Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes

Macho et Miso vont en bâteau (2)

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Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes - 1983 

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Macho et Miso vont en bâteau (2)

Just call me Marlowe

On connaît le refrain : les polars sont aux hommes ce que les histoires d'amour romancées sont aux femmes ; d'un côté l'action ; de l'autre le sentimentalisme. Chacun y trouve son compte, y oublie ses frustrations : les hommes rêvent d'être des durs, des tombeurs ; les femmes d'êtres belles et aimées.

Moi-même je lis des polars pour me changer les idées, pour me détourner de ma réalité. Mais, au fil de mes lectures, Chandler en particulier, qui reste mon préféré, je découvre un autre intérêt qui, en dehors de l'aspect d'identification-séduction à un personnage valorisant parce qu'intelligent, fort et vainqueur, est " l'autre face " du Privé : son rapport à lui-même et au monde des femmes.

Il me semble donc intéressant ici de fouiller un peu cet aspect, d'y réfléchir. Pourquoi le Privé choisit-il le célibat ? Comment fonctionne son rapport avec les femmes, où se situe-t-il par rapport à elles, quelle image prennent les femmes pour satisfaire l'appétit de pouvoir qu'il nourrit à leur encontre ? Enfin, surtout, comment est posé le problème de son désir, de sa jouissance des femmes ?

Le privé : un célibataire confirmé

Parmi les aspects de la mythologie du détective privé, il en est un qui revient souvent et qui conditionne sa personnalité, c'est celui de " loup solitaire ". Que ce soit sous la plume de Mallet ou de Chandler, d'Agatha Christie ou de Hammett, on retrouve chez ce héros du roman noir les traits marqués du célibataire désabusé. Même si, en fouillant plus attentivement sa biographie, on peut lui trouver une vieille amourette... qui s'est soldée par un échec, et à laquelle en tout cas il a renoncé résolument !..

Il a en effet ses manies, ses vices, sa vieille pipe, sa bouteille de Scotch au fond d'un tiroir de son bureau. Il est peu loquace, il ronchonne, il rumine tout seul des idées noires. Il est souvent acariâtre, taciturne, désagréable avec son entourage. Il dîne plus souvent seul, d'un repas fruste, vite expédié. Il a son lot de migraines, d'aigreurs à l'estomac chroniques. Enfin, il mène une vie soigneusement tenue l'écart de toute intrusion féminine. Et ceci apparaît au lecteur comme assez vraisemblable en raison de tous les aléas de l'existence d'un Privé. Il se trouve en effet embarqué dans de " sales " histoires où tout est louche, imprévisible, où il lui arrive " tous les emmerdements de la terre ", y compris un nombre souvent impressionnant de cadavres lui tombant sur les bras. Bref tout se passe comme si le sort s'acharnait si lui.

Mais ce grand solitaire à l'existence constamment menacée est encore un mal-aimé Il est la bête noire d'une pléthore de suspects qui ne manquent pas de lui témoigner d'une manière plus ou moins hargneuse, leur antipathie. Il est vrai qu'il fourre son nez partout, se mêlant ainsi de ce qui " ne le regarde pas ", ou s'en mêle un peu trop au goût des intéressés. Mais c'est son gagne-pain et sa passion, sa seule raison d'exister finalement...

Bref, il donne l'impression de faire le vide affectif autour de lui, d'autant qu'il rejette toute opportunité de rencontre féminine qui aurait le fâcheux effet de le déloger de ses retranchements de célibataire. Auxquels il semble tenir par dessus tout... Les risques inhérents aux aventures agitées d'un détective privé semblent en effet plus passionnants et de toute manière préférables à ceux de l'amour. Les premiers étant d'une excitation incomparable, et qui plus est inconciliable avec les platitudes du concubinage.

Il faut faire mention cependant de sa " secrétaire " — ou une femme qui joue, le temps d'un roman, un tel rôle à ses côtés, Anne Riordan par exemple, dans " Adieu ma Jolie ". Celle-ci est bien la seule qui recueille ses confidences, la seule à qui il fasse part de ses soucis (toujours professionnels cependant), avec qui il partage son désarroi devant un élément retors de l'enquête. Il lui arrive ainsi de faire appel à " l'intuition féminine " qu'elle représente, complémentaire de l'intelligence astucieuse dont il reste le détenteur. Car c'est lui seul qui articule en dernier lieu les indices, les preuves recueillies et vérifiée par son esprit fécond. C'est lui qui fait la synthèse dont elle n'est que la première admiratrice. Cette femme au rôle particulier à côté des autre femmes n'en demeure donc pas moins une assistante : elle porte jusqu'à lui l'illumination bienvenue qui débloque le cheminement de l'enquête. C'est elle encore qui — pour parfaire son rôle de mère substitutive — soigne son corps endolori, panse les plaies de son visage meurtri d'hématomes au terme d'un sombre traquenard dont il réchappe miraculeusement.

Mais le Privé reste lui-même — un éternel solitaire : cette femme ne devient une " amie " que dans la mesure où elle est maintenue à distance, dans un territoire de collaboration annexe, " à participation sexuelle limitée " dans le meilleur des cas. Quant à lui il préfère ignorer les sentiments qu'elle peut éventuellement lui manifester ; il passe outre le désir sexuel qu'elle peut exciter chez lui, comme si le sexe était un signe de perdition, ou bien une perte d'énergie nuisible aux qualités d'un " bon " détective.

L'attribut de " célibataire ", loin d'être un simple trait de caractère psychologique, apparaît comme une nécessité inhérente au fonctionnement du personnage. Il y a sans doute à cela, comme le note Lacassin, des raisons qui tiennent à l'écriture même du roman noir : " marier un héros (de polar) est pour un auteur un acte grave, c'est souvent mutiler sa personnalité et restreindre ses capacités dramatiques ". Mais il en est d'autres que l'on peut rattacher à une vision des femmes et des rapports hommes-femmes que reflète le personnage du Privé. Prenons l'exemple de Marlowe.

Un aventurier de la vérité

Marlowe a indéniablement les traits d'un anti-héros : bien qu'il porte toujours sur lui son revolver, il ne s'en sert pratiquement jamais; il n'est pas ce qu'on appelle un " tombeur " ; il se décrit lui-même comme un type marginal ; l'argent ne l'intéresse pas ; ce qui l'intéresse, c'est de comprendre, d'élucider le mystère " humain " qui se cache sous une affaire apparemment banale. Il se distingue ainsi du portrait traditionnel du Privé en ce qu'il est un homme presque comme les autres, pas au-dessus des autres en tout cas, mais simplement un peu plus seul, fragile.

Pourtant on retrouve à travers lui la thématique d'un mode masculin clos sur lui-même, fermé aux femmes. Leur monde à elles reste étranger, opaque, demeure ce " continent noir " cher aux freudiens. Elles n'existent que dans un rapport de séduction à l'homme, dans un rapport au monde marqué par la perversion du réel, le faux semblant, le mensonge.

Marlowe éprouve au contact des femmes le sentiment d'une résistance de la vérité à se faire jour. Et son cheminement vers le dénouement de l'intrigue se fait par delà les pièges tendus par la séduction féminine. La clarté — la résolution de l'énigme — se fait le plus souvent, sinon contre les femmes, du moins malgré elles, sans elles.

La femme se retrouve ainsi " du côté du mensonge ", soit que la version qu'elle donne à Marlowe des événements ait pour but de dissimuler sa participation directe ou sa complicité dans le crime, soit qu'elle ait intérêt à cacher ce qu'elle sait, même quand elle n'a pas un lien direct avec le crime, pour passer sous silence un aspect gênant de son passé (ancienne " entraîneuse " par exemple dans " Adieu ma jolie ").

De toute manière ce qui revient d'un polar à l'autre, chez Chandler, c'est que la femme contribue à compliquer l'intrigue policière en créant de fausses pistes qui défient la logique du détective.

Elle a cependant un rôle libidinal, mais elle l'a par ses facultés de dissimulation, par la manière dont elle échappe à l'entendement du Privé, non en tant qu'être de jouissance. Marlowe, en allant fouiller dans le passé inavoué, dans cette forme de " secret " des femmes, ne cherche pas à jouir d'elles, de ce qu'elles sont comme êtres désirables, mais à défaire au contraire, à dévoiler les apparences d'innocence qu'elles se donnent et qui sont autant de parures, de moyens de séduction féminins. Ce qu'il veut c'est savoir, percer ce qu'il y a derrière les apparences, quitte à découvrir, comme dans La dame du lac, un cadavre de femme sous les eaux d'un lac. Et si Marlowe cherche à faire tomber les masques de la séduction féminine, c'est parce qu'il veut substituer le " réel " aux faux-semblants, faire la clarté, quitte à se retrouver toujours plus seul et plus désabusé quant aux attraits des femmes.

Ainsi, chez Chandler comme chez les autres " écrivains noirs ", la détermination du Privé reste de vivre l'aventure, l'aventure solitaire, sans les femmes, malgré elles. Le destin du très authentique Privé c'est de naviguer en solitaire dans un monde dangereux, insécurisant, mais loin de toute complicité amoureuse avec les femmes : le Privé ne tombe jamais amoureux. La confusion, qui est aussi une " con-fusion ", est la hantise de Marlowe, ce contre quoi il se débat dans chacune de ses aventures. Son monde — même s'il n'y adhère pas inconditionnellement, même s'il n'est pas conforme à la tradition : solide, inébranlable, macho pur et dur —, ce monde est viril et agressif, c'est un monde de violence et de mort, fondamentalement hostile, cruel, froid. Bien sûr on peut alléguer que Marlowe subit ce monde plus qu'il ne le crée, mais c'est tout de même dans ce monde qu'il trouve l'aventure, et le sens de son existence. Il y erre comme il erre dans sa vie. C'est son " élément ". Et pourquoi ? Il me semble que c'est parce que l'épreuve du monde viril est moins décontenançante, quand bien même elle montre l'horreur, le sang, le morbide, moins étrangère que l'épreuve du monde féminin.

Marlowe éprouve aussi moins de difficultés à faire " tomber les masques " au sein de ce monde de violence. Son corps en ressort meurtri, épuisé, douloureux, mais en revanche son esprit y gagne une lucidité, y recueille des éléments qui font avancer son enquête, qui le font, au prix de quelques bleus, progresser, se rapprocher de la vérité. Tandis que l'épreuve du monde féminin ne fait qu'ajouter des incertitudes, créer des obscurités. Au sortir d'une confrontation avec une femme Marlowe est désorienté, il semble ne plus rien comprendre.

Les contradictions du plaisir masculin

Toutes les tentatives, les difficultés finalement surmontées de Marlowe pour dénouer l'écheveau de l'intrigue apparaissent comme autant de compensations, de sublimations de l'effet de solitude, comme le pendant des images négatives de son célibat. Mais aussi comme une formulation des contradictions du plaisir masculin: le confus, le " compliqué " de l'intrigue, va dans le sens du libidinal parce qu'il contribue à l'enrichir de surprises, de rebondissements ; mais parallèlement coexiste, puis s'y substitue le besoin d'une " sécurisation " par l'acheminement final vers le dévoilement de la vérité, donc des ficelles du désir (l'intrigue), mettant ainsi un terme à la séduction exercée par le mystère de l'affaire confiée au Privé. Achèvement du désir qui coïncide avec celui de l'histoire. Tout se passe comme si, tout en jouant à jouir de la fascination exercée par l'intrigue, Marlowe se disait : ce qui compte, ce qui est vraiment important, c'est de résoudre l'énigme. En levant l'opacité (libidinale) il fait intervenir un besoin de se rassurer sur les capacités de son esprit à comprendre, à conclure.

L'objectif déterminant du polar, en se concentrant sur la vérité — c'est-à-dire le dépouillement du réel — annule, veut dire en tout cas qu'il annule le désir, le ludique, le secret, l'indétermination libidinale. On retrouve là une obsession assez masculine je crois : il faut finir.

Pourtant l'un ne peut exister sans l'autre : le retour au réel, à la clarté, repose sur la création préliminaire de l'obscur, du confus.

Ainsi la femme, dans les romans de Chandler, en brouillant les pistes, en détournant la façon dont se présentent les choses au début du récit, introduit un élément de perversion dans l'aventure que vit le héros masculin. En entraînant Marlowe dans un labyrinthe d'hypothèses contradictoires, d'éléments d'enquête toujours plus déroutants, la femme enrichit l'aspect libidinal du roman noir, elle est donc dans une certaine " complicité " dans ce sens avec le détective, mais une complicité très paradoxale puisqu'en même temps ce rôle libidinal la conduit à infléchir le cours du récit dans le sens inverse (dissimulation de la vérité) à celui où lui il va (dévoilement de la vérité). Elle est ainsi une sorte de " sœur ennemie " dans ce jeu-là. Car tout revient pour Marlowe à ne pas se laisser séduire par l'intrigue, par le plaisir de l'intrigue, et à y substituer un autre plaisir : celui de finir, d'expliquer, d'avoir raison de la séduction exercée par le " caché ".

Une transparence sans jouissance

Mais si les femmes que Marlowe croise dans ses aventures sont l'opacité, lui il est la transparence... Chandler nous décrit en effet son héros comme un homme simple ; ses romans nous livrent un homme en même temps qu'une énigme ; au fil des pages on a l'impression de connaître Marlowe autant qu'un vieux copain. Marlowe a la tiédeur sans fard d'un pessimiste désabusé par la vie, par la société ; il a en lui une âme blasée et vaguement déprimée par la violence et l'égoïsme des gens ; une vieille et profonde tristesse semble avoir installé ses fondations en lui, que le Scotch parvient difficilement à résorber, à lui faire oublier. Il est une sorte de voyageur, perdu dans sa propre existence, et qui n'a donc pas grand-chose à perdre en allant fourrer son nez dans le linge sale des autres ; il se laisse traîner — par une curiosité tout aussi désabusée — dans des histoires pleines de nœuds et de gens peu sympathiques ; en fait il semble à la recherche de quelque chose qui n'est pas loin du sens de la vie, et qui est un dérivatif à l'amour qu'il ne trouve jamais, ni dans la société où il vit, ni avec les femmes. Car, comme le note encore Lacassin, " le plus sûr remède à la solitude est l'amour. Mais l'amour, Marlowe ne l'a pas trouvé. Il a seulement des expériences physiques (d'ailleurs assez rares). Les femmes ne le comprennent pas ou il ne sait pas les conquérir. "

Pourtant des femmes il en côtoie ; ce sont souvent des femmes qui font appel à ses services de détective privé ; il découvre ainsi leurs secrets, car elles sont obligées d'en passer par des confidences pour le mettre au parfum de l'affaire. Mais ça c'est son métier, pas sa vie privée. Il reste l'homme sans femme, l'opposé symétrique de " l'homme à femmes ". C'est donc un trait particulier de ce personnage taciturne : ses rapports avec les femmes sont entachés d'un manque à jouir ; quelque chose en lui refuse de les séduire et d'être séduit par elles. Il se retrouve dans les situations les plus abracadabrantes, mais jamais dans celles de tomber amoureux d'une de ses rencontres féminines… Il est dans un continent sans jouissance.

Au contraire, ce sont la violence, les meurtres, les traquenards, la peur qui balisent l'itinéraire des romans de Chandler. La seule lumière qui s'offre à Marlowe, la seule gratification qu'il peut espérer dans son existence de détective ordinaire lui vient de la découverte du " dessous des choses ". Et il a alors l'air de se dire, soulagé : il était temps que ça finisse.

Puis Marlowe, tel un Lucky Luke (mais sans cheval), retourne dans la solitude, s'enferme chez lui, plus célibataire que jamais, et se repose enfin... (forme d'oubli ?)

Pourtant il y a toujours une femme qui passe (ne fait que passer...) dans chaque épisode de la vie de Marlowe et dont on pressent qu'il pourrait obtenir un peu de tendresse, de jouissance (son " repos du guerrier "), mais elle n'est jamais au rendez-vous du finish d'un polar chandlérien...

Bernard Golfier

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Revue TYPES  5 - Paroles d’hommes - 1983

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