Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes

Plaisir et altérité

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Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes - 1981 

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Plaisir et altérité

" La volupté même est douloureuse en sa profondeur. " (Montaigne)

Le mot " plaisir " résonne étrangement, qui évoque tant de choses et va remuer en notre inconscient des rêves et des interdits, des refoulements et des indulgences peut-être excessives et blâmables. La société se défend contre l'anarchie que le plaisir sème sous ses pas et l'histoire personnelle de chacun fait qu'à son évocation, on se défend, se complaît ou se justifie : l'impartialité est impensable.

On distingue parfois joie et plaisir pour attribuer à celle-là une valeur spirituelle et abandonner celui-ci à l'instinct. Tout dans l'homme ne serait donc pas candidat à l'humain, même l'instinct ? Faudrait-il pour l'y faire accéder l'exténuer — ou y renoncer et l'abandonner à l'animalité ? Si l'homme, " animal dénaturé " (Vercors) a perdu l'innocence des instincts et ne peut vivre qu'à distance de sa " nature ", ce ne peut être qu'en l'assumant entièrement.

Il n'y a de jouissance, donc de joie et plaisir, que par consentement : vouloir ce qu'on ressent est au principe du plaisir, proportionnel à la complaisance qu'on y accorde. Au tableau de bord de la conscience, le plaisir signale l'accord du sujet et de son activité ; il exprime une certaine plénitude, une intensification de la vie.

Accomplissement de soi, jouissance de soi, le plaisir réalise une sorte de conquête par quoi l'individu se constitue, séparé, suffisant. Par le plaisir, l'individu achève son unité propre, sa radicale séparation d'avec le monde et autrui. Le plaisir est aveugle et muet : il n'apprend rien, sinon un " je suis " brut et comme en état de fonctionner. Lui-même fonction, il n'est pas un sens, mais le simple indicatif d'une unité individuelle propre et radicalement séparée. La fonction du plaisir est de faire éprouver à l'humain sa consistance individuelle. La conscience est d'abord plaisir, son affirmation réfléchie en étant la jouissance, selon la maxime bien connue : " je jouis donc je suis ".

Or, c'est dans cette jouissance que s'ouvre l'attaque de l'altérité. En effet, l'autre à la fois présent et absent dans ma jouissance est perçu et accueilli comme condition et occasion d'une sortie de soi. Cette vie que je suis, dont le plaisir me donne de prendre conscience, je la perçois aussi comme relationnelle. C'est fort de mon plaisir que j'émerge du monde, devant l'altérité, inquiétante, à laquelle je suis bien contraint de faire face, car la présence d'autrui, son être s'imposent à moi comme fond constitutif de ma propre différence. Le moi particulier se détache sur fond d'altérité.

Dès lors, trois attitudes sont possibles : la réduction de l'autre à soi par une technique quasi alimentaire, la négation narcissique de l'autre, l'exaltation amoureuse de la différence.

Ce qui spécifie le comportement humain, c'est l'intentionnalité qui l'anime. Aussi faut-il se garder d'expliquer l'humain par l'animal. Celui-ci est déterminé, arrêté, fixé dans des formes qui visent à la conservation individuelle comme à celle de l'espèce. L'humain, par contre, peut-être parce que doué de langage, a cet étrange pouvoir de dissociation, de distanciation, d'analyse de son comportement, par quoi il lui peut donner un sens. La question n'est donc pas : " quel est le sens du plaisir ? " comme s'il y était empaqueté, mais " quel sens donner au plaisir que je vis ? "

Trois attitudes donc. La première consiste à supprimer l'autre en tant que tel, comme être devant moi — pour le constituer comme une part de moi-même, sans distance avec moi-même, aussi intérieur à moi-même que possible. Si j'y parviens, je ne dialogue plus qu'avec moi-même et peux me flatter d'avoir fait " un autre moi-même " ; au prix d'une transformation de l'autre en moi, d'une réduction de l'autre à moi, il n'y a plus à proprement parler " d'autre ", il n'y a plus que moi. Par cette " mort " de l'autre, par cette ingestion fusionnelle, je puis dissiper ma peur de l'autre et retrouver l'harmonie primitive, antérieure à la découverte, à l'irruption en ma conscience, de l'altérité.

Cette attitude insidieuse, car rarement avouée, est couramment utilisée lorsqu'on cherche à diluer la pensée d'autrui dans la sienne propre, à récupérer toute contestation, à vouloir à tout prix un unanimisme. L'amour trop exclusivement fusionnel prend souvent l'allure de cette phagocytose. Au terme de cette démarche, on ne peut que se retrouver seul devant son miroir.

Il en est une autre qui d'emblée proclame le caractère irrémédiable, irréductible, fatal de la solitude et nous veut condamnés à la recherche égoïste du plaisir. Considérée comme le mal absolu et la pire des malédictions, la solitude, à laquelle on se cogne à chaque coin de rue des cités les plus bruyantes et les plus fébriles — la solitude, que l'on craint de rencontrer dans le regard d'autrui, dont on se détourne prudemment — la solitude, dont l'obsédant grincement n'arrive pas à être couvert par le tintamarre fait autour d'elle — par un retournement complet, est soudain exaltée : cette gueuse, cette maladie qui vous colle à la peau, devient, non l'ennemie, mais la condition à accepter pour connaître et goûter le plaisir. " On jouit seul comme on vit seul : les autres n'y peuvent rien " devient le principe sur lequel fonder un art de vivre. La musique qu'on se colle aux oreilles pour passer encore plus indifférent à travers la foule solitaire, la danse où l'on n'a plus rien à faire d'un partenaire encombrant, tout un style de vie nous incite à une recherche frénétique d'un plaisir solitaire. " Jouis et tais-toi ! " devient un mot d'ordre. " Il n'y a rien à dire aux autres : que savent-ils de tes plaisirs et toi des leurs ? Chacun pour soi et Dieu pour personne " — ou plus exactement : " A chacun l'idole de son plaisir ".

Le plaisir, la fête sont à l'ordre du jour. Moins celle-ci maintenant qu'il y a dix ou douze ans, qui supposait la convivialité et le partage du plaisir. On a depuis inventé bien des restrictions à ce partage toujours problématique et le retour en force des réalités pécuniaires favorise le retour non moins obligé de discriminations féroces.

Dans le même temps, le droit au plaisir s'inscrit en caractères de plus en plus énormes au catalogue des revendications en tous genres. " Faites-vous plaisir " est en passe de devenir le slogan publicitaire champion toute catégorie. Il apparaît même contradictoire que l'on vienne à parler tant de cette chose que chacun est censé prendre seul en déni de toute communication, et si l'échange, la réciprocité, la communion n'étaient, comme on veut le dire, que leurres et vaines croyances.

Et pourtant que capterait le micro invisible baladé entre les tables d'un restaurant, autour du zinc d'un bistrot ou dans les transports en commun sinon des bribes de récits de conquête du plaisir ? De quoi les hommes parlent-ils, entre eux, le lundi matin de préférence, après cette plage temporaire du week-end accordée à leur vie personnelle, sinon des " lieux communs " du plaisir, officiellement reconnus comme tels : le sexe et la voiture, le sport et la bouffe ? Et si l'on se plaint, c'est d'échecs au plaisir. Il n'y a jamais eu assez de plaisir, mais il demeure le critère, la norme, le commun dénominateur par quoi chacun se mesure à l'autre.

A bien l'entendre, cette omniprésence du plaisir dans la conversation courante, ne serait-elle pas indispensable à son accomplissement ? Un plaisir secret est diminué, amputé : l'oreille d'autrui, même si nous la savons plus ou moins indifférente, chacun étant plus sensible et attentif à son propre discours qu'à celui de l'autre, est la nécessaire caisse de résonance d'un plaisir qui se prétend indépendant. C'est si vrai qu'en nos fantasmes-mêmes, autrui est toujours présent, fut-il réduit à l'état d'objet ou de voyeur-figurant. L'expression irrésistible du plaisir avoue le partage comme sa condition première.

Dès lors, ce sont les ambitions du narcissisme qui sont un leurre et lui-même une impasse : ce moi que je prétends être et que le plaisir m'a révélé, voici qu'il ne peut que s'étioler et dépérir s'il prétend ne se repaître que de son propre reflet. En effet, c'est de l'apport d'autrui que Narcisse tient et renouvelle cette consistance d'unicité qu'il veut posséder tout en excluant l'autre devenu gêneur. Que je nie l'autre dans un projet narcissique, que je le réduise à moi dans un projet fusionnel c'est moi finalement, non en tant qu'individu à lui seul réductible, mais en tant que personne, visage offert à autrui comme lieu d'une liberté et d'une créativité réciproques, que j'ampute. Cette liberté que je prétends être, il me la faut connaître en autrui et le constituer comme partenaire de cette créativité par laquelle seule je puis me renouveler et sortir du cachot d'un moi exigu.

L'amour d'un moi révélé par le plaisir ne se maintient que dans le maintien de l'Autre comme tel face à ce moi. Le moi s'épuise à demeurer en lui-même et le rêve solitaire accompagne le non déploiement du plaisir ; que si, au contraire, cet amour de soi cesse de craindre l'affrontement de l'altérité, il donne des ailes au plaisir, qui devient alors signe prometteur d'une communion interpersonnelle, construite sur une différence réciproque non seulement acceptée et maintenue, mais aimée. Aimer — même s'aimer soi-même — ne peut s'entendre que dans la promotion d'autrui et jusque dans la promotion de sa différence.

Ainsi, le projet véritable du plaisir humain, la jouissance, n'irait pas sans un projet, peut-être inconscient, de rencontre et de partage, d'une communion fort éloignée de la fusion avec laquelle elle fut si fâcheusement confondue — une communion où il y a toujours une distance à sauvegarder, à aimer. On n'a rien dit du plaisir esthétique, mais lui aussi suggère qu'à l'idée de plaisir fatalement isolé se substitue celle d'un instant nécessairement ouvert à la rencontre et à la reconnaissance d'autrui.

Point de plaisir donc qui ne soit jouissance, point de jouissance sans altérité. Mais en même temps, comme le dit Rainer Maria Rilke : " Le partage entre deux êtres est impossible... et chaque fois que l'on pourrait croire qu'il a été réalisé, il s'agit d'un accord qui frustre l'un des partenaires ou même les deux, de se développer pleinement. " Cependant, il ajoute aussitôt que cette altérité, si apparemment néfaste, peut être aussi la condition de la distance infinie qu'il y aura toujours entre deux êtres humains, quels qu'ils soient, une merveilleuse vie côte à côte devient possible. Il faudra que les partenaires deviennent capables d'aimer cette distance qui les sépare et grâce à laquelle chacun aperçoit l'autre tout entier. "

Blaise Noël

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Revue TYPES  2/3- Paroles d’hommes - 1981

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