Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes

Droit des uns, plaisir des autres

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Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes - 1981 

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Droit des uns, plaisir des autres

INTERVIEW : un homme qui fait la loi au pays des hommes...

L'idée de cette interview est née d'une constatation autant que d'une inquiétude. Constatation, au cours des discussions sur nos plaisirs d'hommes : il y aurait, première différenciation, les plaisirs qui se situent à l'intérieur des normes, suivant les modèles imposés, et puis tous les autres plaisirs. Ceux qui relèvent d'abord du refus de la norme, du rejet des modèles, le(s) plaisir(s) de transgresser les normes imposées à notre plaisir. Alors, une inquiétude, politique oblige : sait-on vraiment ce qui se passe du côté de ceux qui établissent la norme, qui veillent à son maintien, qui répriment les transgressions, sait-on au nom de quoi certains se font gardiens des normes, et s'autorisent de réglementer les plaisirs des individus dans une société ? Et aussi : ceux qui déclarent certains plaisirs hors-la-loi, qui condamnent certaines transgressions, le font-ils par plaisir ?

Je suis allé poser ces questions à Yves. Il est juge. Cette profession l'a parfois amené à participer à la condamnation de ceux qui prennent leur plaisir en dehors des normes dominantes. Son honnêteté intellectuelle l'a obligé à s'interroger sur un rôle aussi ambigu, aussi tragique, face aux plaisirs interdits, ou du moins interdits par la loi. Et c'est peu dire le plaisir que j'ai eu à recueillir ses réponses, à entrevoir l'étendue de sa réflexion, même si je n'ai pu en retransmettre ici qu'une faible partie. Mais il y a déjà là un discours qui (nous) parle beaucoup : du plaisir, du discours, de la loi, du bonheur, du plaisir, de certains hommes en robe, et d'autres hommes aussi.

" Jamais je ne suis parvenu à trouver la réponse adéquate (...) : pourquoi tout État recherche-t-il, pour la justification de ses mauvaises causes, l'authentification de l'appareil judiciaire ? Et pourquoi se trouvent-ils, toujours et partout, des juges pour accomplir les plus basses besognes ? (W. Rabinovitch, juge)

Question. — Ta profession : magistrat. Ce qui signifie plus qu'une profession : une fonction sociale. Une position-clef dans le social : celui qui a le pouvoir de juger les autres. Es-tu juge par plaisir ?

YVES. — Je ne crois pas qu'on puisse se contenter de nommer ainsi : " le plaisir ". Quel plaisir ? Il y a plusieurs catégories dans le plaisir, plusieurs ordres du plaisir. Le premier ordre du plaisir, c'est la domination, le plaisir de dominer. Le second ordre du plaisir : le plaisir de la connaissance, et le troisième ordre, qui est peut-être le seul plaisir à rechercher : la béatitude, le plaisir de l'unité retrouvée, c'est la notion d'harmonie. Du 1er ordre, la domination, je dirais qu'il est très directement lié à la sexualité, et aussi totalement à l'exercice de la violence. Le second ordre s'éloigne du premier, s'éloigne du rapport à la sexualité. Quant au troisième ordre, la béatitude, il est totalement opposé à la violence, négateur même de la violence, puisqu'il s'agit d'une violence exercée contre soi mais pour soi et afin d'accéder, d'atteindre à l'unité.

Mais ce que tu définis comme les trois ordres du plaisir, comment se réalisent-ils, comment se jouent-ils pour le juge ?

Juger est ici une fabrication professionnelle. Toute fabrication professionnelle élabore du plaisir et des plaisirs différents. Dans le fait de juger il faut aussi souligner ces différences. Ainsi, le juge civil connaît des plaisirs différents de celui qui juge au pénal. Juger au pénal, condamner, c'est la plaisir d'exercer directement la domination sur les autres humains, le pouvoir de définir le bien contre le mal. C'est un plaisir du 1er ordre : une domination directement sexuelle puisqu'elle s'exerce sur le corps des délinquants, qu'on peut, par le fait de les juger, les maintenir en prison. Le corps est très présent dans l'ensemble du discours judiciaire et de la fonction du juge. Et très précisément au pénal où, dans la plupart des cas, c'est le corps de l'autre qui est visé par la loi. C'est le corps qui est maintenu dans la prison. Alors que le juge civil, lui, s'attache plus à l'identité sociale toute entière de celui qui est jugé. Le juge civil se prononce sur tous les aspects de l'individu social : famille, travail, logement, moralité, filiation, etc. Au civil, le juge a un plaisir qui relève du 2ème ordre, la connaissance, c'est un plaisir presque théologique : il doit appliquer une façon de voir le monde, de bien l'ordonner...

Est-ce donc un plaisir d'énoncer la loi qui " règle " le monde ?

L'organisation sociale assigne ainsi sa fonction au juge : juger, c'est établir un discours sur ce qui est bien et ce qui est mal. C'est très ambigu. La relation du juge est certainement une des relations fondamentales de l'existence. Dans une vie sociale, tu es appelé à juger et à faire appel de tes propres sentiments, de tes propres options, de tes propres choix vis-à-vis de l'Autre. C'est dire que tu acceptes et que tu rejettes une partie de lui, tu te constitues comme juge. La fonction de juger en soi n'a rien d'extraordinaire. Mais là, cela fonctionne socialement : avec un pouvoir de décision qui lui est joint.

Le plaisir comme lié à l'exercice du pouvoir ?

Le juge, c'est un jugeant l'autre, les autres. Et au nom de tous les autres : c'est le principe de réalité. Juger, c'est aussi avoir à déterminer quel est le moindre mal pour l'autres. C'est la connaissance. Plaisir de la connaissance. Appliquer la loi, fabriquer un " beau " jugement est un plaisir, celui de trancher ; c'est dire : je suis le connaissant. Celui qui impose, dans le réel, un discours sur le fonctionnement du monde... Dire la loi c'est énoncer un discours, et l'on y retrouve tout le plaisir lié au discours, plaisir de l'esprit, de la maîtrise du discours. Manier le discours est un plaisir, une réalisation de soi dans une production visible dans le réel. Étayer les arguments du discours qui va peser sur le réel, c'est un même ordre de plaisir qu'il y a à manier la varlope qui va façonner le bois brut : se réaliser, soi, dans le " faire ". Ici l'instrument c'est le discours, la loi. Et je crois que le plaisir de manier l'instrument peut parfois importer plus que le résultat, on pourrait dire que le plaisir c'est l'utilisation d'un instrument — quel qu'il soit —, qui mènera le plus sûrement possible à l'état de bonheur.

Mais est-ce qu'il ne s'agit pas d'une perversion, ce plaisir à dicter le fonctionnement du monde ?

S'il existe une perversion, c'est celle de condamner, de dominer le corps de l'autre jusqu'à lui ôter sa liberté de mouvement. Car ce plaisir-là s'exerce directement aux dépens de l'autre, contre l'autre. Le plaisir du premier ordre, lié à la sexualité. Mais on ne peut pas le dire si rapidement, perversion, du plaisir de rechercher la connaissance d'un " bon " fonctionnement du monde, cet acte de recherche, ce plaisir de l'esprit. Là, je ne " trancherai " pas : perversion ou non... et puis cela renvoie à ce qui a été écrit sur la nécessiter de psychanalyser les juges. Reconnaître que le juge peut être dépendant de ses passions. On peut dire, pour s'amuser, que le juge est un pervers polymorphe !

Tu as dit que le corps de l'autre est très présent pour le juge, dans la fonction de juger ?

Que disent les textes, que dit la loi ? Elle parle du " corps du délit ", de " prise à corps ", d'aveux " couchés " sur un procès-verbal. L'argot des délinquants, pour dire il a avoué, c'est " il s'est allongé ". Les avocats, lorsque leur client est présent dans la salle, me disent qu'ils plaident " à corps présent (1). "

Mais ces corps-là sont uniquement les corps des " autres ". Et le corps du juge ?

Cette fonction est sexuée, tous les juges sont sexués ! Quand ils ne le sont pas, ils sont malheureux de ne pas l'être et ils compensent par des présidences, des premières présidences... des rituels de plaisir, les plaisirs du juge sont faits de rituels, être en robe, faire sonner le début de l'audience. Et puis le plaisir des audiences solennelles. Le solennel comme substitut à un autre plaisir. La magnificence. Et puis " tenir une audience ", c'est aussi le plaisir du théologien, remplir un office, monter en chaire, gloser. D'ailleurs, tout ce langage, monter à l'audience, tenir l'audience, prendre une position, prendre son siège, " prenez le siège qui vous est dû ", accéder au siège, etc. tout un langage de conquête, vraiment un langage de mâle. L'institution judiciaire est une institution où la place des femmes est extrêmement réduite. Cela se joue toujours d'un homme contre un autre homme.

Je suppose qu'il faut lier ça, le langage de conquête, un lieu d'hommes, à ce que tu nommes comme le 1er ordre du plaisir, la domination ?

C'est essentiellement au pénal que ça se joue. Dans le fait de condamner se joue le plaisir de dominer, oui le plaisir du 1er ordre. Au pénal, juger c'est un plaisir d'homme, une variante du plaisir sexuel de l'homme, dominer. Et ce que j'ai vu de l'instance pénale, ma connaissance de la délinquance, est à 90 % masculine. Simplement pour une raison majeure, c'est que la population délinquante est à 80 % masculine. Nous savons tous que le délinquant est l'être le plus sexué qui soit ! Le délinquant est totalement sexué : il a entre 18 et 35 ans, l'âge de l'érection, c'est un mâle. Magistrats et avocats sont toujours déstabilisés par l'identité sexuelle du délinquant, par l'existence du corps du délinquant. Et dans l'instance pénale, le discours de l'accusateur, du ministère public, est très attendu par le délinquant : c'est un discours qui accuse, qui vient dire tout le mal qu'il y a dans le délinquant, c'est-à-dire qui valorise complètement l'identité virile du délinquant.

" On peut se demander pourquoi les Cours condamnent un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour. "(J. Genet. Le condamné à mort.)

Tu dis le magistrat " déstabilisé " par le délinquant ?

C'est très ambigu, c'est aussi lié au plaisir du 2e ordre, la connaissance, c'est tout ce qui se passe autour de la notion de l'aveu. J'ai été juge d'instruction, et j'ai toute une fascination pour cette fonction du juge d'instruction. C'est celui qui obtient l'aveu. C'est une dimension, la dimension de l'Aveu. On sait qu'on n'obtient un aveu que par un cheminement X ou Y. Et il faut reconnaître dans l'Autre le type de cheminement qu'il faut pratiquer. Avec ce fonctionnement, tu as le désir positif de lui arracher sa vérité dans le but d'un bien, parce que tu ne peux pas t'empêcher, dans ce que tu dis, sur le plan thérapeutique, de penser que c'est un bien. L'aveu, tu l'attends en fonction de l'appréciation, bonne ou mauvaise, de celui qui est en face de toi. Pour en revenir à la connotation sexuelle, l'aveu, c'est véritablement le moment où ça va s'accoucher, où ça va naître, où ça va exister, où on va jouir ou pas ensemble, mais enfin où ça va se passer. L'instruction, je le vis très fortement dans un climat de lutte sexuelle. Je crois qu'il faut partir de l'idée que cette fonction de juge d'instruction est hautement sexuée : tout un jeu de séduction, d'aveux, d'impudeur, de révocation, de désir, de soumission, qui font qu'elle est très sexuelle. Tiens, ce jeune type qui est venu me voir récemment : c'est moi qui l'avais eu dans mon cabinet, il m'avait avoué, il y a sept ans... il est venu me voir, on a parlé, au bout d'un moment, il est redescendu jusqu'à sa voiture, puis remonté, il avait apporté une bouteille de champagne ! C'est quoi, après sept ans ? " Les aveux les plus doux " pour lui ?

" Le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui. " (La Bruyère)

De tous les juges d'instruction qu'il a connus depuis, tu serais celui avec lequel il a eu le plus de " plaisir " à avouer ?...

Il y a toujours du plaisir à avouer... Faire aveu de, obtenir l'aveu, c'est toute la base de la relation amoureuse, l'aveu. Et il y a toujours quelque chose à avouer de soi dans une relation. Faire aveu de soi, de sa vérité. Il n'y a pas de plaisir plus fort que celui de l'aveu.

Propos et aveux recueillis par

Jonathan BREEN

(1) Précision pour ceux qui ne sont pas familiers de l'institution justice ! Il existe en effet un certain nombre de cas dans lesquels l'avocat peut représenter et défendre son client sans pour autant que celui-ci soit présent dans la salle d'audience. Le contraire étant " à corps présent "

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Revue TYPES  2/3- Paroles d’hommes - 1981

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