Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes

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Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes - 1982 

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DU CÔTÉ DE NOS HISTOIRES

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Le réveil sonnait à quatre heures. Mon Père ne faisait pas de toilette. il prenait juste un café sur le pouce et c'était tout jusqu'au repas de midi. En hiver, il allumait le poêle à charbon pour qu'on ait du feu à notre réveil.

Mon père partait ainsi toutes les nuits, sur la pointe des pieds tandis qu'on dormait profondément, ma mère, mes sœurs et moi. On ne le voyait à vrai dire que le soir quand il rentrait pour dîner. Des fois on attendait, et on finissait par manger sans lui. Je sais que dans ces cas là, ma mère avait envie de pleurer.

En été, il m'arrivait parfois d'aller avec lui faire sa tournée. Le fait exceptionnel de devoir se lever tôt prenait alors des allures de fête. J'étais sur le pied de guerre depuis la veille déjà, ne trouvant pas le sommeil tant mon excitation était grande.

Mon père venait me secouer doucement, presque à regret de me réveiller si tôt mais il savait bien que j'étais follement heureux... nous partions presque aussitôt alors, une impression magique m'envahissai, quand, marchant tous les deux dans les rues désertes, nos pas résonnaient dans la ville endormie. Il fallait aller chercher le camion, un Berliet de huit tonnes qu'une équipe avait chargé la nuit, dans un entrepôt qui devait se trouver à quelques centaines de mètres de la maison. Les portes restaient ouvertes pour les transporteurs qui arrivaient de nuit. Mon père saluait le gardien qui faisait sa ronde avec son chien.

Bientôt dans le petit matin, perché dans la cabine, je me laissais bercer par le bruit du moteur qui vibrait et dont le carénage protubérant, qui séparait la cabine en deux, finissait par devenir carrément brûlant. Mon père ne disait pas grand-chose, mais moi, le coude à la portière, je chantais.

Alors, on arrivait dans quelque village encore enveloppé dans une épaisse brume et il fallait frapper au volet pour réveiller quelque client tout ébouriffé vêtant en hâte sa blouse grise d'écolier... " J'arrive, j'arrive ", bientôt une porte de magasin s'ouvrait dans un tintement de clochettes laissant découvrir un assortiment hétéroclite de produits... Cela allait des pinces à linge aux pots de moutarde, des chaussettes à l'eau de Javel, de la crémerie à la teinture, en passant par la charcuterie et les volailles dans l'arrière cour...

Après quelques brèves paroles, mon père ouvrait les battants arrière du camion et tout à coup un commerce singulier commençait dans l'ombre, l'homme tâtait, goûtait, sentait, parcourait des yeux les fruits, soulevant là une cagette, ici déplaçant une caisse, revenant à la lumière pour scruter l'aspect de tel légume.

" Elles ne sont pas très belles tes salades, ce matin "

Mon père ne se laissait jamais démonter, il savait dire ce qui emporterait la décision du client, sans jamais lui donner tort...

Comme sept autres chauffeurs de la maison, il était vendeur de fruits et de légumes. Chacun d'entre eux travaillait dans un rayon géographique déterminé de la région. Par mon père, je connaissais chaque chauffeur, chaque tournée, et chaque client. Il existait parmi les chauffeurs une grande solidarité et il n'était pas rare qu'ils se retrouvent pour discuter le soir dans le petit troquet, à côté de l'entrepôt.

De village en village, le soleil séchait la brume et il ne restait bientôt plus de traces de la nuit... Mon père discutait, vantait, vendait sa marchandise et la pesait à l'aide de sa petite balance à poids coulissants... puis il déchargeait les cageots vendus afin de les entreposer dans le magasin du client. Le plus dur, c'était sans nul doute les sacs de pommes de terre de 50kgs, qu'il fallait parfois descendre sur son dos dans des caves tortueuses. J'aidais mon père de mon mieux, courant pour ne pas être en reste d'une cagette.

J'avais une préférence très nette pour les raisins et les melons car sur la cagette se trouvait un papier transparent traversé d'une bande de papier de couleur vive où étaient imprimées des fleurs au milieu desquelles on pouvait lire le nom de l'expéditeur... le tout était maintenu par un élastique croisé... en fait, ce qui m'intéressait surtout, c'était les élastiques, car je les gardais précieusement pour tirer les mouches ou pour toutes sortes de jeux passionnants.

Pour ce qui était de manger des fruits, mon père ne m'empêchait jamais de le faire, y compris jusqu'à la colique, et j'avais toutes les variétés de saison à ma disposition, mais il ne fallait surtout pas que ça se fît au détriment de la présentation de la marchandise. Ainsi quand une pêche avait été enlevée, il était nécessaire de resserrer les autres fruits afin que le trou ne se voie pas, de même pour les raisins, il était défendu de les picorer grain par grain, mais au contraire il fallait en couper proprement une grappe. Là-dessus, mon père était intraitable.

Vers une heure de l'après-midi lorsque le soleil était au maximum, alors on choisissait un sous-bois frais pour pique-niquer. Nous buvions de la limonade en mangeant du saucisson... J'entends encore le bourdonnement que produisaient les abeilles excitées par le sucre des fruits...

Mais il n'était pas question de s'assoupir, il fallait repartir car les clients devaient être livrés rapidement. " C'est mon gamin, leur disait mon père, il profite des vacances pour me donner un coup de main ". Souvent, on me passait la main dans les cheveux, " Alors, Frisé ! " Je ne me suis rendu compte que bien longtemps plus tard qu'on m'appelait ainsi parce que j'avais précisément les cheveux raides comme des baguettes de tambour... " Tiens mon bonhomme ", les femmes me donnaient souvent des bonbons. Mon père était très familier avec elles et cela me déplaisait. Comme si je lui en avais voulu d'avoir des relations intimes en dehors de la famille... Dans ces moments très courts où je prétendais défendre en quelque sorte le patrimoine familial, je m'en allais jouer un peu plus loin, refusant d'aider mon père.

Il m'arrivait même d'entamer des jeux avec des gosses que je ne connaissais pas du tout, et de les abandonner d'un seul coup quand le moteur du camion se faisait entendre... Les gamins alors me voyant partir me regardaient avec envie... Ils auraient aimé eux aussi, sans doute, avoir un père qui les fît voyager dans un gros camion bleu, de village en village... et j'en étais fier... eux ne sortiraient pas de leur petit coin de terre : fils de paysans, ils étaient collés à la terre, à la culture. " Ah si vous saviez là où j'habite, et comment nous jouons à la ville, dans les rues, les magasins, au milieu des voitures ", pensais-je en les voyant s'éloigner dans le rétroviseur... et je crois bien que je les plaignais un peu.

Le soir, le camion vide roulait plus vite... mon père regardait sa montre : " Nous serons à la maison vers neuf heures ", et il parlait un peu, tandis qu'au passage il s'arrêtait encore ici et là pour ramasser encore des emballages vides... Souvent on l'invitait à boire un coup. " Je n'ai pas le temps ", disait-il en remontant dans le camion. " Ah, il faudrait toujours boire... dans nos métiers, il ne faut pas mettre le nez là-dedans, sinon un beau jour, on se retrouve dans un arbre. " Et tandis qu'il parlait, les images de toute la journée me revenaient en tête, les paroles aussi, par bribes... et ma tête fatiguée, balancée par les cahots, venait tapoter contre la vitre.

" On a fait une bonne journée... Dommage qu'on ait manqué d'abricots, j'en demanderai plus pour demain... Ah, ces bon sang de salades qui ne tiennent pas le coup. Ils me la retournent dans un état... qu'est-ce que tu veux que je leur dise... Ils veulent du beau, et toujours le moins cher possible... On ne peut pas tout avoir... enfin, ça a été une bonne journée. "

Sa voix résonnait par dessus le bruit du moteur... cela vibrait dans tout le corps... Je voulais que ça ne s'arrête jamais... les yeux mi-clos, je tournais quelquefois la tête en direction de mon père... il avait les yeux fixés droit devant lui et sa position, un peu courbé au volant, ne variait pas... De temps en temps, il plissait un peu le front comme s'il lui venait soudainement de douter de quelque chose, mais cela ne durait pas.

Il avait la bouche légèrement entrouverte et des petites tâches blanchâtres de salive sèche venaient en marquer les commissures... de larges auréoles de sueur couronnaient son maillot blanc et il puait de fatigue et d'effort. Je crois bien que j'aimais son odeur à l'odeur des fruits mêlée, car cela créait notre ambiance à nous, réelle. Elle me semblait être une complicité entre nous, entre moi et le monde adulte... entre ma sensation d'être et leur vision du monde, entre mon univers imagé et pointillé et le leur, conventionnel et plein de règles... Je voulais être grand.

N'avais-je pas, moi aussi, cette même odeur, ce front qui plisse et cet œil regardant à l'avant, prêt à s'éveiller avant que de se perdre sur le ruban gris de la route.

Louis Mateo

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