Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes

Débat - Etat des lieux

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Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes - 1981 

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Débat Etat des lieux

Débat entre Jonathan Breen, Bernard Golfier, Loïc Le Gouguec, Jean-Yves Rognant, Didier Uri sur les groupes hommes, la revue et nos rapports au féminisme. Propos recueillis par Didier Uri.

Didier : Lorsque nous évoquons l'origine des groupes mecs et de la Revue, trop souvent nous raisonnons comme si les mouvements féministes ou homosexuels étaient nés d'eux-mêmes, par une sorte de nécessité interne, indépendamment de tout contexte social et politique, et que nous provenions en ligne droite de ces mouvements :

Du passé, faisons table rase... ?

A mes yeux, la causalité est beaucoup plus complexe. D'une part, ces mouvements n'ont pu dire ce qu'ils avaient à dire et se développer que dans le cadre de la remise en cause générale des rapports sociaux de la fin des années 60 ; d'autre part notre démarche trouve elle-même ses racines, pour une large part, dans ce même contexte. A ce titre, j'y trouve une influence au moins aussi grande des " flower people " — en dépit de la dépolitisation qu'ils traduisaient parfois et que nous pouvions considérer avec ironie — ou de la " critique des organisations " des années 70. De là surgissaient les questions de l'articulation public/privé, des rôles sociaux et des comportements privés, questions qui étaient du même ordre pour nous et pour les femmes. Bien entendu, je ne veux pas nier l'influence spécifique qu'a pu avoir sur nous le mouvement féministe, en particulier sur la forme de notre démarche, mais simplement souligner le parallélisme de nos origines.

Jonathan: Je ne relativiserais pas autant la portée spécifique du féminisme sur nous : car l'émergence de ce mouvement a opéré une critique radicale qui a fait sortir de la coupure social/privé, montrant que l'appartenance à une organisation politique n'était pas plus significative que ton type de rapports à ta petite amie ou à ta sexualité.

Jean-Yves: Personnellement je vois les choses encore autrement. Ma prise de conscience des rôles masculins/féminins, des inégalités, je ne la fais pas partir du féminisme. J'en ai connu assez tôt les discours, dès 69-70, j'en partageais même certains présupposés. Je les mettais en pratique dans la sphère de transformation des organisations politiques où je militais, mais je pensais échapper aux rôles traditionnels en assumant le partage des tâches ménagères, ce que ne faisaient en général pas les militants. En même temps, probablement par pur refoulement religieux, lié à mon enfance, j'avais tout un style de rapports culpabilisés à la drague, à la séduction, etc. C'est sur ce " bon " terrain que le fait de vivre ensuite avec une " féministe " militante m'a amené à approfondir les raisons d'une critique des rôles que je faisais déjà. En ce sens, c'est finalement plus le discours " théorique " des féministes que des pratiques comme l'avortement ou la contraception qui m'a incité à aller plus loin, notamment avec les groupes mec.

Didier : C'est tout-à-fait l'inverse pour moi. Ce type de démarche pseudothéorique m'a toujours semblé trop sommaire, même avant qu'il ne prenne, plus récemment, des formes parfois caricaturales. En revanche, j'ai sûrement été sensibilisé par les pratiques qu'on vient d'évoquer, par le recours aux avortements clandestins, par la mise en place des crèches parallèles... bref, par ce que ces pratiques révélaient quant à la teneur des relations usuelles hommes/femmes. Non pas que je me sentais, à tort ou à raison, particulièrement partie prenante de ces types de rapports, donc que j'en aie été personnellement culpabilisé, mais au contraire parce que je me sentais contemporain de leur dénonciation : je pensais moi aussi qu'il était possible de vivre autrement ces relations et j'essayais, avec plus ou moins de réussite, de le faire. Le fait de vivre en communauté jouait sans doute un rôle important à cet égard. Le partage des tâches ménagères, l'influence des structures traditionnelles sur la nature des relations " privées " et leur remise en cause, tout cela c'était mon horizon quotidien. Je me sentais donc ailleurs que dans les schémas sur lesquels se fondaient les discours " théoriques ". Même en ce qui concernait les rapports de pouvoir avec ma copine, nous n'avions pas attendu les discours féministes pour en prendre conscience : quand ça merdait on essayait, comme beaucoup de gens, de comprendre pourquoi. Et même quand on rejoignait des thèmes " féministes ", c'était à un niveau plus pragmatique, en ne considérant pas comme incontournables, comme intangiblement liés à des statuts hommes/femmes. ces rapports de force. En les abordant de cette façon, ils n'apparaissaient pas aussi généralisables ni si unilatéraux ou dissymétriques que les discours abstraits voulaient le faire croire.

Jean-Yves : La différence, c'est que quand on vit avec une féministe militante, ces problèmes concrets dont tu parles sont abordés tout autrement parce qu'ils s'articulent à un discours globalisant, raisonnant sur une inégalité venue des âges entre hommes et femmes. Avec une autre femme, non " féministe ", j'avais fait comme toi. Par exemple, si je parlais beaucoup à un dîner, elle pouvait me couper la parole et parler elle-même. Avec la féministe, elle me laissait faire et après coup me disait : " Tu as parlé deux heures, moi un quart d'heure ". Elle ne m'aurait pas arrêté et mené le débat sur le terrain où il était, mais se servait de cette situation pour me culpabiliser, pour dire " on n'arrête pas un mec qui parle, c'est l'expression du pouvoir du discours masculin " et hop, c'était parti.

Didier : Mais c'est un exemple un peu caricatural. Et il n'y a pas besoin d'être féministe pour prendre conscience que c'est peut-être en effet un symptôme de pouvoir.

Loïc : J'ai aussi vécu avec une féministe, et ce n'est pas non plus le contenu théorique des discours qui a joué dans l'évolution de nos relations ; c'est plutôt le type de pratiques des mouvements auxquels elle participait qui lui a permis de prendre plus facilement la parole, d'avoir une action plus structurée. Jouait aussi la possibilité de parler dans son groupe de ses problèmes de couple ; bref, c'était une approche très concrète et ça intervenait sur la vie concrète. Il est vrai aussi que c'est le genre de femmes à ne pas se laisser marcher sur les pieds et qu'on aurait pu rencontrer il y a trente ans sans parler de féminisme. La femme qui porte la culotte, qui fait les choix importants dans la famille, même si le mec est apparemment le chef de famille, c'est une réalité très forte, notamment dans les milieux ouvriers. La différence, c'est que ma copine pouvait se sentir portée par tout un mouvement social.

Jonathan : Oui, justement le féminisme, c'est tout un mouvement social donc une affaire de génération. D'accord pour être médiocrement impressionné par sa production théorique ; il n'en reste pas moins que, vivant ou non avec une féministe, nous avons tous été imprégnés, modifiés par ce mouvement, même sans avoir été informés des courants qui s'y manifestaient, ou de telle ou telle thèse précise : en ce sens le féminisme a eu une autre portée pratique globale sur nous tous que la critique du dogmatisme ou du fonctionnement des organisations.

Groupons-nous, et demain... ?

Didier : Si tu veux, mais je me référerais plutôt pour ma part à l'influence des formes de fonctionnement de certains groupes " féministes " : ceux qui dénonçaient la situation d'infériorité faite aux femmes sur la base de préoccupations pratiques : MLAC, groupes d'avortements clandestins, groupes de parole... Ce qui m'avait paru fort dans ces groupes et qui rejoignait mes préoccupations en vivant en communauté, c'est le type de relations qu'elles entretenaient entre elles. Même si ça peut paraître maintenant largement fini, mythique, il y avait alors une tendresse, une écoute, une forme de communication des difficultés privées. Ça a accéléré ma prise de conscience du caractère le plus souvent assez pauvre, stéréotypé, de mes relations avec les hommes. Jusque là, j'avais pensé que la disparition de la chaleur affective de mes relations d'amitié adolescentes était fortuite, liée à l'éloignement spatial, par exemple. Je me suis rendu compte qu'il y avait bien d'autres raisons, moins simplistes.

Aussi j'ai saisi l'occasion de participer à un groupe mecs pour retrouver des relations plus intimes, moins codées ou défensives avec d'autres hommes. C'était ma motivation fondamentale et c'est en effet ce que j'y ai trouvé. Si cette démarche est un peu particulière, elle ne l'est pas totalement : bien d'autres hommes sont allés dans des groupes pour les mêmes raisons. Ça explique peut-être à rebours que certains hommes, assez proches de nous mais qui ont des relations satisfaisantes avec d'autres hommes, ne ressentent pas le désir de constituer des groupes. C'est enfin peut-être une faiblesse congénitale de nos groupes de n'avoir pas, à la différence des groupes femmes, une action pratique à travers laquelle on puisse lutter contre une situation d'infériorité, reconquérir une certaine plénitude.

Bernard : Quoique beaucoup de femmes qui, elles non plus, ne se faisaient pas marcher sur les pieds par des mecs n'aient pas participé à des groupes femmes parce qu'elles trouvaient cela artificiel ou inutile.

Jean-Yves : Mon mode d'entrée dans les groupes hommes a été très différent : plus globalisant, volontariste, intellectuel. Il me semblait important que des mecs se réunissent autrement que comme des bons copains pour réfléchir aux rôles qu'ils jouent et qui les trouvent souvent isolés, pour opérer une critique dans les lieux où ils sont socialement. En partant de cet a priori, le hasard m'a fait rencontrer des hommes avec qui j'en ai discuté et on a constitué un groupe. Il s'est trouvé qu'ensuite, avec eux, s'est passée la même chose que pour Didier : la redécouverte d'une tendresse que j'avais évacuée depuis quinze ans à travers ma vie militante, mon boulot, les représentations sociales auxquelles je cédais. Maintenant je me rends cependant compte que cette tendresse n'est pas non plus suffisante : on finit par fonctionner sur le mode des bons copains qui se retrouvent pour bouffer. On a tellement exploré le champ des histoires affectives qu'on n'a plus rien à se raconter.

Jonathan : Vous vous aimez beaucoup mais vous n'avez plus rien à vous dire.

Jean-Yves : Pendant un temps, les thèmes de la revue : paternité, plaisirs... permettaient de relancer les discussions, de caractère général, sur les fantasmes sexuels, la jalousie, l'appropriation, les enfants. Or c'est tellement bien l'affectif que lorsque le groupe passe à ce type de discussions, on se dit : ça, je peux le trouver ailleurs...

C'est la lutte finale... ?

Didier : En effet, dans la mesure où ce qui se joue dans nos groupes, plus qu'une pratique concrète, c'est la mise en place d'un bon climat, de relations chaleureuses entre hommes, une fois que c'est réalisé le groupe n'a plus tellement de raisons d'être en tant que tel. On continue à se voir mais pour vivre, aller au hammam, bouffer ensemble, se parler : comme des amis. C'est pourquoi je ne vois pas ces groupes continuer éternellement.

Loïc : C'est lié à une difficulté d'intervention sur les problèmes concrets. Les groupes femmes ont surtout fonctionné jusqu'à la loi sur l'avortement. Ensuite la tendresse c'était pas suffisant et les groupes ont peu à peu disparu. Moi je n'ai pas envie de participer à un groupe mecs, peut-être parce que je suis en psychothérapie. De l'extérieur, je ressens cette dimension thérapeutique très présente dans ces groupes. Je n'ai pas envie d'y vivre ce que je vis par ailleurs ; et ça ne débouche pas sur une intervention dans la vie sociale.

Didier : Cet aspect de soutien thérapeutique, c'était, dans mon groupe hommes, un risque que nous avons refusé. Nous n'avons pas voulu avoir cette fonction, ce qui a pu occasionner des frustrations, des départs...

Jonathan : C'est le Requiem des groupes hommes, alors ?

Jean-Yves : Non ! Chaque groupe est différent. Ici, c'est un bilan partiel, avec des moments d'entrée différents. Des tas de mecs voudraient encore avoir ce genre de relations de discussions. Même à la revue ; d'ailleurs, la revue ne permet pas ça : elle demande d'écrire. Ceux qui n'écrivent pas ne restent pas. Et pourtant ils sont venus pour discuter. Donc il faudrait avoir, plus que maintenant, à travers la revue ou non, la capacité d'organiser ou de susciter des débats, d'autres groupes...

Didier : Tant mieux si c'est possible, tant mieux si d'autres groupes se forment. Mais le débouché que je vois pour ces groupes reste la possibilité d'établir des relations bien plus simples, bien plus agréables avec des hommes autour de soi.

Jean-Yves : Pas avec des femmes ?

Didier : C'est difficile à dire : si j'ai de meilleures relations avec les femmes, est-ce parce que j'ai de meilleures relations avec des mecs ou grâce à la réflexion dans mon groupe homme, ou...

Jean-Yves : C'est parce que tu les as mieux choisies (rires) ou qu'elles t'ont mieux choisi !

Loïc : Pour moi, de participer à la revue, d'avoir peut-être un comportement moins phallo, je me suis aperçu, à mon boulot notamment, que ça changeait surtout mes relations avec les femmes. Ce qui semblait les attirer c'est que je remettais en question les rôles virils. Ne pas draguer, par exemple, c'est un élément de séduction supplémentaire. En revanche, ça a peu changé mes relations avec les mecs alors que c'était mon objectif : quand ça s'est un petit peu amélioré, il a fallu que je fasse la démarche. Le mur il est aussi de leur côté et le discours que je tiens n'est pas suffisant pour dépasser ce mur.

Didier : Et ce rapport de séduction supplémentaire, c'est un truc embarrassant ?

Loïc : Pas la séduction en elle-même : plutôt l'image extérieure, fallacieuse, du mec qui se remet en question qui en est le support.

Jonathan : Le fait que les femmes aient envie de savoir qui tu es, ce n'est pas gênant.

Loïc : Non, si c'est moi réellement. Mais si c'est l'image du " nouvel homme ", de l'homme " soft "... c'est tellement confus.

Jean-Yves : D'ailleurs nous nions notre appartenance aux " nouveaux hommes ". Quand on en parle, on dit : " Surtout pas nous " !

Jonathan : A cause de la connotation qu'en donnent les médias.

Jean-Yves : C'est plus que ça pour moi, c'est parce que je pense que cette nouveauté n'existe pas vraiment, que les institutions ne se transforment pas réellement en profondeur, donc que notre action soit suffisante pour les faire bouger.

Loïc : Cette image du nouvel homme, ça n'a aucune efficacité; ça crée peut-être un autre rapport de séduction, mais qui ne fait pas bouger les rôles.

Hommes esclaves, debout, debout... ?

Jonathan : Dites donc, c'est pas brillant ce bilan ! les groupes mecs, la revue, ça ne change rien dans la société, rien dans notre rapport avec les femmes ?

Didier : Évidemment, se repose la question du type d'intervention sociale que nous sommes susceptibles d'avoir. Nos groupes ne se sont pas constitués sur la base d'une situation d'opprimés, avec des objectifs concrets de lutte. C'est une situation très différente de celle dont nous parlait un camarade américain. Il opposait les hommes " féministes " et les hommes " masculinistes " qui ont une autre démarche, plus " revendicative " : l'arrêt de l'oppression des hommes par la société, par eux-mêmes comme par les femmes. Ils se fondent sur des constats comme la mortalité plus précoce des hommes, l'obligation sociale de travailler, de gagner beaucoup d'argent et de faire carrière pour faire vivre la famille, l'impossibilité de s'occuper des enfants dans ce cadre et les discriminations en matière de divorce. Ils exigent le développement du travail à temps partiel, l'égalité des rôles dans le travail comme dans la famille, dans la séduction... Du coup ils ont des objectifs beaucoup plus " militants ", volontaristes, et cherchent à développer des actions exemplaires, spectaculaires. Il nous racontait, par exemple, que chaque mois, avec son groupe, il organise des " bals ", invite des femmes féministes mais ils attendent toujours que ce soient les femmes qui les invitent à danser. Il pense ainsi imposer un partage des rôles et se plaint que ça ne marche pas ils font " tapisserie ". Ce genre d'actions m'apparaît complètement simpliste et militant au mauvais sens du terme. On prend date, on nie sa réalité, sa propre personnalité et ses désirs du moment, pour s'obstiner à prouver quelque chose qui n'est peut-être même pas vrai ; et, en tout cas, on agit pour l'exemple dans des formes qu'on sait à l'avance vouées à l'échec et qui sont une simple inversion de ce qu'on critique. Par rapport à cela, si je voulais schématiser notre démarche, je dirais qu'elle met plus l'accent sur la phase — logiquement —suivante. C'est ce qui lui donne son apparence " molle " et mal définie. Nous essayons de vivre déjà positivement nos relations aux hommes, aux femmes, aux structures sociales, tout en sachant que celles-ci nous déterminent ou nous coincent largement. Du coup nous sommes amenés à passer des accommodements avec ces structures, les archétypes et les comportements qu'elles véhiculent, ce qui nous satisfait plus que de repartir chaque fois de zéro, pire, de refaire les mêmes choses à l'envers.

Jean-Yves : Je ne traduirais pas les choses comme toi. Cette idée d'accommodement est présente aussi bien dans un militantisme simpliste que dans l'abandon de toute critique à l'égard de ce qui existe. On peut chercher à changer la société, les rapports sociaux et les rapports individuels - c'est un militantisme que je revendique hautement — sans répéter perpétuellement les mêmes erreurs, comme dans les actions " exemplaires ". Faire sauter un commissariat ou porter des jupes dans la rue, ça ne va pas changer les rôles sexuels ni les institutions qui peuvent soit ignorer soit récupérer ces actions. En sens inverse, l'accommodement pour l'accommodement sans une lucidité critique à l'égard des normes sociales, c'est parfaitement insuffisant.

Jonathan : D'autant que Didier semble dire qu'on a dépassé la critique des normes sociales, alors qu'on n'a presque rien fait dans la revue là-dessus.

Didier : Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. L'accommodement ne passe pas par l'abandon de toute critique. Il s'agit seulement d'un ordre de priorité relative. Je sais que les structures sociales ne vont pas changer comme ça tout d'un coup, même si je lutte avec d'autres pour cette transformation radicale. J'ai donc à me comporter en fonction de structures relativement inertes. C'est là que se situe ma marge de manœuvre : je ne veux pas attendre le " grand changement " pour tenter d'avoir une action, peut-être microscopique, mais qui vaut pour mon entourage et pour moi sans que je m'illusionne sur la portée révolutionnaire de cette action : d'autant plus que je ne me sens pas porteur, par mes comportements, d'une norme que je voudrais imposer aux autres. Si bien que ces comportements ont peu de chances d'impliquer des modifications radicales des structures en question. Par exemple, avec ma fille, je sais quel est le poids de l'école, des grands-parents, des jouets, de la publicité : ça cristallise des normes culturelles de façon très efficace. La priorité de mon comportement n'est pas de les foutre en l'air, même si j'aimerais bien ; c'est d'établir malgré tout des relations différentes du rôle du père traditionnel, de lui proposer des références et des interrogations autres. C'est vrai aussi ailleurs, avec les femmes, le boulot... Bref, j'aménage, j'essaie de vivre un peu mieux tout de suite avec ces structures, quitte à ce que mon action individuelle et collective, par exemple syndicale, contribue à les transformer peu à peu, mais sans illusion et sans que ce soit un préliminaire .

Jean-Yves : Cet accommodement à une sphère limitée ne me convient pas, ne me semble pas suffisant. D'autant que je suis sensible aux résistances, aux changements. Autour de moi, il y a plein de convaincus, mais dès que je creuse un peu, au-delà d'un discours global, je vois que c'est bien différent. Par exemple, à mon boulot, plein de mecs s'étonnent que je refuse systématiquement de porter une cravate. J'y vois une contrainte imposée aux mecs dans certaines situations sociales ; comme je la trouve absurde, je refuse de la reproduire. Mais des mecs, même d'accord sur le principe, continuent à reproduire ces contraintes et ces rôles. Je trouve donc que d'accommodements on passe facilement aux compromis et de là à l'abandon de toute critique.

La revue va changer de base... ?

Jonathan : Surtout que nous n'avons pas tellement développé cet aspect jusqu'à présent. Cette revue, quand il s'agit de la définir, ça tient en trois mots : critique des rôles. C'est un peu faible comme contenu. Par exemple, les comportements sexistes : qu'en critiquons-nous précisément, en quoi nous déplaisent-ils, sur quels terrains nous battons-nous ? C'est un implicite dans la revue cette critique de base : on n'en fait pas état. C'est pourtant la question préliminaire qui y justifie notre présence.

Jean-Yves : Ce n'est pas tout à fait exact : c'est apparu dans certains textes des précédents numéros. Seulement aucun de nous n'a systématisé cette critique, il en résulte peut-être l'absence d'un " manifeste ", qui permettrait de rendre plus claire la position de la revue.

Didier : Dans mon groupe mecs, on refusait ce genre d'élaboration, comme de toute organisation systématique, militante : on considérait que c'était une démarche très masculine avec laquelle on prétendait justement rompre. Je reconnais qu'il y a là quelque chose de contradictoire si c'est poussé à l'extrême. Mais la question reste bien : est-il possible de changer les rôles, les structures, sans être militants et organisés ? et, en sens inverse, être militants et organisés ne nous conduit-il pas dans une voie toute différente de celle que nous prétendons ou voulons emprunter ?

Bernard : Ce n'est pas le militantisme qui est porteur de rôles virils, mais le fait qu'on investisse dans le militantisme un besoin d'affirmer sa virilité.

Didier : Peut-être pas le militantisme en tant que tel, mais bien son argument d'efficacité. On retrouve cet élément dans la revue. Le souci, fût-il faible, d'efficacité présidant à son élaboration n'est-il pas la cause d'une certaine absence de " chaleur ", donc de frustrations des participants, en éliminant le côté " groupe mecs " ? Cela étant, je trouve que dans la revue, et justement pour sortir un peu de la " mollesse " de la " ligne ", ou pour préciser ce que j'appelais des accommodements, nous devrions avancer plus nettement sur la ligne de démarcation, dans nos comportements privés et sociaux, entre ce qui nous paraît abandon ou non des principes dont nous nous réclamons. Bref, élaborer sinon des nouvelles normes, car nous savons à quel point elles doivent être relatives, du moins des directions positives, multiples, qui traduisent concrètement ce que nous essayons de faire, vers quoi nous tentons d'aller, quelles sont nos images positives de la masculinité .

Jonathan : Je voyais un cheminement différent : plutôt répertorier les comportements traditionnels, réfléchir où passe le malaise, pourquoi ils ne nous conviennent pas et en quoi ils évoluent ou non. Puis, le point fait, préciser où nous, nous en sommes maintenant et dans quelles directions se dessinent les possibles.

Jean-Yves : Par exemple, dans le numéro " paternités ", il était presque entendu qu'il n'y avait plus de problèmes dans notre rapport à la grossesse, à l'accouchement comme par ailleurs aux règles des femmes, au sang etc. J'ai découvert dans mon groupe hommes que ce n'était pas si simple, qu'il y avait des attitudes différentes. Des hommes étaient complètement bloqués là-dessus, ils ne pouvaient pas baiser pendant la période menstruelle ; d'autres ça ne les gênait pas du tout ; d'autres, entre les deux : ils avaient quand même peur de faire mal, se sentaient culpabilisés...

Bernard : C'est un problème de communication !

Jean-Yves : Pas seulement, ça ne règle pas tout. En tout cas ça peut être utile à certains de lire ou d'entendre d'autres mecs expliquer, sur la base d'exemples personnels, comment ils vivent ces problèmes. C'est de cette façon qu'on avancera peut-être mieux avec la revue.

Un copain-lecteur qui passait par là : Dites donc, votre revue, c'est un catalogue de critiques et d'autocritiques ! Pourquoi ne parlez-vous pas plus de ce qui vous rend contents, des progrès que vous avez ressentis ?

Jean-Yves : On se ferait encore plus accuser de narcissisme !

Le lecteur : Oui, mais si c'est pour répéter les " Frustrés " c'est pas la peine. Bretecher l'a très bien fait.

à suivre

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Revue TYPES  5 - Paroles d’hommes - 1983

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