Revue TYPES - Paroles d’hommes n°6 - 1984
Rencontres: Top secret

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Rencontres: Top secret

La conformité aux codes sociaux, qu'elle s'exprime à travers l'apparence (habillement, maquillage, coiffure, etc.), le langage, l'énoncé du statut social... tout ce qui apparaît dès les premiers moments de la rencontre, permet de présenter à l'Autre l'image rassurante d'un individu qu'il peut situer d'emblée dans son rôle social et sexuel, image sécurisante sur laquelle il peut immédiatement exercer des projections sans trop de risques ; l'aléatoire est pour plus tard... Le phénomène agit d'ailleurs à double sens, car dans le même temps qu'on rassure l'Autre on se rassure soi-même sur l'image qu'on lui offre, en la présentant conforme à ce qu'on veut qu'elle soit.

Le même phénomène se retrouve, amplifié, dans le cadre de la rencontre avec la prostituée ; son apparence interdit toute équivoque, en répondant de manière rigide à des codes sociaux bien déterminés. La rencontre avec la prostituée est directement orientée vers la relation sexuelle, aucun doute n'est possible pour le client potentiel, l'apparence est directement signifiante ; la prostituée est transparente.

La rencontre recherchée à travers les petites annonces (Libé, Nouvel obs...) s'apparente à la précédente en ce que tout est dit dans la demande : que ce soit les dimensions de l'organe sexuel ou les revenus annuels... Et il est exigé de la réponse qu'elle apporte un maximum de précision et de détails et qu'elle s'adapte au plus près à la demande (avec photo à l'appui).

Cette conformité à des codes définis socialement répond donc bien à des impératifs qui concernent non pas la séduction mais le réassurement ; quant au sexuel, il n'est que " la forme réduite, circonscrite en termes énergétiques de désir " (1), de la séduction. A cette antiséduction, qui s'inscrit dans une acceptation de la loi — qui n'est pas dépourvue de bénéfices secondaires —, s'oppose la séduction dont la règle (du jeu) s'établit en un pacte symbolique entre les joueurs ; à l'obéissance à la loi s'opposent l'instauration d'un " cérémonial souple " (2), l'observance d'une règle choisie dans un rapport de complicité et qui n'est pas formalisée.

" Le choix de la règle vous y délivre de la loi " (3) : la loi pose un interdit — et, par là, mène à la transgression — ; la règle n'a pas de finalité, pas de sens. En cela la séduction est subversion, elle se situe hors-la-loi, elle est " une forme de détournement de l'ordre du monde ".

A la transparence de l'anti-séduction s'oppose la règle fondamentale de la séduction : le secret. La séduction passe par le non-dit, la non-transparence ; les signes n'y sont pas décodables — ni à décoder — car ils n'y disent pas quelque chose, ils ne produisent pas de sens. En échappant à toute tentative de rationalisation, peut-être la séduction se situe-t-elle du côté du magique...

Sylvie Chabée

(1) J.Baudrillard, De la séduction, Ed Galilée. 1979, p.70.

(2) Id p.174.

(3) Id p.l82.

(4) Id p.170.

 

 

Séduire, dit-elle...

Il faudrait donc distinguer le réassurement, pratique de codes sociaux imposés à chacun, et la séduction, observance de règles tacitement établies avec l'autre. D'un côté, la soumission absolue à la loi et de l'autre le choix. Cette différenciation correspond-elle bien à la réalité ? Ou bien nous permet-elle seulement d'écarter le sentiment douloureux d'être banal, de se soumettre toujours, dans le jeu relationnel, à des codes de reconnaissance bien sociaux dont on décide tout au plus l'intensité et l'ordonnancement ?

Il me semble que le réassurement et la séduction peuvent avoir la même finalité : susciter le désir ou, dans le but de plaire, porter à la connaissance de l'autre une identité. Ce n'est donc pas leur fin qui les distingue, mais leurs moyens, leur manifestation.

Pourtant, d'après " Top secret ", le réassurement serait la pratique d'une structure de codes sociaux — une " pioche " de signes, en quelque sorte — qui permettrait " de présenter à l'Autre l'image rassurante d'un individu qu'il peut situer d'emblée dans son rôle social et sexuel ". On remarquera que l'exemple de la prostituée, bien que naturellement amené, n'est pas choisi au hasard : sans mépriser cette profession, chacun d'entre nous souffrirait de penser que le déroulement délicieusement progressif de sa dernière rencontre avec un(e) autre et l'apparence d'une prostituée procèdent d'une même démarche séductrice. Mais l'exemple est factice. L'apparence d'une prostituée a pour fonction d'indiquer la profession, de satisfaire, contre rémunération, certains désirs masculins. Elle n'implique pas nécessairement le désir par essence, mais parce qu'elle est immédiatement associée à une identité professionnelle, comme le képi du gendarme n'implique pas la crainte de l'automobiliste par essence mais parce qu'il est associé à un rôle de surveillance et de répression. Le vouloir signifier n'est pas le vouloir séduire. La finalité de son apparence n'est pas, pour la prostituée, de plaire (pas plus que le képi du gendarme), mais d'indiquer clairement qu'elle pourra satisfaire tel désir ou tel penchant .

Dans la séduction, les codes n'existeraient pas, et la règle du jeu serait un pacte symbolique, progressivement et tacitement établi entre les joueurs. La séduction est ainsi perçue comme un moment magique, une parenthèse pendant laquelle des individus sociaux échapperaient au social. L'individu A chercherait à plaire à l'individu B par un ensemble de signaux qu'il lui faudrait, tout en les faisant, apprendre à B. Mais où donc A les aurait-il appris, lui, ces signes qui lui sont propres ? On retrouve ici l'idée d'une identité individuelle en soi, intrinsèque, à côté de l'identité sociale. La séduction serait l'expression progressive de cette identité et d'un langage individuels propres à chacun. La séduction serait " naturelle " et le réassurement " culturel ". Ce vieux débat nature-culture me rappelle l'anecdote suivante, lue récemment : " ... un empereur moghol du XVIe siècle, Akbar, croyait en l'existence d'une "langue divine", antérieure à toute société, et que chacun portait naturellement en soi. Afin de la découvrir, il fit enfermer quelques bébés en la seule compagnie de nourrices et éducateurs sourds-muets ; ainsi, pensait-il, ces individus se mettraient spontanément à parler cette langue, isolés qu'ils étaient de tout langage "social". Lorsqu'on les libéra, après la mort d'Akbar, ils étaient, bien entendu, tous muets. "... (1).

Réassurement et séduction sont des modes de socialité. Si l'on considère l'individu comme un produit de la société, la différence entre ces deux catégories n'a plus d'objet et la séduction devient aussi une pratique de codes sociaux. Cela n'empêche pas chacun de pouvoir s'individualiser dans la société mais la singularité doit alors se percevoir comme un usage spécifique (par leur succession, leur ordonnancement, leurs contradictions et leurs associations éventuellement paradoxales) de codes précédemment appris. Les signes utilisés ont alors, par nécessité, un sens, plus ou moins évident, plus ou moins confus ou explicite. On peut d'ailleurs rester songeur sur l'intérêt de signes qui ne diraient rien et ne produiraient aucun sens.

Dans cette optique, la séduction ne se caractérise pas par ses moyens mais par sa finalité et correspond à un ensemble de pratiques sémiologiques visant à plaire, à charmer ou à susciter le désir.

Gilles Cases

(I) Ghislain Deleplace, Théories du capitalisme : une introduction, PUC Maspéro, " Intervention en économie politique ", 1979.

 

 

OCÉANIQUE

" Si un homme et une femme sont ensemble et que la femme sent qu'elle est une femme et sent l'homme s'efforcer de ne pas la comprendre mais l'homme sent qu'il est un homme et qu'elle le laisse rester mystérieux, est-ce de l'amour ? "

Hélène Cixous

Dans les villes, hors des chambres, manquent les odeurs. J'ai retrouvé l'homme paysage celui des mystères accueillis, celui qui depuis longtemps a renoncé à conquérir des preuves de vie, en trophées arrachés de leur sens.

En ce moment, il regarde les vagues. Toute la couleur de l'océan lui entre dans les yeux. Déborde. Il a ses yeux d'océan aujourd'hui. La Méditerranée si bleue, lui donne les yeux noirs presque toujours. Là-bas, je lui disais ne plus vouloir comprendre l'éclatante évidence de son corps en sa danse, les courbes rauques de son chant, la brûlante invitation des dômes à la langueur et, en face, l'exaspération des couteaux. Depuis, il a voyagé loin sur ses fleuves intérieurs, oublié la parade de la jouissance déchirée, mais gardé l'odeur du jasmin glorifiée de soleil. C'est partout qu'il effectue son retour et c'est avec chaque terre sienne qu'ont lieu les épousailles. Ainsi, je l'aime, aux limites imprécises : là assis, face à la mer grise, il parle ou se tait. Gris ses yeux, ses cheveux, le ciel. J'écoute cette autre de ses voix comme j'aimerais toucher sa peau, respirer ses cheveux, sans la volonté avide de comprendre. Quand il ne me regarde pas mais qu'il regarde en lui-même et autour à la fois, je regarde son visage. Je vois sa vie, toute une longue partie déjà passée, j'y lis comme un texte au plus nu de l'écriture qui tient le temps comme on tient le vent et fait échec à l'érosion de la mémoire. J'aime les traces de ses rires, de ses erreurs, de ses colères, de la ferveur de ses étonnements, les traces d'un passage ICI, une longue empreinte, une fatigue et une joie d'exister, une douce puissance d'arbre, de pierre, de villes qui savent vivre. S'il tourne alors les yeux vers moi, je me sens si fort terrienne profonde, que je ne peux supporter ce dépouillement extrême du désir. Je ne distingue pas ce qu'il écrit de ce qui s'écrit en lui. Il marque l'espace de son infinie présence et porte gravement l'inscription gigantesque de l'univers. Il me dit que c'est comme ça pour lui avec les mots. Parfois, il les détient en chapelet d'angoisses parfois il les rend à leur égarement infini.

Je retrouve ses yeux d'il y a longtemps. Quand il était petit et qu'il venait des montagnes. Il me donnait la main parce que je le lui demandais. Sa petite main docile dans la mienne. Je lui offrais un bonbon qu'il acceptait de la même façon qu'il acceptait de se promener avec moi Quand il n'était pas là j'en avais un désespoir étrange, un vide dans cette réalité ténue de la promenade silencieuse. Jamais Je ne le voyais seul. J'avais toujours plusieurs bonbons que je donnais aussi à d'autres avec une égalité d'émotion que je me jouais. Petit garçon. J'aurais pu te danser la danse de la femme sans bras, celle d'Anaïs. On les lui avait coupés pour s'être trop accrochée à ceux qu'elle aimait, la noyée. J'aurais pu te faire comprendre que moi aussi, j'étais étrangère en ce lieu.

Cet homme ici n'a rien perdu de son enfance. Il déjoue maintenant avec plus de force l'appropriation aveugle en sachant la distance nécessaire à tout geste. Sachant l'oublier aussi.

Entre-temps, il aurait pu être mon exact contemporain mais je n'ai pas tout à fait appris à le reconnaître à ce jour.

Séverine Rosset

 


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