Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes

Petit rituel paternel

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Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes - 1982

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DU CÔTÉ DE NOS HISTOIRES
PETIT RITUEL PATERNEL

— Moi, mon père il est pompier !
— Et toi, Dulong, qu'est-ce qu'il est ton paternel ?
— Moi, il est routier et il a des gros biscotos...
— Oh ben dis, on peut pas en dire autant de toi !... T'es sûr que c'est ton vrai père ?...

Dulong-fil de fer s'énerve, menace, malgré les rires :

— Ouais ben fais gaffe, pacque si j'lui répète c'que tu viens d'dire, y va t'la casser ta gueule à ton père !!

Mais Sultan, le petit gros à pull marin, s'approche ; personne rit plus, car on sait que Sultan est le copain de Dulong... Sultan est plutôt gentil, il rend service à tout le monde, surtout aux petits, mais quand on se moque de lui parce qu'il est gros ou quand on attaque Dulong, alors là y devient méchant et y fait peur, y s'tient droit devant l'adversaire sans bouger, les poings sur les hanches, les yeux rivés dans ceux de l'adversaire et on croirait qu'il va l'hypnotiser... Jusqu'à présent personne n'a encore osé se battre avec Sultan...

Sultan arrive derrière Legrand-Duchesne et lui tapote sur l'épaule tranquillement. Tout l'monde les r'garde... c'est l'suspens... Y en a qu'un qui sourit, c'est Dulong évidemment, y sourit paisiblement en attendant la suite. Après un silence pendant lequel il regarde droit dans les yeux Legrand-Duchesne, Sultan prend la parole :

— Dis donc, Duchesne, tu sais c'qu'il est mon père ?...

Legrand-Duchesne, paralysé par le regard de Sultan et par sa corpulence, fait signe que non de la tête.

— Il est policier... il a des gros biscotos et en plus il a un gros revolver... Alors t'as intérêt à te tenir tranquille, pigé ?

Legrand-Duchesne, c'est un nouveau, y savait pas...

Les élèves sont rassemblés dans la cour, dans le coin près du grillage, à l'endroit où on joue aux billes habituellement. C'est le quart d'heure de récréation.

" Faites vos jeux ! " crie une voix atone, électrique dans le haut-parleur. Le groupe forme une masse compacte entre le filet de basket et le haut mur de briques. Récréation. Entre le cours d'arithmétique et le cours d'histoire.

" Faites vos jeux ! " répète régulièrement la voix.

Une fois le calme revenu, la discussion reprend entre les

nouveaux et les anciens. Il n'y a pas eu de bagarre, les

uns sont soulagés, les autres déçus.

— Et toi, Debrug ?

— Moi ?... Euh... il est plombier mon père...

— Wouah !... plombier ? Ben moi il est au ministère des PTT.

— Au ministère des... ? Oh, putain !... et qu'est-ce qu'il est au ministère ?

— Oh ben... il est au ministère, quoi... enfin, j'crois qu'il est dans un bureau et il répond aux lettres de réclamation, mais...

— Ah ouais, d'accord... ben alors il est qu'employé de bureau ton paternel !!... C'est rien à côté de c'qu'y fait l'mien.

— Ah bon !?...

— Ouais... mon père à moi il est écrivain, il est journaliste !

— Ah bon ?... dans quel Journal ?

Père impasse et manque... Faites vos jeux... Chacun mise sur son père, son cheval, comme n'importe quel numéro à la roulette... Passion du jeu ? Non, plus qu'une passion... une raison d'être quasiment... " moi mon père "... ici, dans la cour de récréation, entre le filet de basket et le vieux mur de briques, ici se jouent des fortunes... " moi mon père... "... celui qui parle de son père, celui qui prend la parole au nom du père et de l'esprit de progéniture... tous l'écoutent, le scrutent, l'observent aux aguets... attention, l'enjeu est d'importance et... gare aux tricheurs... pourtant la plupart trichent mais il faut pas qu'on s'en aperçoive... " moi, mon père... " et dès qu'il y a la faille, tous se jettent sur le perdant, symboliquement, mais radaboum quand même... éliminé... un de moins... dès que la faille s'introduit, c'est tous contre un... plus moyen de se ressaisir, celui-là avec son père il abandonne, c'est forcé, c'est la loi, ou bien tricher sans que ça se voit ou bien avoir un père qui en impose vraiment... allez hop ! Éliminé !... et la tension monte d'un cran entre ceux qui restent... C'est un jeu que pour les garçons, attention, c'est du sérieux... les " quilles " ne sont pas admises... ici, c'est le coin des gars... les quilles, elles sont de l'autre côté du terrain de basket, là où il y a des marelles dessinées sur le sol...

— Peuh ! pas que dans un ! il est journaliste à l'Équipe et au Parisien...

— Waouh !...

— Et toi, Samuel, qu'est-ce qu'il est ton père ?

— Moi, il est épicier !

— Ah dis donc, t'as du bol toi ! J'suis sûr qu'il te file des carambars et puis un tas de chewing gum, des boules de coco des...

— Ouais, et puis des tartes aussi... Ah ! Ah !... ouais, pacque l'autre jour je l'ai vu, l'autre jour à la sortie j'ai tout vu ! Y t'as filé une claque ! Je l'ai vu... je l'ai vu !... et même que t'as chialé comme une fille à la vanille.

— Ti con ! Salaud, espèce de picon !... rapporteur !!... Eh ben toi c'est un poivrot ton père ! il a le nez tout rouge... Odeur de bagarre... l'empoignade commence... indien contre cow boy...

— Toi, c'est un youpin ! mon père me l'a dit...

Ça jaillit quelque part et tous reprennent en choeur autour des deux qui sont au sol maintenant : " Du sang, du sang ! Du sang ! Du s... "

— Oh, les mecs ! Gaffe ! V'là l'dirlo !...

A l'autre bout de la cour, venant au pas de charge, la cavalerie... Dispersion...

" Dispersion ! " reprend la voix du haut-parleur. Puis la sonnerie retentit, la sonnerie de la cavalerie, triomphante, stridente, la sonnerie de la reprise des cours... " Les jeux sont faits "... Fin de la récré... la sonnerie n'en finit plus, insistante, presque aussi terrible que celle d'un réveil-matin...

Le matin, mon père venait me réveiller. Sa voix douce et grave, un peu éraillée pour ne pas être trop sonore. Il me secouait un peu par l'épaule : " Bernard !... Bernard, réveille-toi, il est sept heures et demi ". Je sortais la tête du drap, il toussotait, je sortais la tête, émergeant de la chaleur du lit, je mettais mes yeux hors de leurs paupières, je voyais sa grosse tête souriante au dessus de moi, son plaisir de me voir me réveiller, il toussotait à nouveau : " Tu te lèves ? ", puis, comme je m'asseyais dans le lit (il attendait ce genre d'indice pour être certain que je ne me rendormirais pas), il sortait de la chambre, laissant la porte entrebâillée, il sortait de la chambre avant que je me lève complètement : pudeur. Si je m'étais levé entièrement, si j'étais sorti complètement du lit, me mettant debout, je savais qu'il aurait vu Kékette matinale bander sous mon pyjama ou même sortir comme par étourderie par la fente du pyjama, et ça m'aurait beaucoup gêné, lui ça l'aurait simplement fait sourire, mais il y avait comme un pacte entre nous : il sortait de la chambre avant que je ne me sois complètement levé, j'allais pisser et Kékette se remettait en boule molle, comme si plus l'engin se faisait discret mieux c'était, boule molle signifiait état normal. Pourtant mon père était curieux et parfois il faisait exprès de rester un petit moment supplémentaire avant de sortir et si j'étais encore trop ensommeillé pour penser à la pudeur de Kékette alors je voyais son visage amusé, essayant de deviner peut-être la taille qu'avait maintenant ma petite bête.

Le chaton vient de sauter sur la chaise de la salle-àmanger. Paisiblement il commence sa toilette, il se lèche une patte et la frotte contre son museau pâle, il s'arrête, se lèche les babines, s'arrête, va lécher à nouveau sa patte droite et se la passe d'un mouvement vif derrière une oreille puis l'autre puis s'arrête à nouveau. Il tourne la tête vers la cuisine à sa gauche et tout son corps s'immobilise alors, les yeux fixés sur une épaisse silhouette aux mouvements lents. Il reste ainsi un long moment, intrigué par la silhouette de la cuisine : un ours !... Les yeux du chaton, avec déjà peut être cette lueur énigmatique, un soupçon inquiétante, particulière aux chats fixent sans un cillement — tout le corps suspendu dans une attitude d'observation —, fixent la silhouette massive de l'ours debout dans la cuisine...

Je revois son dos. J'étais assis à la table de la salle-à-manger, il avait déjà disposé sur la nappe en plastique débarrassée des assiettes, des couverts et des miettes de la veille, sur la nappe les deux bols une petite cuiller à côté de chaque bol le flacon de Ricorée le pot à sucre avec la pince à sucre comme un petit mât penché. Au centre de la table, le dessous de plat en céramique attendait la casserole de lait chaud. Pendant que je me débarbouillais, il avait préparé la table pour le petit déjeuner.

Par la porte de la cuisine ouverte je le voyais de dos. Un bloc de 70 kg debout devant la cuisinière. Debout de dos dans son pyjama à rayures verticales les yeux rivés sur la casserole il surveillait le lait. Mon père attendait que le lait monte pour le retirer juste à temps du feu avant qu'il ne déborde. Avec toute l'attention tranquille qu'on porte à un acte simple mais important de la vie quotidienne. Le doigt posé sur le bouton, prêt à éteindre, la tête légèrement inclinée en avant, entièrement absorbé par son geste en suspens, décisif... il me communiquait l'impression que si le lait débordait ce serait un dérapage qui aurait des conséquences sur toute la journée. Comme se lever du pied gauche. Mon père était hypersensible au plus menu événement qui pouvait faire basculer son humeur. Pour un rien il se mettait soudain en colère. Donnant envie de lui dire : " Allez, vas-y, explique-toi... ", mais il ne s'expliquait jamais, même peut-être avec lui-même... Alors une atmosphère plutôt agréable pouvait devenir subitement désagréable et frustrante, ceci de façon incompréhensible.

Il y avait l'énigme du désagréable...

Et si, pour tenter de le raisonner, on lui disait que faire chauffer le lait sans le faire bouillir cela suffisait, il se renfrognait davantage encore, il s'enfonçait un peu plus dans sa solitude et dans les contradictions où mon frère ne manquait pas de le pousser avec un plaisir mitigé d'une certaine rancune contre l'obstination bête et " militaire " de mon père, il s'entêtait à prétendre en dernier recours qu'il fallait que le lait bouille jusqu'au bout, jusqu'au dernier moment intégralement. Et sa colère ne faisait que s'accroître lorsque mon frère ou ma mère lui disaient que le lait acheté en ville n'était pas comme celui de la campagne, qu'il était stérilisé et tout... Non, par un principe obscur il semblait ne pas faire confiance à ce qui était écrit sur un emballage ; encore qu'à une autre occasion il pouvait au contraire arguer de ce qui était inscrit noir sur blanc sur un emballage, sur une publicité pour se défendre contre les arguments de mon frère ou de ma mère. Comme, si mon père avait toujours été un homme logique à ses dépens, la logique ne lui servant que d'ultime position de repli pour éviter l'humiliation suprême : celle de se laisser convaincre qu'il pouvait ne pas avoir raison ; car il tenait par dessus tout à avoir le dernier mot face à ses détracteurs, quitte à se trouver en définitive ridiculisé par ses propres contradictions, enfermé dans son propre système de défense.

Quant à moi, j'étais plutôt démuni par rapport à l'énigme de l'obstination de mon père à " faire bouillir le lait jusqu'au bout " ; je l'interprétais sentimentalement (comme la plupart des autres aspects de la vie problématique qui irradiait autour de mon père), je me disais qu'elle répondait à un besoin pour lui de se projeter dans son petit village, auprès des siens, rapproché d'eux symboliquement par la reproduction des façons de faire de là-bas, un besoin que le lait soit encore le lait de ferme, trait le matin même au pis de la vache, que même le lait ici soit encore du lait cru... Comme s'il revendiquait de ce moment de la journée, le matin, qu'il fasse revivre quotidiennement des souvenirs d'enfance enfouis dans sa mémoire.

Mais moi-même, pour " faire comme mon père ", essuyant d'ailleurs les mêmes boutades de mon frère, je surveillais le lait avec la même fixation maniaque, restant le visage suspendu au dessus de la nappe de lait blanc que je voyais frémir puis commencer à écumer et très rapidement monter, glisser le long des flancs de la casserole, monter impétueusement jusqu'au bord de déborder... greffant sur cet événement quotidien de " faire bouillir le lait " mes propres fantasmes de sperme montant dans mon sexe, y associant une image de mon propre vécu, l'éjaculation souvent trop précoce, le sperme qui se répand trop tôt, débordant comme le lait de la casserole, par " surprise ", mouillant le slip qu'on n'a même pas eu le " temps " d'enlever, faisant naître un dépit, une déception du dépucelage raté, et peu à peu le lait qui déborde " accidentellement " se transforme en lait qui tourne en chauffant dans la casserole, la précocité de l'éjaculation tourne à l'obsession, une honte sournoise commence à s'incruster... et tous ces mots, ces images qui s'associent comme pour vouloir dire, de fil en aiguille, de lait en sperme, que quelque chose me liait, me rendait prisonnier de mon père : la honte du sexe masculin...

Pourtant il y avait aussi l'agréable...

Puis l'ours quitta la cuisine, entra à pas lourds dans la salle à manger ; le chaton se mit en boule, les pattes tendues, prêt à bondir de la chaise, prêt à s'enfuir à toutes pattes au moindre geste menaçant de l'ours. Mais l'ours vint remplir la gamelle du chaton avec une bouteille qu'il tenait dans sa grosse patte ; aussitôt, le chaton, oubliant ses appréhensions, se précipita vers la gamelle et lapa gloutonnement le lait tiède.

Le matin, ma mère se levait plus tard que nous. Le matin était donc le seul moment qui nous appartenait exclusivement, qui nous liait, mon père et moi. Nous nous disions peu de choses, bonjour, as-tu bien dormi, échanges de paroles presque litaniques, les mêmes questions les mêmes réponses... Quelquefois je lui racontais un rêve tout frais et il m'écoutait et souvent ça le faisait rire parce que les rêves sont comme des aventures hors du commun, avec des machins bizarres et des trucs pas croyables, je crois que je lui racontais tous mes rêves, quand je m'en souvenais et que nous ne nous étions pas disputés la veille. Même les cauchemars je les lui racontais, car il avait une façon d'écouter, de réagir qui faisait que ce n'était pas angoissant de lui raconter des cauchemars, alors j'aimais bien lui raconter mes rêves et il aimait bien que je les lui raconte, ça nous appartenait en commun, ça rendait le matin agréable, il y avait comme une complicité entre nous deux, ma mère dormait encore... Il me demandait aussi quels cours j'allais avoir aujourd'hui, il le savait, il connaissait mon emploi du temps par coeur, mais il me le demandait quand même, ça faisait partie de la conversation matinale. Presque un rituel...

... Et puis il y eut la " rupture " du rituel...

Au fil du temps, insensiblement, nous parlions de moins en moins, comme si le rituel du matin s'était vidé de toute émotion sentimentale. En commençant les " études " je devenais " grand, sérieux... ", je le mettais de côté, je voulais aller de l'avant, je lui échappais... et puis il y avait eu Mai 68. Oui, il y avait désormais la politique entre nous, nous brouillant, nous séparant parce que ma révolte " gratuite " contre l'autorité lui faisait mal, surtout lui qui s'était donné corps et âme à l'empire sacré de la hiérarchie, l'armée, et que moi ça me faisait du bien, moi qui commençais à étouffer sous l'aile paternelle. Je ressentais comme une obscure tentation, une irrésistible et irrationnelle envie de briser le cercle tranquille de la " couvade " paternelle, un orgueil à la fois impatient et maintenu secret. Insensiblement naissait en moi, de plus en plus forte, une révolte sans arguments, à la surface lisse et glissante, sans prise, une rébellion fourbe, insaisissable pour lui qui était rationnel, méthodique, logique et conservateur. Ce fut l'émergence d'une rupture " à bas bruit " que moi-même je ne comprenais pas alors, mais qui était une nécessité.

Une nécessité qui creusait ses fissures dans l'édifice de la complicité à double tranchant que j'avais eue avec mon père. Ce n'était pas le " grand coup de partie... comme un tremblement de terre " dont parle Nietzsche dans la préface de " Humain trop humain ", mais il fallait cette nécessité, même aveugle, pour me faire sentir comme une victoire la rupture de la complicité sentimentale avec mon père. " ...une victoire ? sur quoi ? sur qui ? victoire énigmatique, problématique, sujette à caution, mais qui est enfin la première victoire... ", trouve-t-on encore dans la même préface. Enhardi par ce sentiment de victoire, nourri par mon ouverture sur un autre monde, " un monde non découvert ", un monde de doute sur les valeurs d'une société qu'avait fait trembler la radicalisation d'un mouvement étudiant, un monde de doute qui élargissait mon désir individuel d'échapper au piège que je sentais se refermer sur moi à travers ma complicité infantile avec mon père, nourri par mes lectures nouvelles et surtout par ma participation à un groupe de réalisation de films expérimentaux, je cherchais des pères ailleurs, mes références par rapport à la vie avaient changé, et lui il restait toujours le même, têtu, coléreux, amer, rancunier. Et un autre rituel s'installait à vrai dire : à l'occasion de n'importe quoi je le branchais sur la " politique ", on s'engueulait rapidement, on se taisait et on n'avait plus rien à se dire. Comme quoi rien, pratiquement, n'était résolu entre nous puisqu'il y avait encore un rituel, " radicalement différent " si on veut, mais un rituel toujours, c'est-à-dire le même système de relations finalement.

J'avais un réveil-matin et je ne voulais plus qu'il vienne me réveiller, qu'il entre dans ma chambre le matin. Évidemment le réveil était moins doux et je ne pouvais plus lui raconter mes rêves comme autrefois, mais c'est autre chose qui m'intéressait, je devenais idéaliste, intellectuel et lui il était toujours aussi obstinément matérialiste, près des choses logiques, sur la défensive.

Et tous ces actes simples quotidiens (dont le petit déjeuner n'est que l'aspect exemplaire) à travers lesquels était passée ma relation avec mon père, m'apparaissaient alors comme de petites manies mornes, obsessionnelles, ennuyeuses, comme de mesquines manifestations entravant mon attraction pour les explosions de vie qui se produisaient ailleurs, dehors, loin de lui, de l'autre côté de son histoire frustrée, son histoire quotidiennement répétée, pareille à elle-même, douloureusement frustrante pour moi.

— Eh, les mecs, vous savez ce qu'il est à moi mon père ?

— Il est inspecteur des finances !

— On dit pas inspecteur, idiot, inspecteur c'est dans la police ?

— Non, il est inspecteur. il me l'a dit...

— Mais non, quelle andouille ! Il t'a raconté des bobards ton vieux, inspecteur c'est les mecs qui font les enquêtes quand il y a un crime.

— Non ! il est inspecteur j'te dis !

— C'est pas vrai, inspecteur c'est vrai c'est la police, t'as qu'à regarder les cinq dernières minutes, le mec qu'est avec Bourrel, qui l'accompagne partout c'est un inspecteur, là, !!.. maintenant ferme ta boîte à camembert !

Je me souviens très bien qu'à l'heure du déjeuner ma mère arrivait souvent la dernière, soit parce qu'elle finissait ses consultations tard soit parce qu'elle revenait du coiffeur ; mon père et moi, en l'attendant, assis l'un en face de l'autre à table, on n'avait rien à se dire ; et c'était un soulagement lorsqu'elle arrivait, parce qu'elle avait des tas de choses à raconter ; elle nous faisait oublier nos sujets de discussions éternels en parlant de la vie, des bouquins, des films, des histoires de ses malades... Et dès que mon père et moi nous repartions, pour un prétexte ou un autre, sur la politique, elle était malheureuse, je voyais son visage s'assombrir, il y avait comme un nuage gris qui passait : elle craignait ça par dessus tout, parce qu'elle savait que ça ferait resurgir une violence qui lui était insupportable, qui l'excluait, qu'elle devait subir. Cette violence, maintenant, m'écoeure parce qu'elle est à la fois puérile et parade virile, c'est cette même violence typiquement masculine que je ne veux plus jouer dans mes rapports avec les mecs. Je sens que cette provocation de discussions politiques, stéréotypées et stériles, ne démontrant que l'affirmation d'un rapport de forces, n'était pas tout à fait innocente pour ma part : je souffrais de l'écrasement de mon père (pas innocent non plus, je dirai plus loin pourquoi) devant ma mère et je voulais sans doute provoquer sa virilité, je voulais voir exploser sa violence, mais une violence autre que celle de ses colères presque infantiles, une violence où il se mouillerait vraiment, à travers laquelle on pourrait enfin parler. Ma mère souhaitait aussi cela... moins la violence. C'était insoluble... Et aujourd'hui je me demande encore quelle peut être la solution féconde qui permettrait de parler des vrais problèmes en évitant de toujours retomber soit dans le silence soit dans la violence puérile des rapports de force... " Résoudre plus parfaitement les mêmes problèmes centraux ", disait Bartok en parlant de sa vie, de sa création...

— Eh ben moi ma mère elle est sage-femme.

— Oh toi on t'a rien demandé... et pis d'abord qu'est-ce qu'il fait ton père ?

— J'sais pas, il est jamais là...

— Moi, eh ben moi mon père il est tout le temps à la maison : il fait de la couture !

— Wouahh !... c'est un travail de fille ça ! Ton père est une fille... ton père est une fille !...

— Et toi ton père, qu'est-ce qu'il est ?

Évidemment mon père ne se mettait pas en colère pour rien, même si en apparence des futilités y suffisaient. Il avait ses raisons, et il les cachait...

— Hein ? Euh... mon père ?

— Ben oui, ton père... Toujours dans la lune çui-là !

Mon père ne parlait jamais de questions sexuelles ; mais il est vrai que sur ce point les pères sont généralement plutôt discrets. Les seuls échos que je me souvienne avoir eu de la vie sexuelle de mes parents me venaient de ma mère ou... des interprétations maladroites que je pouvais en faire à partir des interprétations qu'elle-même m'en donnait.

— Ben mon père il est militaire.

— Militaire ?!... Oh putain, il doit être vachement sévère !...

Mon père avait adopté le silence. Un silence qui voulait dire quelque chose et qui ne disait rien en même temps, un silence qui ne m'aidait pas à comprendre pourquoi ça clochait entre eux, un silence (ce même silence le matin où je découvris son visage tout griffé après une nuit de dispute avec ma mère) qui excitait juste ma pitié sentimentale, impuissante. Un silence qui me troublait, aussi incompréhensible que ses colères.

— Oh non, il est vachement gentil, au contraire.

Jusqu'au jour où je m'aperçus que moi-même, je reproduisais dans mes propres expériences amoureuses les comportements d'échec auxquels j'avais assisté, impuissant, chez mon père.

Oui... " tel père, tel fils "... mariage obscur, pour le pire autant que pour le meilleur... J'ai mis trop longtemps à me rendre compte que je ne pouvais rompre le cordon avec... mon père qu'en faisant le rapprochement entre mes difficultés, mes échecs et les siens ; la désidentification ne vient qu'après, faisant espérer une lueur de libération.

Mais alors... ce silence ? Ce silence qui me faisait pitié et qui m'humiliait en même temps, ce silence qui m'enchaînait d'autant plus qu'il consolidait une complicité avec mon père dans l'effacement par rapport à ma mère pleine de vie, d'énergie, de courage, d'orgueil, ce silence, le sait-il encore doué de pouvoir sur moi ? Un étrange et bien vicieux, subtil pouvoir.

Je me souviens de mon père me montrant les étoiles dans le ciel d'été, me nommant celles qu'il connaissait, la grande Ourse et la petite, le Chariot et d'autres encore dont le nom m'échappe maintenant ; mais sa préférée, me semblait-il, celle dont il parlait avec une certaine exaltation, avec respect, admiration, c'était l'étoile du berger, celle du petit prince aussi, celle qui brille le plus, qui indique le sud et permet au voyageur égaré de se repérer.

" Et maintenant nous voudrions voyager un peu gazouilla la voix du haut-parleur (étrangement métamorphosée...), nous allons visiter un pays où les élèves ressemblent à des animaux... Ne riez pas, s'il vous plaît d'ailleurs vous verrez vous-mêmes. Et comme ils ne parlent pas le même langage que nous, il faut bien les regarder pour comprendre... " Puis il se produisit des bruits bizarres dans la voix du haut-parleur et elle chuchota

" Voilà, nous y sommes... "

— Moi mon père c'est un renard, il est rudement malin et il court après les poules...

— OH !!.. Ben moi, si y faisait ça mon père y prendrait une trempe. C'est un berger allemand, il a le droit de courir qu'après les lapins.

— Oh ben mince alors, moi mon père c'est un lapin.

— Oui, mais le mien il mange pas les lapins.

— Ben qu'est-ce qu'il fait alors ?

— Ben... y court après c'est tout, y fait simplement la course avec eux.

— Mmh... ça m'étonnerait...

— Non, j'te jure... enfin... c'est ce qu'il m'a dit.

— Moi mon père c'est un ménate des îles, c'est rudement chouette, il a toujours des histoires pas croyables à me raconter !

— Des vraies histoires ?

— J'sais pas mais en tout cas c'est rudement intéressant, ça me fait faire de ces rêves la nuit !...

— Moi mon père y fait rien et y dit pas grand-chose, mais il est gros et il a plein de poils tout doux.

— Ah bon ? Mais qu'est-ce qu'il est à toi ton père ?

— Chat angora. Je me mets tout contre lui près du feu et il chantonne. Il est rigolo pacqu'il est souvent fatigué, il bâille tout le temps presque et il met même pas sa main devant sa bouche, tu t'rends compte !

— Ah ben tiens, à propos de bouche... moi il en a une drôle...

— Ah bon ?... Eh ben, comment qu'elle est sa bouche ? — Ben... j'sais pas si j'oserais le dire...

— Oh ben si, dis-le !

— Oh oui, allez, dis-le !!..

— C'est un bec... un bec énorme... (c'est pas très joli...) — C'est un vautour, ton père ?

— Ah non ! quand même pas !...

— Une grue ?

— Mais non !... c'est un pélican.

— Oh ben c'est chouette un pélican, y paraît qu'y t'emmène partout où qu'y va, dans son bec.

— Ouais c'est vrai, au début quand t'es petit, mais plus après ; et puis c'est quand même moins confortable que le kangourou ; mon oncle il est kangourou, j'aime bien aller me promener avec lui.

Le feu crépitait dans l'âtre, Je revois le visage de mon père. Je revois ses yeux se mettre à briller comme deux étoiles dans un ciel d'été à l'évocation du passé...

Bernard Golfier

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Revue TYPES  4 - Paroles d’hommes - 1982

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