Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes

Balade dans la circulation des affects

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Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes - 1982 

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ET ENSUITE...
Balade dans la circulation des affects

Remettre en cause les stéréotypes trimballés dans les relations entre hommes, montrer leur assimilation et leur reproduction dans nos histoires à nous ou dans les " institutions obligatoires ", décrire les stratégies individuelles de contournement ; toutes ces questions en appellent une autre, faite de leur non-dit : quelles perspectives ouvrent ces cheminements et, en particulier, quel modèle " positif " du mec ou du non-mec nous fabriquons-nous implicitement et vers lequel nous tentons de nous diriger ?

Dans cette partie sont évoquées au moins deux réponses, parmi toutes celles possibles. L'une ne voit dans les hommes, leurs attitudes, leurs relations entre eux que le pur et simple reflet d'un mode d'organisation sociale : le patriarcat. Le dépasser, c'est alors le détruire, c'est-à-dire " supprimer la différence des sexes " en niant qu'elle soit autre chose qu'un alibi de pouvoir. L'autre cherche dans la masculinité d'autres réalités à reconnaître, d'autres potentialités à développer, peut-être " cachées depuis la fondation du monde ", mais qui nous tiennent à coeur.

Deux perspectives donc, qui se rejoignent éventuellement à l'infini, mais qui dessinent autrement les urgences, qui posent différemment la question : et ensuite...

Balade dans la circulation des affects entre hommes

N'attendons pas d'une balade le profil exhaustif d'une visite guidée et topographique ; se balader, c'est prendre les chemins au gré des intérêts divers et éparpillés, traverser, emprunter, les axes bien connus et/ou pénétrer dans les ruelles peu fréquentées.

Trafics : déviation sur plusieurs kilomètres

La première chose qui surprend dans ces histoires d'hommes, c'est souvent les détours pas possibles qui se font pour exprimer des choses simples.

Bien sûr, il y a manière directe et brutale : " le poing sur la gueule " dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il évite de s'exprimer par la parole et du même " coup " empêche l'autre de le faire. Route toute droite s'il en est ; " qui n'y va pas par quatre chemins ". Souvent ce qui " frappe " ce n'est pas tant la concurrence directe que les déviations qu'elle emprunte. Celle-ci se manifeste de manière diffuse derrière tout le langage des objets et des pouvoirs. Ce sont tous les systèmes de comparaisons, de classements et de hiérarchisations. Pour ma part je n'ai presque jamais pu m'y faire ; le plus souvent, cela me fait " mal au ventre " et je me vivais " bon à rien " et, plus rarement je me sentais enivré par cette course aux premières places. Alors, j'ai essayé d'éviter, je me suis souvent réfugié dans les chemins de traverse mal balisés, " marginalités " fantômes de celui qui rêve d'être de partout et de nulle part, qui se fantasme d'être de la race des inclassables et des aventuriers les jours ensoleillés, qui s'imagine déchet et parasite de l'humanité les jours sombres.

C'est curieux comment ces systèmes de concurrence fonctionnent. Tout laisse croire, au plus grand profit du capitalisme marchand, qu'il s'agit de s'approprier des objets, des biens matériels et/ou culturels

Comme dit ma mère " à propos des gens " : " Ils ne sont jamais contents avec ce qu'ils ont ; plus ils en ont, plus ils en veulent " un peu comme ces enfants supposés trop exigeants à qui on répète avec un geste d'une main sur l'autre bras : " tu leur donnes ça et ils veulent ça ! "

Eh oui, le désir c'est aussi comme ça qu'il fonctionne ; ceux qui ont beaucoup lutté pour arriver à..., qui se sont battus ; une fois qu'ils y sont, c'est fini : ils s'emmerdent !

En fait, ce n'est pas tant l'objet en tant que tel qui est convoité mais le regard de l'autre posé sur le même objet, le désir de l'autre. C'est ce que René Girard appelle la mimésis (1) " Je veux cela précisément parce que l'autre le veut aussi. "

Paradoxe de l'imitation qui est à la fois chez l'homme à l'origine de tout apprentissage éducatif et qui est par ailleurs source d'une violence sans fin. La thèse de Girard est que ce processus universel n'a de résolution possible que dans l'établissement d'une victime chargée de tout le mal depuis l'origine, (c'est l'histoire de la dispute où on ne sait plus qui a commencé) puis sacralisée comme venant sortir la communauté de l'inextricable chaos ; de là naît le religieux qui a pour fonction de maintenir la paix en faisant " revivre " de manière symbolique la crise sacrificielle, c'est le sens du sacré.

A défaut d'aller plus loin dans cette direction qui nous emmènerait aux confins de l'anthropologie, venons-en de manière plus prosaïque à la façon dont ce désir se porte sur des personnes et plus particulièrement sur les femmes.

Il y a une image de la femme, notamment dans la publicité, qui la fait (faisait ?) apparaître à la limite de l'irréalité. Dans son livre (2) Bénédicte Lavoisier écrit : " On peut se demander si ce corps de femme qui est actuellement en vogue, ce corps longiligne, avec le moins de formes possible, si ce goût de femmes plates ne répond pas simplement au penchant que les hommes ont pour les autres hommes ".

Le partage des femmes et sa cohorte d'implications de tous ordres n'auraient finalement qu'un rapport éloigné avec les femmes en tant que telles. A ce propos Georges Deneveux va jusqu'à écrire (3) : " Partager une femme avec un autre homme représente un rapport homosexuel (symbolique) avec le rival par l'intermédiaire de la femme et sous le déguisement de l'acte hétérosexuel ". En partant d'une toute autre problématique, Madeleine Laïk semble le rejoindre sur ce plan : " D'ailleurs, bien souvent leur amour pour les femmes leur sert en fait à masquer leur véritable désir : ils s'aiment à travers nous " (4).

Si l'on examine la littérature, le désir à structure triangulaire se révèle aussi de manière étonnantes (5) : Dostoïevski, Proust, etc. : on peut aussi citer la sexologie et l'indifférence sexuelle des couples qui s'installent dans un quotidien monocorde : avec le rival potentiel c'est souvent aussi le désir qui s'en va (6).

Il est impensable aussi de ne pas articuler cela aux histoires de pouvoir, à ne pas confondre avec les pouvoirs réels. Ne s'agit-il pas là donc avec ces histoires développées jusqu'à l'infini et jusqu'à l'obsession, d'une immense partie de cache-cache dans la foret des institutions et des savoirs les plus divers, peur de se rencontrer " vraiment ", désirs ambivalents (" je t'aime, je te tue ")

Au travers des femmes, des bagnoles, des postes hiérarchiques, des m2 de moquette, des trucs du métier, se développe cette dynamique des passions plus ou moins secrètes, histoires d'amour inavouées, histoires de guerre jamais closes. La liste est interminable ! Une interrogation peut se poser alors quant à la part à accorder à ce type de désir dans le choix des " objets ", " l'objet " convoité ne risque-t-il pas de se trouver réduit à n'être que cette convoitise perçue dans l'intention d'autrui ?

Retour en arrière : les signaux de notre enfance

Pour prendre ces phénomènes à leur racine, des psychanalystes penseraient bien sur tout de suite à l'œdipe : cette première et primordiale concurrence humaine. De mon côté, je me contenterai de remonter le temps d'une trentaine d'années là où précisément je suis né et où ça suscite le plus mon intérêt. Nous sommes dans la période qui va de l'après-guerre jusqu'aux années 60. Une des idées dominantes concernant l'avenir, c'est justement de construire celui-ci : une aire de paix et de progrès où les biens de consommation s'introduisent en masse sur le marché ; ce qui auparavant relevait d'opérations faites à domicile devient mécanisable et de ce fait, introduit dans la sphère des échanges et du commerce : par exemple laver le linge. C'est aussi l'exode massif des paysans vers les villes, la montée de l'industrialisation, le début de la distribution à grande échelle. Le bien-être apparaît souvent là à portée de la main pourvu qu'on s'en donne la peine.

Ce qui nous intéresse ici c'est dans quel esprit sont éduqués les enfants de cette période et notamment les petits garçons, c'est-à-dire moi, toi, eux. Essayons donc de faire un petit bilan rapide mais automatiquement restrictif et réducteur de ce qui se passe. Le petit homme doit être préparé à son entrée dans le monde, dans la vie active ; il est quasiment hors de question pour lui d'une éventuelle solution de repli, comme rester à la maison ou se faire une situation par un contrat de mariage. Coûte que coûte, il devra avoir une " situation " et si possible une " bonne situation ". Sans " situation ", c'est-à-dire sans profession il n'y a pas d'alternative envisageable, pas de territoire où se situer hormis l'exclusion du domaine social et la clochardisation, qui sert de repoussoir symbolique. Les petits vont donc être " poussés à l'école ", ils tenteront d'entrer honorablement à l'usine ou dans la fonction publique à moins d'avoir entre-temps acquis un métier entre leurs mains.

De quel type de sentiment ce gamin-là at-il besoin ? Il lui faudra du courage pour se faire une place ; pas question d'échouer dans les rites de passages qui vont lui être imposés par l'école mais aussi par les autres, les plus vieux, qui vont au début lui en faire voir de toutes les couleurs. " Au début, il faut en baver, il faut passer par là ; c'est la loi ! "; c'est l'apprenti qui va balayer l'atelier, etc. Bien sûr, pas question non plus de se sentir triste ou de pleurer : pour le coup, il risque de se faire complètement et à jamais écraser par les autres ; ces autres qui, même s'il y a une " bonne et franche camaraderie ", n'en sont pas moins des concurrents potentiels qui " cherchent à vous baiser la gueule ".

Il faut mettre en avant de la force de caractère, du dynamisme et une bonne dose de combativité ; notons que l'émotion qui est aux fondations de cette attitude est la colère, avec ses corollaires : agressivité, violence. valorisation de soi. A l'opposé, tout ce qui ne rentre pas dans ce cadre est à partir d'un certain âge jugé dangereux, notamment tout ce qui touche à la tristesse et à l'amour mais aussi tout ce qui " touche " tout simplement et dans tous les sens du terme. Le toucher de l'autre est brutal (la bagarre) et au jeu de " touche-touche ", celui qui gagne : c'est justement celui qui réussit à ne pas être touché. Dès lors l'expression des sentiments est perçue comme une faiblesse. " Naturellement ", tout ceci peut paraître très banal à un lecteur ou une lectrice de " Types " et pourtant... il convient d'en tirer les conséquences et surtout d'entrevoir ce qui est laissé derrière, dans le rétroviseur des souvenirs et de l'histoire personnelle. Or c'est justement là, en amont du social et de l'entrée dans le social par l'école que l'on retrouve " maman et l'intérieur de la maison " deux concepts clés dans ces toutes premières années de la vie où tout semble largué dans une aura protectrice : le petit serait protégé du dehors, et aurait encore le droit à l'intimité charnelle, aux plaisirs ludiques, aux expressions des manques, aux pleurs, etc... Cette vision paradisiaque toute empreinte de nostalgie accentuée principalement parce qu'après crac ! tout ça va être " refoulé ", renvoyé aux oubliettes des sentiments interdits.

En réalité, derrière cette image mythique il y a, entre le petit et ses parents, négociations existentielles perpétuelles, ajustements, tentatives de s'adapter au monde. Ici la vision du dressage de la part de mauvais parents sur le dos du gamin réprimé est encore très idéaliste ; le gamin lui aussi veut devenir grand, imiter les autres et entrer dans le grand jeu du monde. Lui c'est un " radical " de naissance, il veut tout et le plus vite possible, avoir droit à l'amour de sa mère, crier ses pleurs, faire des câlins autant que se battre avec ses copains et ne pas se laisser marcher sur son territoire. Ça se passe à tous les niveaux ; des pieds à la tête en passant par le sexe et le cœur. Si ça ne marche pas par un biais, il en essaye un autre, un seul but : vivre (8).

Inutile de dire que dans ces domaines les négociations vont être dures. Pour obtenir quelque " privilège " comme le droit d'être aimé, il va falloir payer. Et c'est pas facile de laisser en prime le droit d'être triste, celui de jouer à se faire des câlins, le chaud du contact avec maman, l'appropriation, la découverte de l'" intérieur " et de ses objets. Pourtant, l'intégration au monde des plus grands est à ce prix et en cas de manquement, il y en aura toujours un, à peine plus âgé, pour le rappeler à l'ordre : " fini les jupons de ta mère, t'es plus un bébé, espèce de fillette... " Comme chacun s'en doute, l'attitude des petits chefs est encore plus dure que celle des grands chefs.

Et on aboutit 10, 20, 30 ans plus tard au résultat que l'on sait ! La question se pose alors dans toute sa présence : comment changer cet état des choses, ce cercle-vicié de la mise au rancart de ces sentiments qui semblent supposer une position de faiblesse ?

Pour répondre à cela, à priori ce n'est pas très sorcier, il suffit de saisir les brèches qui sont ouvertes et d'y entrer systématiquement.

La route est belle mais la terre tremble

On peut tout imaginer !

Prenons par exemple ce qui se passe dans les organisations. Là une des premières choses à faire, c'est bien de faire circuler le plus d'information possible. Fini le temps où dans l'entreprise de menuiserie, il n'y avait qu'un ancien qui se gardait jalousement le privilège de tracer un escalier, idem pour la mise au four du pain dans les boulangeries, ces mille petits et grands savoirs qui font les pouvoirs. On pourrait citer des milliers d'exemples et imaginer ce que ça ferait ! Il suffit aussi d'aller à contre courant d'attitudes " macho ". Pensons par exemple à l'implication (dire " je " là où je suis), à une réhabilitation du corps ; supposons un instant que des hommes se mettent à se masser entre eux !

Il pourrait y avoir aussi réhabilitation du temps au profit du jeu, du théâtre au sens le plus simple du terme. Sait-on qu'en découvrant les Iroquois d'Amérique, les colons furent étonnés d'une chose : non seulement, ceux-ci mangeaient à leur faim mais qui plus est, ils passaient la moitié de leurs journées à palabrer, à jouer à des jeux divers et variés. Fonctions symbolisantes des conflits humains, ceux-ci permettent d'exprimer sur une autre scène des pulsions qui autrement seraient destructrices et morbides ; de celles-ci le jeu en fait un plaisir et qui plus est quelque chose qu'on appelle " l'art ". C'est tout le miracle de la représentation !

Alors, vraiment me deviennent insupportables les discours de ceux et celles qui veulent priver d'autres de leur match de foot et les enfants de leurs jouets guerriers sous prétexte d'une hygiène idéologique.

Pourtant, si la voie des utopies est prometteuse et riche, souvent les choses ne sont pas si simples. Prenons un exemple très concret à propos de l'implication affective qui est une des clés centrales d'un déverrouillage des rapports de concurrence : essayez tout simplement de dire à haute voix en pensant à une situation réelle, cette simple phrase : " Je me sens en concurrence avec toi... " Au début chacun peut essayer seul devant une glace ou avec des spectateurs " neutres ", histoire de voir comment ça fait ! Eh bien, je peux vous dire : pour moi ça me fait drôle et ça réveille un tas d'angoisses, bref, même dans un coup " pour rire ", ma poitrine commence à trembler : et ce, juste à un stade de simple observation et de distance de soi vis-à-vis de soi. Il n'y a aucun doute : " l'autre " est bien présent là à l'intérieur de moi. Après on peut passer au niveau réellement relationnel " pour de bon " : dire de manière directe et authentique cette phrase suivie des sentiments exprimés à la première personne du singulier présent. La situation est forte — d'abord chez celui qui l'énonce et aussi chez celui qui la reçoit, dans le pire des cas il peut : nier ; tenter de vous consoler majestueusement : " prends une semaine de vacances, c'est juste un coup de déprime " ; rester dans le vague sans s'impliquer : " Ah bon ! mais ce n'est pas grave. " Dans le meilleur des cas, s'il reçoit vraiment le message et qu'une communication réelle s'instaure, rien ne sera plus jamais pareil qu'avant !

On pourrait appeler ça " un analyseurtypes " pour reprendre le langage de l'Analyse Institutionnelle (9). Certes, le petit jeu proposé est aussi tiré de toute une culture de la psychologie humaniste, notamment de la Gestalt-thérapie (10).

Une simple phrase, telle que celle ci-dessus, impliquée affectivement en direction d'un autre homme et c'est tout l'édifice de la concurrence " macho " qui tremble, non pas l'édifice global, entité abstraite et inaccessible, non, tout simplement l'édifice qui s'incarne et est incarné dans notre corps, celui qui fait et est fabriqué par notre histoire. A ce niveau, il est important de comprendre pourquoi et de saisir ce qui se passe et là les hommes ont souvent une difficulté à se remettre en cause, à lâcher prise. Or ce lâchez-prise se fait par l'intermédiaire de la femme et pas n'importe laquelle, celle avec qui se déroule la relation privilégiée ; le contact où il n'a pas peur de se montrer ce que l'on appelle " faible ", a lieu avec elle. C'est le repos du guerrier ; là, il peut vivre ce qui peut se voir comme une " régression ", le contact charnel où le corps peut se relâcher, la chaleur d'un intérieur où s'abandonner mais aussi un lieu où parler de tout ce qui précisément ne passe pas bien entre hommes.

Force est de constater que des femmes entre elles arrivent infiniment plus à parler de " ce qui ne va pas ", de leurs angoisses, de leur remise en cause intime, de ce qu'on appelle des " déprimes " et qui en réalité sont, au-delà des banalisations pathologiques pernicieuses, les portes de nouvelles naissances à soi-même ; au travers d'une descente intérieure, d'un " laissez aller " salvateur. Exact opposé d'un fameux " laissez-aller " cher aux partisans hygiénistes de la " maîtrise de soi ".

Les statistiques des hôpitaux psychiatriques (12) sont à certains égards fort lumineuses. Savez-vous que, outre le fait que les femmes souffrent de dépressions deux fois plus que les hommes, celles qui sont seules, célibataires, divorcées ou veuves ne sont pas plus atteintes que les hommes par la dépression. Les femmes mariées le sont plus tandis que les hommes mariés ont des dépressions moins fréquentes que ceux qui sont célibataires. Autrement dit, il y a un antagonisme flagrant : la femme qui a toutes les " chances " de ne pas déprimer est celle qui est " seule " ; alors que dans le même cas, c'est là que l'homme est le plus enclin à le faire.

Ce qui ici fait le bonheur d'un sexe " fait le malheur de l'autre ". Tirons de là toutes les interprétations qui s'imposent : du côté des hommes, ça souligne que hors du " foyer " il n'y a guère beaucoup de lieux où " s'en sortir " (hors du couple point de salut) et ceux-ci ont tendance à tenir " mordicus " à une situation de statu quo même bancale et altérée (c'est souvent les femmes qui s'en vont les premières). Pas étonnant en plus de retrouver toujours plus de femmes que d'hommes dans les endroits où il y a remise en cause de soi et du rapport au corps (groupe de thérapie, de conscience corporelle, etc...).

Le médiateur presque obligé pour ce type de parole est la femme ; entre hommes si cela peut avoir une place dans ce qui s'appelle l'amitié (13), en général c'est plutôt la panique et la peur qui dominent. Ce n'est pas pour rien que l'homosexualité entre hétéros a été ou est ressentie comme un danger, parfois exorcisé par " la blague ".

Comment ne pas voir aussi que la grande majorité des lecteurs de " Types " soient des lectrices et que les hommes en prennent souvent connaissance par leurs femmes, leurs amies (14). Certes, à partir de ces constats beaucoup peuvent légitimement (et j'en suis) avoir envie de militer pour le droit à la tendresse et s'orienter vers une nouvelle convivialité entre hommes où le corps est une parole impliquée, sensible et ludique puisse avoir droit de cité.

Quand les chemins à peine défrichés se transforment

Ceci dit, dans la période présente un certain nombre de considérations s'imposent et celles-ci sont principalement d'ordre sociologique. Les " nouveaux " hommes n'ont été souvent qu'une image véhiculée par les médias, et n'ont jamais constitué une minorité active (15) farouchement déterminée tel qu'a pu l'être le mouvement des femmes dans les débuts des années 70. Sommairement, il faut reconnaître que cela s'est inscrit dans le sillage du précédent (beaucoup ayant des liens directs et très prononcés avec des " militantes "), de plus cette vague semble aussi avoir trouvé un écho dans ces couches de population à fort capital culturel et/ou universitaire et à plus faible investissement social et financier.

Ceux-ci sont comme des avant-gardes qui pressentent, voire " somatisent ", le mouvement social : portés par la vague du chômage qui s'installe et la faillite de l'idée de croissance joyeuse. Dans ces couches " assises entre deux chaises " (16) naissent des prises de conscience nouvelles. Que se passe-t-il en effet en 1980 dans la tête du petit garçon des années 50 — lui qui avait été préparé à être un aventurier du monde du travail se retrouve un chômeur, c'est-àdire sans " situation " bien qu'ayant tout ce qu'il faut pour (les diplômes) — lui qui devait se trouver dehors, à l'extérieur, se retrouve à la maison, entre quatre murs, c'est-à-dire à l'intérieur et du même coup à l'intérieur de lui, confronté à lui-même — lui qui avait été préparé à exercer son agressivité dans la concurrence n'a souvent comme solution que de retourner cette violence contre lui-même — lui qui devait s'épanouir dans la camaraderie et la compétition se retrouve avec pour interlocuteur des semblables ou des femmes.

Séries en chaîne de hiatus insupportables sans modifications de ses représentations du monde. Il lui faut s'adapter à ces nouvelles réalités qui s'imposent à lui et il s'ensuit " naturellement " ce que certains appellent (souvent avec une connotation négative) un repli sur " l'affectif et le privé " ; on peut aussi le voir positivement en parlant d'investissement.

L'économie, la société a besoin, même avec des politiques de lutte vigoureuse pour l'emploi, d'à peu près deux millions de chômeurs ; il n'est pas étonnant alors que l'on crée un ministère du temps " libre " et que les stéréotypes sociaux soient en train de se modifier, apparaît l'ère de l'homme doux, des " nouveaux pères ", sur les affiches du métro où on en voit un, debout (17), servir la soupe fumante à sa femme et à sa fille assises à table.

En est-il fini de l'homme viril et agressif ? Certes, au lieu de se fier aux discours et aux représentations qui sont données, il conviendrait de regarder de près les pratiques et de voir ce qui change réellement. En tous cas, il semble que le " donné à voir " social, s'il existe, soit de cet ordre : l'homme doux, tendre, qui cuisine, qui s'occupe de ses enfants et s'en trouve heureux. C'est probablement une question de santé sociale. Ici, il serait agréable de ne pas tomber sur l'éternelle manière postsoixante-huitarde de positionner le problème sous l'angle moralisateur et morbide. Je veux parler de la fameuse " récupération par le système ". Après tout, applaudir aux modifications des codes sociaux n'empêche pas d'en souligner les écueils qui à mon sens guettent une position progressiste. J'ai le sentiment que ces idées, ces nouvelles normes se profilent et s'infiltrent massivement ; si celles-ci valorisent l'homme doux, elles tentent de gommer l'homme agressif et ses sentiments de colère.

Une certaine utilisation pernicieuse d'un " pseudo-féminisme " semble tenter alors de rendre synonyme " force " (18) et " phallocratie " : l'expression de la colère de l'homme deviendrait alors une affreuse prise de pouvoir sexiste. Autrement dit, à l'extrême s'installe ainsi une tentation de décrochage des soubassements émotionnels de l'homme, volonté technocrate et moderniste de nier une agressivité qui ne servirait plus, vestige d'un passé révolu. Derrière cela, c'est aussi toute la symbolique de la castration qui entre en scènes et en fantasmes, ce qui peut ne faire que redoubler la violence. De plus, suivant les milieux, on peut saisir comment cela entre dans les rapports de force culturels : entre ceux qui vont au match de foot et ceux qui vont faire du jogging au bois, s'affrontent non seulement des conceptions du sport mais aussi des conflits en actes : " avoir la classe " ou pas (19).

Pointe aussi son nez l'image d'un corps de l'homme, parfumé, habillé enfin aux couleurs de la mode, ressenti, contrôlé dans ses manifestations extérieures ; l'homme intime serait enfin domestiqué, policé, lui et ses exigences primaires et brutales. Se joue aussi tout le rapport à l'identité et à sa dialectique — la logique de la reproduction de l'identique " hors du territoire où je suis né je me sens toujours un peu un étranger " — la logique de l'hétérogénéité et l'intégration d'éléments nouveaux pour s'adapter à la complexité du jeu (social) " apprendre, toujours apprendre ".

A défaut de prendre en compte les deux pôles de cette dialectique se trouvent d'un bord la plongée mortifère dans la répétition, de l'autre l'évanescence des repères de toute l'histoire individuelle et collective.

Pour ce qui est des relations entre hommes, tout en se méfiant du glissement du droit de parole au devoir de parole, pourquoi ne se surprendrait on pas à envisager, le temps d'une éclaircie, un accès festif et ludique à l'arc-en-ciel des sentiments !

Jean-Louis Legrand

NOTES

(1) — Violence et sacré. Des choses cachées depuis la fondation du monde. éd. Grasset.

(2) — Mon corps, ton corps, leur corps. éd. Seghers, 78.

(3) — Ethnopsychanalyse complémentariste. éd. Flammarion, 72.

(4) — Madeleine Laïk. Fille ou garçon. éd. Laffont.

(5) — René Girard. Mensonge romantique et vérité romanesque. nouvelle éd. " Pluriel ", 78 — Grasset 61.

(6) — Gilbert Tordjman. La violence, le sexe et l'amour. éd. Laffont 80.

(7) — Falconnet/Lefaucheur. La fabrication des mâles. éd. Point.

(8) — Jeanne Van den Broock. Manuel à l'usage des enfants qui ont des parents difficiles. éd. Delarge.

(9) — Voir les travaux de René Lourau et Georges Lapassade au sujet de l'implication.

(10) — Titre d'un livre de Perls, éd. Stanké — voir aussi Rêve et existence en Gestalt-thérapie, éd. Epi.

(11) Voir livre J. Donnars. Vivre. éd. Tchou.

(12) — Le Monde 4/11/81 repris par " Mignonnes, allons voir sous la rose ", n° 7.

(13) — Voir à propos de l'article de René Barbier : " L'amicalisme ou l'amitié fantôme " dans la revue " Autrement " de juin 82.

(14) — Je peux en parler parce que c'est mon cas. Les 2/3 des ventes " militantes " s'adressent à des femmes.

(15) — Au sens où l'entend Serge Mosco vici Les minorités actives. éd. PUF.

(16) page 8 — Où l'on retrouve le mouvement écolo et souvent le secteur associatif.

(17) — Février 82.

(18) — Alors que c'est valorisé par ailleurs, La force d'être des femmes. Pub. février 82.

(19) — Voir les études de P. Bourdieu sur La Distinction. éd. Minuit

 

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Revue TYPES  4 - Paroles d’hommes - 1982

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