Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes

Plaisirs et paternité - Défonce au pouponnage

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Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes - 1981 

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Plaisirs et paternité - Défonce au pouponnage

L'espace de ce numéro est celui du plaisir. J'avais à cœur néanmoins d'évoquer mon accès récent à la paternité, verbiage qui aurait trouvé plus naturellement sa place dans le numéro précédent consacré aux paternités. Le thème cependant est loin d'être épuisé, tant s'en faut. Alors voilà, j'amène en exergue, en réponse ou en complément, comme il vous plaira, mon exposé très relatif à mon vécu, coloré des divers rejaillissements de ma trajectoire (d'où viens je ? d'où venons-nous ?). Il s'agit ici d'un boniment sur ma joie, mon choix d'être père puisque aussi bien paternité peut magnifiquement se conjuguer avec plaisir.

Paternité, à laquelle je me suis préparé, que j'expérimente, que j'édifie. Qu'est-ce que cela signifie ? Un enfant est là, né d'un choix, qui va se développer à côté de moi, nourri de mes dons, fortifié de nos échanges. Être père : délicieuses découvertes et faims toujours inassouvies. Paternité dont je me régale, paternité de plaisir. Et pourtant, depuis l'heure de mes premiers choix, depuis l'affirmation de mes désirs et de mes volontés, mon quotidien a été longtemps réglé par un hédonisme au nom duquel l'enfant perçu en tant que source de tracas, limitation, piège même, était exclu. Vie conduite au jour le jour, gardée de tout engagement irréversible, vie éprise d'indépendance, faite pas à pas d'expériences multiples, orientée vers une hypothétique, voire mythique libération. Recherche d'une jouissance immédiate, d'un recul des inhibitions dans des relations privilégiées, avec les autres, par les autres.

Années d'orientations ponctuelles, de crises, de confrontations ; et à l'origine un énorme refus, celui de l'enfant auquel a été imposé un lourd héritage de valeurs, de principes, un monde étouffant. Fils d'abord, j'ai lacéré l'image du père partout où je l'ai trouvée, révolté contre toute manifestation de l'autorité (Hello, papa Freud, toi qui fais encore autorité !) et puis progressivement j'ai digéré, placé mon héritage, assumé mon passé, mon moi. Et s'est dessinée à mes yeux une image du père qui me convenait, que j'étais prêts à endosser. Ce n'était pas si simple de dédramatiser l'engagement pris à l'égard d'un être né de soi.

Parallèlement à cette recherche d'une satisfaction du désir, ma sexualité s'est épanouie dégagée de toute implication de fécondation. L'amour, ce n'était que plaisir partagé. Faire l'amour satisfait des besoins naturels et faire des enfants relevait d'une décision correspondant à un désir ou un besoin que j'ignorais. J'ai considéré que l'enfant comme conséquence inévitable de l'hétérosexualité ressortissait à des séquelles d'un passé d'obscurantisme et de sousdéveloppement. Et j'ai tenu à contribuer à ce que cela change (ohé le MLAC). Alors passer d'une longue habitude de sexualité stérile à une sexualité féconde, ca ne s'est pas fait simplement et en toute sérénité. Je suis conscient que je n'évoque pas là un cas original et strictement personnel. Je me rends compte à présent à quel point cette accoutumance à une sexualité sans risque ni effet s'est faite grâce à ma compagne, grâce aux femmes qui avaient conquis la contraception. Femmes connaissant, apprenant leur corps, tandis que nous les mecs, moi, je m'en remettais à la nana, totalement, ne prenant pas en charge ma contraception, ma stérilité, sûrement très, trop ignorant du fonctionnement de mon organisme. C'est avec décision d'être fécond que j'ai ressenti le besoin de contrôler ma fécondité ? que j'ai été sensibilisé aux recherches effectuées dans le domaine de la contraception masculine.

Pour justifier mon refus de procréer j'ai longtemps invoqué l'inadaptation du monde réel à un monde idéal dont je me serais senti responsable vis-à-vis d'un être issu de mon choix. Je me refusais à donner la vie dans un monde de folie meurtrière, de pollution. Je disais... Mais lorsque se manifestait mon envie de paternité tout autant que sur l'ambiguïté de cette envie je m'interrogeais sur le fondement de cette argumentation. Ne recouvraitelle pas tout simplement une incapacité à m'admettre ? Mon séjour en Inde, période riche en violentes confrontations, en doutes, période d'inspection, m'a peut-être permis d'atteindre une maturité apaisante. Au contact de masses d'humains, mues par des lois, des impératifs en apparence si éloignés des miens, j'ai pris conscience de mon appartenance à un univers en marche, petite parcelle relativisée. Vision cosmique. L'Histoire ne m'appartient pas. Avec ça, ont coïncidé mes retrouvailles avec Clémence et une solidification de notre relation déjà longuement tissée. Elle et son désir de maternité. Un grand moment de confiance absolue. Enfant désiré, enfant voulu. Le plaisir de l'amour en a guère varié alors que, pilule au placard, on se disait c'est peut-être cette fois.

Puis la joie, l'exaltation de savoir l'enfant embryonnaire. Stupéfaction. Miracle ! c'était si simple ! Surprise, on se serait cru stérile. Mais non, l'enfant se développe dans le corps de la femme aimée et sereine. Retour en France, au bercail, nidation. J'éprouve un vague sentiment de crainte, de frustration aussi. C'est elle qui nourrit, alimente l'enfant, le détient. Besoin de donner corps à cet être que je n'arrive pas à visualiser, que je n'évalue pas bien. Alors j'apprends à tricoter. Je participe à la préparation de la layette. Tiens le voilà qui grogne, appelle pour sa tétée nocturne. L'enfant dont je suis le père, non par simple biologie, mais parce que je lui suis acquis avant même son existence biologique. Et le voilà qui pousse en elle. Je m'adresse à lui, à travers l'écran, l'enveloppe de chair qui le protège. Est-ce que niché au-dedans de ce ventre bombé il sent mes caresses, il entend ma voix, cette berceuse chantée sous le drap avant que nous nous endormions tous les trois ?

J'ai connu Jasmin alors qu'il avait tout juste sorti sa tête et son épaule de l'antre maternelle, au moment où mes mains ont saisi sa chair dodue et grassement lustrée. Première communication, premier dialogue. Les photos révèlent mon sourire et mes yeux humides. Et alors son cri. Étourdissant. Affirmation si nette, brutale, de son être qui ne vous appartient plus, qui, au demeurant, ne m'a jamais appartenu à moi, à l'homme. (Et n'est-ce pas la le premier drame de l'humanité ? Ô lois, mœurs, attitudes, misogynes !) L'enfant, dans mes mains, dès ce premier moment empreint de religiosité, de joie, d'émotion. Je le restitue à sa mère, déposé sur son ventre. Nos mains le cajolent, le rassurent, apaisent son angoisse, le réchauffent, dialogue muet, premier massage. Dialogue muet que nous reprenons presque quotidiennement soit elle, soit moi, avec nos mains pour le bien-être de ses muscles, le relâchement de ses tensions. Puis, le bain, le plaisir de l'enfant qui a retrouvé momentanément son milieu aquatique originel. Ses traits se détendent, les yeux qui s'ouvrent, le grand disque bleu de l'iris mobile, évalue les formes, les intensités lumineuses, les doigts minuscules qui dansent, s'agrippent aux miens ? Plaisir partagé, celui de l'enfant apaisé en qui s'impriment des sensations visuelles et auditives feutrées et le mien, celui de l'adulte qui sait, comprend, qui n'a rien à expliquer que par la caresse de ses doigts, de sa paume. Plaisir de ceux qui autour regardent, pénétrés de la solennité du moment, communiant.

Un mois et demi plus tard Jasmin semble se régaler encore mieux du bain. Il gigote, se retourne, un large sourire très mobile épanouit son visage, ses yeux pétillent. Naissance fête dans la demiobscurité, le demi-silence. Fleurs, flûte et vocal indiens, champagne. Naissance-joie. Autour de Clémence et de l'enfant, moi et le rôle privilégié que nous avions décidé de m'attribuer, quelques amis réconfortants, aidant la sage-femme bien sur, efficiente, amicale, son mari médecin (couverture assurée) prenant discrètement des photos. Naître à la maison, naître sans violence, un acquis de notre époque, une possibilité dans notre région (merci Joëlle, merci Pierre !) dont a bénéficié notre premier enfant.

Depuis lors, s'ajoutent, s'expérimentent les menus plaisirs quotidiens. Tout de suite après la naissance j'ai du prendre en charge et les soins à la mère et ceux à l'enfant. Je n'ai pas connu le traumatisant retour de maternité, mère et enfant sous le bras petite chose fragile au rythme particulier, qui crie, vocifère et dont on ne sait que faire, sa mère, elle, sachant. J'ai connu l'euphorie, la défonce dans le pouponnage. Jouissance ludique. J'ai dorloté bébé, je l'ai épié, senti, caressé, léché, comme n'importe quel mammifère avec ses petits, très animal, confondu par mes comportements " instinctifs " de protection-affection. Père poule ? Père-enfant. Géant et redevenu tout petit à la fois. Je lui ai parlé, je lui ai chanté. Maintenant dans la rue, dans la douceur de ce printemps qui s'installe, c'est moi qui le porte sur mon ventre. Dérisoire revanche ? Rétablissement d'un équilibre. Beaucoup de mon temps lui est consacré. Temps de jeu, de plaisir, de satisfaction. Bien entendu je me regarde faire et ma conformité au rôle que j'avais imaginé me rassure et me ravit. Y a-t-il là matière à une quelconque inquiétude ? Allons donc que la fête dure et en avant pour de nouvelles aventures !

Joël Philippe

OYE ! OYE ! OYE !

Attention plaisir caché...

Mais toute sorte et tout genre de travail n'est pas nécessairement inconciliable avec le principe de plaisir. (Marcuse.)

Il y a des jours où ça se passe mal. Enfin, je veux dire, plus ou moins mal, bien sûr. Avec des nuances. Un éventail : ça va du moyen-moyen au lamentable. Oh, ça n'est pas systématique, heureusement ! Il y a aussi des jours où tout se passe bien, et parfois même très bien. Une espèce d'équilibre, de fait. Mais tout de même. Vrai, les jours où rien ne va, et bien c'est pénible, mais pénible... Surtout que ça tient à peu de chose. A l'originel toujours, c'est un détail désagréable, un rien, un geste maladroit, un truc raté. La fatigue, la mauvaise humeur, la distraction, bref, des signes qui ne me trompent pas, et puis la suite, ce déroulement logique, cet enchaînement. Inflation de l'insatisfaction, on n'en sort plus. Faut dire, on est deux dans cette histoire. Julia et moi. Ma fille et moi.

Un exemple de jour ou " ça ne va pas " ? Tenez, le plus proche : hier. Quand Julia s'est réveillée, je dormais encore. Alors, mon demi-sommeil, les appels de Julia. Réflexes associatifs : ça commence. Atteindre la cuisine, quelques gestes de somnambule pour préparer le biberon, huit mesures de bouillie, c'est ma main qui compte, pas ma tête, j'ai sommeil et froid aux pieds, vite, vite, mécanique, le biberon est prêt, je cours le lui donner, déjà elle criait très fort, normal, à sa place, je comprends. Et bien sûr il faut la changer, ce paquet de couches devrait être derrière la commode, mais non, disparu, naturellement, oye, oye, oye, mauvais signe, ça, et Julia elle qui continue de râler. Eh oui maintenant elle est rassasiée alors elle veut absolument sortir de sa chambre, aller se balader partout dans la maison, normal, elle marche depuis un mois seulement, eh ! attends un peu, la deuxième chaussure, 15 mois et autant d'énergie, c'est fou ça, ce bébé me stupéfie, je la comprends — enfin presque — c'est que j'aimerais avoir trois minutes pour me faire un café moi, mais ça elle comprend pas Julia, normal, à sa place. Le sirop, j'ai encore oublié son sirop, mais ça y est, elle est partie, elle fonce, hey kid ! wait a minut, l'angoisse, est-ce que la porte du palier est bien bloquée, ce bruit, oye, oye, oye, ce sont mes cassettes j'en suis sûr, vraiment cette fille exagère, j'ai une couche sale dans la main et une idée fixe dans la tête, café, café, Julia-Rachel rends moi ce livre, veux-tu, surtout lui sourire, pas sa faute, je suis débordé mais oui je t'aime, non, pas les livres, qui a encore laissé ce cendrier par-terre, maison de fous, marre, marre, sont irresponsables, rends-moi ça tout de suite, cette journée commence mal, pitié, mon café, ça y est le téléphone maintenant oh non !

Que faire ? Il est déjà plus de onze heures, je suis complètement réveillé et un peu plus relax, si. si. Julia joue et je n'ai pas eu le temps de lui donner un bain. Pas grave. J'entasse ses pyjamas dans la machine à laver " Moulinex libère qui ? " et je programme ma journée. Si nous n'allons pas tout de suite acheter ce qu'il faut pour elle à midi ce sera trop tard, ces magasins ont vraiment des horaires débiles. C'est à cause du boucher surtout. un sale type, je le déteste. Attendre un quart d'heure pour 50 g de haché, pas possible, le fait exprès, et aussi qui prend son temps — mon temps — et qui gesticule avec ses couteaux et des commentaires douteux pour chaque cliente, un spécimen celui-là. Julia non plus ne l'aime pas. impossible de rentrer avec la poussette dans sa foutue boutique, mais impossible aussi de s'y promener chez cet ogre, elle va encore râler, j'imagine déjà, tant pis pour nous. On s'en va, pourvu qu'on ne rencontre personne dans la rue, beaucoup de copains qui habitent le quartier, ce matin si on perd dix minutes à faire la conversation alors c'est foutu. C'est encore du pas de course en perspective quoi. Et puis il faut revenir vite j'ai promis à Pierre de le rappeler absolument dans la matinée. Et puis Julia est un peu excitée je trouve, je vais essayer de la faire dormir un moment après le repas, surtout qu'en début d'après-midi on fonce, pas question d'être en retard, on doit aller à l'ANPE.

Je suis chômeur. Volontairement. Avec Sylvie, la mère de Julia, nous avons ensemble pris cette décision : c'est elle qui travaille à l'extérieur, moi qui reste avec le bébé. Version moderniste et dernier avatar de la très traditionnelle division des tâches et des rôles, ou révolution-que-ça-commence-dans-le-quotidienet-que ? Allez savoir. De plus, on s'en fout, ou presque : le problème n'est pas là, pas essentiellement. Pour moi, il ne s'agissait pas, d'abord de tenter de " renverser des rôles, détruire des modèles ". Il ne s'agit donc pas d'une démarche " politique " ou du moins pas de ce " politique "-là qui traduit par trop un rapport légèrement faussé au réel ; une approche un peu volontariste, rigide, un peu trop théorique. Non, il s'agit plutôt d'une démarche politique : le plaisir. Je voulais me faire plaisir, je me fais plaisir. Comment disait le vieux déjà ? " L'existence précède la conscience ", oui c'est ça. Et de vivre ce plaisir, d'en examiner le contenu, les développements, les contradictions, je retire — non sans plaisir — quelques éléments de réflexion, d'analyse aussi ; et une connaissance plus étendue, plus profonde, d'une certaine réalité : celle de certains plaisirs.

Plaisir ? Vous avez bien dit plaisirs ? L'emploi du mot, ici, est déjà une contradiction, puisqu'il ne semble pas exister de lien direct entre cette affirmation soudaine du plaisir et toute la description qui l'a précédé. Dans cette réalité — du lever de Julia jusqu'à son coucher qu'on imagine aisément —, il n'y a rien, a priori, qui évoque immédiatement le plaisir, et le mien en particulier. Il y a là deux acteurs (1): Julia et moi. De Julia, on pourra supposer qu'elle vit avec plaisir une grande partie de la situation ; mais en ce qui me concerne, rien de moins évident ! Réveillé brusquement, l'estomac vide, aussitôt confronté à la mauvaise qualité des couches de nuit, précipitation agacements, angoisses, sourires forcés, cadences, etc., quel plaisir ! Mais quel plaisir !

S'interroger, interroger : ce glissement progressif, ou cette aberration d'un discours qui en arrive à désigner comme plaisir une suite effrénée de gestes banals, mécanique quotidienne d'une routine nécessaire ? Et quelle ambiguïté ce glissement du discours vient-il révéler ? Ou encore : s'occuper chaque jour de l'existence d'une enfant nous apparaît d'abord comme un ensemble de tâches ingrates et répétitives — un travail ? —. mais aussi un ensemble de tâches productives de plaisir. Et si ce glissement de discours, du travail au plaisir, s'est opéré dans le texte, il n'est que la traduction du glissement qui s'opère d'abord dans la réalité décrite. Glissement : celui qui mène de la nécessité objective de réaliser certaines tâches au plaisir subtil de leur réalisation. Mais alors : glissement ou contradiction ? Subtil ou suspect, ambiguïté ou perversion ?

Cette réalité, avoir la responsabilité quotidienne d'un enfant, est effectivement un travail. Tous les éléments, ou presque, du travail, y sont d'ailleurs représentés : répétition des tâches, nécessité de respecter les rythmes dans leur exécution, quantités et qualité imposées à cette production, etc. Un seul élément est absent : le salaire. Ce pour des raisons évidentes que je n'examinerai pas ici (2). Je ne veux pas analyser toutes les fonctions, économiques, politiques, sociales, de ce travail. Mais seulement souligner que ce travail ne se présente pas seulement dans sa réalité objective. Derrière la réalité objective de ce travail, au-delà de ses apparences, il se joue d'autres mécanismes, d'autres phénomènes. Qui procèdent très certainement d'une autre dimension, d'un ailleurs : la subjectivité. Et il me parait complètement nécessaire d'essayer de comprendre tout ce qui se passe dans cet ailleurs, cet au-delà des apparences. Cet ailleurs qu'on nomme rapidement subjectivité, mais qui semble aussi être le lieu principal de production du plaisir. Et si toute production — notamment celle du plaisir — est liée à l'économie, mais aussi à l'idéologie (pour en revenir aux banalités de base !), savons-nous seulement comment opère l'idéologie ? Dans le plaisir, sur le plaisir, et ici précisément...

Je reviens à Julia, avec plaisir, Julia dont je me suis très peu occupé pendant quelques paragraphes, à ma grande honte et pour les plaisirs douteux de quelques velléités théoriques. Et une précision s'impose, quant aux plaisirs que j'éprouve à être père chaque jour avec elle. Précision, car j'ai commencé de parler, d'examiner, le plaisir du travail que représente la prise en charge matérielle d'un enfant. Et je m'attache à saisir et comprendre de quoi est fait ce plaisir particulier d'un travail. Mais il en est un autre, plus total et plus diffus, plus vaste et auquel je suis incapable de donner un nom. Le plaisir de contempler, de comprendre, d'aider et de partager l'existence de cette enfant. Plaisir, cette espèce d'état de joie profonde et violente, de tendresse apeurée et explosive, d'émotion naïve et désespérée, cet état dans lequel me précipite ce qui nous lie, Julia et moi. Plaisir de cette relation. Que dire ? Parler d'" aimer " serait à la fois injuste et insuffisant Peut-être faudrait-il dire, de mon plaisir. le ravissement.

Bien sûr, toutes nos journées ne se ressemblent pas, et ne ressemblent pas non plus à celle que j'ai tenté de décrire ; et il y aussi les jours où tout " se passe bien ". Des journées entières... pendant lesquelles Julia et moi on émerge facilement de dessous les couches et la vaisselle. Des journées où nos jeux, mes lectures, ses repos, nos promenades, nos caresses et nos rires éclipsent complètement la logistique des achats et de la lessive (3). Mais qu'il s'agisse d'un exemple ou de l'autre, du ça va ou du ça ne va pas, il reste quelque chose de commun. Quel que soit le rythme, la nature ou l'intérêt des tâches quotidiennes, je me retrouve toujours à vivre un certain plaisir. Confronté, avec étonnement, à ce plaisir là : " avoir fait ". Avec toutes ses variantes : avoir tout fait, avoir bien fait, avoir réussi à faire, avoir tout fait pour faire, etc. Plaisir subtil, intérieur, sans nom. Jouissance obscure, solitaire. De cette solitude très particulière qui peut échapper à tous les regards, ou presque. Car ce plaisir, cette jouissance sont, essentiellement, intérieurs. Obscurs, oui. Je veux dire que ce plaisir fonctionne, essentiellement, dans une zone de secret : celle de soi. Et à l'écart de la plupart des regards (4), des jugements, des analyses. Un seul regard social se pose sur ce plaisir, intervient pour reconnaître implicitement l'existence et la légitimité de ce plaisir : le regard de toutes les femmes qui ont des enfants. Regard valorisant. Ce qui s'est passé pour moi par exemple lorsque récemment au jardin public, une grand-mère absolument sereine et que je n'avais jamais aperçue, regardant mes gesticulations craintives autour des premiers pas de Julia, m'a dit, doctrinale et tendre : " oh oui, c'est beaucoup de travail quand ils marchent. Mais ça fait si plaisir ". Je dis : la joie obscure d'entendre cela nommé. Re-connu.

Jouissance obscure. Sourire ému et intérieur. Sur soi, bien sûr ! et pour soi, sans doute. Et cela chaque jour et à la fin de chaque jour et pour tous les jours déjà passés. Plaisir de savoir — pour soi —, qu'il y avait cela à " faire " et que cela a été fait : que je l'ai fait. J'ai tout fait. Connaissance profonde et intime et jouissance de cette certitude, certitude qui se passe de toute raison : j'ai fait tout... Et ce plaisir, à la limite, est sans rapport avec la nature précise de ce qui a été fait : ce n'est pas " j'ai lavé, nourri et bercé ". C'est j'ai lavé et nourri et bercé, et amusé et protégé et subi : j'ai tout fait. Le plaisir intérieur tient de la somme et de chaque détail. Jouissance strictement solitaire, alimentée parfois — est-ce besoin ? — de l'extérieur, et parfois de façon contradictoire " as-tu fait cela ? ". Et l'on se répond à l'intérieur de soi : non, mais j'ai déjà tant fait. Et cette légère douleur/jouissance, fugace, toujours intérieure : eh bien je ferai plus encore. Et ma jouissance secrète ira plus loin encore et je ferai mieux et cela sera encore moins visible... et que seul le regard de Julia me dira : mon plaisir.

L'idéologie, là-dedans ? Allez savoir ! Quelle est la base lointaine et enfouie au profond de cette satisfaction : j'ai bien fait, j'ai fait le bien ? Et précisément lorsque cela se passe entre l'adulte et son enfant. De quel modèle moral, philosophique, procède la nécessité dernière de vouloir affirmer, à soi, " j'ai tout fait, bien fait le tout ? ". Et que cela sans doute ne fonctionne pas seulement sur le rapport au travail, et au travail " bien fait ". Quelle est ici la teneur idéologique, s'agit-il d'un besoin moral, d'une volonté d'éthique, d'une pulsion peut-être ? Et comment l'idéologie des sociétés dans lesquelles nous vivons, sociétés d'hommes d'abord, a pu sophistiquer à ce point cela ? Je l'ignore.

Dans ce texte, aucune parole, aucune hypothèse, même celles qui le paraissent, ne sont assurées ; closes. Rien que des ouvertures et des questions, peu de certitudes. Seulement des sensations très fortes, que le vécu impose. Mais pas de conclusions. Ce sentiment et ce désir : que cette démarche d'examiner l'intérieur de notre réalité, et pas seulement celle du plaisir, nous est plus que jamais nécessaire.

Jonathan Breen

(1) — Il y a bien sûr aussi une troisième personne : celle qui nous lit. Mais ce serait, à ce stade, trop de présomption que d'oser croire que ce lecteur/trice a du plaisir à écouter nos petites aventures.

(2) — Raisons partiellement économiques, mais, à mon sens, essentiellement idéologiques. Je crois que la rémunération systématique, par un salaire, pour tout travail de ce type, ne serait pas une solution complète au problème ; quoi qu'en pensent aujourd'hui, après cette revendication féministe, certains économistes marxistes, bonjour Bernard !

(3) — Il y a même des journées où je peux écrire pour la revue Types !!! Mais cela est exceptionnel et cessera sans doute dès que la revue deviendra mensuelle.

(4) — A l'écart, parfois, de toute évidence objective, avec les dangers que cela comporte. Souvenez vous de certains discours, tragiques dans leur erreur, de la génération de nos parents " nous avions pourtant cru bien faire ".

Ma fille

Fille de rêve

Que veut-elle

Soie sage, peau fine

Et belle dent

De carnassière

Ma fille.

Tes deux mains belles me font des au-revoirs,

Des câlinettes,

Et allument en ma chair des feux follets,

En ma tête,

Ton passé si présent

Se mémorise.

Bonjour,

A l'esprit que tu es.

Renverse ta tête

Sur mon épaule large,

Pour me rejouer des scènes

D'amour kitch.

Je suis ton père petit,

Ton père très doux

Ton pas-de-deux

Me perpétue

Et pourquoi donc te dandines-tu ?

Réponds au moins

Dent de lait pure

Ta dent si fine

Qui mord à belles dents dans

Ma liberté

Me fait penser

Et fait revivre

Cette double vie

De la sorcière.

Mais cette morsure-là à mon cou détonne,

Et me suçant

Me donne la vie

Et de mon sang

Sens a surgi.

Je sens mon moi si sûr

A te voir trembler

Et ma mort

Sûre et certaine.

Gil Delpy

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Revue TYPES  2/3- Paroles d’hommes - 1981

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