Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes

Morsure

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Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981 

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Morsure

Quand je me suis proposé, pour ce numéro sur la paternité, de faire des interviews de mecs, je ne savais pas trop où je voulais en venir. J'envisageais vaguement de faire un travail de synthèse où il serait question du désir physique d'enfant, du rapport à l'enfant, au père, à la mère... Il n'était bien sûr pas question que j'y parle de ma propre paternité. J'attendais de ces mecs qu'ils me retournent une image de la paternité dans laquelle, en douce, j'aurais pu m'identifier, ou, plus vraisemblablement, j'aurais affirmé ma singularité. Il s'en est fallu d'un rien pour qu'au cours de ces interviews, les rôles ne s'inversent ou plutôt que de la tendresse passe et interdise ce viol de l'autre. Et au dernier moment, je me réfugiais derrière le magnétophone ou une cigarette...

" ...quand on se ballade ensemble, la main dans la main, ce sont des moments de calme, de paix, de contact à deux. J'ai l'impression de faire quelque chose ou plutôt non... j'ai l'impression de rien : je suis bien sans me demander pourquoi ; comment. A ces moments-là, j'existe réellement, au moins pour quelqu'un... " (Bebel).

" ...quand j'ai senti cette main dans la mienne, j'ai eu la sensation d'une confiance partagée, naturelle. Ça passe tellement facilement. C'est un rapport qu'on ne peut pas avoir entre adultes... " (J.-Luc).

Kevin endormi contre moi, son corps chaud et lourd contre le mien, son abandon qui se propage sur ma peau, m'envahit doucement.

Je ne voulais pas d'enfant et pourtant lorsqu'un chirurgien m'annonça qu'il devrait sans doute procéder à l'ablation de l'un ou des deux testicules, je m'y opposais avec violence. En bonne logique mâle, j'entendais refuser à l'autre son désir tout en me préservant la possibilité de réaliser un jour mon nondésir.

Plus tard, mettant à profit l'ambiguïté d'une relation triangulaire mal vécue, mais qui présentait pour moi l'avantage du doute quant à ma responsabilité biologique, je me préparais à jouer mon rôle de père. J'assistais, attentif, aux cours de préparation à l'A.S.D., lisais Leboyer, Odent, Revault d'Allonnes et posais mes mains sur le ventre de F., à l'écoute du moindre battement : bref, j'assumais à ma façon, avec les moyens du bord. Avec sérieux, avec sincérité ; soucieux de dominer la situation, de ne pas être hors du coup. Mais, malgré tous mes efforts, j'étais incapable de vivre cette grossesse autrement qu'avec ma tête, mon intelligence, mes concepts.

A vrai dire, je l'ai vécue aussi avec mon sexe quand mon ventre concave épousait la rondeur du sien. Moi qui auparavant évitait soigneusement de regarder le ventre des femmes enceintes, j'éprouvais un plaisir inconnu à faire l'amour avec F. Plaisir sans doute lié à la jalousie. Vis à vis de qui ? De l'embryon dont j'aurais aimé occuper la place ? Ou de l'autre mec dont je cherchais à oublier la possible paternité ? Etre dans le corps de la femme ou y laisser ma trace symbolique pour effacer celle de l'autre ? A moins que ce plaisir n'ait été adressé à F. qui n'avait pas besoin de moi pour bien vivre sa grossesse ? Je ne devais pas admettre que son bonheur ne passe pas par moi.

La première fois que j'ai pensé à l'enfant : sa tête ou plutôt une tache noire de cheveux apparaît et presque aussitôt la sage-femme précipite ses gestes pour sortir l'enfant : le cordon est enroulé plusieurs fois autour du cou. Peur. Que chassera très vite quelques instants plus tard, la vue du corps de l'enfant dans lequel je crois reconnaître la morphologie de l'autre mec, le tiers ; car, bien sûr c'est un garçon. Je souhaitais une fille. Son existence aurait attesté de ma singularité. Elle m'aurait aussi permis d'exercer ma séduction. Tandis que là je me retrouve en face d'un garçon, d'une possible copie qui vient altérer mon originalité. Copie bien sûr dont je tirerai un jour profit mais que, dans l'immédiat je rejette, n'étant pas mienne. Deux jours après, je suis au guichet du bureau de l'état-civil, côté naissance-mariage : je viens faire certifier que l'enfant est le fils de F. et qu'il portera donc son nom ; je ne suis que simple déclarant. Puis j'ai un sursaut de paternité principalement motivé par la marginalité de la situation : depuis dix ans vivre en marge fait partie de mon confort personnel, c'est ma façon de ne pas assumer mon rapport au monde extérieur tout en m'efforçant de croire le contraire. Je file voir les membres d'une boutique de droit pour leur exposer les tenants et aboutissants. Ils m'écoutent avec attention et fort judicieusement me renvoient ma demande : comment faire pour que l'enfant porte les deux noms ? Flatté de leur intérêt — il faudra nous tenir au courant – mais contraint à l'autonomie, j'abandonne assez vite. Pas de paternité donc : je me contente de reconnaître l'enfant et de faire, ainsi que mon père me l'a enseigné, mon devoir. Bon gré, mal gré, j'essaie d'aider F. mais j'aimerais sans oser l'avouer être ailleurs.

Commencent alors les premiers symptômes de ma " maternité " : peu de temps avant que Kevin n'ait ses premières douleurs dentaires, une molaire pourtant dévitalisée m'empêche de dormir : puis une bronchite soudaine coïncide avec les premières toux de l'enfant. Par la suite cette symbiose va faire place à une main-mise progressive visant sans doute l'éviction relative de la mère. Je reproduis alors les attitudes protectrices et qu'adolescent je dénonçais, de ma mère. Je prends soin jalousement de sa nourriture, le guette du coin de l'oeil, prévient la moindre chute mais aussi le moindre geste : ma vigilance se renforce en présence de tiers à qui j'entends montrer que nous sommes deux pour l'élever : moi et elle.

Et, pendant tout ce temps, Je sens le corps de Kevin contre le mien. Ça ne m'empêche pas d'osciller entre le sens du devoir — il faut le changer, faire sa soupe, ne pas oublier le fortifiant... – et l'envie de me réfugier dans cet enfant, de le prendre à témoin de tout ce que je vis mal. Peu de place pour lui dans tout cela.

Ses six petites dents découvertes, il se précipite en riant sur mon nez et le mord avec délectation.

Dix mois se sont passés. Kevin a deux ans et deux mois. Il ne me fascine plus. Lorsque j'écrivais les lignes qui précèdent, je l'aimais comme on vénère un interdit, comme on redoute une idole. Je l'aimais pour les nouveaux devoirs occasionnés par sa présence. Grâce à lui, je remplissais un contrat imaginaire où il était question de mériter la dignité de père. Depuis, de la joie est passée entre lui et moi. D'obligatoire ma paternité est devenue essentielle, mélange de nécessité obscure et de surprenante gratuité. Je me pris à rire sans raison, sans autre raison que le rire de mon fils.

Il cessa donc d'être un prétexte. Ni trace, ni réminiscence, ni refuge, il existait, il était là, simplement autre que moi. Il n'a rien à voir dans ce qu'il vit, par ce qu'il exprime, avec mon enfance. La place qu'il m'assigne m'interdit toute redite. que ce soit celle du père imperturbable ou celle de l'enfant perturbé. Sa peur simplement réveille la mienne. Sa peur, son sourire, son attention, ses cris... Il m'inscrit dans le temps. reléguant mes doutes de paternité au rayon des accessoires anxiogènes. Je lui dois l'insouciance oubliée. la colère nécessaire ce gosse est ma mémoire retrouvée. Dans la rue il s'étonne, s'arrête, commente. Il interpelle, désigne, fait un pas de côté pour éviter une crotte de chien et décide d'aller ouvrir la portière arrière d'une voiture en stationnement. Il repart en me proposant un bras de la poupée qu'il balance vigoureusement en chantant une berceuse. A voix basse Je commence à fredonner la comptine puis Je m'enhardis et chante " pour de bon ". Le trottoir nous appartient.

Claude Barillot

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Revue TYPES - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981

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