savoir:

- la responsabilité du/de la dominé-e, ou sa provocation.

- une distanciation des figures du mythe par l'énoncé de la non quotidienneté des coups.

- des définitions restrictives des coups ...

- Comment interpréter la violence des femmes avec les enfants ?

Je n'ai fait pour l'instant aucune différence entre les parents violents.

L'organisation du système patriarcal assigne à la femme un rôle de mère, à savoir celle qui passe le plus de temps, d'énergie à élever les enfants. L'homme domine la femme, notamment par la violence dont le statut légitime varie en fonction des époques, des aires culturelles.. De même, nous ferons l'hypothèse que la femme domine les enfants par le même système symbolique : le marquage du corps. Elle éduque, supervisée par son mari-le père, les garçons et les filles dont elle a la charge. Quels privilèges défend-elle? Celui d'avoir la paix, de ne pas être dérangée, de pouvoir continuer le travail domestique. Par délégation de pouvoir, elle défend les intérêts patriarcaux.

La violence des femmes, des mères avec les enfants est la même violence masculine domestique que celle exercée par les hommes contre les femmes.

Séparer arbitrairement les violences contre les un-e-s et les autres, les classer par ordre de gravité, d'importance correspond à une attitude de dominant. Les violences que subissent les dominants sont toujours graves et celles qu'ils font subir sont moins importantes.

Pourquoi ce silence concernant les femmes violentes avec les enfants ? Les raisons sont multiples. Nous n'en sommes encore en France, qu'au début de la période de "révélation" des formes multiples que prend l'oppression domestique. Ne pas mentionner que les femmes violentées sont aussi souvent des mères violentes, correspond à la même analyse et à la même pratique victimologique. On est victime ou non. La nuance n'intervient pas.

Ailleurs, la violence des femmes contre les enfants est invoquée pour justifier les violences contre les femmes, ou pour les culpabiliser.

Dossier n°2 "je la frappais parce qu'elle tapait les gosses".

Le silence qui entoure les femmes violentes, celles qui utilisent la violence masculine domestique pour réguler les relations avec les enfants, comme les silences concernant les femmes violentées, aboutissent à légitimer le mythe sur la violence masculine domestique qui tend à présenter ces faits comme exceptionnels, ou à en rendre responsables les victimes.

Je ne développerai pas ici, mais j'ai aussi recueilli différents témoignages de :

- Grands-parents battus, enfermés pour certains dans des caves ou des placards .

- De parents battus par leurs enfants ...

Nous aborderons de manière globale l'ensemble de ces cas qui représentent des inversions de position de sexe ou de classe d'âge dans la partie suivante.

- Quels sens ont les catégories pré-établies ?

En dehors de la référence à la victimologie, comment comprendre cette réification en catégories ? Je donnerai un exemple récent. Les dernières campagnes gouvernementales contre les abus sexuels sur les enfants ont abouti à sensibiliser l'opinion, les médias et les travailleurs-euses sociaux-ales ... sur cette question. Madame DORLHAC a présenté une loi en Juin 1989. Après débat, la loi adoptée par l'assemblée offre la possibilité pour un-e enfant ayant subi un viol d'inceste de porter plainte pendant dix années après sa majorité. L'amendement de Frédérique BREDIN instituant cette dérogation au droit pénal a été obtenu in extremis malgré l'avis de Madame DORLHAC qui présentait la loi au nom du gouvernement"1.

Pour les victimes de viol d'inceste, cette loi offre une possibilité de pouvoir enfin obtenir une réparation symbolique après le départ du domicile parental. Une affaire récente le démontre.

Dans une émission télévisée, une femme témoigne des viols d'incestes successifs exercés par son père. Sensibilisée par des collectifs militants, elle parle à visage découvert. Son père porte plainte contre elle et les responsables de l'émission pour diffamation. Il ne remet pas en cause la véracité des propos, mais estime que la prescription couvre ses actes et que sa fille n'a aucun droit pour les signifier en public. La fille est condamnée à trente francs de dommages et intérêts avec sursis et cinq mille francs au titre des dépens. Dans la première formulation de la proposition de loi, l'Etat patriarcal défend l'enfant, il ne défend pas les femmes. Les catégories enfant violenté-e, ou violé-e sont exclusives des autres, notamment de celle "femme en révolte ou en lutte". L'état défend les dominants, les pères, qui une fois l'enfant adulte, redeviennent des hommes qui ont droit à la quiétude.

Ne voyons-nous pas apparaître dans les nouvelles lois concernant les viols et les violences des recompositions du mythe, des changements d'orientation visant à reformuler les intérêts patriarcaux et viriarcaux ? Tout se passe comme si on voulait bien défendre l'enfant, ou la femme, mais sans jamais remettre en cause le système de domination masculine. Ceci peut aboutir dans les faits à protéger autant que faire se peut les hommes.

Les campagnes gouvernementales contre les abus sexuels auprès des enfants, ou contre l'enfance maltraitée sont souvent des rémanences d'idées philanthropiques du 19 ème siècle. Elles réitèrent la centralité de l'enfant, et leur minorité en droits et en paroles. Nous ne pouvons que nous féliciter que de moins en moins d'enfants soient violé-e-s ou maltraité-e-s. Cependant, seule une analyse faisant état de la fonction de la violence masculine domestique, de ses différentes formes, de sa transversalité, permet aux hommes et aux femmes concerné-e-s d'accéder à un autre niveau de conscience. Seule la compréhension de son sens anthropologique et politique peut permettre de penser son abolition. Cette conscience nécessite de dépasser les catégories de sens commun que nous propose sans cesse l'ensemble des médias, se faisant ainsi vecteurs du mythe.

L'existence des diverses catégories de sens commun pour représenter les violences pourrait peut-être s'expliquer d'une autre manière. Enfants maltraité-e-s, femmes battues, hommes violeurs, hommes violents, n'ont pas la même origine historique. Elle servent actuellement de catégories de sens pour les interventions sociales. Toutefois l'analyse catégorielle est aussi soumise à l'évolution historique des rapports sociaux de classe et de sexe.

Aux pauvres, aux misérables que les philanthropes et les hygiénistes voulaient sauver de la misère et de l'alcoolisme, certains courants socialistes ont opposé la domination de l'homme sur l'homme, l'exploitation bourgeoise. Contre l'assistance à la misère, des luttes sociales ont obtenu les congés payés, le salaire minimum garanti, des droits syndicaux. A l'atomisation des individu-e-s prônée par les idéologies judéo-chrétiennes, les utopistes et les militant-e-s ouvrier-e-s progressistes ont proposé des notions telles la solidarité entre classes sociales, les luttes et non la demande de pitié. Le mouvement mutualiste est un des exemples de la solidarité ouvrière organisée par les ouvrier-e-s eux/elles mêmes. Bref, aux formulations misérabilistes, le mouvement ouvrier a proposé des interventions sociales et des reformulations permettant de mettre à jour les pratiques et représentations des rapports sociaux de classe.

Concernant la violence, que sont les foyers pour femmes battues, les associations contre le viol d'inceste...., si ce n'est une traduction sociale des luttes féministes des vingt dernières années? N'apparaît-il pas, en dehors de l'institutionnalisation sociale des actions féministes, qu'une lutte symbolique visible s'impose de manière discursive dans l'énonciation même des catégories de sexe concernées ?

"Femme battue" ou "femme en difficulté" ; "Violence masculine domestique" ou "enfants battus" et "violences familiales" sont des catégories non mutuellement exclusives. Dans l'analyse de la dominance mâle, elles recouvrent des connotations et des éléments du mythe différent-e-s. Certaines d'entre elles comme "femmes en difficultés sociales", violences familiales, "enfant martyr" ... cachent dans leur formulation les rapports de domination entre groupes de sexe. Reprenant, et nous l'avons montré, les divers éléments du mythe, elles ne permettent pas l'accession à des prises de consciences politiques et sociales de l'origine de ces différentes formes des rapports sociaux.

 

- Autres catégories à interroger

Le cadre limité de cette étude ne me permet pas d'accroître le champ de recherche, mentionnons cependant quelques réflexions parallèles à ces catégories de penser et d'agir, de la violence masculine domestique.

Les violences au travail / le harcèlement sexué (sexuel)

En Janvier 1988, l'équipe de RIME avait discuté avec une administration publique. Celle ci, par l'intermédiaire de sa direction régionale s'interrogeait sur les violences au travail. N'y a t-il pas dans un bureau ou un atelier quelque chose qui rappelle le privé, celui des relations interpersonnelles, hétérosociales ou homosociales ? Exceptée la violence de révolte, de lutte, comment les rapports de pouvoir passent-ils à travers la violence quotidienne ? Les sphères de la production et de la reproduction ne sont pas du même registre. Capitalisme et patriarcat ne sont pas superposables quoiqu'interactifs. Comment les deux sphères s'interpénètrent-elles ? Les sociologues ont surtout pour l'instant expliqué comment dans la sphère de la reproduction (l'espace domestique) s'effectuent les rapports de production. Ils/elles ont ainsi mis en corrélation les rapports carrière <<<->>> éducation des enfants, travail domestique <<<- >>> travail salarié..., mais peu ont centré leurs études sur la reproduction dans la sphère professionnelle des rapports sociaux domestiques et la manière dont le monde du travail reproduisait le machisme patriarcal et viriarcal.

Autrement dit, nous posons que la violence masculine domestique est un rappel de la violence légitime publique. Ne pourrions-nous pas aborder la violence au travail comme une des formes de violence masculine domestique ? Ou en allant plus loin, étudier la violence légitime comme extension de la violence en privé ? En tous cas, violence masculine domestique et violence légitime sont certainement plus interactives que la linéarité de mon exposé ne peut le laisser penser.

 

La violence : différenciatrice de sexe social (de genre) dès l'enfance

La violence masculine domestique peut aussi prendre une autre fonction familiale. Elle montre aux enfants la différence entre hommes et femmes. A l'adolescence un des rites de passage du statut d'enfant à celui d'homme ou de femme se trouve être la façon dont chacun-e négocie l'arrêt des violences parentales - J'en donnerai deux exemples :

Karim: 37 ans, tunisien

"Je pense à une autre scène de violence quand j'avais 16 ans. C'était ma première expérience de l'alcool, j'étais K.O. Je ne savais pas ce que c'était. Il est rentré, on lui a dit voilà ton fils, ton fameux fils, il a bu, et il est chez toi. Et l'homme qui m'avait ramené, lui a expliqué que s'il n'avait pas été là, on m'aurait_, bref on aurait profité de moi, on aurait descendu mon pantalon et... parce que j'avais bu avec des grandes personnes vicieuses ; paraît-il, moi j'étais là presque une loque, je ne savais plus où était la droite de la gauche, il est rentré, je me souviens qu'il m'a pris, il m'a frappé contre le mur, c'est pas possible de faire ça.

Dans la soirée, j'ai repris un peu conscience, j'ai dis tu m'as frappé, il m'a dit oui et si t'es pas content je peux t'en donner plus ; alors là je l'ai attrapé par le vêtement et j'ai commencé à me battre; c'était comme deux voyous, tout en chancelant j'ai réussi à l'insulter et à lui cracher dessus, à le frapper, c'était une vraie bagarre. J'ai pris ma part quand même, mes forces étaient diminuées, mais j'étais très content, c'était la grande découverte pour moi qu'il était faible lui aussi, que je pouvais l''avoir, que je pouvais l'avoir, la grande découverte, l'extase pour moi ; je dis pas jouissance mais c'était la grande, grande, la grande découverte ; et le lendemain, le lendemain j'ai continué dans mes, dans ma béatitude ; il m'a pris le bras, m'a conduit en un endroit écarté et il a dit : tu es devenu grand maintenant, tu as osé ceci, cela, regarde, il montrait les traces sur lui, ce que tu m'as fait ; heureusement je suis plus fort que toi mais tu es fort, hein, je te donne un seul conseil : si tu veux boire, tu me le demandes, tu me le dis, comme ça on boira ensemble, d'ailleurs je vais t'apprendre tout ce que tu veux, le vin, les cartes, les femmes. Et il me dit : je peux t'initier maintenant ; il m'a dit ça. Si tu veux, si tu as besoin, je suis là..." .

Thierry U.

J'en ai vraiment marre, j'ai joué le dur, je lui ai dit, bon les coups que tu pourrais me donner, ça me fait pas mal, moi je vais t'en donner. Donc il y a eu un échange de coups très courts bien sûr, j'avais 14-15 ans, mon père avait 3 têtes et 50 kg de plus que moi, mais bon, ce jour là il s'est passé quelque chose. Sur le coup je ne me suis pas rendu compte mais maintenant, j'ai le souvenir qu'après ce moment là, je n'ai jamais plus reçu de coups violents comme avant, mais des engueulades, des réprimantes et de la discussion. Moi en fait, j'ai montré que j'avais de la gueule et une personnalité et il s'est attaché à moi. Il a suffit que je mette le holà, pour qu'on ait une relation correcte, la seule relation que mon père a maintenant avec ses enfants, c'est avec moi. Une vraie relation, entre êtres humains qui se respectent et qui essaient de se comprendre. Avec les difficultés qu'ils ont, leur vécu etc... ça tend à être égal".

D'autres garçons ont expliqué comment leur violence s'est opposée à leur mère. Ils vivaient seuls, et la mère avait une fonction paternelle évidente. L'enfant devenu homme cherche souvent à montrer à son père (ou au substitut paternel) qu'il est arrivé au stade adulte en utilisant les mêmes formes que la violence paternelle, ou que la violence masculine légitime. Pour l'enfant devenu mâle il s'agit de montrer qu'il peut utiliser la violence. Quand aux femmes, à leurs soeurs, leur attitude est différente:

Blandine P : " A 16 ans, j'ai pris une claque par mon père, je ne lui ai plus parlé jusqu'à 25 ans"

Clara T.: "J'avais 15 ans, mon père a voulu me taper,..il a levé la main.. comme si... j'ai esquivé, et je l'ai repoussé fort ".

Les résistances à la violence parentale prennent différentes formes, plus ou moins passives, ou actives. Je n'ai pas rencontré de femmes qui puissent me décrire l'utilisation de formes similaires à celles dépeintes par les hommes. Une seule a pu m'expliquer une scène où elle a voulu riposter. Elle reproduisait ce qu'elle avait vu de la part de son frère aîné. Toutefois, la réaction du père a cette fois ci été différente :

Michèle S : "Mon père il m'a donnée une claque... j'étais énervée, et puis j'avais vu Julien... je la lui ai rendu... il m'a donné un coup de poing... j'avais les marques [elle se tient la joue]. A l'école, j'ai jamais osé dire ce que c'était.."

Certaines femmes expliquent leur non-violence à cause du respect : Sylvette "Je ne me voyais pas lui foutre une claque, à cause du respect dû aux parents" d'autres qu'elles préfèrent utiliser la séduction ; "l'arme apprise aux femmes" dit Denise. Toutes font état de représentations sexuées différenciées quant à la gestion de la violence parentale. Au pire, certaines femmes expliquent avoir retourné la violence contre leur mère, et utilisé d'autres méthodes pour leur père.

Claudine V : "Elle faisait 1,50 m, alors dès que j'ai grandi elle a reçu des coups. J'arrive pas à me souvenir lesquels. Pour mon père, j'ai pas osé..."

La violence masculine domestique non seulement sert d'outil de régulation des rapports sociaux conjugaux ou familiaux, mais elle permet aux garçons élevés en hommes de se démarquer de leurs soeurs. Elle montre aux filles élevées en femmes que la violence, sa gestion domestique, créent la différence des sexes. Beaucoup de femmes n'ont d'autres solutions pour échapper à la "terreur douce" que d'aller se réfugier auprès d'un autre protecteur, un autre homme.

 

La violence banalisée

"Alors si je comprends bien tout le monde est violent ?"

Si nous acceptons l'hypothèse qu'une seule violence physique structure une relation, que l'apparition de la violence modifie "pour toujours" la relation entre co-habitant-e-s, ne risque t-on pas pensent certain-e-s, de banaliser la violence ? Ne plus faire la différence entre un enfant martyr et un enfant maltraité ? Ne plus différencier une femme battue et une femme dominée ? N'y a t'il pas des degrés dans la violence subie? Depuis plusieurs mois, nombre de travailleuses sociales poussent à une définition plus restrictive de la violence et nous incitent à limiter celle-ci aux cas "graves". Qui décide de la "gravité" d'une violence ? serait-on tenté de répondre ? Mais la question de la banalisation de la violence par "excès" de langage mérite attention.

L'interface entre l'anthropologue désireux de trouver une définition simple des violences, transversale aux aires culturelles, et les militant-e-s, les professionnel-le-s voulant adopter une définition "efficace" trouve ici un terrain de débats et de polémiques.

Quelques constats s'imposent. Dans les entretiens ceux et celles qui étaient le plus désireux de limiter la définition des violences sont couramment :

1) des personnes cumulant des situations où elles sont tour à tour personnes violentées et personnes violentes, ainsi les femmes victimes de violences par leur mari, et frappant leurs enfants.

2) des personnes qui tout en ayant conscience de la gravité du probléme, se refusent à accepter pour elles une définition générique. L'acceptation d'une définition "large" les obligerait à s'accepter comme personne violente ou violentée. Le mythe vient là jouer le rôle de brouillage leur permettant d'extérioriser leur pratiques sociales hors du champ de la violence.

Il reste qu'il n'est pas possible pour le chercheur d'accepter de limiter une définition se voulant rigoureuse sous prétexte qu'elle gêne les représentations de sens commun.

 

Les Effets du mythe :

Les éléments du mythe dont nous avons traité dans cette partie concernent la forme des violences exercées et/ou subies. Si de manières assez régulières, hommes et femmes dans notre société se déclarent prêt-e-s à abolir la violence, les énoncés du mythe réduisent la violence masculine domestique à quelques formes de la violence physique, participant ainsi au déni collectif des multiples autres formes de violences décrites et reconnues par les hommes violents. Le mythe de la violence masculine domestique délimitant les formes de violence à proscrire fonctionne avec un opérateur : le "c'est". Il est descriptif, exhaustif et démonstratif. Les énoncés reprennent le même procédé que ceux concernant les acteurs/actrices - Ils nous proposent des mots-images [les coups] et par ce fait en leur associant une fréquence [tous les jours], ils extériorisent la violence masculine domestique hors de la réalité conjugale.

Le mythe définit la norme : voici la vraie violence, celle où la femme est battue tous les jours. Il désigne les victimes qui peuvent légitimement fuir. Il relègue les autres dans le silence. La violence, c'est... les autres. Les coups quotidiens sont rares. Hommes et femmes y parviennent à la fin de la spirale lorsque la mort rode auprès du couple. Ces énoncés peuvent éviter le meurtre, mais n'aident pas les victimes à fuir. Le mythe érige l'exception en seuil minimal, il évite l'identification.

L'autre effet de ce fragment du mythe est la récupération discursive de la lutte des femmes. Beaucoup de femmes peuvent décrire une tension quotidienne, une peur permanente. En reprenant la définition restrictive de la violence masculine domestique vécue par femmes et enfants, en lui associant une fréquence, le mythe s'adapte aux luttes sociales. En ne montrant qu'un terme du binône de la violence domestique (la définition intériorisée par les dominées), le mythe semble s'intégrer à la modernité des luttes contre la violence et dire "oui , mesdames la violence c'est les coups". Ces éléments du mythe cachent l'autre partie du binône, c'est à dire les informations dont disposent les dominants : cette palette de violences disponibles dont l'objectif est d'affirmer son pouvoir et son contrôle sur l'espace domestique et sur les personnes y vivant. Le mythe sème la confusion, il semble se calquer sur le discours des femmes violentées, mais il associe dans les mêmes énoncés des items n'appartenant pas aux mêmes champs d' énonciations. En omettant la violence masculine domestique vécue par la majorité des hommes et des femmes , il contribue à la soumission à l'ordre établi, à la violence masculine. Et dans tous les cas, le mythe cache cette réalité de base de la violence masculine domestique : dominants et dominées ne définissent pas de la même manière la violence subie ou exercée.

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Anthropologie et Sociétés

Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang  Paris,
Lierre et Coudrier Éditeur, coll. Écarts, 1991, 332 p.
https://www.erudit.org/fr/revues/as/1992-v16-n3-as791/015246ar/
Daniel Welzer-Lang, sociologue, spécialiste du genre et de la question masculine, est maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail.