Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes

Interview : The dark side of the moon

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Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes - 1982 

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Interview : The dark side of the moon

" D'un poids de 3,420 kilos, d'une taille de 51 cm, la petite Amandine, née 1h30 le 24 février à la maternité de l'hôpital Antoine-Béclère à Clamart (Hauts de Seine), est un bébé sans problème. Sa naissance est pourtant un événement : elle est le premier bébé a voir le jour, en France, après avoir été fécondée " in vitro ". Les deux cellules sexuelles {ovule et spermatozoïde) provenant de ses parents ont en effet fusionné à l'extérieur des voies génitales maternelles, dans une éprouvette, d'où l'appellation — contestée — de "bébé-éprouvette". " (Le Monde, 26.2.82)

L'interview qui suit, ayant un caractère particulier sous plusieurs aspects, exige que soient précisés certains points qui concernent à la fois l'entretien lui-même et le sens de sa publication dans Types,

J'ai interviewé René Frydman et Jacques Testart, les " pères " techniques d'Amandine, premier " bébé-éprouvette " français. Non pas tant parce qu'ils ont ainsi, comme scientifiques, réalisé une production exceptionnelle mais parce qu'ils ont accepté d'en parler autrement. De tenir un autre discours, sur cette expérience et leurs travaux, que le discours tenu de façon uniforme par la presse. Il s'agissait pour moi d'interroger ces deux hommes avec une perspective radicalement étrangère à celle d'une interview " classique " : la tâche m'a beaucoup été facilitée !

On trouvera donc ici un autre regard que celui porté habituellement par les hommes sur leur profession, un autre discours que celui qu'ils tiennent sur leur réussite ou leurs échecs. Il y est peu question de science (1) mais de beaucoup d'autres choses ! A partir de cette réalité professionnelle, de multiples réflexions : sur les enjeux profonds que recouvre le travail pour chaque individu, sur ses ambitions, ses plaisirs, ses limites, ses incertitudes aussi. On y parle de compétition, de jeu, de désirs, de déceptions, de femmes, d'enfants, de fantasmes. Bref, une approche que de nombreux hommes pourraient avoir de leur travail, mais aussi de leur vie, avec un peu d'humour, de sens critique et beaucoup de sincérité : exactement le genre de dosage d'ingrédients qu'à Types nous apprécions ! Bien sûr, tout n'est pas dit, faute de place d'abord, même si certaines omissions — tant dans les questions que dans les réponses — parlent aussi. On regrettera enfin que R. Frydman, en raison d'un voyage à l'étranger, n'ait malheureusement pas pu participer à la totalité de l'entretien.

Jonathan Breen

(1) Pour en savoir plus, sur l'expérience scientifique elle-même comme sur les problèmes éthiques qu'elle pose :

  • Le Monde. 26.2.82 et 21.4.82.

  • La Recherche n° 130, février 1982.

 

Mais qu'est-ce qu'ils veulent ?

Q. Qu'est-ce qu'un " bébé-éprouvette ", et pourquoi ce terme ?

J. Testart : C'est un terme commode qu'on utilise pour s'adresser aux médias, à l'extérieur. Mais pour nous, l'ensemble du programme s'appelle " bébé-FIVETE ", terme également utilisé par les parents d'Amandine : c'est tout de même plus joli que bébé-éprouvette. F.l.V.E.T.E, pour Fécondation In Vitro Et Transplantation Embryonnaire.

Q. Quelle est l'origine de ce programme " FIVETE ", et de quoi est-il né ?

J. Il est né de l'ennui !

R. Frydman : (rires) Ou de la volonté de dominer le monde !

J. C'est un programme-éprouvette, éprouvant ! Ça a démarré au printemps 1978, nous voulions mener des recherches à partir d'activités que nous avions déjà comme des prélèvements chez les femmes, des cultures, etc. Nous savions que les Anglais travaillaient là-dessus, sans avoir encore réussi à obtenir des naissances. C'était un domaine neuf où nous étions effectivement parmi les premiers. Il s'agissait de se fixer un but ambitieux, un peu fou et se donner les moyens d'y parvenir. Utiliser nos compétences et le tandem qu'on formait pour les prélèvements, travail de longue haleine, pas très gratifiant, pour se lancer dans autre chose. (à R.) : Toi, tu diras que c'était pour guérir la stérilité, mais je ne te croirai pas !

R. Ah si ! pourquoi dis-tu ça ? Ça rentrait dans ce cadre-là quand même.

J. Oui mais ça c'est secondaire, ça vient après.

R. C'est vrai que le principal était l'aspect " pionnier " et ce plaisir, dans un domaine inconnu, de " débroussailler ".

J. Et dans un domaine où on se sentait armé, professionnellement, pour aborder tout ça. (ironique) : C'est une explication suffisante, non ? Bien sûr, on pourrait tenir le discours aseptisé des " savants au service de l'humanité ", on nous a fait le coup pendant quinze jours ! Mais au fond je ne crois pas assez aux " bienfaits du progrès " pour me reconnaître dans ce discours-là.

Q Quel intérêt y a-t-il donc à jouer les pionniers ?

J. Pour faire la preuve qu'on avait placé la barre très haut, et qu'on a réussi à la passer ! Pour moi, c'est ça. Ce qui me motive, ce n'est pas de faire le bien de l'humanité, de guérir la stérilité des femmes, qui ne m'a jamais beaucoup préoccupé. A la différence de René, pour qui c'est plus concret, la stérilité des femmes, et qui le voyait comme une technique thérapeutique. Moi, non. Ce qui ne veut pas dire que je sois prêt à faire n'importe quoi, sans me préoccuper des conséquences sociales éventuelles. D'ailleurs j'ai dit très tôt mon inquiétude que nos bricolages ne soient pas contrôlés (1). Mais ma motivation, c'est de me fixer un enjeu, un objectif et de réussir à l'atteindre. Ce qui n'est pas du tout généreux, n'est-ce pas ! Et je crois que nous risquons d'être utiles aussi longtemps que l'objectif nous sera suggéré par des gens qui souffrent... Par ailleurs, je fonctionne aussi sur le mode de l'agressivité. Je ne suis pas mécontent d'avoir réussi par rapport à certains qui m'ont toujours foutu des bâtons dans les roues ! C'est une sorte de revanche aussi. Bien sûr ça ne me déplaît pas que ce que nous ayons trouvé ait une utilité sociale, tant mieux ! Encore que j'accorde beaucoup plus d'importance à tout le travail scientifique — qui devrait faire référence pendant quelques années — réalisé à l'occasion de ce programme, à côté, et dont personne ne parle : Amandine, c'est un épiphénomène.

R. Mais un épiphénomène qui concrétise quelque chose, qui permet de situer une étape. Puisque l'objectif ce n'est évidemment pas un enfant, Amandine, mais d'une part toute une thérapeutique, et aussi multiplier les possibilités de compréhension, réduire les inconnues : de la fécondation, de l'ovulation, de nombreux problèmes. Et de ce côté-là, l'objectif n'est pas atteint, je crois qu'il ne le sera jamais.

Le plaisir, c'est de commencer.

J. Tu vois, pour moi, les chercheurs ce sont des malades, d'éternels marginaux. Parce que quand ils trouvent, ils se fixent autre chose à trouver, en fait on ne trouve jamais rien. Je crois que c'est ça le métier de chercheur : se donner cinq, dix ans pour atteindre un truc, et puis après, dès que ça a marché, ce n'est plus drôle. Il faut laisser d'autres améliorer, éventuellement, et passer à autre chose. Lorsqu'on a trouvé, on se dit que l'objectif fixé n'était pas assez haut placé, qu'il en faut un autre. Il y a comme ça une espèce de mécanique.

R. Un report perpétuel. C'est vrai qu'une fois que c'est fait, que ça va devenir une méthode ça n'est plus la même chose. Au début, on était plus soumis à dame Nature, c'était le stade artisanal, et là on maîtrise beaucoup plus. D'ailleurs ce n'est pas étonnant qu'on ait eu autant besoin de discuter, deux mois avant, voir ce qu'il y avait dans la tête des uns et des autres. Pour moi c'est toujours comme ça, avant, dans le doute, que tout vient.

J. Au début, ce côté pionnier, où il fallait persuader tout le monde, les anesthésistes, tous les gens impliqués, parce qu'il en faut du monde pour endormir une patiente ! Ces rendez-vous qu'on se donnait à deux heures du mat' pour aller faire une opé, c'était extraordinaire, un peu fou, on vivait complètement là-dedans. Chaque truc que marchait un petit peu était une aventure .

R. Oui, et par exemple, dimanche, j'ai retrouvé ce plaisir. Parce que c'était en dehors du quotidien, hors-norme. Il y avait une implantation à faire, on était à la campagne, on téléphone, clac, à huit heures on revient, clac, la patiente était là, on fait l'implantation, on s'en va, clac, c'était rigolo, c'était bref. C'est paradoxal ce plaisir de venir, comme ça.

J. Maintenant on vit encore dedans parce qu'il y a de plus en plus de cas qui se présentent, mais on est un peu blasé. Les étapes marchent toutes plus ou moins, sa n'est plus qu'une question de pourcentages, le mythe s'évanouit. Au fur et à mesure qu'on a commencé de maîtriser, ça manquait de charme. Au début, c'était beaucoup plus pénible que maintenant, on travaillait la nuit on piétinait, ça ne marchait pas, mais je crois qu'on avait plus de plaisir que maintenant.

R. Moi aussi, oui.

La rivalité, oui ou non

Q. Un domaine neuf où vous vouliez être les premiers, " placer la barre très haut ", des Anglais qui n'avaient pas encore obtenu de naissance, n'y a-t-il pas là un esprit de compétition ?

R. Moi je dirais que la rivalité s'est faite plutôt par rapport aux personnes. Et sur la fin surtout. Au démarrage et dans quasiment la moitié du processus, ça n'a pas tellement joué. Dans la mesure où les Anglais ont réussi il y a quatre ans, la compétitivité, là, est un peu biaisée. Ils étaient en avance. De même avec les Australiens, lorsque nous sommes allés les voir, il n'y avait pas du tout un sentiment de compétitivité. Et il faut se rappeler que ce bébé anglais, le premier, les gens n'y croyaient pas tellement ; il y a eu énormément de critiques, les Américains en particulier, qui laissaient entendre que c'était truqué. Paradoxalement, il y a eu rivalité et ça a commencé de déraper quand on a compris le type d'exploitation que les autres faisaient.

J. Au printemps dernier, dans l'autre équipe — le groupe de l'hôpital Necker, nos deux copines — il y a eu un battage terrible fait par un clinicien autour d'une femme qui avait trois jours de retard de règles, il y a eu la presse, tout ça. Nous avons été agacés parce qu'on avait une patiente ici qui déjà trois mois plus tôt avait avorté et nous n'avions rien dit.

R. Je crois que ça aurait pu se passer différemment : nous avions un désir profond de collaborer. C'est pourquoi aujourd'hui je déguste du petit lait ! Mais au début la compétitivité n'était pas présente.

J. C'est vrai, il n'était pas question de compétition, c'était tout simplement par rapport au monde ! (rires) C'était un pari qu'on faisait entre nous. Le groupe de Necker, les deux filles n'a commencé qu'un an après nous. Et la rivalité a joué là surtout parce qu'elles se sont trouvées encadrées par les grands patrons. Mais le rapport avec elles directement, il y a eu des moments sympas, on a fait des congrès, des voyages, ensemble.

Si elles s'étaient trouvées dans la même situation que nous, sans soutien, sans rien, la rivalité n'aurait pas joué. Bien sûr quand leur équipe a commencé sur les mêmes objectifs de recherche que nous, ça nous a " aiguillonnés ", je pense que ça a stimulé les deux équipes d'ailleurs. Parce que même si on s'entend bien — là je parle des biologistes — quand on fait un boulot, chacun espère montrer qu'il a réussi avant, ou mieux, c'est évident. Mais nos deux copines, ayant les patrons derrière elles, nous, nous étions vraiment des cons, des métèques quoi, et la rivalité a joué en ce sens.

Q Vous étiez isolés ?

R. Oui, apparemment, là, on l'est moins... Maintenant, il faut les voir les gens ! Ça dépend de leur position, mais la plupart restaient dans un silence pieux...

J. Ou ils se foutaient de notre gueule, carrément ! Nous étions complètement isolés, oui.

Q. Ça n'allait tout de même pas jusqu'à la résistance active ?

R. Active non, mais passive oui. Il y avait de la mauvaise volonté qui a maintenant disparu. Un exemple : on pratique notre intervention — la cœlioscopie — dans la salle des césariennes. Alors de temps à autre on est confronté à une césarienne et comme par hasard il y a un an nous y étions constamment confrontés ! Bien sûr, une césarienne, il y a urgence ! mais on la sent arriver, avant... il est possible de prévenir les gens qu'ils doivent avancer leur propre intervention ; c'est une espèce de prise en charge.

Alors qu'il y a un an, tout le monde laissait avancer les choses jusqu'au clash, le clash du moment de la césarienne et du moment de la cœlioscopie. Aujourd'hui non, on s'organise... Ce qui me surprend c'est que quand je dis maintenant " cœlio à 10 heures ", c'est incroyable, à 10 heures, tout le monde est là !

J. Il y a eu de la résistance active aussi, des moments difficiles où on nous retardait notre opé pour des raisons parfois... Il y avait toujours des césariennes qui ne pouvaient pas attendre, alors qu'aujourd'hui, il n'y en a plus ! On peut dire qu'actuellement les autres, ceux qui collaboraient avec nous, mais de loin, ont récupéré un peu l'enthousiasme que nous avions au début et que nous avons perdu. (à R. ) Et puis à ce moment-là, tu n'étais pas agrégé ça compte !.. Nous sommes devenus crédibles, mais c'est justement ça qui est moins marrant ! Avant, nous étions un peu des fous, nous étions les mecs complètement illuminés qui croyaient arriver à faire un " bébé-éprouvette ", et c'est ça qui était marrant.

Médias et lassitude.

C'est toujours mieux avant.

Q. Disons qu'au regard de l'institution, du corps social, vous avez " fait vos preuves ". Comment vivez-vous cette " reconnaissance " de vos succès ?

J. Ah mais aujourd'hui, par exemple, Machin est venu me serrer la main pour la première fois : ça fait cinq ans qu'il me croise dans les couloirs sans me dire bonjour. Il y a des choses étonnantes, tout de même ! Mais on n'en tire vraiment que de toutes petites satisfactions !

R. La satisfaction ne vient pas tellement de l'aspect reconnaissance sociale, à travers les médias par exemple, elle est plutôt personnelle. Comme le dit Jacques, on a mis la barre très haut. Il y a quatre ans qu'on travaille là-dessus. Ça n'est pas une surprise qu'on arrive les premiers ; c'est même un peu dans l'ordre des choses. L'inverse m'aurait vraiment ennuyé, c'est vrai. Mais cette satisfaction, c'est un peu normal. C'est de s'être fixé un objectif et de l'avoir atteint.

J. Moi je suis assez mélancolique depuis qu'on sait que ça va marcher, surtout depuis ce remue-ménage des médias, qui nous a mis le nez dans notre soi-disant réussite. C'est trop concret et trop réducteur, ce bébé-éprouvette. Ça me plaisait davantage quand c'était une histoire de fous. Maintenant il ne s'agit plus que d'améliorer, de faire des pourcentages. Il n'y a plus beaucoup d'imagination à y mettre, on ne rêve plus. C'est toujours pareil, quoi, on se lasse...

Ce qu'il faudrait maintenant, c'est se trouver un autre thème : la grossesse masculine, par exemple, ça c'est un objectif à la hauteur, au moins ! Moi, ça m'amuserait de faire un protocole à long terme pour travailler sur la grossesse masculine ! Ça peut m'occuper pendant vingt ans (2).

R. C'est curieux, ça ne m'intéresse pas du tout. J'ai un peu le sentiment d'un cul-de-sac là-dessus. C'est une gageure, mais c'est vraiment très réducteur.

 

Les ambitions des chercheurs, une histoire de champignons et de mamans.

Q. Sans aller jusqu'à réécrire vos carrières, on peut supposer que vous auriez eu des ambitions égales dans des domaines complètement différents, alors pourquoi celui-là ?

J. Pourquoi la recherche et pas autre chose ? La haute administration où éventuellement l'on gagnerait mieux notre vie — je parle pour les biologistes, pas pour les professeurs agrégés (3) ! Je crois que c'est un peu la même démarche qu'un artiste, mais que les systèmes de gratification sociale sont beaucoup plus faciles à atteindre. Un artiste a pas mal de chances de se planter, socialement, tandis qu'un chercheur ayant envie de faire quelque chose, il le fait, il est gratifié. C'est une voie assez commode quand on a envie de se prouver qu'on existe, qu'on veut être reconnu comme ayant fait quelque chose : c'est une solution de simplicité. Reconnu par les autres aussi, tu as besoin que les autres soient concernés par ce que tu fais, sinon c'est comme si tu ne faisais rien. Il y a dix ans, à l'INRA (4), quand j'ai obtenu les premiers veaux jumeaux nés d'une vache après transplantation d'embryons, j'ai vécu la même chose, avec moins de télé et de presse. Ce n'était que des vaches ! Et ce qui s'est passé ensuite, les transplantations systématiques, je trouvais ça complètement idiot. Ils commencent de s'en apercevoir aujourd'hui, après que 50000 veaux soient nés ainsi. Moi j'ai toujours trouvé ça idiot, j'appelais ça de la pataphysique, de la pataculture, vraiment je m'amusais. Mais j'étais reconnu comme faisant ça, et il faut marcher dans le jeu. D'autres définissent les enjeux, chacun son rôle. Il y a eu et il y aura toujours beaucoup d'illusionnés du progrès, c'est le rôle des chefs et des spectateurs. Moi je ne demande qu'à faire sortir le lapin du chapeau, mais il est hors de question de faire rentrer le loup dans la bergerie ! Ceci dit, je ne crois pas qu'on choisisse l'objet de la recherche : on y est petit à petit amené, ça fait partie des choses possibles et qui rétrécissent sans arrêt dans la vie d'un individu. Je ne crois pas à un réel choix, il y a des gens qui travaillent pendant vingt ans sur les champignons ou les insectes, et le jour où ils produisent enfin, tout le monde s'en tape ! Je ne pense pas qu'il y ait ceux qui choisissent les champignons et ceux qui choisissent les bébéséprouvettes. On aurait pu faire du champignon.

R. Tu l'aurais fait sans moi ! Et puis tu as quand même fait des choses sur lesquelles il y avait un regard social, à la différence des champignons.

J. Pour la plupart des chercheurs il s'agit simplement de se prouver qu'ils existent, de laisser une trace.

R. De prouver à leur maman que ce sont eux les meilleurs !

Q. Tu crois que leur maman compte beaucoup dans l'histoire ?

R. Ah sûrement ! Comme me l'a dit une patiente " Béni soit le jour où votre mère vous a donné la vie ! " Si je le répétais à ma mère...

Les techniciens et le désir.

The dark side of the moon.

Q. Ce rapport essentiellement technique que vous entretenez à la fécondité, la sexualité, doit intervenir sur la relation que vous avez — en tant qu'hommes — à la paternité, aux femmes, etc. De quelle manière ?

R. Je ne crois pas que ça intervienne, parce que dans le désir ou dans l'amour, ce n'est pas à ça que tu penses. Quand tu désires avoir un enfant, tu ne penses pas à un tube. C'est un peu la même chose quand on me dit " le gynéco il voit toujours les femmes, alors le désir... " Non, je crois que le désir est présent ou bien il ne l'est pas, et c'est à partir de ça que ton regard n'est pas le même. Quand tu es habité par le désir, ça n'a rien à voir avec la technicité ou avec le réel. Il y a des gens qui, étant complètement dans le réel, à un moment donné, justement, ils décollent.

J. Et puis tout le monde le sait ça, aujourd'hui, qu'un mec ça produit des spermatozoïdes et que les spermatos peuvent féconder l'ovule ! Et tu ne vois jamais les ovules d'une femme, alors... Non seulement ça ne modifie pas, mais ça peut exacerber des attitudes complètement utopiques, pour en sortir, pour ne pas rester là-dedans. Moi quand j'ai un rapport avec une femme, je ne pense jamais ovule, spermatos. C'est peut-être parce que je fais un effort pour en sortir de ces trucs quotidiens du labo, peut-être que je fantasme un peu plus que quelqu'un d'autre. Si tu es obligé d'établir une coupure, cela peut t'amener à être complètement différent, complètement anti-technicien, à être amoureux fou, des choses qui ne se font plus à nos âges, quoi ! (5) Si tu es dans un certain réel dix heures par jour, quand tu sors de là, tu as vraiment envie de faire autre chose, de t'extraire de tout ça. Tu n'y arrives pas forcément, mais quand tu y arrives, ça va très loin. Et quand tu n'y arrives pas... eh bien tu restes dedans !

Q. Tu te lèves la nuit pour retourner à ton labo ?

J. Exact !

Q Des recherches sur la fécondation, la procréation, ce n'est pas seulement fixer la barre très haut, mais aussi se poser des questions sur les origines de l'individu et de l'espèce, l'essence même du réel ?

R. Si, c'est un peu " the dark side of the moon ". Mais je trouve qu'on n'y touche pas, ça recule au fur et à mesure que tu avances, c'est comme ces fameux rêves de l'enfance, tu tombes, tu tombes et il n y a jamais de fond. C'est vrai qu'il y a ce phénomène de toujours repousser quelque chose. Tu vas effectivement voir, au microscope, ce que peu de gens peuvent voir, une rencontre qui se passe normalement à l'intérieur du corps. Déjà là, il y a un certain interdit, et depuis fort longtemps : ce qui se passe à l'intérieur du corps est dans le noir. Tu vois ça, et tu te dis — ce qui je crois est normal, je me le suis dit aussi il y a trois ans — " on approche du mystère ". Et une fois que tu as vu, tu t'aperçois que ce mystère est toujours à la même distance de toi, toujours un peu plus loin : tu n'as pas avancé d'un pouce.

J. Justement, le mystère y gagne beaucoup, et toi aussi ! Car quand tu es aux premières loges pour le découvrir et que tu ne vois rien, tu te dis " merde, il y a vraiment un drôle de mystère ! "

Q. Et si tu le voyais, qu'adviendrait-il du reste de ta vie, et de ta carrière ?...

R. Tu dirais " ça n'est pas le mystère, on nous a trompés ", tu ferais des manips, tu essayerais autre chose.

J. Tu aurais comme projet " En dix ans, je vais faire un mystère ! "

Pourquoi les femmes ?

Q. Revenons à certains points évoqués au début de l'entretien. La question des motivations d'abord : " être pionnier ", bien. Mais pourquoi s'intéresser à la stérilité des femmes, et pourquoi vouloir la combattre ?

J. La stérilité des femmes, tout simplement parce que nous sommes dans un labo " physiologie et psychologie de la reproduction humaine " et spécialisés dans l'étude de la femme. On ne peut pas travailler — bien — avec le peu de moyens, de personnel qu'on a, à la fois sur l'homme et la femme. On est amené à travailler un peu sur l'homme, connaître son sperme, essayer de l'améliorer éventuellement, pour la fécondation in vitro, mais notre but n'est pas de travailler sur la stérilité masculine. D'ailleurs c'est le but et le domaine d'autres équipes (6) et comme tu peux imaginer on ne marche pas sur les plates-bandes des autres ! Ici, c'est un service qui reçoit essentiellement des femmes, pour différents problèmes, accouchement, avortement, stérilité, contraception, etc. mais des femmes. Et sur cette spécialisation, en ce qui me concerne, disons que quand j'ai commencé à faire de la recherche, je voulais étudier le comportement et, dans la mesure du possible, le comportement sexuel des deux sexes. Moi j'explique ainsi ce déroulement : il y a vingt ans, le comportement sexuel ; aujourd'hui, les bébés-éprouvettes. J'y vois une certaine logique, mais on peut évidemment essayer d'y trouver d'autres choses, qui feraient que j'aurais plutôt orienté dans ce sens. Mais à partir de mon entrée à l'INRA, il y a dix-huit an, je n'ai pas véritablement choisi, ce sont des voies qui se sont imposées à moi. On m'a donne un job qui consistait à travailler — en recherche animale — plutôt sur la femelle. Il est donc un peu logique qu'aujourd'hui je me retrouve à travailler chez là femme et non pas chez l'homme. Et le comportement, c'est une vieille idée que j'ai eue encore récemment. Avant de venir ici, après l'INRA, j 'ai eu un an de battement, et j'ai essayé de rentrer dans un labo, ça n'a pas été possible, sinon c'est ce que je ferais actuellement : comportement sexuel. En particulier, à l'INRA, j'avais envisagé d'essayer de définir ce que peut être la jouissance animale, ce qui n'a jamais été fait puisque c'est très difficile. A partir de certains critères, voir quelles sont les modifications possibles, dans quelles espèces, quels sexes, etc. Il y a là un terrain vierge de recherche.

Q. Quel intérêt à mener ces recherches sur la vie animale ?

J. Parce que c'est plus commode, puisque dans l'espèce humaine c'est complètement masqué. Et je crois que pour tous ceux qui travaillent sur l'animal, et peut-être même sur les plantes, c'est toujours l'espèce humaine qui est en arrière-plan. Et là-dessus, pourquoi à l'origine, Je voulais faire du comportement sexuel ? oui, ça doit sûrement renvoyer à des choses que j'ai beaucoup de mal à analyser.

Q. Beaucoup de mal, ou pas très envie ?

J. Non, non, je veux bien essayer, mais disons que ça n'est guère facile.

L'architecte, les robots, les acrobaties.

Q. Au sein de ce travail, ton rapport aux femmes est assez spécifique, puisqu'il concerne leur stérilité, leur possibilité d'être fécondées aussi. Tu ne poses pas sur les patientes — et par exemple la mère d'Amandine — le même " regard " que sur n'importe laquelle de tes collègues, chef de service ou secrétaire ?

J. Non, parce que dans le cas des collègues, je ne suis pas intervenu pour modifier quoi que ce soit. Mais pour la mère d'Amandine, si j'avais réparé sa voiture d'une façon extraordinaire peut-être que là aussi ca aurait été un rapport diffèrent ! Je ne crois pas qu'il y ait un rapport spécifique à la mère d'Amandine, quelque chose de l'ordre d'une sexualité particulière et qui passerait par le bébé-éprouvette. C'est vrai que telle femme n'aurait pas eu d'enfant si elle n'était pas venue ici. Mais il y a des gens qui ont une maison extraordinaire parce qu'ils ont rencontré tel architecte.

Q. Dont ils ont complètement oublié le nom six mois plus tard !

J. C'est peut-être pareil pour ces enfants... D'autant que les gens ne se rendent pas compte du rôle — a mon avis prépondérant — qu'on joue ici au laboratoire, dans la mesure où ils ont beaucoup plus de rapports avec les cliniciens. L'original, l'essentiel de ce travail se passe au laboratoire, mais les gens n'en sont pas forcément conscients. La mère d'Amandine, je l'ai vue une dizaine de fois et rapidement, tandis que René l'a vue des dizaines de fois et longuement. Et c'est plutôt lui qui a eu un rapport au corps de cette femme, qui l'a auscultée l'a accouchée. Moi je n'ai eu aucun rapport à son corps, mais un rapport avec son ovocyte et avec le sperme de son mari, c'est tout ! Au début je les voyais ces femmes, mais maintenant non. Jusqu'il y a six mois, Je les rencontrais plusieurs fois, je discutais avec elles. Actuellement on est bloqué dans le labo parce qu'il y a plus de personnel pour faire les intermédiaires entre labo et clinique. Avant, il y avait un support concret, je savais que c'était l'œuf de Mme Machin, qui était comme ça, de son mari qui m'avait raconté ceci, parce qu'on parle d'autre chose bien sûr. Aujourd'hui, une patiente a été opérée, je ne l'avais jamais vue avant. C'était beaucoup plus personnalisé auparavant, maintenant c'est devenu plus anonyme. Et comme un oeuf ressemble à un autre œuf de façon certaine...

Q Comment se traduisait cette personnalisation ?

J. Peut-être qu'il y avait des couples pour lesquels on avait envie de faire plus d'efforts que pour d'autres. Bien sûr on essayait au mieux pour tous, mais pour certains on tentait de taire des exploits ! Je me souviens d'un couple pour lequel c'était vraiment une acrobatie ! Étant donné le sperme du type... Au niveau chirurgical aussi, une acrobatie. Elle a été enceinte pendant trois mois et a avorté ensuite, et c'était vraiment un exploit. Pour cette fécondation il a fallu travailler différemment de la façon habituelle, enrichir le sperme. réfléchir, se donner du mal, bref s'investir d'une façon qui n'était pas courante. Peut-être que je n'aurais pas fait tout ça pour quelqu'un qui m'aurait été indifférent. Les deux, mari et femme. étaient chouettes, très sympas, très beaux tous les deux, presque un couple robot ! Mais je dois dire que la femme m'intéressait davantage.

Amandine et les garçons.

Q Que c'est-il passé pour toi, quand vous avez su, dans le cas d'Amandine, que la transplantation avait réussi, qu'il y aurait une grossesse ?

J. En fait on ne l'a pas su comme ça. On ne le sait jamais d'un seul coup. Une dizaine de fois déjà on avait su que ça marchait pour quelqu'un, qu'il y avait un début de grossesse, et en général, quinze jours plus tard, parfois trois mois plus tard, c'était fini. C'était un peu dur, un peu déprimant, surtout pour les premières qui ont tenu trois mois. Pour Amandine, après le troisième mois, ça marchait, donc c'était mieux, mais sans être encore sûr. Il a fallu attendre le caryotype, au cinquième mois, pour savoir que la grossesse était normale, mais aussi attendre encore : il y a des grossesses normales qui échouent, il y a aussi des accouchements qui se passent mal. Il y avait donc toujours une angoisse, et plus pour René d'ailleurs, puisque tout était dans ses mains, dépendait de lui, l'accouchement, etc. Moi, mon angoisse portait sur autre chose : essayer de recommencer, d'améliorer les techniques, d'avancer.

Q. Comment as-tu vécu toute cette attente au cours des mois ?

J. D'abord, à la moitié de la grossesse, j'ai été très content d'apprendre que c'était une fille ! Parce que moi, les garçons !!! Je ne voudrais pas en avoir pour moi-même. J'ai une espèce de répulsion pour les garçons. Ils m'agacent. Ils donnent des coups de pied, ils sont chiants remuants, ils gueulent. Les filles, c'est beaucoup mieux, et c'est vrai que je mise beaucoup plus sur les femmes. Tout simplement parce que si l'on veut élever un gosse de façon intelligente, c'est possible avec une fille, pas avec un garçon. Si tu as un garçon, que tu lui apprends que c'est complètement con de se bagarrer, de jouer au macho, que toutes les attitudes viriles sont de la connerie, etc., tu en fais un malheureux qui sera combattu par les autres, auxquels on aura inculqué d'autres principes. Tu es donc obligé de l'éduquer bêtement, pour qu'il survive, et d'une façon contraire à ce que toi tu crois, afin qu'il soit en équilibre à l'intérieur de son monde d'enfants. Ça c'est dur. Tandis qu'une fille, si tu ne lui apprends pas que la femme est faite pour coudre et avoir des enfants, mais plutôt ce qu'on en pense aujourd'hui, elle s'en portera très, très bien. C'est beaucoup plus confortable, plus commode, plus gratifiant, d'éduquer une fille. De plus les garçons m'énervent : ils sautent, ils gueulent, donnent des coups de poing. Et si justement tu les réprimes afin de leur apprendre autre chose, quelque part tu les déformes. En éduquant un môme différemment, tu prends le risque de le mettre mal à l'aise face au groupe et qu'il en soit rejeté. Or la seule façon intelligente d'éduquer un garçon, aujourd'hui, c'est une éducation identique à celle d'une fille, en fait.

L'éducation des hommes : difficile.

Q. Si toi tu remets en cause certaines règles, par exemple au sein du travail, les rapports de hiérarchie, de pouvoir, etc., étant un homme tu rencontreras aussi des difficultés avec les autres ?

J. Oui, mais moi je suis adulte ! Ceci dit, il est évident que si j'avais eu un garçon, je l'aurais éduqué de la même façon que j'éduque ma fille, mais en même temps j'aurais été emmerdé, en contradiction. Parce que ça lui aurait posé des problèmes dont je me serais senti un peu responsable. Ce que je veux dire, c'est que je suis bien content d'avoir une fille, ça me pose moins de problèmes ; Et les gens que je connais qui ont des garçons, en général c'est un peu le " laisserfaire ". C'est difficile d'éduquer un garçon aujourd'hui.

Q. Tu remarques toi-même que dans les rôles homme-femme, il y a des changements de mentalités et de comportements nécessaires. Or tu penses qu'il n'est pas possible, notamment à travers l'éducation, de faire évoluer les comportements masculins ?

J. Si ! Absolument d'accord, mais pas pour un môme de quatre ans ! A quatre ans, lui apprendre qu'il doit se battre contre le monde entier et assumer le combat que tu ne peux mener seul ? Non, à quatre ans, il reçoit des coups, c'est tout, alors il vaut mieux l'abriter. Je ne prétends pas que dans un siècle on en sera encore au même point, on pourra peut-être éduquer les garçons intelligemment. C'est certainement possible à long terme, mais aujourd'hui, ce serait très mal vécu par un gamin, en particulier avec les enfants de son âge qui eux sont éduqués en fonction des principes classiques et de toutes ces conneries : ne pas se laisser faire, agresser les filles, etc. Ca se passe effectivement comme ça dans les écoles, ma fille me le raconte. Je dis seulement que éduquer un garçon actuellement comme tu crois qu'un homme devait être, socialement, c'est quelque part en faire un infirme. Et spontanément, je n'ai pas d'affection pour les garçons, ils sont cons. C'est d'ailleurs pareil plus tard, vers quinze, dix-huit ans, les filles sont d'une grande maturité, alors que les garçons ! Et c'est en raison de ma préférence pour les filles que je suis content que cette enfant, Amandine, qui est un peu de mon fait, soit une fille. Sans que j'aie choisi le sexe, puisqu'on n'en est pas capable, mais je suis content qu'ils se soit passé la même chose que si les parents m'avaient donné carte blanche et que j'aie pu choisir !

Q. Une simple remarque: cette enfant est " un peu " de ton fait ?

J. Oui, puisque c'est au moment de la fécondation que le sexe se réalise, et cette fécondation s'est faite dans mon tube ! Alors, sans avoir personnellement choisi le sexe, je suis content que la Science, dans ce cas, ait fait aussi bien les choses que la Nature dans le cas de ma propre famille ! Des filles dans les deux cas. De plus, ce qui est chouette, c'est que la fécondation in vitro semble faire plus de filles ; ça n'est pas encore vérifié statistiquement, mais pour l'instant il y a deux tiers de filles, c'est intéressant !

Fantasmes 1. Des œufs, des prénoms, une rencontre et la peur. Amandine a un amant.

Q. Pour ton analyse, peut-être ! Parlons plutôt de cette fille, Amandine. Tu t'es réjoui que ce ne soit pas un garçon, mais quoi d'autre ?

J. Au cinquième mois, quand j'ai su que c'était une fille, oui, j'étais content, mais je mentirais en disant que je pensais plus que ça. Non, les fantasmes sur les mômes à venir, des retrouvailles, quinze ou vingt ans après, avec le bébé-éprouvette — qui ne pouvait qu'être une femme —, ce sont des choses que j'ai pensées bien avant, à l'époque où je fantasmais encore sur les œufs, au début. Les œufs, ils avaient des petits noms, je leur attribuais déjà une personnalité, féminine bien sûr. Il y avait tout ce rapport fantasmatique. Effectivement, je m'investissais dans un rôle qui n'était pas... paternel. Je me sentais l'amant, pas le père, peut-être parce qu'il y avait déjà des parents connus, je ne me substituais pas à eux, ça n'était pas mon truc. Et puis c'est vrai aussi qu'il est plus agréable d'être amant que père ! Ce fantasme d'amant, c'était très net mais ca n'était pas des histoires forcément " structurées ", simplement je ressentais cet œuf comme étant une " amante potentielle ". Tout ça c'était vraiment au début. Après, sa commençait déjà à changer, on ne travaillait plus la nuit, et j'avais déjà vu beaucoup d'œufs, mais les premiers ! Si une des vingt premières manips avait marché, j'aurais beaucoup plus fantasmé sur le gosse qu'on sortait, surtout si c'était une fille, bien sûr. Mais pour Amandine, les fantasmes, ça n'était pas au moment de l'œuf, je ne crois pas. Parce qu'à ce moment-là j'étais déjà un peu blasé : tous ces œufs qui se ressemblent ! Les amantes on les choisit, mais ces œufs, ils sont trop identiques, et ca ne marchait plus au bout d'un moment. C'est dommage d'ailleurs qu'elle soit venue si tard, Amandine ; je le regrette, c'est un peu comme... un enfant de vieux, par rapport à moi. Elle est venue au moment où je ne fantasmais plus du tout sur ces œufs. Elle est venue au moment de l'habitude.

Q. Mais tu dis avoir également fantasmé sur le futur, pour Amandine ?

S. Oui, Amandine ou les autres, ceux d'avant. Je dis Amandine, parce que après on peut reporter tout sur quelque chose qui marche, qui vient effectivement conforter tout. Mais je n'ai pas fantasmé sur cette tentative-là plus que sur les autres : simplement, celle-là a concrétisé. Ça allait dans ce sens. Et c'était une fille. Si s'avait été un garçon, ça annulait tout ! Ça venait un peu comme un couronnement, en plus elle est mignonne, c'est un très beau bébé, ce qui ne veut pas dire que ce sera une fille jolie, mais... J'ai un peu peur en même temps. Parce que ce qui vient immédiatement à l'idée, c'est la rencontre, une rencontre quand cette fille sera pubère. Et j'ai un peu peur qu'elle n'arrive pas à voir le poids de ce que j'ai fait, qu'elle ne me reconnaisse pas comme étant quelque chose dans son existence. Et je ne sais pas si je la rencontrerai un jour... D'abord, il faudrait qu'elle sache qu'elle est un bébé-éprouvette. J'ignore si elle le saura un jour. Si elle le sait, dans quinze ans, ce sera devenu relativement banal. Il y aura des centaines d'enfants en France qui seront nés de cette manière-là. Elle ne le verra peut-être pas comme très exceptionnel. Et si éventuellement elle reportait ça sur une des personnes qui en sont à l'origine, ce serait plutôt sur René, qui dans l'histoire apparaît de plus en plus comme le père d'Amandine. Ce qui ne veut pas dire que je sois jaloux des rapports qu'il aura avec elle ! Je crois qu'il n'y en aura pas, ni lui ni moi, mais... Disons que j'ai un peu peur d'être frustré de mes fantasmes, s'il y avait une rencontre. Mais je crois que je chercherai quand même à savoir. Je crois que je le ferai si sa ne vient pas d'ailleurs. Je me renseignerai, sûrement. Mais à vrai dire, j'aimerais mieux ne pas la voir jusqu'à ce jour-là : pour que ce soit vraiment une découverte ; comme on fait la découverte d'une femme. Et on ne peut pas découvrir une femme si on l'a connue enfant. Je ne crois pas à ces amitiés d'enfance qui deviennent de l'amour. le voudrais la découvrir déjà comme une personne, qu'il y ait une rupture totale dans le temps entre l'œuf et la femme. C'est comme ça que je le vois. C'est pour ça que je m'inscris d'emblée comme amant et non comme père.

Q. Ta rencontre avec Amandine... Tu n'envisages pas d'être déçu ?

J. Comme on peut l'être avec sa fille ? Beaucoup moins que si elle n'avait pas de reconnaissance pour moi, non pas de la reconnaissance au sens de remerciement, bien sûr, mais je serais déçu si elle ne me reconnaissait pas comme quelqu'un ayant marqué son existence, sans qu'elle le sache.

Q. Tu n'as pas imaginé que ta propre fille rencontre Amandine ?

J. Si, j'ai pensé à la faire connaître à ma fille, d'abord parce qu'elle aime beaucoup les bébés, et parce qu'elle entend tout le temps parler du bébé-éprouvette. Elle est même la seule enfant à avoir déjà vu dans le microscope des œufs et des spermatozoïdes ! Pour concrétiser tout ça, comme je lui casse les pieds tout le temps, non que je lui en parle, mais elle m'entend en parler, alors pour qu'elle le voie ce bébé, c'est tout.

Q. L'idée de cette éventuelle rencontre, c'est quelque chose qui va durer pour toi, ou bien c'est présent maintenant surtout parce que cette naissance vient tout juste d'avoir lieu ?

J. Si je regarde ce qui s'est passé en Angleterre, c'est très présent pour eux, les biologistes anglais. Ils ont déjà eu pas mal d'enfants, sept ou huit, pourtant dans toutes les pièces il y a des portraits en couleur du premier bébé-éprouvette ! C'est le premier, l'exploit : mais aussi peut-être que... ce sont deux mecs, et c'est une petite fille. Ils sont plus âgés que nous, mais... Ils sont encore en contact avec cette gamine, ils ont gardé des liens. La preuve : la mère est encore enceinte, par la même méthode. Et je crois qu'ils voient la gamine de temps en temps, ils doivent être les parrains ou quelque chose comme ça.

Q Oui, mais eux ce sont des Britanniques ! Ils iront sans doute prendre le thé un peu souvent chez les parents de l'enfant, ça n'a rien à voir avec tes propres fantasmes ! (7)

Et si plus tard tu apprends qu'Amandine n'est pas devenue une brillante biologiste, mais qu'elle a épousé un quelconque marchand d'ordinateurs à qui elle aura fait deux enfants ?

J. Ah mais, je ne voudrais pas qu'elle devienne biologiste ! Non, je la vois artiste ! Et puis son métier, ou qu'elle épouse quelqu'un, tout ça n'est pas très grave : l'important c'est de voir qui elle est...

Fantasmes 2. La grossesse masculine, le biologique, le culturel et les révolutions.

Q. Toujours les fantasmes, mais d'un autre ordre cette fois : tu as parlé de grossesse masculine ?

J. Ah oui !... Je ne sais pas si on peut appeler ça un fantasme. C'est plutôt un exploit et également un coup de pied idéologique. Exploit sur le plan technique, bien sûr, parce que ce n'est plus seulement le problème de la fécondation in vitro, c'est tout simplement une grossesse en dehors de l'appareil génital, avec un environnement hormonal artificiel qu'il faudrait créer, un véritable exploit physiologique. Mais aussi un coup de pied idéologique, parce que ça remettrait en cause pas mal de choses sur la maternité, s'il est possible qu'un homme ait un enfant ! Mais je ne le vois pas comme un fantasme, comme un truc qui m'appartient, personnel.

Q. Comment se fait-il que ça te soit venu à l'esprit ?

J. Il y a des exemples médicaux qui montrent que l'exploit technique serait possible. Et puis peut-être parce que je crois qu'il n'y a pas de différence entre les hommes et les femmes ! Je veux dire qu'il y a, bien sûr, des éléments morphologiques typiques quand on caractérise un sexe ou un autre, mais on voit aussi des exemples de sexes difficiles à classer, tant du point de vue chromosomique que morphologique ou comportemental. C'est un peu comme les races : par des travaux récents, le vieux concept de races est tombé à l'eau. On a découvert que le développement des individus, en vase clos ou exposés aux invasions, avait créé des caractéristiques physiques. Je crois que c'est un peu pareil pour les sexes : bien sûr, la différenciation n'est pas uniquement culturelle, puisqu'il y a déjà différenciation dans les chromosomes, et qu'on peut, à partir d'une seule cellule, savoir si elle provient d'un homme ou d'une femme. Il y a donc une base biologique évidente, et une morphologie différente aussi, mais pour ce qui est du comportement, les différenciations sexuelles doivent n'agir que très très peu. Au point de vue fondamental, bien sûr, et si ne venaient pas se greffer dessus des attitudes inculquées par la société à tel sexe ou à l'autre.

Q. Ce que tu reproches aux petits garçons, donner des coups de pied, c'est aussi purement culturel?

J. Oui, mais je n'en suis pas sûr ! Il y a quand même influence des hormones sur les comportements. C'est prouvé chez l'animal et ça semble évident dans l'espèce humaine aussi. Pour le garçon, il y a des hormones mâles fabriquées avant la naissance. Il y a déjà chez le fœtus des hormones sexuelles qui ne sont pas les mêmes, on peut donc admettre que ces hormones vont modifier d'une certaine façon le cerveau et induire des comportements : on sait par exemple, que la testostérone — hormone mâle — est une hormone d'agressivité.

Q. ???

J. Chez l'animal, si tu injectes cette hormone mâle à une femelle, tu la rends plus agressive, mais il y a aussi des effets paradoxaux : beaucoup d'œstrogène — hormone femelle — injectée à une femelle la rendra aussi plus agressive. C'est toute une question de relations et de dosages entre les différentes hormones. Il reste que la testostérone rend les animaux agressifs. Alors pourquoi les petits garçons — qui ont plus de testostérone que les filles — ne seraient pas soumis à la même mécanique ? Il y aurait ainsi les deux, une base biologique et une base culturelle. Seulement, l'agressivité ça se soigne ! Et l'environnement culturel pourrait peut-être aider à recouvrir ces différences biologiques quand elles sont défavorables au groupe ou à l'épanouissement de l'individu lui-même. C'est un processus d'éducation et de transformation à long terme. Mais c'est un peu comme les révolutions : il y a toujours une génération qui est sacrifiée, et on se demande après si c'est vraiment... Tu peux par exemple te dire : " Mon môme il va en chier de quatre à quatorze ans, mais ensuite il sera plus épanoui que les autres, mieux dans sa peau ". Même en pensant ça, tu ne peux lui imposer un comportement différent, parce que tu n'es sûr de rien, en fait.

Q. Si : que les révolutions à faire dans les rapports hommes-femmes seront bénéfiques à tout le monde !

J. C'est vrai. Mais sans être sûr, pour autant, qu'induire un comportement différent chez ton propre fils lui sera bénéfique à lui, personnellement. Même si c'est dans " le sens de l'Histoire "... D'une part, ce n'est pas toujours le bon sens qu'on prend, et puis il y a toujours des sacrifices intermédiaires qui peut-être ne valent pas la peine.

Un mythe et une demande.

Q. La grossesse masculine, ce serait une révolution ?

J. Ça restera un mythe. Parce qu'en dehors des problèmes biologiques — assez faciles à résoudre, ce serait une question de quelques années — il y a ce problème : tu mets en cause la vie de quelqu'un. Si ce n'était que ces quelques années de travail, je suis sur que ça marcherait, mais à chaque fois tu mettrais en cause la vie d'un individu, donc tu ne peux pas travailler et progresser. Il n'y a pas tellement de possibilités d'expérimentation chez l'animal. Il faudrait passer directement à l'expérimentation humaine : tu ne peux pas encourir le risque, une fois sur deux, que le type en crève, c'est impossible. Ça restera donc un mythe. Ceci dit, si on le mettait dans la grande presse en disant : on va travailler là-dessus, il y aurait une demande, c'est évident. La preuve : on a déjà reçu une demande, sans avoir rien dit à personne ! Chez moi, je ne sais pas bien tous les fantasmes que ça peut recouvrir, mais je suis conscient que, chez les gens, ça remue plein de choses. Et ce qui me plaît là-dedans, c'est que ça ne sert à rien ! C'est complètement gratuit, fou, spectaculaire, boum ! C'est assez rigolo, et puis ça c'est un objectif à la hauteur : passer dix ans de sa vie pour arriver à faire un homme enceint. Ensuite, ce n'est plus la peine d'en faire d'autres, s'il a survécu à tout ça. C'est que, psychologiquement, c'est certainement plus lourd que le bébé-éprouvette ! Ça m'intéresse comme objectif. Et je crois qu'on arrivera de plus en plus, par des recoupements, à dire " on pourrait le faire ", à le prouver, mais sans passer à l'acte. Et ce serait marrant que ça arrive une fois, parce que les choses qu'on dit possibles et celles qu'on réalise n'ont pas du tout le même poids idéologique, ne sont pas jugées de la même façon. Ça aurait forcément un impact, bien que ça ne soit que de la mécanique !

Q. Le réel obstacle, c'est l'aspect expérimentation sauvage ?

J. Oui. C'est très dangereux d'avoir une grossesse qui se développe dans l'abdomen, on ne peut pas prendre un risque pareil, et je ne vois pas comment le diminuer. Autant faire carrément la grossesse en bocal, mais sa me répugne assez. C'est vraiment la mise en carte totale, l'informatisation de la vie. Et la fécondation in vitro pose aussi des problèmes de manipulation, puisqu'en quelque sorte on peut faire ce qui n'est pas programmé par la nature. Le fait de disposer de cet embryon en dehors du corps de la femme, alors que normalement il n'en sort jamais avant la naissance. Or là, pendant trois jours, il est disponible au laboratoire — théoriquement pour croître et se développer de façon harmonieuse, on essaie de faire comme la nature — mais techniquement on pourrait modifier ce développement. Comme tout progrès technique, ça ouvre des perspectives bonnes et mauvaises. Ce n'est pas une raison pour ne pas faire la fécondation in vitro, c'est une raison pour être vigilant. C'est la raison pour laquelle nous demandons que des comités éthiques surveillent un peu tout ça.

La moitié du ciel au fond d'une éprouvette.

Q. Après dix ans de luttes et de revendications des femmes — " notre corps nous-mêmes " —, faire dans un labo ce qui se passe habituellement à l'intérieur de leur corps, n'est-ce pas un peu une dépossession ?

J. C'est exact qu'a priori les féministes ont une aversion pour la fécondation in vitro, c'est une réaction que j'ai souvent rencontrée. Après, quand on leur explique que ça concerne des gens stériles, etc. elles sont d'accord. Tout en disant que ce sont des mecs qui font ça, etc., à quoi on répond qu'il y a aussi des équipes composées uniquement de femmes ! Mais elles ont effectivement à priori l'impression que ce sont des médecins, des mecs, qui récupèrent une partie de leur programmation. Et il ne faut pas oublier que ça s'inscrit dans une thérapeutique : les gens ne choisissent pas une technique, qu'est-ce que je fais cette année, je me reproduis in vitro ou in vivo ? Il s'agit de gens pour qui la fécondation in vitro est l'unique solution. Et si les féministes y voient une " dépossession ", en même temps il y a repossession, réappropriation par la femme de son pouvoir de procréer. C'est aussi rendre aux femmes cette liberté, c'est donner aux gens la liberté de faire ce qu'ils veulent faire. Si tu interroges les femmes hospitalisées ici sur leur liberté et leur choix... d'ailleurs, il y a peut-être des militantes féministes parmi elles ! Quand une militante féministe est stérile et veut avoir un enfant, qu'elle ne peut passer que par cette technique, elle peut en comprendre l'intérêt !

Il n'y a pas contradiction entre liberté des femmes et fécondation in vitro, au contraire : c'est restituer cette liberté enlevée par la nature, la maladie. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, dans cet hôpital, nous avons été les premiers à travailler sur le sujet, de même que c'est aussi ici que l'avortement a été accepté très tôt et pratiqué dans des conditions tout à fait convenables, comparées à ailleurs. Il y a quelque chose de commun, l'un est l'écho de l'autre : il y a la volonté de donner aux gens la liberté de disposer de leur corps et de leur reproduction. Parce que le droit de n'avoir que les enfants désirés, c'est bien. mais le pouvoir de les avoir, c'est bien aussi !

Q Face à ce pouvoir de procréer, la grossesse masculine, c'est un peu une " machine de guerre " ?

J. Tu veux dire que ça retire à la femme l'un de ses pouvoirs spécifiques ? Au premier degré, oui. Mais je ne crois pas qu'elle y perdrait, que la cause des femmes y perdrait, si la grossesse masculine était réalisée une fois. C'est un gadget, uniquement un exploit, et non une nouvelle manière de procréer. Il s 'agirait seulement de montrer que l'homme peut assumer une grossesse, avec certaines modifications physiologiques. Ça ne se fera jamais, sauf dans les camps de concentration, si les tortionnaires ont de l'humour... mais ça deviendra d'autant plus crédible qu'on sera amené un jour à faire des grossesses chez des femmes qui n'ont pas d'utérus, parce qu'il a été enlevé ou malformé.

Rêves d'hommes et désirs de femmes

Q. Tu as dit plusieurs fois que pour travailler, il te fallait fixer un thème, " mettre la barre au plus haut ". Celui de la fécondation in vitro ayant été réalisé, ce serait lequel aujourd'hui ?

J. La fécondation de l'oeuf par l'oeuf : faire un enfant — qui serait forcément une fille — et qui serait l'enfant de deux femmes, sans aucun recours à l'homme... Ça n'est pas pour écarter les hommes de la procréation, c'est seulement mon côté opportuniste, " du côté des femmes " ! Là aussi, si les gens savaient, il y aurait une demande, les lesbiennes par exemple. Imagine un couple de femmes qui peut avoir un enfant à elles, qui n'est ni de l'une ni de l'autre, et qui sera forcément une fille, c'est idéal... C'est possible, sans danger, et c'est un objectif intéressant, réaliser le rêve des gens, si le rêve de deux femmes est d'avoir un enfant.

Q. Tu pourrais retourner la question, et imaginer que ça puisse être un rêve d'hommes ?

J. Oui, sauf qu'il est impossible de faire féconder un spermato par un autre spermato : l'ovule se démerde tout seul, a des réserves pour vivre pendant trois jours, le spermato il n'a rien... Il faudrait une femme comme intermédiaire. Et puis ce qui m'amuse, ce sont des trucs qui n'ont pas vraiment de débouchés dans le social, qui ne sont donc pas inquiétants, à la différence du clonage, par exemple. Et faire l'enfant de deux femmes, c'est bien. Ça se ferait de temps en temps. Ça ne concernerait que peu de personnes. C'est quelque chose qui — sauf au niveau de l'imaginaire — ne modifie pas une société.

Propos recueillis par Jonathan Breen

(1) Sur ce problème d'éthique et de nécessité d'un contrôle, voir notamment le Nouvel Obs. du 27. 2.82.

(2) Ça occupe en tout cas quelques pages plus loin : un tel " projet " méritait à mon sens, qu'on en discute un peu plus longuement. Voir à ce sujet la seconde partie de l'entretien.

(3) Sorte de " private joke " et qui porterait — si j'ai bien compris — sur des différences de statuts, ou encore de rémunérations, à l'intérieur du corps hospitalier...

(4) Institut National de la Recherche Agronomique.

(5) Cette remarque prête à confusion et semble émaner d'un petit vieillard un peu nostalgique. Je précise qu'il n'en est rien.

(6) Voir " Types ", N°1 et surtout la revue ARDECOM.

(7) Suit une petite digression, amenée par moi : discussion portant sur le fait de savoir si la bourgeoisie anglaise — que je connais assez bien — est productrice et porteuse de fantasmes ou non ! Et sur cette éducation libérale particulière et sophistiquée qui à pour effet, sinon pour but, de faire des individus ayant peu de moyens, et parfois même peu d'envies !, d'avoir des fantasmes.

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Revue TYPES  4 - Paroles d’hommes - 1982

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01429398/document

 


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