Les hommes violents

Des violences symétrique aux femmes violentes

EuroPROFEM - The European Men Profeminist Network europrofem.org 

Contributions by language

 

dwlvio10.htm

 

Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang

Daniel Welzer-Lang, Lierre et Coudrier éditeur, Paris, 1991 

----------------------------------------------------------------------------------

7 ème partie
Des violences symétrique aux femmes violentes
Dans les violences masculines domestiques 
les femmes sont aussi violentes que les hommes 

Lorsque des hommes et des femmes "parlent" de la violence, plusieurs séries discursives reviennent :

1- La première consiste pour les hommes et les femmes à symétriser les violences. Les femmes seraient aussi violentes que les hommes.

2- La deuxième en opposition à la première, notamment sous l'influence du courant victimologique, nous donne une représentation de la violence masculine domestique où l'homme est toujours la personne qui exerce la violence, et la femme ou l'enfant, les personnes qui la subissent.

Nous tenterons de démontrer que l'une et l'autre appartiennent au mythe de la violence masculine domestique, car ces deux énoncés représentent des réalités où il n'y a pas de place pour l'interaction conjugale, l'analyse des rapports sociaux de sexe vécus dans le couple. Ils décrivent une position du social où la violence devient le problème et non le symptôme du problème. Puis, dans un deuxième temps, nous essayerons de savoir à quelles réalités sociales, d'après leurs propres témoignages, correspondent les femmes violentes.

"Les femmes sont aussi violentes que les hommes"

Deux problématiques différentes vont concourir à présenter les violences commises par les femmes et celles des hommes comme des événements symétriques et/ou de même importance.

 

Les violences commises par les femmes

La violence familiale, le "syndrome du mari battu" : Steinmetz

Dominique DEMERS dans un article publié au Québec en I988, à la lumière des travaux de STRAUSS, GELLES et STEINMETZ du Mental Health Institute explique que "les femmes sont aussi violentes que les hommes" ; cette affirmation s'appuyerait sur des analyses scientifiques. Avant d'expliciter la nature victimologique et arithmétique de la sociologie s'intéressant en Amérique du Nord à la violence familiale, il est nécessaire de s'arrêter quelques instants sur "le syndrome du mari battu". C'est ainsi que Suzanne STEINMETZ qualifie en 1978 les hommes se plaignant des violences de leur compagne.

En 1978, aux Etats Unis, quand on commence à écrire que les femmes battues sont le crime le plus sous-estimé ; Suzanne Steinmetz appartenant à l'équipe de sociologues dirigée par Strauss explique que "le crime le plus sous-estimé n'est pas la femme battue, mais le mari battu". Dès 1977, elle proclame que 250 OOO maris américains seraient battus par leur femme chaque année. DALEY PAGELOW explique comment Steinmetz à partir d'une enquête de victimisation, c'est-à-dire un sondage où l'on demande aux personnes si elles ont ou pas été victimes de violences, avec tous les biais possibles liés à ce type d'enquête notamment ceux liés aux rapports de sexe, aurait déterminé que 250 mille hommes étaient battus en 1977 aux USA. En interrogeant 57 (cinquante sept) couples avec deux enfants, elle obtient 4 hommes autoproclamés victimes de violences, ce qui rapporté à 100 000 couples et multiplié par 47 millions de familles américaines, aboutit à 250 000 hommes battus. Un ensemble de publications scientifiques font état de ses travaux.

La presse non spécialisée s'empare alors de ces chiffres et du Time Magazine au Chicago Daily News, titre "le mari plus battu que l'épouse". Les chiffres vont allègrement se transformer pour aboutir, de l'autre côté des Etats-Unis (le Miami Herald), à 12 millions de maris battus.

Autrement dit, on ne peut scientifiquement s'appuyer sur les travaux de Suzanne Steinmetz pour affirmer un quelconque pourcentage de maris battus, mais on peut remarquer que la presse est friande de preuves apportées sous des couverts scientifiques pour montrer une pseudo symétrie entre hommes et femmes battu-e-s. Quitte lorsque les chiffres n'existent pas ... à les inventer.

Compter les violences

Mais nous ne pouvons réduire un courant sociologique à un-e chercheur-e, ni à un article. Pour Gelles et Strauss, la violence est à proscrire, quelqu'en soit l'auteur-e : homme, femme, frère, soeur... Les chercheur-e-s ont donc essayé de décrire, et d'analyser l'ensemble des violences commises dans la famille pour s'apercevoir que les violences sont multiformes et ne peuvent se résumer aux coups infligés par le mari sur la femme. Les détracteurs/trices reprochent à ces analyses leurs abstractions, leurs généralisations et la neutralité de leurs points de vue, le fait qu'il n'ait pas été tenu compte des conséquences différentes des violences exercées. On ne peut, diront-ils/elles, analyser de la même manière une violence commise par un enfant, une femme et un homme. Ils en critiquent la méthodologie, notamment la tendance masculine à minimiser les violences commises. En somme, on reproche à ce courant sociologique une analyse arithmétique, et une extension de l'analyse victimologique à l'ensemble des membres de la famille.

BREINES, GORDON ou DANKWORT ont raison d'affirmer la sous-estimation discursive par les hommes des violences commises, les effets différents pour l'homme et la femme des violences de l'un-e et l'autre. Au début du centre d'accueil, nous affirmions à Lyon:

"peut-être qu'il y a des femmes violentes, mais si nous regardons les personnes demandant de l'aide dans les services hospitaliers d'urgence, nous y voyons un large déficit de femmes au profit des hommes. Ce sont majoritairement des femmes qui viennent consulter pour des effets de la violence masculine domestique : nez cassé, membres fracturés, plaies ouvertes..."

Ces analyses ne sont pas fausses, mais de GELLES et STRAUSS à DANKWORT, elles restent dans la même logique formelle : prendre le discours, la représentation comme une pratique. Faut-il intégrer dans cette logique mathématique le bilan des violences : les blessures, les meurtres et étendre le bilan de la violence masculine domestique à ses conséquences ? Certainement, mais à aucun moment on n'interroge les représentations différenciées de la violence. Les rapports de domination ne sont pas uniquement un cadre d'analyse permettant d'expliquer qu'un coup donné par un homme et un coup donné par une femme ne sont pas les mêmes : certaines violences féminines sont des réactions d'autodéfense voire de survie. Ce que reconnaissent d'ailleurs les sociologues de la violence familiale. Toute analyse doit faire valoir la double définition des violences, le binôme de la violence domestique : hommes et femmes ne parlent pas la même langue quant aux violences qu'ils/elles commettent ou qu'ils/elles subissent. Ni la centration sur la personne qui reçoit ou dit recevoir des violences, ni l'analyse arithmétique, ne permettent de rendre compte des violences familiales. Je vais en donner plusieurs exemples.

Les violences familiales en paroles

Thierry U. : "J'avais déjà ressenti ça avec mon petit frère aussi. Il m'est arrivé d'être violent, méchant à faire mal... je lui ai cassé un petit doigt en le frappant. Un jour, je l'ai tellement frappé que je lui ai cassé le nez..."

La famille n'est pas ce havre de paix et de sécurité dont nous parle une partie de la littérature romanesque. Nous avons pu expliquer comment les hommes violents décrivent les violences commises contre les femmes et les enfants. Ici nous avons voulu entendre ces femmes et ces enfants. Les coups fusent de toute part : entre frères, entre frères et soeurs, de la mère à la fille ou au fils... La famille est bien un lieu d'apprentissage de la violence. Dans les descriptions des un-e-s et des autres, les catégories masculines et féminines ne suffisent pas pour expliquer qui frappe qui.

Le/la plus fort-e, ou celui/celle qui pense être le/la plus fort-e, impose sa loi à celui/celle qui est, ou pense être, le/la plus faible. L'analyse discursive fait ainsi apparaître des séries, nous montrant les constructions culturelles de la hiérarchisation des pouvoirs dont la violence est le mode d'expression. Les discriminants sont multiples et interactifs : l'âge, le sexe social, le degré dans la fratrie, la place dans la lignée. Chaque fois, la personne légitimement la plus forte [le/la cadet-te, l'aîné-e , le grand frère ou la grande soeur) peut expliquer la violence qu'elle fait subir et la personne la moins forte explique -elle- les coups reçus. La violence familiale a un sens, elle respecte les valeurs sociétales des pouvoirs et de la domination.

Que les coups du père (du mari) soient identifiés ou pas, tous-toutes, à quelques exceptions près dont nous parlerons plus loin, ont pu nous décrire le pouvoir du père. Tout concourt dans la famille à reproduire le schéma de la violence masculine domestique : le/la plus fort/e peut utiliser la violence, et notamment la violence physique, pour asseoir son autorité et réguler ainsi les tensions avec ses proches. Le schéma s'applique aussi entre frères et soeurs. Mais l'explication arithmétique est insuffisante pour traduire les différents systèmes de domination présents dans les interactions familiales. Le patriarcat est le pouvoir du père, mais ce pouvoir est redistribué en fonction des sexes, des rangs de naissance... aux autres membres de la famille.

Le "mon père frappait ma mère qui battait les enfants. Moi le dernier, j'en prenais pour tout le monde" de Jean Paul F., traduit quoiqu'imparfaitement cette chaîne de pouvoir dont la violence est le symptôme. D'autres phénomènes participent aussi de la pseudo-symétrisation des violences domestiques.

 

Des violences égales et symétriques ?
l'utilisation du "on" dans les témoignages

Présent dans les discours premiers, c'est-à-dire lors de la première entrevue avec le chercheur, le "on" est pourtant d'emploi plus féminin que masculin. Rapidement des hommes peuvent expliquer "je l'ai frappée" quand des femmes restent dans des formulations imprécises. J'ai systématiquement interrogé ce "on" ou ces représentations sur les violences féminines.

- Martine V. : "tu vois après, on s'est battu..."

- I : ""on", c'est-à-dire ? Qui a levé la main ? Tu l'as frappé ?"

- Martine V. : "Non, c'est lui qui a eu le geste, mais je l'ai sollicité... tout à fait... par la parole, j'attendais sa réaction."

- Suzanne P. : "Oui, alors... donc, ça nous est arrivé de nous battre. Mais généralement... [_] c'était je prends des coups, mais je les rends, quoi."

- I : "Et tu les rendais avec la même violence, la même force ?"

- Suzanne P. : "Bien, ... non... non je crois pas, enfin je n'en sais trop rien... enfin je pense que quand même, moi j'ai toujours eu le sentiment quand même que je contrôlais cette espèce de violence, quoi, et puis que... à ce moment là [_] je pense qu'à ce moment là je me disais, de toutes manières je suis une nana, et, je ferais pas le poids, quoi. Tu vois cette espèce de... c'est marrant... cette espèce de sensation, quand je tapais, j'avais vraiment l'impression que j'allais vraiment trop loin, et que... je pouvais me faire vraiment me faire démolir, quoi. Et... ouais, comme si c'était un peu un acte suicidaire, comme si j'allais en prendre encore plus plein la gueule, quoi."

- I : "Donc il était plus fort que toi ?"

- Suzanne P. : "Et bien... ça, j'en sais rien, en fait, s'il était plus fort que moi, mais je pense que moi j'avais cette image là, que de toute manière, c'était un homme, et que de toute manière, il allait être plus fort que moi. réellement, j'en sais rien, quoi."

Le "on", la pseudo symétrisation de la violence, traduit naturellement le brouillage introduit par le mythe dans la perception de la domination. Mais de plus, le "on" décrit un mouvement, une interaction. Ce que veulent souvent nous dire femmes et hommes, c'est la manière dont la violence "se joue à deux". Confondant agression/défense ; action/réaction, le "on" se veut médiateur de la position de l'un-e et de l'autre, il se veut distanciation.

Les violences des femmes expliquées par des femmes

- Esther P. : "J'le prenais à bras le corps, j'le secouais, je le ... et j'finissais par... par me taper la tête contre les murs parce qu'il n'y avait que ça qui le faisait réagir vraiment. Il m'a quand même mordu deux fois."

- Denise F., qui par ailleurs nous a raconté les multiples violences qu'elle a subi : "on s'est mis à discuter, et j'en pouvais plus... et je lui ai... et je l'ai frappé."

- I : "Et lui, il a réagi comment ?"

- Denise F: "Ben, il m'a dit : ça m'a fait du bien. Mais ça a pas du tout été vécu... comme une chose traumatisante."

- Maria N. : "Je cassais un objet quand l'autre était pas là... mais c'était bien lui que je voulais démolir".

Dans le couple où la femme est violentée, elles parlent de leurs révoltes et de leur colère. Les violences en intensité, en fréquence ne sont pas symétriques. Beaucoup intègrent dans le bilan des violences reçues et/ou données, celles exercées par elles, contre des objets ou contre elles-mêmes. Elles voudraient lui faire mal, résister, mais les représentations sociales de la force, du pouvoir s'opposent dans les faits à l'exercice de leur violence. La "part pensée" des rapports sociaux limite leurs gestes.

Pour les femmes, symétriser le discours permet de s'extraire du mythe de la pauvre victime innocente. Le discours réévalue leur place sociale, évite une négation de soi. Symétriser la violence dans le discours redonne aux femmes une illusion de pouvoir face à des énoncés du mythe, binaires en noir et blanc, où l'interaction n'a pas de place. Le sentiment d'avoir frappé lorsqu'il est exprimé par une femme correspond souvent à l'impression d'avoir été "responsable de quelque chose qui l'a poussé à la violence". On retrouve ici l'énoncé déjà expliqué sur la femme provocatrice : la culpabilité d'oser exprimer une intention, un désir ou de vouloir s'opposer au pouvoir de l'homme.

Le déni collectif de la violence masculine domestique va alors privilégier le discours où la femme s'accuse de violence pour "oublier" l'autre. Isoler les propos d'un-e seul-e des acteurs/trices de la scène ne permet pas de remettre dans son contexte la dynamique en oeuvre dans la violence masculine domestique.

La violence des femmes vue du côté des hommes:

A côté de ceux qui accusent les femmes de provoquer la violence ou d'être plus violentes qu'eux (voir plus loin) certains hommes ont voulu symétriser les violences.

- Denis E. : "Moi je commençais par rapport à un silence et ça devenait réciproque".

- I. : "C'est jamais elle qui commençait un rapport de violence ?"

- Denis E. : C'est vrai que non... En y pensant, t'as raison_, l'initiative des coups, c'est toujours moi qui l'avait [rires], c'est fou comme on peut se faire du cinéma [rires]."

Dans tous les cas que nous venons d'exposer, la femme cède devant la violence de l'homme. Elle peut manifester par des gestes contre l'autre, contre soi-même ou contre les objets, sa résistance, sa révolte ou sa colère.

Mais l'analyse est obligée de contextualiser le couple où s'exercent les différentes violences, resituer l'interaction conjugale. A côté de "l'échange" ou de l'imposition des coups, la scénographie familiale montre au chercheur l'ensemble des autres violences traduisant ce que nous proposons d'appeler un couple bi-catégorisé à dominance mâle.

L'asexuation de la violence masculine domestique par l'utilisation du "on", du "nous", des métaphores sociologiques cachées derrière la "scène de ménage", masque les rapports de domination. Par un effet cumulatif, le discours empêche les personnes violentes d'accéder à la conscience de leur domination.

La bicatégorisation des couples : 
symétrie de la bicatégorisation ou de la violence

un modèle théorique

On définira la bicatégorisation comme l'existence conjointe dans un couple où une famille d'un pôle masculin et d'un pôle féminin. La bicatégorisation est dans le couple la marque de la division sexuée du travail. A la figure de la femme gardienne de l'intimité, se préoccupant de l'entretien des personnes et des biens domestiques, répond celle de l'homme pourvoyeur des ressources par son travail salarié, l'homme absent (ou exclu) de l'espace domestique, affirmant son pouvoir, et son appropriation de toutes les métastases du foyer : voiture, café, atelier... A chacun-e est attribué-e une partie du territoire conjugal.

Les dossiers d'instruction, contrairement à ce que je pouvais imaginer ne montrent pas toujours une femme faible, soumise à un ordre patriarcal ou viriarcal dont elle serait "l'esclave". La majorité des dossiers d'instruction expliquent une répartition des pouvoirs aboutissant à un non dialogue verbal. Il n'y a plus rien à dire, car toutes les cartes de rôles sont distribuées en fonction du sexe social (du genre). Hors-la-parole, il ne reste plus qu'à trouver un langage liant les territoires de l'un-e et de l'autre. Un langage respectant l'ordre symbolique imposé à l'un-e et l'autre : la violence, et par suite ici -la mort-, phase ultime de non-langage, le bout de la spirale.

En dehors de la vision binaire de la belle et de la brute, du monstre et de sa victime, de l'homme mâle et de la femme féminine, comment analyser le vécu conjugal ? Comment traduire dans les sciences sociales cette bicatégorisation et son acceptation ?

L'appréciation de l'injuste, de l'intolérable :

On aimerait pouvoir simplifier (rendre simple) les explications de la violence, mais la compréhension des frontières entre tolérable et intolérable, normal et anormal, juste et injuste, m'oblige à quelques écarts malgré mon désir d'être entendu par un plus grand nombre de personnes. Ceux et celles, qui pour une raison quelconque sont rebutées par le langage sociologique "hard" peuvent aller directement au paragraphe suivant.

Excepté au moment du départ de leur compagne, de la rupture, les hommes et les femmes ont tout au long de cette recherche manifesté un sentiment d'appartenir à des couples normaux, de vivre une situation ordinaire, banale. La question est alors la suivante : comment et pourquoi accepter la domination masculine, la violence sub-conséquente, comme normale ? Il y a le mythe, la symbolique, mais expliquer la normalité suppose de mettre en perspective l'ensemble des sentiments décrits par tous et toutes, les privilèges masculins et les bénéfices secondaires féminins , les constructions sociales du masculin et du féminin. Bref, décrire la transaction conjugale de manière dynamique. Comprendre comment elle peut appartenir pour des millions de personnes au normal, à l'équité sociale.

J'ai trouvé dans les travaux de Kellerhals sur la construction des normes de justice dans les groupes des éléments qui je l'espère, viendront, à l'aide d'outils empruntés en partie à la sociologie de la famille, enrichir ma démonstration.

Des modifications structurelles majeures ont affecté la famille ces dernières années, posant avec une virulence nouvelle la question de l'équité dans les échanges. Des mobilités sociales différentes, la transformation de l'homogamie initiale, la (re)émergence des femmes sur le marché du travail, les familles recomposées, les généalogies biologiques, les parentés juridiques et les solidarités quotidiennes qui ne se correspondent plus_ ont imposé aux sociologues de mettre en place de nouveaux outils pour expliquer le social.

Nombreux/se sont ceux/celles qui situent la problématique de l'échange dans un cadre interactionniste ou dans une problématique de la régulation. Le sociocentrisme de certains travaux a permis d'oublier, disent les auteurs, que l'exigence de justice ne se situe pas uniquement dans une attitude localiste, une attitude instrumentale face à tel ou tel échange, mais dans beaucoup de cas dans l'ensemble des échanges entre une personne et son environnement. Il faut que le chercheur adopte une "sensibilité globaliste", disent-ils. On voit ici comment des pans entiers de la sociologie, sous couvert du courant interactionniste, participent à cette anthropologie visant à restituer la personne dans son éco-système.

Et les auteurs reprennent les travaux anthropologiques pour montrer ainsi que le contre-don peut être différé à une génération suivante, indirecte. Qu'il peut s'inclure dans une somme d'échanges réciproques où une ressource circule de A vers B, de B vers C et où finalement Z honore la créance initiale. Mais ils constatent que l'évolution en termes de mobilité géographique et sociale, l'évolution séquentielle du mode de vie, la perte d'impact des groupes primaires, tendent à centrer l'attention des acteurs et des chercheurs sur le court terme et l'interaction en cours. On ne peut, disent-ils, limiter l'analyse de l'échange et de la régulation à cela.

Puis ils passent en revue un certain nombre de travaux qui, à partir d'expériences diverses, essayent de comprendre la formation du sentiment d'équité, ce qui renvoie aux perceptions du normal, de l'a-normal. Pour LEVENTHAL et BERGMAN, au-delà d'un certain seuil d'injustice, la personne ne cherche plus tant à rétablir l'équité qu'à stigmatiser le responsable de la situation. UTNE et KIDD , GARRETH et LIBBY montrent que quand un acteur est victime d'injustice, il cherche à se renseigner sur les causes de cette injustice. Si les acteurs attribuent l'injustice à une cause extérieure, ils en prennent acte et modèrent leurs réactions. Les recherches de MORGAN et SAWYER démontrent que l'amitié, la proximité tendent à faire accepter l'inégalité. D'autres, tel HAMILTON et RYTINA , établissent comment le symbolique, ou le rituel [KAYSER et LAMM ] interfèrent dans les différentes manières, d'établir la sommation des échanges. DE CARUTEL et SCHOPLER expliquent que dans un échange donné, plusieurs définitions du juste rendent les réactions plus proportionnelles et moins symétriques que ne le prétendent des théories linéaires.

Critiquant les travaux de laboratoire, UTNE et KIDD établissent comment trois variables jouent un rôle décisif dans l'appréciation de l'injustice :

a) la localisation de la cause (chez l'un des partenaires de l'échange ou dans l'environnement)

b) l'intentionnalité attribuée à la conduite de l'acteur (l'injustice est-elle volontaire ou pas ?)

c) la stabilité des causes, s'agit-il d'un phénomène occasionnel ou durable ?

Ces trois variables déterminent l'attribution comme catégorie médiatrice entre l'injustice avérée et la réaction. Pour COOK et YAMAGISHI, toutes les contributions n'appartiennent pas à la même catégorie. Ils en repèrent trois par lesquels les acteurs/trices différencient les apports de chacun-e.

a) Les caractéristiques du statut : attributs de la personne ou du groupe, sexe, âge, nationalité, qui contribuent à l'évaluation des mérites (l'exemple donné est le salaire mensuel masculin ou féminin).

b) Les investissements, aptitudes ou qualifications indirectement liées à l'échange en cours : les diplômes, les niveaux de formation.

c) Les prestations directes, les facteurs de production directe : le temps passé à la tâche, l'effort consenti, les performances horaires.

De plus, l'appréciation de l'injuste, de l'intolérable (forme extrême d'inéquité) prend en compte dans l'appréciation, la combinaison des contributions des facteurs locaux , c'est-à-dire la situation propre à chaque acteur. MESSE et WATT montrent que la comparaison sociale joue un rôle important dans le jugement de justice, donc du normal et de l'anormal.

Contre l'économisme de certaines théories de l'échange, d'autres tels BERGER et al , élaborent la théorie du statut : le jugement de justice porte sur la correspondance entre l'acteur et ses rétributions, plutôt qu'entre l'acte et la sanction. Chaque échangiste est doté de caractéristiques statutaires (jeune/vieux, noir/blanc, homme/femme) auxquels sont associés des images. A chaque statut, il y a attente de performances, de rôles, notamment dans les positions de sexe et de classe. A chaque statut, une valorisation de certains objectifs, certaines rétributions plutôt que d'autres. L'état de justice est alors défini comme l'attribution de rétributions adéquates (en terme de statuts), à une performance jugée elle-même adéquate. L'idée de proportionnalité est remplacée ici par celle de correspondance entre les rôles et les qualifications. Enfin MIROWSKY , ayant étudié les salaires de l'homme et de la femme, explique que seuls les salaires de l'homme influencent "le point d'équité". Plus il sont élevés, plus leur pouvoir semble légitime aux deux acteurs. C'est-à-dire qu'une conception traditionnelle des rôles familiaux influence la perception des points d'équité, de la justice, et donc du normal.

J'arrêterai là cette énumération. Cependant l'ensemble de ces travaux, réalisé dans des conditions expérimentales différentes, contribue à nous fournir des éléments pour comprendre le normal, l'équité dirait KELLERHALS, dans un couple bicatégorisé à dominance mâle. Nous pouvons percevoir comment le mythe moderne de la violence masculine domestique interfère directement dans cette transaction conjugale, aboutissant à faire accepter aux dominées leur situation inégale.

J'ai depuis quelques années abandonné le concept de rôle, concept ambigu pouvant offrir des illusions naturalistes quant à la partition du social en deux genres. De même, anthropologue, je ne peux réduire la transaction conjugale, l'échange ou la régulation, à une pure économie momentanée des sentiments. La parenté et son système éducationnel font structure, et nous devons interroger les nouvelles formes de conjugalité comme autant de dispositions, et de transformations de l'atome de parenté produit par l'hyper complexification de nos société modernes.

Cependant, j'ai été étonné du parallèle entre ce catalogue d'explications partielles, traitant de l'acceptation et de l'inéquité, et les situations conjugales dans lesquelles les hommes et les femmes me décrivaient la violence masculine domestique.

J'utiliserai mes propres outils conceptuels pour expliquer le mythe, la transaction conjugale et la soumission féminine à l'ordre patriarcal et viriarcal à la lumière des travaux des sociologues de l'équité.

Les termes de l'échange, de la transaction conjugale
dans un couple bicatégorisé

L'homme apporte

La femme apporte

- L'homme pourvoyeur principal apporte une sécurité économique et culturelle

- La femme produit et entretient les sentiments (son salaire, quand il existe, sert d'appoint);

-dirige les échanges avec l'extérieur

-travail domestique (nourriture, linge, propreté et rangement)

-défenseur, protecteur du foyer

-élevage (éducation) des enfants, soins aux malades

-service sexuel

-activités dites masculines : bricolage, jardinage, chasse

-la femme organise l'intérieur

Quoique l'ensemble des couples étudiés respectent à un degré ou à un autre les stéréotypes sexués, chacun manifeste des variations dans l'adhésion et la mise en place des différentes fonctions masculines et féminines. Dans chaque couple nous assistons à une combinatoire particulière de l'ensemble de ces éléments. La domination, la soumission, l'échange conjugal suivent des continuums à gradations diverses. Maintenant, si nous comparons les éléments du mythe de la violence masculine domestique et les différents travaux des sociologues de l'équité, que remarquons-nous ?

- La fuite de la femme, la rupture, peuvent se lire en reprenant les travaux de LEVENTHAL et BERGMAN (1969) comme l'atteinte d'un seuil d'injustice. Le "palier de l'intolérable" que nous avons vu serait en lui-même ce seuil d'injustice au-delà duquel la victime ne cherche plus à rétablir l'équité et la vie conjugale, mais au contraire stigmatise le responsable de la situation.

L'ambivalence, qui se traduit par des allers-retours fréquents entre foyers et domicile, nous montre que l'on ne peut réduire l'analyse de la transaction conjugale au seul franchissement de ce seuil. L'éducation, les valeurs telle l'amour, les schémas éducationnels ou les habitudes de vie interfèrent aussi. En somme, si la fuite correspond au franchissement du point d'injustice, l'atteinte de ce point ne suffit pas à maintenir de manière durable l'attitude de la personne.

La mémoire conjugale contribue à la reproduction des rapports sociaux, limite dans la conscience l'inacceptabilité de la dominance mâle. Cette mémoire associe les statuts sociaux, les stéréotypes de position de sexe; elle justifie sous des explications naturalistes ou biologisantes la naturalité de la dominance et de la violence masculine domestique.

- Les travaux de UTNE et KIDD qui montrent comment une personne victime d'injustice va apprécier sa situation, sont on ne peut peu plus intéressants. Et nous reprendrons leurs trois variables :

- la localisation de la cause (où se situe l'injustice ? Pensons aux différences de perceptions entre injustices familales et injustices au travail),

- l'intentionalité attribuée à la conduite de l'autre (l'a-t-il fait exprès ?)

- et la stabilité des causes (une injustice régulière devient invisible et dans l'ordre des choses).

Le mythe de la violence masculine domestique extériorise les causes de la violence hors de la transaction conjugale, ou même des acteurs/actrices eux/elles-mêmes. Il délocalise la cause par l'utilisation d'explications plus ou moins psychologisantes (colère, perte de contrôle) ou caricaturales (le monstre, la victime innocente).

L'intentionnalité, nous l'avons vu, est centrale, tant pour reconnaître la violence des dominants que pour les victimes qui ne définissent pas comme violence tout acte où elles ne sont pas persuadées que l'autre agit "pour leur faire mal".

Quand le premier coup est accepté, que la violence perdure et se stabilise dans l'ascension de la spirale de la violence, la victime identifie de manière croissante sa situation. Elle ne peut qu'accroître progressivement son désir de fuite jusqu'à la rupture. Toutefois, l'habitude liée à la situation conjugale, la dépendance à l'homme et ses bébéfices secondaires, viennent se substituer aux explications que donne le mythe (colère, perte de contrôle) et l'empêchent de partir.

Les théories du statut, des attributs différentiés en fonction de l'appartenance du genre (masculin/féminin, jeune/vieux...), des attentes différentes afférentes aux catégories de pensées et d'agir... ne sont pas une nouveauté en anthropologie. Nous avons, par rapport à la violence, montré comment les réactions de l'un-e et l'autre sont influencées par ces catégories se présentant dans l'interaction conjugale comme des divisions hiérarchiques naturelles de l'espèce humaine. La symbolique, ou les rituels sont de manière permanente les rappels des différents rapports entre ces catégories sociales.

Le normal d'un couple n'est pas, à l'époque actuelle, que chacun-e fasse comme l'autre. La spécialisation des espaces, des gestes, des sentiments est précisément la base de la bicatégorisation. L'androgynie ou la gynoandrie sociale, c'est-à-dire la suppression de la sexuation sociale des activités de l'un-e et l'autre, sont dans la majeure partie des familles vécues comme une perte, un abandon de particularités soi-disant liées à la division sexuelle. Le spectre de l'indifférenciation sexuelle n'est pas loin.

Les parallèles entre les transactions conjugales, le mythe sur la violence masculine domestique et les travaux des sociologues de l'équité aident à comprendre comment le mythe, pour agir, utilise dans sa perpétuelle recomposition les mécanismes de la pensée. Il tend à asexuer la violence masculine domestique, à la banaliser et à la légitimiser sous couvert d'arguments entrant dans la logique des rapports de domination en cours dans la transaction conjugale.

La violence masculine domestique paraît "normale", les couples bi-catégorisés "ordinaires", car les mythes et les stéréotypes associés aux positions de sexe utilisent nos mémoires corporelles, sociales, en leur fournissant un discours "moderne" s'adaptant pas à pas à l'évolution des rapports sociaux de sexe et des luttes y afférant. Le mythe symétrise l'inégalité, il représente, organise et légitime les rapports sociaux inégalitaires.

La bicatégorisation en actes et paroles

Cette bicatégorisation et ses variations vont être récurrentes dans l'ensemble des entretiens, en prenant comme supports le travail domestique, les sentiments, l'amour_

-Le travail domestique

La bicatégorisation, la fixation sur des positions de sexe inégalitaires régulée par la violence ne doit pas seulement être analysée de manière simpliste, sous peine de recréer des caricatures. A l'époque de l'évolution des relations hommes/femmes, de la recomposition du viriarcat, il faut affiner l'analyse de la domination.

Du tyran autocrate à l'homme efféminé, "papa poule" et partisan de la libération domestique des femmes, nous allons trouver l'ensemble des figures masculines :

-Dans le dossier n° 10, "elle, n'entretenait plus son ménage, j'étais obligé de subvenir moi-même aux servitudes domestiques, tel que lavage et repassage", devient un argument pour légitimer le meurtre.

- Danièle E. en évoquant un intellectuel dit progressiste : "Elle était allongée dans le lit, il lui a jeté au visage un livre, ce qui l'a blessée -son nez a quasiment explosé, en hurlant, parce qu'elle lui faisait pas à bouffer."

Toutefois, certains "aident", ou disent aider. Dans la plupart des couples rencontrés, la femme fait le principal et l'homme aide... un peu, beaucoup ou pas du tout. L'évolution du travail domestique est parallèle à la transformation des spécificités masculines et féminines de ces tâches :

- Pierre T. : "Moi, j'ai horreur de faire le ménage, donc très souvent c'était Françoise qui faisait ce qu'on appelait vraiment le ménage : balayer, l'aspirateur et tout_. Sinon, le reste_, moi, j'aime bien faire la bouffe, donc je faisais la bouffe aussi souvent qu'elle faisait la vaisselle, les tâches domestiques_, c'était complètement partagé. Il n'y avait qu'un truc, ben... c'est... passer l'aspirateur, faire le lit."

- Pour Denis E., qui a vu son père et son grand-père toujours largement participer au travail domestique, l'investissement dans cette sphère ne pose aucun problème. Il a fait la grande majorité des tâches ménagères pendant plusieurs années. "Elle était pas très participative dans les tâches ménagères" dit-il à propos de sa compagne.

Si le travail domestique appartient de plein droit à la bicatégorisation des couples, sans être une explication suffisante pour expliquer la violence conjugale, l'espace domestique apparaît comme un lieu de négociation. Sa spécialisation, les territoires de l'un-e et l'autre seront autant de signes de la bicatégorisation, de l'interdépendance créée par la partition des genres. Toutefois, il est difficile d'aborder l'espace domestique et sa bicatégorisation, sans y intégrer la gestion différenciée des sentiments, des attitudes, des impressions. Dans les couples où se vit la violence, non seulement le travail domestique est un espace-temps, mais plus encore il est un espace émotif où les sentiments, les peurs doivent être intégrés à son analyse .

 

- La sécurité et la gestion des sentiments

- Béatrice V. : "L'autorité d'un mec... j'en ai besoin, ça me rassure."

La sécurité affective, culturelle, économique est un terme de l'échange conjugal. La recherche de la sécurité, de l'homme protecteur, présentes dans le discours des femmes et des hommes dans l'enquête, renvoie aux figures de l'homme guerrier et de la femme mère. Les implications de ce binôme alimentent et entretiennent la relation de dépendance, au plan collectif et individuel. Ainsi des hommes, et ils sont nombreux, nous le verrons ci-après, décrivent la manipulation sentimentale, émotionnelle de leur compagne comme une réciprocité à la violence. Si lui a la force, elle contrôle les sentiments.

Ce que décrivent hommes et femmes quand ils/elles parlent de l'espace domestique, des sentiments, des attitudes, ce n'est pas une égalité, bien au contraire; hors même la violence, le propre de la bicatégorisation est d'organiser l'ensemble de l'espace domestique sous le contrôle et le pouvoir masculin. Il n'est pas question ici à l'étude des dossiers, de représentations masculines et féminines ou de situations symétriques, égales. Par contre, nous assistons à une symétrisation de la bicatégorisation.

A un homme très autoritaire, autocrate, ne faisant rien des tâches domestiques, correspond une femme soumise à l'ensemble des stéréotypes de positions de sexe, une femme active, souvent ne travaillant pas -ou peu- à l'extérieur. A un homme aidant "sa" femme surtout quand elle est indisponible, correspond une femme qui souvent travaille, participe de son salaire aux dépenses conjugales... et à l'homme papa poule, nouveau mari, se joint une femme souvent ancienne féministe et revendicatrice. Tout en acceptant le pouvoir masculin, et ses bénéfices secondaires, certaines femmes par des revendications et des luttes font modifier les attitudes de leur compagnon. Et inversement l'homme par sa sécurité et sa violence impose des normes de comportement domestique. Nous assistons dans les couples bicatégorisés, hors des périodes de rupture, à un équilibre des pouvoirs mis en scène par la transaction conjugale.

On est loin du quasi-esclavage que veut nous dépeindre le mythe de la violence masculine domestique. La bicatégorisation évolue dans les couples étudiés au rythme de la transformation sociétale des rapports sociaux de sexe. Loin d'être des îlots hors du social, les couples où se vit la violence sont les miroirs de l'évolution de la domination masculine.

- La mégère : une figure obstacle

A l'écoute de certains témoignages, la figure de la mégère, semble être un obstacle à la compréhension de la violence masculine domestique. Il semble que les femmes qui dénigrent "la mégère", font porter une culpabilité sur la femme des effets de la domination masculine. Car la mégère est la parfaite illustration de la manière dont une femme reléguée dans l'espace domestique peut les années aidant, perdre ses illusions sur l'amour, la vie de couple, et subissant l'ensemble des violences de l'homme, devenir aigrie et acerbe. Dans une guerre conjugale, elle utilise l'ensemble des armes laissées aux femmes (sentiments, manières de faire le travail domestique, douceur...) pour montrer son courroux. De là à faire porter sur la mégère la responsabilité de la violence de l'homme, il y a un pas vite franchi.

- Gradation de la violence et de la riposte

La gradation de la violence et des ripostes féminines à la violence masculine s'intègre aux niveaux de la bicatégorisation. Jeanne, accueillante de femmes battues avoue leur demander: "si elles se sont battues, ou si elles ont été battues".La femme vient se faire héberger et demande de l'aide à cause des violences maritales. Elle en a souvent les marques ou les blessures. La question n'est donc pas de savoir si elle a aussi frappé son conjoint. Jeanne mesure la représentation de la symétrie. Le "nous", "on s'est battu" traduit une représentation sociale de la bicatégorisation du couple, et non de la violence.

Nous l'avons vu, le "nous", c'est bien souvent le "il a frappé et "j'ai" tapé "ma" tête contre les murs. Par contre, le "nous", le "on" est présent dans les couples où la femme peut être soumise, mais non servile. Elle a aussi comme toute personne humaine, même dominée par un système social, des espaces de liberté, qu'elle négocie avec son compagnon dans l'espace domestique.

La mégère reste au domicile, souvent elle attend la mort du conjoint comme ultime libération, elle se réfugie dans l'attente et le silence là où d'autres fuient. La gradation de la violence et de ses ripostes mentales ou physiques est en liaison avec le rapport social qui les structure. Celui-ci intègre les mémoires lignagères et corporelles. Ainsi, peut-être, pourrions nous expliquer les variations individuelles observées dans les couples étudiés où pourtant les structures de la bicatégorisation sont similaires.

 

- La sexualité intégrée à la transaction conjugale

Au fur et à mesure de l'avancée de ma réflexion théorique, notamment sur la corrélation entre bicatégorisation et violence, des mots discordants sont venus brouiller ma compréhension du phénomène. Des hommes et des femmes m'expliquèrent des scènes de violence, alors qu'ils appartenaient à des couples peu bicatégorisés. Ainsi René T. et sa compagne travaillent tous les deux, disposant chacun-e d'une voiture; l'homme participe plus que d'autres aux travaux domestiques... Justine K. est étudiante, dispose de son appartement, de ses propres revenus, elle peut sans problème jouir de l'ensemble de sa liberté ; liberté qu'elle a d'ailleurs arrachée à sa famille d'origine.

Dans les cas étudiés, il semble -ce qui ne signifie pas qu'ils soient exclusifs de cette réalité- que l'animalité dans la sexualité soit associée à des couples où prédomine une faible bi-catégorisation. Les femmes ont conscience de l'existence de leurs désirs sexuels, revendiquent sur la vie domestique une certaine autonomie. Non qu'elles soient toutes féministes, mais quel que soit l'âge ou la catégorie sociale des personnes concernées, nous avons vu des couples où apparaissent des marques flagrantes de l'évolution des rapports sociaux de sexe, et de l'acquis du féminisme diffus. La situation est celle d'une faible bicatégorisation, où toutefois hommes et femmes respectent des codes dits masculins et féminins. On l'a vu, l'inversion des rôles et des fantasmes sexuels dans la sexualité est souvent limitée, mais le plaisir sexuel de la femme est un terme de la transaction conjugale. Autrement dit : elles ne jouissent pas parce qu'elles sont battues et elles ne sont pas battues pour accéder à la jouissance. Toutefois, le fait de vivre une sexualité qu'elles estiment épanouie les légitime dans le désir de rester avec cet homme qui -même violent- représente une partie des aspirations sociales véhiculées dans la construction sociale du féminin.

Ce sont ces femmes qui, quand la violence perdure, et que son intensité progresse, voire que le plaisir sexuel diminue, sont parmi les premières à partir. La transaction conjugale inégalitaire prenant appui sur les termes de l'échange sexuel est un support plus fragile que dans les autres cas où la femme est dépendante économiquement, culturellement et socialement. .

En voici un exemple :

- Quelque part en France, une femme d'une quarantaine d'années, issue d'une famille bourgeoise, propriétaire de son appartement, ayant avec succès fait des études en psychologie et professionnellement réputée (au niveau local), prend contact, d'abord téléphoniquement, avec moi. Son mari est violent, et elle vient de le quitter.

Les ami-e-s commun-e-s ne savent comment louer son courage, après 10 ans de vie commune "d'avoir enfin oser partir". Lors de notre rencontre, à l'exposé de sa situation sociale, je ne comprenais pas la raison de cette longue attente. Les coups -identifiés- avaient commencé à la première grossesse, les excuses pouvaient, sous couvert du mythe, être acceptées une fois, mais la suite ? Pourquoi, quand on peut facilement partir, attendre ? Cette femme était relativement distante et réservée sur sa vie privée. Après moult excuses, une amie présente avec qui nous avions par le passé beaucoup discuté de l'influence du plaisir sexuel dans l'acceptation des violences, lui demande : "Et au niveau sexuel ? vous ne prenez plus plaisir depuis longtemps, ou peut-être n'en avez vous jamais eu... ?" La dame changea d'expression, laissa retomber ses épaules et se détendit au fur et à mesure qu'elle formula sa réponse :

"Je ne sais pas ce qui a précédé l'autre... le désintérêt sexuel à cause du rejet de la violence, ou si c'est le fait que je n'éprouvais plus ce plaisir complètement satisfaisant en faisant l'amour qui fait que ne n'ai plus supporté ses coups."

Toujours est-il que la transaction conjugale en se modifiant entraîna son départ. Départ qui s'effectuait au vu de sa situation sociale dans de bonnes conditions. Elle aurait juste voulu pouvoir une dernière fois aider son mari, en lui faisant prendre contact avec le centre pour hommes violents.

La sexualité quoique non dite, appartient à la transaction conjugale. Le silence l'entourant ne peut que pousser les hommes et les femmes qui vivent cette transaction sexuelle à ne pas différencier ce qui est de l'ordre d'un plaisir commun et ce qui appartient à la domination masculine.

 

La violence domestique : les hommes contre les femmes ?

Violence silence, violence des mots, violence riposte 

La violence des femmes

La mère et le guerrier sont deux figures traditionnellement opposées et symétriques. Dans ce paradigme, enfantement, allaitement et maternage sont confondus et assimilés à féminin, puis opposés à la capacité pour une femme d'être violente. Emmanuel Reynaud vient nous rappeler une analyse contraire de Margaret Mead . Celle-ci à la question d'une possible conscription féminine estime que le danger de l'emploi des femmes dans les unités de combat ne tient pas à leur inaptitude à tuer, mais résiderait plutôt dans leur trop grande propension à tuer dans les situations conflictuelles. Il n'est aussi qu'à regarder l'attitude des femmes dans l'armée Rouge, dans les services secrets américains ou dans le terrorisme, pour voir qu'elles peuvent tout aussi froidement que les hommes donner la mort.

Mais c'est l'apprentissage de "l'utilisation sociale de l'agressivité à bon escient, le respect des règles du jeu" dont nous parle Mead qui nous intéressera ici. L'éducation, l'apprentissage, nous enseignent la hiérarchie des différentes catégories : les vieux sur les jeunes, les hommes sur les femmes, les grands sur les petits... C'est ainsi que dans la même fratrie le plus grand sera la plupart du temps autorisé à montrer sa supériorité au cadet, le frère sur la soeur...

Certaines apprennent dans l'enfance l'art de l'esquive, une forme de résistance plus ou moins passive qui viendra atténuer la violence d'un mari et ses conséquences. La non éducation féminine aux "règles du jeu" et la légitimité masculine de la violence, ne peuvent, dans l'espace domestique comme lors de la guerre, que conduire les femmes qui se révoltent, et qui assument leur violence, à des conduites dont la forme est imprévue.

 

Les hommes témoignent

Lorsque les hommes évoquent les violences des femmes, ce peut être pour appuyer le déni de leur propre violence. Leurs propos tentent de responsabiliser les femmes pour des violences qu'ils commettent. A les écouter ou à les lire (dans les dossiers), c'est la violence de leur compagne qui a provoqué la leur (dossier n° 3, 7, 10...).

 

Denis E. : "Pour moi la violence physique est une réponse à la violence des mots, et heu.. j'étais incapable de_, de faire, d'être violent avec les mots et heu.. et moi... je trouvais toujours injuste qu'on_, qu'on parle de la...de la violence physique et qu'on.. qu'il y ait pas des groupes d'hommes, d'enfants ou de femmes battus par des mots.. heu.. parce que je trouvais bon que notamment mon père pouvait avoir des mots très_, très violents"

A aucun moment Florent G., Brice L., Denis E. ou Bernard C. ne nient leur violence. Ils expliquent simplement : "je suis violent- je la (le) tape, mais elle/il m'agresse aussi." Leurs perceptions du social, de leur social conjugal ne correspondent pas au mythe. Ils veulent crier l'interaction.

"Violence des mots" ou "violences des silences" dans le couple sont les deux faces d'une même réalité. Nous avons vu apparaître le "silence" des femmes :

-lorsque la peur de contrarier leur compagnon se manifeste

-ou comme justificatif à la violence des hommes :

- Clément D. :"C'était pour empêcher ses silences insupportables".

Le résultat de ces silences (ou de ces mots violents) est de toute manière conforme à la structuration sociale viriarcale : c'est la violence de l'homme, qui montre des deux violences qui s'opposent, celle qui est la plus forte. Que le silence soit avec "l'engueulade" une forme de résistance, un essai de révolte contre la dominance masculine, ou un effet direct de la peur, en aucun cas il ne suffit à reprendre le pouvoir dans le couple, ou à affirmer son autonomie.

`

La violence riposte : l'histoire de colette

Il y a deux ans, Colette arrivait à la Maison du réconfort à Verdun complètement déboussolée après 23 ans de gifles, de coups et de menaces à la pointe du fusil.

Agressée sexuellement par un membre de la famille de 5 à 12 ans, elle a rencontré son futur mari à 16 ans. Trois mois d'amour passion et 275 autres d'enfer. "Les insultes et les claques ont commencé à la première grossesse. Il disait qu'il n'était pas le père. J'ai appris à rendre les coups, lui, à cogner plus fort. Tout le long de la grossesse il m'a frappée, tiré les cheveux, lancée contre les murs. Les trois premiers bébés ont été donnés en adoption parce qu'on avait pas assez d'argent. A 24 ans, enceinte pour la quatrième fois, j'ai décidé qu'on se mariait et qu'on gardait le bébé. Il a refusé. Je l'ai presque tué. Je lui ai serré la gorge jusqu'à ce qu'il dise oui. Je me souviens : il avait le visage mauve et la langue toute croche. Ce n'était même pas difficile tellement j'étais enragée. C'était comme écraser une miche de pain.

"Notre couple était stable : il me traitait de grosse vache et de putain, je répliquais. Il me tirait le cheveux, je le griffais. Malgré mes 100 kilos, c'était lui le plus fort. Il était capable de m'arracher le visage.

"On a eu un garçon et, grâce au mariage, j'avais maintenant droit aux contraceptifs. Mais je voulais un autre bébé. Lui, pas. A deux mois, notre fils pleurait tout le temps probablement parce que j'avais été battue pendant la grossesse et mon mari m'a menacée avec un couteau; J'ai sorti le marteau et j'ai paniqué. Je suis allé me réfugier chez ma mère avec le bébé. Il m'a téléphoné, m'a envoyé des fleurs, m'a demandé pardon et a fait plein de promesses. Il a aussi dit qu'il m'aimait. Je suis revenue.

"J'ai eu un deuxième enfant et, encore une fois, il m'a battue pendant neuf mois. Tous les deux, nous avons commencé à battre l'aîné, mais souvent le petit me protégeait ou essayait de le protéger. La violence augmentait toujours. Un jour, il a frappé notre fils de 10 ans avec une planche de 2 X 4. Je l'ai quitté six ou sept fois, je ne me souviens plus. La police est intervenue souvent, mais je n'avais pas encore décidé de partir pour de bon. J'étais étudiante en psycho à l'UQAM et j'avais peur de l'aide sociale.

"Un jour, il a menacé de me tirer avec une carabine. "Tu te penses trop bonne depuis que t'es à l'université." Lorsqu'il a quitté la maison pour acheter la carabine, je suis allée à la Maison du réconfort avec les deux enfants. Après sept mois d'aide sociale, j'ai commencé à travailler à la Maison, de nuit d'abord, puis de jour."

Aujourd'hui, Colette accueille les femmes battues et leur offre de la thérapie à la Maison du réconfort en plus d'être active au sein du Regroupement provincial des maisons d'hébergement pour femmes victimes de violence."

On ne peut réduire la riposte des femmes au silence. De nombreux témoignages de femmes expliquent leur propre violence.

-Blandine C: "Moi, c'était pas des violences physiques, mais psychologiques ou verbales... tu sais on peut faire aussi mal [_] j'avais des désirs de violence, de le tuer, de le découper en bouts. Quand je le voyais, ça m'envahissait, je n'arrivais plus à contrôler.

Durant 20 ans de vie commune, elle élève les enfants, "s'occupe" du ménage, de la lessive... Blandine se déclare plus violente que son mari, elle insiste. Elle décrit un couple ordinaire où l'homme est non autonome.

Quelles que soient les auto-qualifications de ces femmes entendues, leur volonté d'être considérées comme des "femmes violentes", dès qu'elle décrivent les conditions dans lesquelles se sont exercées leurs violences, on ne peut y lire que des ripostes diverses à des situations, où d'une manière ou d'une autre, elles sont mises dans un rapport de domination. L'insistance de certaines femmes pour que le chercheur les mentionne comme des femmes violentes est une manière pour chacune de se distinguer du mythe, de se ré-affirmer comme sujet. L'affirmation par certaines de leur violence est un moyen de s'afficher de manière discursive comme un homme, un être libre de ses choix et de sa violence. Le discours se fait imaginaire concernant d'autres rapports hommes/femmes, mais la réalité décrite est bien différente.

Je vais l'expliquer : les femmes violentes et les hommes battus appartiennent à un autre registre.

 

Hommes battus, femmes violentes

De la mythologie à nos jours

Les femmes violentes sont présentes dans la mythologie : Lilith , les furies féminines décrites par Mircea Eliade , la pratique de la Yausa dépeinte par MALINOVSKI , les obscénités sexuelles chez les Kalashs, ou le mythe de Dionysos éclairé par MAFFESOLLI _ Les femmes violentes apparaissent notamment aux moments forts que sont la naissance, le mariage et la mort. Chez nos interlocuteurs/trices, la mémoire de ces mythes est évidente :

- Pierre D. : "De tous temps, il y a eu des femmes violentes, ça a dû être étudié".

Pour les femmes, ces mythes ont une autre fonction. Dans l'imaginaire collectif, ils montrent la capacité de résistances et de révoltes. Mais dans la mythologie, ou dans les textes sur la violence masculine domestique, on ne présente que des figures anciennes de femmes violentes. Leur existence actuelle appartient à la rumeur, on sait qu'il existe des hommes battus et des femmes violentes. Les sociologues les auraient découverts. Cependant nous en avons très peu de témoignages, où lorsqu'ils sont évoqués, c'est pour dire : "C'est pas pareil".

Mac Leod dans son travail précurseur sur la violence faite aux femmes écrit de manière fort juste :

"Très souvent la question des hommes battus sert à jeter le discrédit sur la validité, l'importance et l'ampleur du problème des femmes battues" [_]"le phénomène des hommes battus n'est pas renforcé par l'inégalité structurelle qui prévaut et joue contre les femmes battues."

Cependant, elle conclue par le déni du phénomène des hommes battus

"Le phénomène des hommes battus ne présente pas assez de similitudes avec celui des femmes battues pour en justifier la mention dans une définition plus générale de la violence entre conjoints" .

Outre que cette position est difficilement défendable sur le plan théorique, elle est aussi particulièrement inefficace dans la compréhension de la violence masculine domestique. Ce n'est pas en niant un problème que l'on peut le résoudre. Sinon, on risque à court terme de voir fleurir des positions comme celles d'Erin PIZZEY qui en première page du Bulletin National sur la Violence Familiale en I987, assimile violence des hommes et violence des femmes pour promouvoir la thérapie familiale.

 

Des témoignages de femmes violentes

Le premier témoignage sur les femmes violentes a été recueilli "par hasard", ou du moins -comment parler de hasard- à l'insu de ma volonté. Dans un train, une femme que j'avais connu quelques années auparavant s'est ouverte de sa violence :

"Moi j'ai déjà cogné un mec pour lui faire mal" commença t-elle "c'est mon côté fou c'est avec Christian au moment de notre séparation [_] On a vécu ensemble 3 ans, quand il y avait conflit, je souffrais, alors je le poussais à souffrir, pour dire -je suis la plus forte [_] Tous les jours, je le faisais chier, et après je le consolais [_] vers la fin, quand il rentrait chez lui le soir, il partait en pleurant, je lui disais que c'était pas grave, je le consolais, c'est une notion de toute puissance, mon désir de toute puissance [_] j'ai toujours été avec des mecs qui ont eu besoin de ça. Jamais je n'ai eu de relations avec des mecs dominants, même physiquement. Le type carré, grand ne m'intéresse pas [_] G. dit que je suis douce, ça me révolte, j'ai envie qu'il reconnaisse ma violence"

La première surprise passée, j'ai cherché à savoir si ce témoignage revêtait ou pas un caractère d'exceptionnalité. En approfondissant les déclarations de Roseline S., après son interview, je me suis rendu compte qu'elle définissait une certaine typologie des hommes battus avec qui elle avait partagé des moments d'intimité: hommes doux, sensibles, n'osant pas contrarier l'autre... En somme, une partie des hommes que, dans d'autres travaux j'avais pu décrire comme "culpabilisés par le féminisme" devait pouvoir correspondre à cette catégorie. L'ex-conjoint de Roseline S, rencontré à mon initiative, sans qu'il connaisse les "confidences" de son ex-amie, avait lui aussi des difficultés à m'expliquer les violences subies. Il pouvait parler d'une scène de violences, peut-être deux, mais les autres violences exercées de manière consciente par son amie ne lui avait laissé aucune trace, ou tout du moins, il ne les considérait pas comme des violences.

J'avais devant moi, et j'ai renouvelé l'expérience plusieurs fois, le même binôme de la violence découvert à propos des femmes violentées, mais où ces fois-ci "le" dominant était la femme, et "la" dominée était l'homme. Influencé par les représentations sociales, qui voudrait voir l'homme supérieur en tout et sur tout, j'étais incapable d'imaginer une inversion du rapport social.

L'inversion du binôme

Dans l'ensemble des autres témoignages recueillis, j'ai retrouvé dans les définitions de violences commises par les femmes, ou subies par les hommes, la construction déjà explicitée à propos du binôme de la violence:

1-Pour les femmes violentes, les violences sont multiples (verbales, psychologiques, physiques_) associées à l'intention, là où pour les hommes elles sont associées à quelques coups et à la douleur:

 

Lui et elle racontent la même scène:

Roseline S. "La dernière violence contre lui, c'est le jour où j'ai appris qu'il était avec une minette depuis un mois_, que ça allait plus entre nous, que je comprenais pas pourquoi, qu'il ne m'en avait pas parlé, donc là ouais_ le jour où je l'ai appris, je l'ai bastonné [_] peut-être pour qu'il réponde aussi, mais il était tellement passif quoi il culpabilisait et à ce moment là, je me suis dit que si j'avais un couteau dans la main, je crois que je l'aurais percé quoi

I: Et tu lui as fait quoi?

Roseline S.: Des coups dans la gueule des coups de poing ouais ouais_et j'ai cassé tous mes bracelets_

I: sur lui?

Roseline S. Ouais [rires] des bracelets en corne et en bois ouais, et c'est vrai après on s'est calmé_

 

Christian D.: "ça a été ma première expérience de violence, parce qu'il y a toujours des gens qui expliquent, enfin bon_ donc elle était très mal, d'un coup elle a su, donc elle est venue vers moi [rires], elle m'a foutu son sac à travers la gueule. Elle m'a_ bon elle m'a agressé, quoi Ca m'a fait beaucoup mal, c'est bon voila, c'est comme ça

2-L'homme violenté va intégrer ce qu'il considère de la part de sa compagne comme une "perte de contrôle", les excuses, les explications individuelles, qui deviendront un frein pour identifier les violences:

"I: des scènes de violences, il y en avait jamais eu entre vous?

Christian D.: "Non jamais. On rigolait, on se chahutait mais c'était la première fois et la dernière fois, j'espère_[_] Autrement c'était pas de la violence, c'était un moment, un choc, un réflexe, quoi, j'allais dire: un réflexe violent. C'était pas une situation violente, c'était un réflexe violent. D'ailleurs ça s'est estompé. ça s'est arrêté dans les bras, tous les deux , boum, enfin tu vois, après on discute, on discute la nuit, ça allait quoi"

3-•La, où elle va définir des violences verbales:

Roseline S."Je le traitais de salaud, je l'insultais"

•Lui, va par culpabilité se soumettre sans les identifier:

I: Il n'y a jamais eu de violences verbales?

Christian D.: Non, c'était des fois: t'es un salaud enfin c'était pas très souvent, et c'était pas très fort. Et c'est vrai que moi je me disais: "tu as raison". Parce que je suis un salaud, je suis un lâche [_] C'était une analyse tout a fait vraie_

4-•La où pour elle, le suicide s'intègre à une stratégie de chantage:

Roseline S: "Je me souviens de ce souvenir à essayer de vraiment enfoncer la lame le plus possible, c'était l'acharnement contre mon corps _[_] il était pas là, mais je savais où le trouver de toutes façons, je voulais lui montrer ce que je pouvais faire, c'était oui, c'était un défi, je l'ai appelé après

• lui n'intègre que de la violence contre elle même, et en retient l'amour:

Christian D. Elle pouvait s'ouvrir partout, m'appeler l'hôpital le sang enfin, tu vois" voila ce que je me fais à cause de toi, voila ce que tu me fais faire[_] c'est une fille qui aimait à fond

5-•L'amour va d'ailleurs servir d'écran à ses réactions:

Christian D. "j'aurais vachement de mal à rendre la violence, comme çà sur quelqu'un que j'aime, ou que j'ai aimé [_]"

6-La violence de riposte, sera pour lui une preuve qu'il réagit contre sa soumission : quand elle mentionne des violences ("le prendre par le bras, le secouer, des cris pour qu'il change"), lui explique:

Christian D. "elle hurlait et tout..[_] une ou deux fois j'ai riposté.. je lui répondais des trucs méchants, tu vois des trucs blessants.. enfin des trucs pas forcément vrais, mais je savais que ça faisait très mal quoi..."

7•Et dans la violence effectuée par les femmes, nous allons retrouver les mêmes constructions que dans celle exercée par les hommes : la violence est cyclique, on peut dans le discours identifier les périodes de rémission:

Ingrid H.: "Quand il y a des moments de répit, c'est bien mais quand il n'y a pas de répit, c'est le bordel" [_] il y a aussi des moments très marrants, des moments très très gentils"

8-Le travail domestique dans ces couples, comme dans tous les couples est un espace de négociations. Quand la violence sévit, le travail domestique est bien souvent assuré en grande partie par le (la) dominé-é.

Norbert D: "Moi, en principe, j'ai toujours le souci_ je sais ce qu'il y a dans le frigo, ce que je vais faire pour manger_ j'arrive du boulot à 7 ou 8 heures, Véro est là, elle fait autre chose, quoi_ c'est moi qui dit "tiens, il faudrait_"[_] elle m'aide toujours à faire la bouffe, mais je fais toujours la différence entre quelqu'un qui fait et quelqu'un qui aide_"

9-Et, de manière similaires aux femmes violentées, pour Christian, Sylvain ou Norbert la séparation, ou la fuite, sont rendues difficiles à cause de l'amour, et des bénéfices secondaires qu'ils tirent de la relation.

I: T'as pas pensé à partir?

Christian D. "Ouais, ouais, partir_ tu sais, moi j'ai vachement de mal à me séparer de gens que j'aime_ c'est pour cela que j'arrive pas à fuir_[_] d'abord parce que cette personne m'apporte, et puis parce que ça me fait du mal, quoi, ça me déchire, alors_

10- De plus, ces hommes développent le syndrome de l'assistant social -au masculin-:

Norbert D.: "Je la trouve hyper seule, elle a pas d'amis , faut l'aider tu sais"

11-Tous et toutes décrivent des hommes violentés et des femmes violentes isolé-e-s dans le secret du privé. On peut aujourd'hui se déclarer avec difficulté "femme violentée", comment dire la situation inverse?

Ginette JOLI- avocate: "J'ai reçu un homme couvert d'égratignures. Un gras bien bâti, cadre dans un bureau d'ingénieurs. Il avait porté plainte 5 fois auprès des policiers, et s'était fait ridiculiser" .

12- On reproche aux hommes violentés leurs silences, leur esprit casanier, leurs manipulations (ou leur violence) sentimentales, leur manque d'appétit sexuel, bref on leur reproche d'être dominés...:

Patricia C: "Mon copain est strictement incapable de prendre une décision_ les copains que je connais qui ont ce côté féminin ont souvent ce comportement là"

Hélène G. "il a toujours eu un côté passif, très passif au niveau sexuel, [_] de toute façon_ c'est vrai que_ j'aime bien avoir l'initiative, sinon j'ai toujours l'impression qu'on veut essayer d'abuser de moi [_] c'est vrai que ça me rassure un peu_ de prendre l'initiative_ je crois que si il y a un rôle dont j'ai toujours eu horreur, c'est où j'étais la femme passive, soumise_ "

Bernadette K.: "il sait parler que de ses émotions_ ses envies de pleurer_ il bouge pas son cul, c'est pas vraiment un mec quoi"

13- D'autres femmes décrivent l'animalité, et la sexualité sera utilisée par elles pour renouer les liens:

Hélène G. "Faire l'amour, c'est un bon moyen de redémarrer quelque chose"

14-La violence qu'elles décrivent, n'appartient pas, pour elles, au rapport social, elles préfèrent en déterminer l'origine dans l'enfance. Elle sont violentes "par nature". Roseline peut nous raconter comment depuis l'âge de 8 ans, elle est violente avec ses frères, ses camarades d'école.... Ingrid H, nous montre comment elle l'a appris de son père_ par ailleurs homme violent avec sa mère.

15-La symbolique de la violence qu'elles décrivent est sans conteste masculine, d'ailleurs, me dit-on pas des femmes que l'on soupçonne de diriger la maison "qu'elles portent la culotte" ?

Roseline S. : Quand j'ai les boules _ j'ai envie de lui rentrer_ j'ai envie de lui rentrer dedans physiquement"

Isabelle G.: "Je l'ai pris une fois par la cravate.. fallait voir [rires]

I: Il avait une cravate?

Isabelle G.: Serge, une cravate, tu veux rire? c'est une façon de parler

le mythe indépendant du sexe biologique

Le sexe social et le sexe biologique n'ont que des rapports statistiques. Les femmes violentes que nous avons présentées sont le masculin, le pouvoir dans leur couple, là où les hommes battus représentent le féminin. Les violences qu'elles utilisent tant dans leur symbolique, les formes et leur définition sont des violences masculines domestiques. Le binôme de la violence, la double définition de la violence masculine domestique et le mythe qui les légitime s'appliquent dans l'ensemble des violences étudiées, quelles que soient les catégories sociales des dominants et des dominé-e-s : hommes, femmes, enfants .

Le mythe de la violence masculine domestique est indépendant du sexe biologique de la personne violente. Mais ne parler que des hommes violents et nier ainsi les femmes violentes, correspond à une des formes actuelles du mythe. Cela accrédite la thèse sur la naturalité de la violence des hommes et évite de présenter la violence masculine domestique comme un phénomène social.

Sans doute, ce n'est pas n'importe quel homme, ou n'importe quelle femme qui utilise la violence contre son ami-e, sa femme, son mari, son amant-e. Des raisons individuelles liées aux trajectoires personnelles permettent d'en expliquer l'origine, mais avant d'être un phénomène interpersonnel privé, la violence masculine domestique est d'abord l'outil permettant dans un couple la domination de l'un-e sur l'autre. La "nouveauté" sociologique de cette catégorie ré-active à leurs propos des questions que beaucoup n'osent plus poser pour les femmes violentées. Existe-t-il un profil des hommes battus ? demande-t-on.

Aucun couple n'est à l'abri de la violence masculine domestique. La violence de l'homme -ou de la femme- est d'abord l'outil de la domination. Ce n'est pas tel profil psychologique, telle silhouette qui permet de repérer les hommes battus, mais l'étude du rapport social conjugal. Pour chercher des hommes violents ou des femmes violentes, regardons d'abord les conditions de la transaction conjugale, de la dominance conjugale. Les femmes violentes que nous avons interrogées, ou celles que les enfants nous ont décrites ont entre 18 et 55 ans. Certaines sont grandes et fortes, d'autres petites et menues. Certaines sont intellectuelles, d'autres sont ouvrières... la violence des femmes est transversale aux classes sociales, et aux catégories de pensée du corps. Mais la prégnance du mythe sur la naturalité de la violence des hommes, sur l'exhaustivité de la violence hommes contre femmes, rend la lecture des témoignages inverses difficile.

Le phénomène des hommes battus est-il fréquent ?

Je ne peux répondre à cette question. Sur les 300 à 400 informateurs/trices ayant contribué à notre recherche, seul-e une vingtaine de personnes ont pu nous expliquer de telles pratiques. Cela ne présente aucune valeur statistique pour plusieurs raisons. Je n'ai commencé à intégrer les hommes battus dans mes questions que tardivement, le secret qui entoure cette forme d'inversion de position de sexe appartient au tabou total. Il reste difficile donc d'en estimer l'ampleur. La question des hommes battus semble délicate et le silence reste la règle. Le phénomène semble minoritaire comparé à celui des hommes violents ; non par quelque comparaison de chiffres, mais pour une autre raison : les hommes violentés rencontrés ne sont jamais ceux qui récriminent sans cesse contre la violence des femmes. L'homme violenté est l'anti-thèse du macho, sexiste, appelant au retour des valeurs dites féminines traditionnelles.

Une autre raison peut sans doute expliquer que le phénomène soit minoritaire. Le pouvoir masculin est omniprésent, l'ensemble des constructions sociales du masculin et du féminin légitiment la dominance individuelle et collective des hommes. Les cas d'hommes battus représentent une inversion de la position dominant-dominé. A priori, quand on regarde le nombre de femmes qui sont "hommes politiques", les salaires féminins supérieurs à ceux des hommes, le pourcentage de femmes policiers ou militaires, le chiffre de la criminalité féminine, la violence légitime définie depuis des siècles par les hommes est encore contrôlée et effectuée principalement par les hommes eux-mêmes.

La violence des hommes et celle des femmes n'est pas symétrique. Aujourd'hui, vouloir symétriser femmes et hommes battu-e-s, correspond souvent à une volonté de nier la nature masculine et viriarcale de la violence masculine domestique. Or l'observation des hommes battus ne fait que confirmer la corrélation entre pouvoir et violence.

 

Qui sont ces hommes battus : des femmes ?

Ce ne sont pas tant les définitions, les vécus de la violence qui font la différence entre hommes et femmes battu-e-s, mais le traitement social différencié du masculin et du féminin.

Les hommes battus ne deviennent pas des femmes sociales.

Quand un homme battu sort de chez lui, il recouvre l'entièreté des privilèges accordés à son genre. Si les femmes doivent supporter violences conjugales, viol, harcèlement sexuel dans l'espace public, au travail... les violences contre les hommes restent limitées à quelques interstices du social. Même battus dans l'espace domestique, l'homme reste un mâle dans la vie sociale.

Mais la plus grosse différence que j'ai aperçue entre hommes et femmes battu-e-s, c'est la capacité de fuite. Par sa formation scolaire, sa qualification professionnelle, l'attribution des enfants à la mère (même chez les hommes battus), les niveaux de rémunération... l'homme a plus de facilité pour rompre une relation avec une compagne violente. L'inacceptable semble pour un homme trouver ses limites plus vite que chez son homologue féminin. Des hommes restent plusieurs dizaines d'années avec des conjointes violentes, mais la majorité crée des ruptures avant. Il faudrait mener d'autres travaux de recherche pour en savoir plus. Notamment pour identifier si un homme, de femme en femme, se ré-inscrit dans la même spirale de violence. Nous ne sommes vraiment qu'au début -du côté des hommes- de l'étude de la violence masculine domestique. Les lacunes, les vides, les flous de cette recherche en sont la trace.

A l'époque actuelle où on assiste à une évolution rapide des rapports sociaux de sexe, le phénomène des femmes violentes peut-il se développer ?

Quel sera l'avenir ? A vrai dire, qui peut le dire ? Nous assistons à de multiples transformations des vies sociales domestiques, à des essais d'égalité, d'inversion de positions de sexe... Quand elle est dominante face à un homme, ou une femme soumis-e, il n'y a aucune raison qu'une femme n'utilise pas les outils du pouvoir. Qu'elle n'y soit pas préparée, et que sa violence puisse être plus dangereuse que celle des hommes, cela est probable. Le reste, les scénarii sur le futur, les écrits prospectifs, oeuvres d'imminent-e-s futurologues auto-proclamés, sont souvent assez pauvres en réflexions historiques et anthropologiques. On y oublie trop souvent les conditions historiques récentes de création de l'intimité, des sentiments, de l'amour. Le couple actuel, la famille nucléaire vit peut-être ses derniers soubresauts, qui sait ? Une hypothèse que l'on pourrait faire est que la famille nucléaire est la forme viriarcale ultime de la transformation du patriarcat. La transformation du rapport à la sphère professionnelle, la prise en compte par les femmes des contraintes mentales, psychologiques, physiques liées à l'éducation des enfants, la déconstruction des outils de la domination comme la violence masculine domestique... pourraient en être des signes.

Il nous faut toutefois rester prudent. Chaque génération surdimensionne des éléments, comme dans ce cas la libération des femmes, de manière non pertinente. Ne voyons-nous pas aujourd'hui aux USA et en Amérique du Nord, des hommes remettre en cause le droit élémentaire pour une femme de disposer de son corps, de faire ou pas un enfant ? L'histoire n'est pas toujours aussi linéaire que nous aimerions la lire. L'évolution des rapports sociaux de sexe ou de classe appartient aux luttes sociales. Aucun dominant ne laisse par éthique, ou plaisir, partager son pouvoir.

Retenons que les hommes battus existent, qu'ils sont à l'heure actuelle un signe d'inversion des positions de sexe, et que ce phénomène est minoritaire et non symétrique avec la violence domestique des hommes.

 

la violence masculine et domestique

Alors pourquoi dire que la violence est masculine et domestique ?

Nous venons de montrer successivement que les énoncés expliquant que les femmes sont aussi violentes que les hommes, ou que la violence est exclusive des hommes, appartiennent au mythe de la violence masculine domestique. Toutefois, de mon point de vue, la violence doit être qualifiée de violence masculine et domestique.

Cinq motifs principaux me pousse à la définir ainsi :

1) D'abord parce qu'elle est majoritairement pratiquée par les hommes contre les femmes.

a) Une évidence arithmétique et statistique... Qu'on se rappelle les propos de femmes violentées voulant à tout prix dire "on s'est battu", "ça été la bagarre", quand les formes de violence qu'elles exposent dénotent, non seulement une violence économique dans la situation conjugale, mais rappelle aussi que leur violence à elles, était soit contenue ("de toute façon il est plus fort que moi"), soit tournée contre... elles-mêmes.

b) Les hommes battus par les femmes existent. Toutefois l'analyse de leurs discours fait apparaître que les femmes violentes ont un discours masculin (c'est-à-dire pratiqué usuellement par des hommes), expliquant comment les violences s'inscrivent dans un continuum dont l'objectif était de faire céder l'autre, alors que les hommes violentés décrivent un discontinuum de violences. Il faut, en anthropologie comme ailleurs ne pas confondre le sexe biologique et le sexe social qui n'ont que des rapports statistiques.

2) La symbolique de la violence est masculine

a) la violence légitime

La violence de l'état est une violence légitime appliquée par des corps masculins (armée, police). La symbolique de la violence légitime est sans conteste masculine. Elle utilise la force de ceux qui montrent ou veulent montrer leur supériorité et imposer leurs visions du monde. La force s'ancre par le marquage du corps, qui prend des formes individuelles et/ou collectives.

b)La violence langage :

La violence en privé reprend la même symbolique : les coups ne sont pas les seules formes de violences disponibles afin de faire plier l'autre. Par contre, il suffit, qu'ils soient employés de temps en temps pour rappeler qui a le pouvoir dans la famille, et par quoi est structuré le pouvoir dans le privé.

-3) La violence défend les privilèges masculins

Comme tout langage de pouvoir, la violence défend le pouvoir du/des dominants. La violence défend les privilèges masculins.

Et les femmes violentes avec les enfants?

L'homme domine la femme, notamment par la violence dont le statut légitime varie en fonction des époques, des aires culturelles... et la femme domine les enfants par le marquage du corps. La violence des femmes contre les enfants est la même violence masculine, celle de l'armée et du pouvoir des hommes.

Par délégation de pouvoir, elle défend les intérêts patriarcaux.[Ce qui, n'est pas incompatible, et de loin, avec le fait que les hommes soient absents et/ou exclus de l'espace domestique].

Rappelons que nous avons vu que la violence est différenciatrice de sexe dès l'enfance : la violence parentale sert de différentiation homme/femme. A l'adolescence, un des rites de passage du statut de l'enfant à celui de l'adulte, d'homme ou de femme, correspond à la manière dont une personne négocie l'arrêt de violences. Qualifier la violence parentale de violence masculine domestique, permet de lier entre elles les différentes formes de violence pour montrer qu'il s'agit, in fine, du même système.

4) La violence est masculine car les hommes individuellement et collectivement en définissent les règles

Le pouvoir est actuellement masculin, patriarcal et viriarcal. Les "hommes" politiques siègent dans les assemblées. Les lois évoluent à la vitesse des rapports sociaux, pour les sexes comme pour le reste. Mais les lois ne font que dire ce qui est explicitement permis, ce qui peut l'être implicitement, ou au contraire ce qui n'est pas autorisé ou interdit, établissant parallèlement à l'échelle des peines prévues en cas d'infraction, une échelle de l'admissible ou de l'inadmissible, du licite ou de l'illicite.

5) Privé, secret, espace domestique

Enfin, la violence que nous avons étudiée est domestique, car elle est l'outil de la dominance dans l'espace domestique. La violence est domestique par sa localisation sans doute, mais la nature actuelle de l'intimité, du privé engendrant "le secret" provoque un mode d'administration spécifique de la violence masculine domestique à la différence des autres violences observables (espace public, guerres)

Elle définit le cadre social, affectif, sexué dans lequel de la petite enfance à la vie d'adulte hommes et femmes vivent leurs relations quotidiennes. Elle sous-tend la division hiérarchique sexuée du travail et des positions de sexe, à partir desquelles les hommes vont à l'armée, développent des stratégies professionnelles.

La violence masculine domestique est l'outil particulier permettant à chaque homme, à priori, de pouvoir disposer de privilèges spécifiques rétrocédés par le groupe des hommes à chacun, mari ou père, et ce, quelle que soit par ailleurs sa place dans les rapports sociaux de production.

 

Conscience de dominant, conscience de dominée et position de sexe

La violence domestique a un genre : le masculin, quel que soit le sexe physique du -de la- dominant-e-. En anthropologie des sexes ce constat alimente un débat encore inachevé : celui du genre et des rapports entre sexe et genre. Dans cette étude sur le discours traitant des pratiques de violence, nous avons vu apparaître, de nombreux témoignages de la conscience différente qu'ont dominants et dominées des rapports sociaux de sexe.

Il y a bien sûr le binôme de la violence, la double définition de "la" violence masculine domestique, qui devrait ouvrir de nouvelles pistes de recherches dans les sciences sociales. La voie ouverte par Nicole Claude MATHIEU est riche de découvertes futures sur les processus selon lesquels hommes et femmes vivent de manière différentiée, dans la pratique et la conscience, les rapports de domination. Mais il y aussi l'ensemble des "petites phrases" difficilement classables dans un corpus tel que le nôtre. Elles sont autant d'indices, de "lapsus", venant par leur naïveté, leur place incongrue, nous offrir des illustrations de la conscience des un-e-s et des autres.

 

Conscience de dominant :

J'avais commencé à expliciter cette notion à propos du viol et je disais qu'il faut s'extraire des schémas manichéens pour comprendre la logique des hommes inculpés de viol.

Pour les hommes étudiés alors, il est normal d'exprimer ses désirs de rencontre, ses désirs de plaisirs, ses désirs sexuels. Les femmes sont faites pour ça : pour les recevoir, dans tous les sens du terme. Ils ont intériorisé dans leur conscience qu'ils sont les plus forts, les dominants. Lorsque la femme n'est pas mère, la femme est sexe, pour eux collectivement et individuellement. Et ils n'en sont pas honteux, puisque dès leur prime enfance tous les processus de sociabilisation leur renvoient la même image. Lorsqu'ils ont "forcé", "exagéré" -disent-ils en souriant-, ce ne sont que des situations caricaturales de l'ordinaire masculin.

A la différence d'autres hommes violeurs rencontrés, les hommes inculpés n'ont pas eu la "chance" d'appartenir à des classes sociales où on ne dépose pas plainte. Les hommes inculpés de viol ont conscience d'être des hommes, des vrais, pas des "femmelettes" ou des hommes "qui n'en ont pas". Eux, ils ont les attributs physiologiques qui leur permettent de se distinguer des autres, des femmes. Ils sont virils, et donc normalement dominants. Les discours, les plaintes, les cris des femmes leur sont étranger-e-s, il ne les entendent pas : soit parce que les femmes parlent peu aux hommes des violences quotidiennes qu'elles subissent, soit parce qu'ils n'y croient pas. "Elles exagèrent", pensent-ils, et l'assimilation entre le mythe de Lilith et les féministes est ici éloquente. Elle est inscrite dans leur conscience, dans leur champ de mémoire et dans les actes inconscients que l'on demande aux hommes quotidiennement. Lorsque la justice les saisit, les met en scène, ils ont de piètres acteurs. Comment expliquer raisonnablement des actes inscrits dans le rituel des rapports de sexes ?

La banalisation des violences contre les femmes et les enfants est aussi récurrente dans le cas des violences domestiques et c'est ainsi que monsieur B. écrit au juge d'instruction : "Vais-je être condamné pour la malheureuse et accidentelle claque ?", ou qu'à RIME, Farid G. ne peut croire que sa compagne "à la première claque" a peur de lui.

Le dominant se vit comme un être libre de ses choix, de ses désirs, et les seules limites qu'il connaît sont celles de ses pairs. On lui a apprit dès sa petite enfance la libre disposition de son corps à lui . Il connaît la peur, oui, mais la peur des autres hommes. Ne comprenant pas comment des femmes ont été éduquées dans l'apprentissage de la peur, il ne sait qu'en profiter, mesurer la soumission virtuelle, ou le danger potentiel de telle ou telle rencontre, le reste n'appartient pas à son champ de conscience. La honte qu'expriment les hommes violents est parallèle à la stigmatisation collective de la violence. Les réactions de doutes, d'ironies, d'incompréhensions, face aux plaintes des femmes violentées ne sont pas feintes ou pures stratégies. L'homme violent ne comprend pas.

La conscience de dominant est une arme extraordinaire pour maintenir ses privilèges, repérer les failles par lesquelles on arrive à soumettre l'autre. Elle est par contre un obstacle incontournable pour négocier d'autres relations conjugales et apprendre à vivre "autre chose" avec des femmes et des enfants.

La conscience de dominant identifie les souffrances, les douleurs vécues lorsque l'on est soi-même dominé-é et pousse à penser comme normale, banale, la domination qu'on exerce sur l'autre pour en retirer des privilèges de classes, de genre ou d'ethnie.

Si certains, face aux remises en cause de la virilité, du machisme, optent pour des attitudes défensives, d'autres restent sur le seuil des nouveaux rapports sociaux de sexe les questions aux lèvres.

L'homme désemparé est une figure de la modernité masculine.

L'homme sait utiliser les faiblesses de l'autre, le geste pour le [la] contraindre au silence, à la soumission. Mais quand, comme les femmes battues, l'autre fuit et se fait protéger, lui se retrouve seul. Général sans armée, il doit changer, mais comment ? Les associations de pères divorcés, celles se réclamant en France de la condition masculine sont alors une alternative , elles lui proposent d'identifier l'ennemie : la femme, les femmes et leurs idées. Il peut alors repartir au combat, sa virilité est sauve. Mais ceux qui se pensent responsables de leurs violences, savent plus ou moins confusément qu'à l'ère du deuxième millénaire "la vie change", vers qui peuvent-ils se tourner?

 

Conscience de dominé-e

L'autre, ici la plupart du temps, les femmes et les enfants, ne sont pas construits socialement en apprenant à identifier le danger, à mesurer les armes.

"Le contrôle par les hommes de la production et de l'emploi des outils et des armes est confirmé comme étant la condition nécessaire de leur pouvoir sur les femmes basé à la fois sur la violence (monopole masculin des armes) et sur le sous équipement des femmes (monopole masculin des outils) "dit Paola Tabet .

Ici l'arme est fusil, couteau, bouts de verre, martinet, manche à balai... quand les armes "conventionnelles" ne suffisent pas, l'arme devient dents, main, pied, tête... Les outils laissés aux femmes pour y répondre ne sont souvent que des produits du corps : cris, pleurs, mots, silence... Les dominées ont appris à identifier les armes, les outils, formes tangibles de l'exercice de la violence. Elles savent nommer les coups, en décrire les douleurs, elle n'ont pas appris à identifier l'intention. Envahies par la douleur, structurées par la mémoire corporelle, elles n'ont jamais identifié le pouvoir. Elles sont étonnées à la lecture des premiers témoignages d'hommes violents, à l'écoute des stratégies masculines. Elles se pensaient mères, épouses, elles se découvrent corps à approprier, à soumettre. L'espace de négociation entre le masculin et le féminin voit s'opposer des éléments qui n'entrent pas dans les mêmes résonances ou les mêmes connotations.

L'amour devient un fourre-tout empli d'excuses, de pardons sans cesse répétés. Quand la femme devrait dans une logique masculine, sauver son corps, ses capacités de penser, elle met les enfants "en lieux surs" et elle revient "aider" l'être qu'elle a aimé, ou qu'elle aime encore, ou dépense son énergie à "comprendre". La conscience dominée est l'atomisation de chaque être dans le silence, la honte, la peur et la culpabilité. La violence domestique laisse deux personnes seules face à face. Quand l'intolérable est atteint, la rupture engagée, la violence reste inscrite dans le corps, le souvenir laissant une trace indélébile. Elles en témoignent tous les jours, il suffit d'écouter.

Les consciences de dominant et dominée sont dans l'étude des représentations, et des pratiques des rapports sociaux de sexe deux faces en miroir permettant de comprendre les processus de domination.

Le genre et la violence :

La classification à partir du signe biologique (la présence d'un sexe dit masculin ou dit féminin) en deux catégories sociales hiérarchisées, le genre masculin ou féminin, est actuellement débattue dans la recherche. Certaines comme Christine DELPHY questionne l'hypothèse d'antériorité du sexe sur le genre - "Ne pourrions nous pas dire et faire l'hypothèse inverse : le genre précède le sexe physiologique, et le sexe devient marqueur de la division sociale" - D'autres comme Hurtig et Pichevin interrogent la "prison du genre", le genre étant alors défini comme le dimorphisme biologique tel qu'il est codé socialement -

Bem appartenant au courant androgynique, montre comment nos études sur les différents traits psychologiques ayant trait au genre sont biaisées. On a toujours opposé masculin et féminin, sans même penser les deux catégories comme socialement différentes : on peut être beaucoup masculin et beaucoup féminin. Elle détermine à partir de ses travaux une catégorie "androgyne" d'êtres à la fois masculins et féminins, tout comme elle peut étudier l'homme masculin, ou l'homme féminin comme étant des cas de figure possibles.

Psychologues, sociologues et anthropologues, beaucoup de spécialistes cherchent à identifier l'impact réel, physiologique si l'on préfère, de la différence des sexes. Beaucoup cherchent à identifier la, ou les différences, le dimorphisme biologique et/ou social, d'autres pensent que la priorité est inverse. Avant de chercher la différence cherchons ce qu'il a de commun.

Que nous apportent les études de la violence masculine domestique dans cette problématique ? D'abord qu'il n'y a pas adéquation entre sexe et genre dans l'utilisation de la violence comme outil de régulation et de domination. En définissant les traits psychologiques, caractéristiques plus ou moins communes aux hommes violents, ou aux femmes violentées, nous avons vu apparaître l'herméneutique du masculin et du féminin. L'étude, l'intervention sociale sur la violence masculine domestique est parallèle à l'évolution des rapports entre hommes et femmes, aux transformations du contenu des catégories sociales.

Si le genre est assigné à la naissance, les contenus sociaux comportementaux, psychologiques qui le définissent évoluent. Transformer la violence masculine domestique, c'est modifier les régulations sociales entre genres, remettre en cause les stéréotypes de pensées et d'actions. Autrement dit, nous sommes en train à l'aide d'objets comme la violence masculine domestique, de définir et de déconstruire les contenus psychologiques, sociologiques des genres en même temps qu'ils se transforment. Penser la violence masculine domestique, c'est aussi penser son alternative et une transformation des catégories sociales de genre et leurs interactions. Plus la violence apparaît pour les femmes et les hommes comme ce qu'elle est socialement, c'est-à-dire un outil de la domination masculine du groupe des hommes, plus la question de son remplacement se pose.

Dans de nombreux centres pour hommes violents, la violence n'est qu'un symptôme. Apprendre à l'homme à modifier ses pratiques, c'est lui faire découvrir le sexisme, l'envers de la conscience des dominants : les effets de la domination sur ses proches et sur lui même : la prison du genre et l'aliénation masculine.

Quel sera l'avenir ? Comment les différences entre hommes et femmes évolueront-elles ? Verra-t-on apparaître de multiples différences entre des êtres ayant quitté le cloisonnement social ? Enterrera-t-on la différence pour les différences et la richesse des confrontations pluri-culturelles ? Ceux et celles qui veulent sortir de la violence, ou ceux-celles qui imaginent d'autres relations sociales de sexes sont peut-être en train d'inventer de nouveaux contenus à la catégorie du genre.

La position de sexe : -ou du genre-

Quelles sont les marges de manoeuvre des individu-e-s à l'intérieur des genres? Peut-on décider - l'hypothèse n'est pas que théorique- un matin devant la fuite de sa compagne, ou par une "illumination nocturne" de ne plus être dominant? Ou de ne plus être violent? Le débat que j'ai entretenu avec les centres pour hommes violents du Québec peut me servir d'illustration de la problématique de la position de sexe (ou de genre).

Que ce soit dans les analyses sur l'androgynie, sur la violence, ou dans l'analyse des rapports sociaux de sexe, et de leur évolution, la tendance présente chez les hommes au Québec consiste à évaluer comment une personne de son plein gré choisit sa place objective par rapport aux rôles sexués, à la violence, au sexisme....Si l'on s'y arrête un tant soit peu, ce comportement correspond à l'autre face de l'analyse victimologique que nous avons évoquée dans la 5 ème partie. C'est ainsi, comme le souligne avec raison DANKWORT, qu' apparaît rapidement dans les analyses l'homme victime du système où il s'agit surtout d'analyser et de problématiser des rapports sociaux ou des interactions sociales en termes individuels.

Ainsi verrons-nous dans les analyses concernant la violence apparaître les questionnements suivantes:

-1: en termes individuels: La violence opprime-t-elle ou aliène-t-elle les hommes? Ce qui renvoit, en fonction des réponses, à deux types de pratiques:

-•oui, elle aliène les hommes, et l'objectif des programmes revient aussi, à côté de l'arrêt des comportements violents recherché, à leur montrer qu'ils ont intérêt à changer. La remise en cause des stéréotypes masculins est alors vécue comme permettant l'accès à des plaisirs inconnus de l'homme (rapports aux enfants, à son corps....). Certains dans ce courant de pensée et de pratiques parlent, en reprenant les analyses systémiques, de violences circulaires, de l'un-e à l'autre. Ils s'opposent à une définition centrée sur l'analyse du masculin construit socialement, sous prétexte que les femmes, notamment par l'utilisation de la manipulation émotive ou sentimentale savent aussi être violentes contre les hommes : on en vient à ne pas faire de différence entre violences d'hommes et violences de femmes.

•non, les hommes ne sont pas brimés, opprimés ou aliénés, l'essentiel des pratiques des programmes est de les obliger à ne plus être violents, de les contrôler. Et nous arrivons vite à la prison, à la répression...Sans le vouloir les tenants de ce courant peuvent très bien se rapprocher de ceux-celles qui affirment : tous les hommes sont des violeurs, ou un homme violent le restera à vie. C'est le début d'un dérapage vers une analyse naturaliste (les hommes seraient "mauvais" par nature ).

-2 En termes collectifs, les débats se posent par rapport au mouvement des femmes, ou au Québec, concernant la violence, dans la question suivante: quels liens doivent entretenir les organismes pour hommes violents par rapport au regroupement provincial des refuges féministes pour femmes battues? La diversité des positions théoriques féministes, leurs conflits idéologiques et sociaux, sont à ce moment là niés au profit d'une référence générique .

"[il faut] reconnaître le leadership du mouvement des femmes violentées face à la violence conjugale[_] La supervision devrait de préférence être faite par une personne ayant développé une expertise de travail auprès des femmes violentées".

Bref, faut-il se mettre sous contrôle du mouvement des femmes, représentée dans chaque association par une experte des femmes violentées ? On peut toujours mettre en avant les différents systèmes théoriques légitimant ces prises de positions. Ce qui m'a le plus intéressé est la manière dont les hommes utilisant le concept d'aliénation masculine sont très souvent issus de la Condition Masculine, et les autres, non. La référence aux groupes d'hommes, rassemblée schématiquement autour du courant HOM-INFO, permet que des individus expliquent, à partir de leur exemple personnel, comment ils ont pu:

- prendre conscience du coût pour eux-mêmes, et leur entourage, des conditionnements masculins. Ils ont changé, non seulement pour créer des rapports différents avec des femmes, mais aussi pour accéder à un nouvel état d'homme, se libérant des contraintes liées à la virilité obligatoire. Explicitement ou non, ils décrivent les constructions sociales des masculinités. Sans angélisme, ils déclarent qu'aucun homme violent de manière volontaire peut venir dans les programmes, d'où l'utilité de lois contraignantes, mais ils font confiance à la capacité personnelle d'un homme pour choisir d'autres attitudes.

Les autres, reprennent à leur compte des analyses issues du féminisme, sans proposer d'autres alternatives à l'homme que l'arrêt des comportements violents ou contrôlants. L'accent est mis sur la non-empathie avec les clients. Eux se définissent, de prime abord, comme différents des hommes violents. Comme si on pouvait prétendre que certains hommes sont construits socialement en référence à la violence et d'autres, non. Dans les conversations privées, soit ces hommes n'expliquent à aucun moment leur propre démarche personnelle (à la limite, il faut les croire sur parole), soit ils disent, en pointillé, qu'il faut aussi faire attention à nos comportements contrôlants, -ce que tout homme conscient des phénomènes d'oppression, sait- . Toutefois, ils préfèrent se confronter, à une/des femmes, pour leur propres comportements contrôlants.

A vrai dire, quels sont les meilleures voies de remises en cause du masculin? Groupe d'hommes ou interpellation des femmes? J'en sais rien, mais il s'agit surtout de deux types de confrontations différentes et complémentaires. En France, dans les "groupes hommes", on a toujours admis qu'il était plus facile, séduction aidant, de convaincre une femme que d'affronter un débat collectif entre hommes. Il s'agit certainement de cas de figures différents..

Ces deux analyses ont en commun d'être partielles:

- L'une intègre la vision masculine des rapports sociaux, mais prétend qu'il est possible individuellement de choisir sa position de sexe. JE décide un jour de ne plus être dominant, et de rechercher d'autres plaisirs.

- L'autre intègre les rapports sociaux, notamment le contrôle individuel et collectif des hommes sur les femmes et articule les positions de l'un-e et l'autre. Certains hommes expliquent très bien comment l'évaluation des programmes pour hommes violents doit intégrer le suivi des femmes (c'est a dire évaluer les effets sur les femmes des transformations des hommes). Mais à l'inverse, on ne comprend pas comment et pourquoi eux, hommes, ont changé, notamment dans leurs rapports aux autres hommes. Peut-on valablement dissocier les rapports de concurrence entre hommes, l'apprentissage de la guerre, de la non expression de ses émotions, de la virilité apprise, des comportements que les hommes font vivre aux femmes?

Mes recherches nous amènent aux positions suivantes:

Les constructions sociales du masculin et du féminin, produisant l'oppression des femmes et l'aliénation des hommes sont porteuses de violences. L'analyse des rapports sociaux de sexe nous montrent qu'il n'y a pas de symétrie entre la position de sexe des hommes et des femmes. La violence analysée dans ses fonctions de contrôle est d'abord exercée par les hommes contre les femmes. Si une prise de conscience des hommes est nécessaire, elle doit autant porter sur les rapports sociaux appris concernant les femmes que ceux appris concernant les hommes. Concurrence et homophobie sont aussi des supports du patriarcat et du viriarcat.

Il existe une mobilité sociale de sexe, la possibilité pour un homme- ou une femme- en fonction des situations, de faire varier ses différents "rôles" possibles. La position de sexe, réfère non seulement à la seule prise de conscience, un choix individuel, mais aussi à l'étude des rapports sociaux dans lesquels la personne est intégrée. Autrement dit la violence masculine domestique n'est pas une problématique uniquement inter-individuelle ou morale. Modifier la violence domestique c'est remettre en cause ses conditions sociales d'émergence : la domination individuelle et/ou collective des hommes.

Les débats sur la position de l'homme, son attitude, ses choix sont souvent problématisés comme un débat entre dominants. Vouloir établir d'autres rapports sociaux avec des femmes impose aux hommes d'intégrer dans leurs pratiques la compréhension de la conscience dominée.

Un plan gouvernemental pour l'amélioration de la lecture tient compte de l'échec scolaire, de l'analphabétisation d'une partie de la population. Ceux/Celles qui savent lire, écrire, penser, pour aboutir à un futur cheminement commun, acceptent d'écouter, d'attendre. On connait mal la perception des personnes qui n'arrivent à déchiffrer que cinq lettres à la fois, mais on peut intégrer la différence dans une réflexion sur l'avenir.

Dans les rapports de sexe, c'est la même chose : tous les êtres ne sont pas des personnes se pensant libres de leurs choix, de leurs désirs. Le fait inégalitaire, la conscience dominée, sont des données sociales qu'il nous faut intégrer pour débattre ensemble. Quelle que soit la position de sexe choisie par un homme, il n'est pas seul. Sa perspective doit tenir compte de la position de sexe de l'autre, des femmes . "Sortir" de la violence masculine domestique, mais plus globalement vivre des alternatives à la prison des genres, doit intégrer le fait inégalitaire par lequel sont construits différemment à l'époque actuelle les dominants et les dominées .

Effets de la pseudo symétrie des violences

l'intervention de couple

Un effet de la symétrisation des violences conjugales, est sans conteste, l'intervention de couple. Les professionnel-le-s qui, depuis de nombreuses années accueillent les femmes violentées, peuvent décrire de manière empirique les effets dévastateurs -pour la femme- de cette forme de traitement social de la violence domestique : renoncement de la partenaire à prendre son autonomie, illusions de changement, accentuation des violences... Nous allons essayer d'en comprendre les mécanismes.

Il serait absurde d'avoir la prétention de définir une méthode exclusive d'intervention contre la violence domestique. Toutefois à partir de mes recherches plusieurs observations s'imposent. Différentes personnes, hommes et/ou femmes m'ont expliqué leurs initiatives précédentes, notamment celles visant une démarche "de couple" pour résoudre le problème de la violence. Les couples se sont adressés à des conseillers conjugaux, des thérapeutes de couples... Certain-e-s ont suivi jusqu'à trois ans de traitement. Et dans la plupart des cas la violence de l'homme n'a pas été modifiée -au contraire.

La violence appartient à l'indicible :

Nous avons vu la double définition de la violence masculine domestique. Comment un homme pourrait-il devant sa compagne décrire l'intention qu'il associe à la violence. Elle se plaint, elle parle d'une partie des humiliations qu'elle a subies, elle raconte à l'intervenante, et à son compagnon la douleur, la souffrance... Quel homme sensé irait ajouter à cela une explication signifiant "il y a ça mon amour , mais en plus il y a ceci et cela" La démarche conjointe est faite pour "sauver" le couple, l'homme à tort ou à raison, ne va pas ajouter des éléments qui peuvent servir de griefs contre lui : l'intervention de couple favorise le déni masculin.

Chaque fois que nous avons reçu des couples nous avons observé :

- la présence d'un méta-langage important
- un fonctionnement à l'implicite

-a) le méta-langage :

Une communication n'est jamais limitée au verbal, ni même au conscient. Claude et Julie sont un couple qui par l'intermédiaire d'ami-e-s connu-e-s sont venu-e-s un jour à mon domicile. Quand Claude parlait, Julie écoutait, elle entendait pour la première fois sans doute, en silence, les émotions de son compagnon. La situation était identique en sens inverse. Mais quand Claude se levait subitement, accélérait son rythme de parole, sa respiration... bref manifestait une souffrance corporelle... l'attention de Julie se fixait non plus sur les propos de son compagnon, mais sur son corps. Elle avait peur. Phénomène inconscient, traduction de la mémoire corporelle de la douleur, j'en ai reparlé avec elle seule par la suite. L'accélération du rythme respiratoire lui rappelait la colère naissance, la contrariété... Et en même temps ce qu'elle avait subi comme conséquences de la contrariété de son ami, c'est à dire les coups. Ceci limitait ses propres paroles.

Quand dans un entretien conjugal, l'homme manipule ses clefs, sa montre, il faut avoir l'expérience particulière de la femme pour savoir qu'il peut s'agir d'un signe avant coureur de ses violences. Il écoute mais s'énerve. Dans certains cas, l'homme peut sortir encore plus exaspéré d'avoir commencé à parler, et qu'en même temps on ne lui reconnaisse pas son bon droit. La femme peut à partir de l'entretien de couple subir des dangers supplémentaires. L'entrevue conjointe est aussi vue comme une pratique dangereuse par d'autres spécialistes. Currie non seulement souligne le danger pour la femme, mais dit "qu'il y a peu de chances que la femme donne spontanément des renseignements quand l'homme est présent."

b) Un discours implicite :

Personne n'aime raconter l'horreur, y mettre des mots. Dans l'échange devant une tierce personne, l'un-e et l'autre évoquent des scènes, des conflits. Le rythme de l'entretien est tel qu'il n'est pas toujours possible à l'intervenant-e d'en demander la description, ou les descriptions. Au lieu de mettre pour soi-même des mots sur les différentes crises vécues, l'intervention reste à la surface du discours, empêchant ainsi l'un et l'autre de progresser dans leur propre compréhension des problèmes.

KACZMAREK confirme:

"Les principaux obstacles rencontrés par les conseillers restent la mauvaise qualité de la communication, les différences extrêmes entre les individus trop renfermés sur eux-mêmes et un nombre fascinant de sentiments assaillant le couple (de l'amour à la haine, bien des degrés existent ! )".

La demande aux thérapeutes de couple est paradoxale :

- soit la femme se soumet, arrête de prendre son autonomie, et à ce moment là aucune résistance n'empêche l'homme de continuer la spirale de la violence. La démarche aboutit, pour la femme (ou l'homme battu) au renoncement.

- soit la femme accentue sa prise d'indépendance, et la colère, la violence de l'homme ne peuvent que s'aggraver.

On comprend pourquoi les conseillers conjugaux disent : "c'est pas facile pour nous la violence". Le conseil conjugal symétrise la relation inégalitaire. Il s'inscrit dans le traitement social non de la violence masculine domestique, mais du mythe de la violence domestique qui décrit des violences réciproques et symétriques.

Dans un couple régulé par la violence masculine domestique les intérêts de l'un-e et l'autre sont au départ antagoniques. L'homme veut garder son pouvoir, ses privilèges. La femme veut voir cesser la violence faite contre elle, et dans certains cas revendique son autonomie. Comment concilier les deux dynamiques inverses sans être obligé d'en appeler à la norme- ou à la morale ? On connaît l'efficacité très réduite de l'appel à la morale concernant la violence, ou alors il faut expliquer pourquoi dans nos pays fortement judéo-chrétiens, elle perdure. A écouter ceux-celles nous ayant expliqué leurs démarches chez les conseiller-e-s conjugaux-ales, l'appel à la norme, à la raison, ou à l'amour n'est pas resté sans effets. Dans tous les cas, les effets du conseil conjugal ont été :

- de maintenir le statut quo -violences comprises-,

- d'éviter la fuite de la femme.

Claire G.:"j'aurais pu partir... c'est pas ça... mais j'attendais le mercredi souvent pour parler".

Enfin, professions privées, libérales, se donnant les atours des para-médicaux, le conseil conjugal, comme l'avocat, le thérapeute de couple... tirent leurs moyens de subsistance des crises conjugales. Cela ne favorise pas toujours ni la rapidité, ni l'efficacité de l'intervention.

La médiation familiale ou les conciliateurs conjugaux

La Justice française veut changer de visage. Devant l'inefficacité du traitement social judiciaire actuel de la petite délinquance, se mettent en place des "peines de substitution", des "conciliateurs de voisinage". L'objectif est de résoudre les multiples différents quotidiens en dehors d'une problématique de la faute et de la punition. Ces structures, notamment dans les quartiers à forte densité résidentielle concourent, je l'ai constaté, à rétablir des relations de voisinage, et à recréer des réseaux de solidarité. Le recours à des formes judiciaires alternatives tend aujourd'hui à s'étendre à d'autres secteurs du droit, notamment le droit de la famille.

Puisque la violence masculine domestique peut être judiciairisée, que "battre une femme est un crime", l'appel à la conciliation, ou à la médiation familiale (pratique nouvelle en France, elle reprend des principes québécois) a semblé évident à de nombreux-ses spécialistes de la famille. Ce fut même le thème d'un colloque tenu à Montréal en Mars 1987.

La violence ordinaire et banale est-elle conciliable ?

Au cours d'une enquête menée sur la conciliation de voisinage, j'ai assisté à la scène suivante : un homme témoigne à propos de sa femme :

"Oui, je l'ai battue. La séparation est absurde... Mais je n'ai pas essayé de l'étrangler". En somme, il décrit le rapport de force banal, admis. Devant les conciliateurs/trices, il répètera : "Quelques gifles de temps en temps, je l'ai pas frappée vraiment".

Entre eux/elles, à leur réunion bi-mensuelle, lors de l'exposé de cette "affaire", les conciliateurs et conciliatrices rient Par la suite, ils/elles se dessaisiront de l'affaire, n'ayant pas trouver une "conciliation" entre les deux ex-époux.

De fait, la situation était inconciliable en l'état. Une femme victime de violences répétées, un mari qui n'arrivait pas à comprendre, ou à admettre, son désir de fuite. Ce jour là, les hommes membres du comité de conciliation, tout en riant, expliquaient clairement leur refus d'être en quelque sorte complices du mari. On peut imaginer d'autres scénarii.

La médiation, la conciliation sont à n'en point douter des formes originales pour ré-introduire de la régulation sociale dans certains territoires urbains, pour permettre que dans des divorces, le conflit soit l'exception, et non la règle tel que l'incite aujourd'hui la justice.. Soutenue par une frange progressiste de militant-e-s de quartier, d'animateurs-trices d'associations familiales, de magistrats, on ne peut qu'être sceptiques sur leur généralisation à l'ensemble des problématiques conjugales.

Tant que le débat sur les violences domestiques n'est pas crédible et public, chaque personne, même par ailleurs militante ou progressiste, réagit en fonction des stéréotypes sexués ordinaires, bref, intègre tout ou partie du mythe sur la violence. Le rire des conciliateurs et des conciliatrices n'a pas vraiment d'autre sens. Le danger consiste à accroître, contre la victime, la pression sociale visant à limiter sa fuite. La conciliation, qui sans changements réels de l'homme et de la femme aboutirait, par exemple dans ce cas, à faire reprendre la vie commune à l'épouse, serait une aide... au mari -celui qui refuse la séparation, et la responsabilité des ses coups. La médiation des rapports sexués présente un fort risque de reprise du pouvoir patriarcal, là où des luttes individuelles et collectives ont commencé à ouvrir des brèches dans la domination masculine.

Ce fut d'ailleurs les propos de nombreux-euses intervenant-e-s au colloque de Montréal :

Louise LAMB de l'association nationale "la femme et le droit", précise : "Toute médiation se fonde sur l'hypothèse d'une relative égalité de pouvoir des deux parties. Mais cette hypothèse est souvent non-fondée et peut forcer la conclusion d'ententes inéquitables, dans la mesure où la plus faible des deux parties -et c'est habituellement l'épouse- risque d'être taxée d'hostilité par le conciliateur si elle ne consent pas à céder ses droits acquis". Le livre "Mothers on Trial", de Phillis Chesler, confirme cette dynamique.

Pour Madame LAMB, qui possède aussi une expérience de négociatrice en droit du travail, la conciliation "privatise" le droit familial d'une manière qui renforce les déséquilibres de pouvoir actuels entre hommes et femmes. Elle souligne l'absence de consensus entre les conciliateurs même [_]. Madame Linda GIRDNER, anthropologue à l'université d'Illinois et elle même conciliatrice, s'inquiétait au même colloque de voir la plupart de ses collègues en conciliation afficher des préjugés qui pèsent lourds dans la balance malgré leur projet affiché de faciliter aux deux parties l'accès à l'autonomie et au contrôle sur leurs vies. [_]. Elle note que ses collègues évaluent habituellement leur succès en termes d'ententes conclues, au lieu d'évaluer si ces ententes sont réalistes et justes pour chacune des parties et chacun des couples à qui elles sont proposées.[_]

La médiation familiale, comme le conseil familial ou le conseil conjugal qui commencent à se développer en France, sont des exemples de réponses biaisées à la violence masculine domestique. En s'appuyant sur le mythe de la violence domestique, et sur les stéréotypes sexués vécus par les conciliateurs et les conciliatrices eux/elles mêmes, en assimilant des conflits n'ayant pas la même nature, ils favorisent le maintien des rapports sociaux vécus dans les couples et, en cela, ne contribuent pas à diminuer la violence conjugale et/ou à protéger les victimes.

Dépasser le mythe :

Nous venons de montrer que la violence domestique n'est pas l'apanage exclusif des hommes, ou qu'elle n'est pas non plus une pratique sociale symétrique entre hommes et femmes.

Quel que soit l'énoncé du mythe, celui qui nous présente l'homme violent comme un monstre et la femme battue comme une pauvre victime innocente à protéger, ou celui qui nous invite à naturaliser la violence masculine domestique en l'identifiant exclusivement aux hommes, ou au contraire celui qui nous propose de la symétriser, il faut admettre que les représentations de sens commun individualisent le phénomène. Individualiser la violence masculine domestique, en créant des catégories figées représentant les personnes concernées, évite une compréhension globale de la place sociale qu'a cet outil particulier dans la domination masculine. L'effet direct du mythe, et de ses énoncés est un frein à l'évolution des rapports sociaux de sexe.

"Sortir de la violence" l'expression est usuellement employée par mes informateurs/trices - nécessite de se décentrer de ces visions victimologiques et psychologisantes.

--------------------------------------------------------------------

Anthropologie et Sociétés

Les hommes violents par Daniel Welzer-Lang  Paris,
Lierre et Coudrier Éditeur, coll. Écarts, 1991, 332 p.
https://www.erudit.org/fr/revues/as/1992-v16-n3-as791/015246ar/
Daniel Welzer-Lang, sociologue, spécialiste du genre et de la question masculine, est maître de conférences à l’université de Toulouse-Le Mirail.