Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes

Plaisirs diffus - Izmir

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Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes - 1981 

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Plaisirs diffus - Izmir

Fallait venir ici, finalement, pour redécouvrir le plaisir de travailler, d'écrire, à une terrasse de bistrot. Un narghilé à ses côté ; pas tellement pour ses vagues de fumée blanches qui t'entrent, inaperçues, dans les poumons, puis se retirent, te laissant au goût comme une écume rugueuse. Pas non plus pour ses bulles qui trouaient plutôt comme des incongruités la surface lisse et raffinée de ce rite qu'il aurait préféré parfaitement silencieux. Ni pour le téton, maternel à en rire, de son embout. Plutôt pour la fleur de tabac, roulée compliqué comme une pivoine entrouverte ; le rougeoiement du charbon de bois, posé dessus, et l'incroyable lenteur de sa pénétration.

Peut-être, aussi, Pierre se sentait bien, presque choyé, à cause des charrettes à quatre roues des marchands ambulants, qui proposaient, à portée de main, la profusion de leurs graines. De tournesol, de pistaches, de courges de différentes variétés. Amandes fraîches et sèches, ou salées. Pois chiches, fèves. Noisettes dans tous les états possibles entre l'arbre et la bouche, clochettes vert pâle, en grappes, bruissant somme de feuilles, bois verni, strié des coques. On avait envie d'y plonger la main, comme dans un sac de billes, et ça ferait en remuant un bruit mat et continu de toc-toc. Noisettes décortiquées, avec leur enveloppe d'acajou mat ; décortiquées et pelées, et salées décortiquées pelées et salées décortiquées pas pelées. Cacahuètes. Noix de cajou. Noix. Chaque espèce, chaque préparation dans un petit casier spécial.

Les premiers jours, Pierre s'était senti submergé par la profusion, l'irrésistible magie du vrac. N'osant toucher. Puis il avait entrepris de goûter à tout, systématiquement, méthodiquement, et y était presque arrivé. Parfois, dans une carriole, il croyait découvrir un nouveauté, se dépêchait d'en acheter pour quelques liras... mais il retrouvait en général un goût déjà connu. Il avait simplement oublié, ou bien les graines étaient plus grosses, ou plus rondes, ou plus petites. Comment se souvenir ? Il oubliait presque instantanément les noms que lui épelaient les colporteurs, manifestement peinés de le voir désigner du même doigt fade des denrées aussi spécifiques.

Maintenant il connaissait ses préférences, et grignotait quelques pistaches, absorbant la sensualité calme et célibataire des hommes autour de lui. Il était resté le temps qu'il fallait pour s'y sentir bien au chaud. Il commençait juste à en sentir les limites, les malaises. L'ennui ? Une espèce d'attente sous-jacente, peut-être l'image en creux des millions de femmes, derrière les murs, conditions de cet équilibre apparent. Mais Pierre évitait facilement encore cette image. Bien installé dans le provisoire de sa situation, il tirait du narghilé des bouffées d'un temps merveilleusement dilué. Il n'était pas au Q.L. Il n'y avait pas dans son dos de loufiat pour chronométrer depuis combien de temps il n'avait pas consommé, et seulement une limonade ou un lait en plus. Les serveurs à Paris sont particulièrement désagréables avec les buveurs de lait, non ? il aurait fallu boire que des petits noirs. Pourquoi cette indulgence pour les buveurs de café ? Pas ma faute si j'aime pas le café... Pierre se mit à rire. Ici il buvait du çay, thé très noir, servi dans des petits verres tulipes. Et il ne se chronométrait pas lui-même, histoire de recommander assez tôt pour s'épargner la mauvaise humeur de voir l'autre se ramener et lui demander qu'est-ce que je vous sert avec son masque de mépris professionnel ; c'est pas qu'il te méprise vraiment ; il a autre chose à faire et aimerait bien penser, lui aussi, à autre chose, que ce qu'il te sert, mais faut bien te donner l'impression que ce serait " normal " de consommer plus que tu ne consommes...

Pierre s'ébroua, abandonnant ce mini-cauchemar. Il se retourna vers le port. Ça vivait. Il y avait un clapot alourdi d'huile et de varech. Des barques vides qui se balançaient, trempant leurs longues moustaches d'algues visqueuses, dans la soupe. Un ciel gris pâle et son gros soleil rouge. Pierre resterait là encore longtemps, jusqu'à ce que la nuit lui laisse pour seule compagnie le rougeoiement intermittent du charbon de bois sur le tabac.

— " Alors, comment tu trouves ? "

— " Euh... Insignifiant... "

Un peu gêné de me dire ça, le copain... Et pourtant, il venait de me faire comprendre pourquoi je l'avais, non pas écrit (ça c'était bien avant. Pure " gourmandise "), mais proposé, à Types. Parce qu'au sens propre, il était insignifiant, n'avait rien à signifier. Une espèce de portion homogène, pas de thèse-antithèse-synthèse, pas de début, pas de fin (" ça pourrait continuer longtemps... ", dixit toujours) : ni queue ni tête, en somme... Sacré programme, pour un " mec " !

Jean-Louis Viovy

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