Revue STAR

Lutte contre les exclusions

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STAR 

Je ne suis pas un numéro 4
Collection automne hivers fin de siècle
9Star4

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La lutte contre les Exclusions

LE PREMIER JOUR APRÈS UNE MORT, LA NEUVE ABSENCE EST TOUJOURS LA MÊME ; NOUS DEVRIONS AVOIR SOUCI LES UNS DES AUTRES, NOUS DEVRIONS AVOIR DE LA BONTÉ, PENDANT QU'IL EN EST ENCORE TEMPS".

Philippe Larquin, La Tondeuse.

Le texte qui suit a été extrait du rapport d'activité 1997 de Cabiria, association d'action de santé communautaire avec les personnes prostituées.

Dès la rédaction en 1993 de la charte des Associations et Partenaires de Cabiria, nous rappelions que : "Toute personne a des droits, notamment celui à la sécurité, à des conditions d'hygiène décentes et au temps de pause (...) de manière commune, nous constatons l'insécurité qui règne sur les "trottoirs", agressions, vols, incitations par les clients à des pratiques à risques...". Cette "insécurité" régnant sur les trottoirs reste fortement banalisée, voire déniée par les personnes prostituées - ce sont "les risques du métier". Les agressions sur les lieux d'activité font partie de leur quotidien. La prégnance du phénomène apparue dans le discours des personnes prostituées dès la recherche-action initiale envahit le quotidien et fait obstacle pour l'équipe de terrain à la prévention et aux soins.

La lutte contre toutes les exclusions reste l'un des objectifs majeurs de Cabiria. Par principe, mais surtout en raison des multiples formes d'exclusions que peut vivre une personne prostituée : exclue des systèmes de soins, exclue des voies classiques d'accession à un logement, exclue des mouvements associatifs et militants... exclue en raison de son activité, en raison de ses mœurs, en raison de son origine sociale, en raison de son état de santé... L'exclusion est multiple et variée pour la plupart des personnes, si omniprésente, si banalisée que peu d'entre eux/elles osent ou veulent porter plainte. Les formes que prennent ces exclusions, de l'agression physique sur le trottoir aux questions inquisitrices d'un-e travailleur-e social-e, sont tout aussi multiples.

L'exclusion ou l'inclusion sont à la mesure des représentations qu'on a de l'autre (quel qu'il soit). Opérer une distinction entre soi et une autre personne que l'on se représente comme différente en raison de son sexe, de ses mœurs, de son état de santé... est, selon le code pénal, une discrimination. Discrimination pénalisée lorsqu'elle est suivie d'actes discriminants (comme le refus de fourniture d'un service ou l'entrave à une quelconque activité économique). Nombreux sont les exemples d'actes discriminants envers les personnes prostituées : les agressions physiques sur le trottoir, certes, mais aussi - pour nous - les insultes, les sous-entendus ou les préjugés stéréotypés accompagnés de sourires condescendants. Autant d'actes discriminants, autant de paroles discriminantes qui participent aux formes d'exclusion.

Paradoxalement, les lois et règlements censés répondre à chaque type de discriminations restent inappliqués, certainement par méconnaissance ou renoncement des un-e-s et des autres à la fois à leurs droits et à leurs devoirs.

Rappelons divers cadres légaux que nul - dans nos secteurs d'activités - n'est censé ignorer:

- Nouveau code pénal, Chapitre V, "Des atteintes à la dignité de la personne"
(éditions Dalloz, 1997, pp. 267-270)
Art. 225-1 à 225-2.

"art 225-1. Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs mœurs, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Constitue également une discrimination toute distinction opérée entre les personnes morales à raison de l'origine, du sexe, de la situation de famille, de l'état de santé, du handicap, des mœurs, des opinions politiques, des activités syndicales, de l'appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée des membres ou de certains membres de ces personnes morales."

"art 225-2. La discrimination définie à l'article 225-1, commise à l'égard d'une personne physique ou morale, est punie de deux ans d'emprisonnement et de 200 000 f d'amende lorsqu'elle consiste :

1° - A refuser la fourniture d'un bien ou d'un service ;

2° - A entraver l'exercice normal d'une activité économique quelconque ;

3° - A refuser d'embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne ;

4° - A subordonner la fourniture d'un bien ou d'un service à une condition fondée sur l'un des éléments visés à l'article 225-1

5 ° - A subordonner une offre d'emploi à une condition fondée sur l'un des éléments visés à l'article 225-1"

- Charte des patients

Charte du patient hospitalisé annexée à la circulaire ministérielle n° 95-22 du 6 mai 1995 relative aux droits des patients hospitalisés:

Principes généraux

1 Le service public hospitalier est accessible à tous et en particulier aux personnes les plus démunies. Il est adapté aux personnes handicapées.

2 Les établissements de santé garantissent la qualité des traitements, des soins et de l'accueil. Ils sont attentifs au soulagement de la douleur.

3 L'information donnée au patient doit être accessible et loyale. Le patient participe aux choix thérapeutiques qui le concernent.

4 Un acte médical ne peut être pratiqué qu'avec le consentement libre et éclairé du patient.

5 Un consentement spécifique est prévu notamment pour les patients participant à une recherche biomédicale pour le don et l'utilisation des éléments et produits du corps humain et pour les actes de dépistage.

6 Le patient hospitalisé peut, à tout moment, quitter l'établissement sauf exceptions prévues par la loi, après avoir été informé des risques éventuels qu'il encourt.

7 La personne hospitalisée est traitée avec égards. Ses croyances sont respectées. Son intimité doit être préservée ainsi que sa tranquillité.

8 Le respect de la vie privée est garanti à tout patient hospitalisé ainsi que la confidentialité des informations personnelles, médicales et sociales qui le concernent.

9 Le patient a accès aux informations contenues dans son dossier, notamment d'ordre médical par l'intermédiaire d'un praticien qu'il choisit librement.

10 Le patient hospitalisé exprime ses observations sur les soins et l'accueil et dispose du droit de demander réparation des préjudices qu'il estimerait avoir subis.

Cependant, nos expériences quotidiennes nous montrent que non seulement les cadres légaux et/ou éthiques sont généralement inappliqués, mais surtout qu'ils restent ignorés tant par les agresseur-e-s que les agressé-e-s, en dépit de l'intérêt qu'il y aurait pour chacun-e à travailler avec - en les considérant comme des outils pour lutter contre les multiples formes d'exclusion.

Et devant le constat que des agressions physiques sont en recrudescence depuis l'été 1997, il nous semble important de faire le point sur ce phénomène - l'agression - et plus particulièrement sur ce qui le sous-tend, qui relève d'une logique d'exclusion multiple : la xénophobie. La xénophobie - au sens large d'une peur, d'une crainte, d'une haine de ce qui est Étranger à soi, de l'Autre (plus simplement) - n'est pas présente uniquement sur les trottoirs, mais aussi dans diverses institutions dont les objectifs sanitaires et sociaux peuvent être paradoxalement la lutte contre diverses formes d'exclusion.

 

a- Xénophobie et stigmatisation

La plupart des agressions que l'on peut observer sont liées aux représentations que se fait l'agresseur-e de la personne agressée. Ces représentations sont de l'ordre de la xénophobie (au sens d'une peur ou d'une haine de ce qui nous est étranger). Parce que l'on connaît ou perçoit l'un des attributs d'une personne (un de ses vêtements, une de ses manières, une de ses activités ou un de ses loisirs...) comme différent de soi ou comme étranger à soi, on tend à ranger cette personne dans une catégorie stéréotypée qui fait que l'identité sociale de cette personne n'est définie qu'en fonction de l'attribut repéré. Quand cette catégorie stéréotypée est dévalorisante pour la personne, on peut qualifier ce processus de stigmatisation.

Rappelons les définitions du "stigmate" pour E. Goffman :

"On peut distinguer trois types de stigmates. En premier lieu , il y a les monstruosités du corps - les diverses difformités . Ensuite, on trouve les tares du caractère qui, aux yeux d'autrui, prennent l'aspect d'un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées et rigides, de malhonnêteté, et dont on infère l'existence chez un individu parce que l'on sait qu'il est ou a été, par exemple, mentalement dérangé, emprisonné, drogué, alcoolique, homosexuel, chômeur, suicidaire ou d'extrême gauche . Enfin, il y a les stigmates tribaux que sont la race, la nationalité et la religion, qui peuvent se transmettre de génération en génération et contaminer également tous les membres d'une famille.

Mais, dans tous les cas de stigmates, y compris ceux auxquels pensaient les grecs [marques corporelles gravées au couteau ou au fer rouge, destinées à exposer ce qu'avait d'inhabituel ou de détestable le statut moral de la personne ainsi désignée], on retrouve les mêmes traits sociologiques : un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu'elle peut s'imposer à l'attention de ceux d'entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu'il a vis-à-vis de nous du fait de ses autres attributs. Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d'avec ce à quoi nous nous attendions. Quant à nous, ceux qui ne divergent pas négativement de ces attentes particulières, je nous appellerai les normaux."

Une personne stigmatisée, hors de son milieu d'interconnaissance, voit généralement son identité sociale réduite par l'autre à son stigmate. Stigmate qui la définit aux yeux de son interlocuteur. Celui-ci lui assignera une "nature" sociale, s'attendra à certains types de comportements ou agira en fonction de ses stéréotypes surtout si le stigmate est constamment visible (inscrit corporellement), constamment perçu comme "naturel". La personne stigmatisée se voit renvoyée à une essence sociale, à son stigmate, à cette "différence fâcheuse". Elle est a priori exclue d'une interaction sociale "ordinaire", d'une reconnaissance "normale" de son identité. Les agressions ne sont que les épiphénomènes les plus flagrants de cette non-reconnaissance de l'autre.

Nous pouvons classer la plupart des agressions envers les personnes prostituées selon quatre types de stigmatisation : pour "homosexualité", pour "prostitution", pour "couleur de peau" et pour "toxicomanie".

Stigmate "pour homosexualité" et homophobie

Par homophobie, nous entendons l'ensemble des représentations négatives portant sur des personnes - hommes ou femmes - se disant homosexuelles ou supposées homosexuelles. L'homophobie est aussi bien individuelle qu'institutionnelle .

Que peut vivre un garçon - considéré comme homosexuel - quand une personne habilitée à lui fournir un service lui sous-entend que son homosexualité pourrait engendrer la pédophilie dans l'exercice même de la profession qu'il vient d'obtenir dans le secteur éducatif ?

L'homophobie est si répandue qu'elle est, pour de nombreux philosophes ou sociologues, l'un des éléments essentiels des processus de différenciation qui structurent le genre et construisent l'identité d'une personne. Elle est l'un des constituants, pour beaucoup, de la virilité : "être homme, c'est n'être ni femme, ni homo". Un homme, parce que ses manières sont efféminées ou parce qu'il est habillé avec des vêtements de "femme", sera souvent perçu comme homosexuel et affrontera tous les préjugés d'autrui sur son homosexualité supposée. Pilier du sexisme, rien n'indique que l'homophobie soit nécessaire à la construction identitaire d'un individu

Stigmate "pour prostitution"

Comme nous l'avons souvent précisé lors de nos rapports précédents, une personne prostituée est souvent perçue à travers des stéréotypes misérabilistes (en termes de misère, de "manques") faisant d'elle une victime.

Que peut vivre une personne prostituée quand son interlocuteur lui laisse entendre que pour "s'adonner" à ce genre d'activité, elle est forcément issue d'une famille pauvre, sans argent et sans éducation, ou qu'elle doit venir - encore plus certainement - de la DDASS ? Ou alors qu'elle a nécessairement été violentée voire abusée dans son enfance...

D'autre part, la commercialisation de rapports sexuels sous forme de prestations sexuelles non contraintes reste inimaginable pour beaucoup et fortement stigmatisée. Lors de discussions avec la plupart de nos partenaires, nous avons remarqué qu'il était plus facile pour eux d'imaginer qu'un homme se prostitue pour gagner de l'argent. Ce qui ne veut pas dire que c'est reconnu comme valorisant, mais c'est admis. Quoi que fassent les "dominants", les hommes, il est toujours sous-entendu que les raisons qui les animent sont meilleures, ou en tout cas peu discutables, par rapport à celles que pourraient avancer les "dominées", les femmes.

Dès lors, pour une femme, aucune alternative : soit on considère qu'elle est obligée de se prostituer - sous entendu : obligée par un homme (ou victime d'un homme), soit sa conduite est jugée immorale car indigne d'une femme. Si ce stigmate est plus lourd de conséquences chez les femmes, chez les hommes, il semble plus toléré et pouvoir s'expliquer ou s'oublier .

Stigmate "pour couleur de peau"

Le discours raciste est né au cours du XVIIIe siècle pour s'affirmer au XIXe, il est lié à l'essor de l'État moderne, s'appuyant à la fois sur des institutions comme le droit ou certaines "sciences" (médecine, histoire, anthropologie biologique) et sur les présupposés xénophobes des individus. Dès lors, il nous semble déplacé aujourd'hui d'employer les termes même de "race" ou de "racisme" qui ne renvoient - une fois de plus - qu'à un ensemble de présupposés xénophobes sur de simples critères de perception (critères physiques "des différences de races"), réduisant d'office un ensemble de représentations négatives à ce qui est immédiatement perçu, comme la couleur de la peau. Ces représentations xénophobes sont culturelles et il nous semble que le terme même de racisme naturalise la stigmatisation en la réduisant à un simple phénomène de perception d'une différence de couleur.

Néanmoins, la spécificité de ce stigmate est que, contrairement aux stigmates précédents, celui-ci est difficile à dissimuler à autrui : il est visible sur le corps, naturalisé. Et la plupart des exemples d'agressions dites racistes recueillis à Cabiria montrent que ce stigmate "de race" reste prégnant comme déclencheur et a un effet catalyseur : une personne prostituée noire (mais de quel noir s'agit-il ? Anthracite, cendré, marbré ?... visible en tout cas) aura plus de probabilités de voir l'agression se tourner vers elle que vers une autre personne prostituée non repérée comme étant "de couleur".

Stigmate "pour toxicomanie"

Toute personne connue comme toxicomane affronte les préjugés des autres sur sa conduite. Celle-ci est perçue négativement : les toxicomanes ne seraient pas fiables, mais plutôt incorrects, violents, délinquants voire suicidaires. Sur le trottoir ou dans diverses institutions, on désigne souvent une personne toxicomane comme étant celle qui transgresse les règles collectives (on ne relèvera pas aussi souvent la "mauvaise" conduite d'une personne non-toxicomane). Agissant sur le comportement, les divers produits psychotropes - les "drogues" licites ou illicites - sont perçus comme étant les raisons premières du comportement. Pourtant, chaque produit n'induit pas les mêmes comportements, chaque personne toxicomane diffère d'une autre aussi bien qu'une personne dite normale diffère d'une autre.

Par exemple, beaucoup pense qu'une personne prostituée toxicomane a commencé par être "toxico", ce qui expliquerait sa mauvaise conduite ultérieure (se prostituer). En effet, nous avons pu observer que pour beaucoup, prostituées et toxicomanes étaient indissociables, un stigmate pour mauvaise conduite (se droguer ou se prostituer) entraînant l'autre. Cette idée reçue a encore été lancée récemment dans un débat public où les personnes prostituées présentes, toxicomanes ou non, ont violemment réagi car, bien sûr, nous ne pouvons pas dire que toutes les personnes prostituées sont toxicomanes comme nous ne pouvons pas dire que toutes les personnes fascistes sont borgnes.

Que dire enfin du stigmate qu'affrontent les personnes transsexuelles ? En transformant leur corps, elles revendiquent des différences qu'elles visibilisent et mettent en acte. Elles renvoient alors "naturellement" à un brouillage des genres et interpellent "l'autre" sur sa propre identité en remettant en cause ce qui la fonde : un ordre symbolique qui assigne à chacun-e, dès la naissance, en fonction de son sexe, sa place dans le masculin ou le féminin.

 

b -Les formes d'agression et leurs préjudices

Des agressions physiques et verbales sur le trottoir

Les agressions verbales - les insultes - qu'elles soient de nature homophobe, de la nature du stigmate que représente l'activité d'une personne prostituée, ou plus simplement fonction du lieu géographique de l'exercice d'activité - sont d'une fréquence journalière.

Ces agressions verbales peuvent être accompagnées sur les lieux d'activité des personnes prostituées par diverses agressions physiques : jets de projectiles en tout genre (pierres, eau de javel, oeufs, tomates, crachats...), menaces et intimidations à l'aide d'une arme (couteau, automobile...), enfin coups et blessures de moins en moins rares...

 

Les autres lieux d'agression xénophobe

Les agressions xénophobes, hormis les plus violentes physiquement, ne se limitent pas aux lieux d'exercice de l'activité - sur les trottoirs - mais s'étendent plus largement dans les services d'accès aux droits communs (associations, hôpitaux, CCAS...). Certaines personnes prostituées, fréquentant le bus ou le local de jour, peuvent bien évidemment cumuler l'ensemble de ces stigmates aux yeux de leur interlocuteur. Par habitude, celui-ci préfère souvent se fier à ses préjugés plutôt que d'essayer de les remettre en cause à chaque rencontre d'une nouvelle personne. Autant de contraintes auxquelles nous faisons face lors d'accompagnements.

Ce qui induit la nécessité pour le personnel de Cabiria de rappeler à chaque fois les cadres légaux ou éthiques portant sur les formes de discrimination et surtout l'intérêt qu'il y a - pour lutter contre les exclusions - à ne pas stigmatiser une personne mais à mieux la connaître.

 

La banalisation des agressions

La fréquence journalière des agressions peut expliquer en partie leur banalisation par les personnes prostituées sous-entendant que "c'est les risques du métier". Mais on ne peut pas ne pas s'interroger sur l'absence totale de plainte pour agressions verbales dans le monde des plus exclus alors que n'importe quel citoyen insulté devant témoins dans l'exercice de ses fonctions n'hésitera pas à porter plainte.

Il nous semble que cette banalisation s'est construite tout au long du parcours individuel d'une personne prostituée. Dès le début de son activité, elle sera mise en garde par les plus anciennes. Cette mise en garde porte sur les règles collectives - explicites ou non - à observer entre soi, vis-à-vis d'un client mais aussi vis-à-vis d'un-e agresseur-e. Ces règles collectives sont dues en partie à l'expérience individuelle de chacun-e - à la manière qu'a chacun-e de faire avec - mais aussi à l'histoire des formes de prostitution. Par exemple, la non-possibilité de porter plainte - pour viol entre autres - auprès des services de police pendant de longues années induit toujours une résignation à ne pas porter plainte (quelles que soient les possibilités actuelles de porter plainte).

Le plus souvent renvoyées à leur stigmate, les personnes prostituées adoptent des tactiques d'évitement et/ou de contournement de ces agressions xénophobes - en particulier vis-à-vis des institutions - quand ceci est possible (quand le stigmate n'a pas de fondement visible sur le corps, il peut rester inconnu pour l'interlocuteur). Par exemple, pour avoir accès à un logement par une filière classique, un jeune garçon évitera de préciser l'ensemble de ses activités et soulignera qu'il est étudiant. Cette habitude à l'évitement et/ou au contournement explique les difficultés que peut poser un accompagnement pour l'équipe de Cabiria : rompre avec ses habitudes, ses préjugés, nécessite un travail en amont de déconstruction des représentations à la fois avec les personnes prostituées et avec les partenaires sanitaires et sociaux.

Reproduction des agressions et leurs préjudices

Les exclusions produisent bien sûr de l'exclusion et nous pourrions nous poser la question de la répétition et de la banalisation des préjudices subis lors d'agressions. En effet, si dans la culture judéo-chrétienne il est prévu et même conseillé de tendre l'autre joue, on a pu observer dans l'histoire que des groupes en situation de préjudices extrêmes reproduisaient entre eux les agressions qu'ils subissaient. Ceci est vrai aussi pour la communauté des personnes prostituées.

Si la banalisation des agressions s'exprime dans la résignation à ne pas porter plainte, dans l'élaboration de tactiques d'évitement, elle s'exprime aussi par la reproduction de l'agressivité et des formes d'agression : par exemple la régulation des "places", des territoires ne se fait pas sans violence, ni insulte à propos des notions de race, de sexe...

Quelles autres conséquences ont ces préjudices sur l'intégrité psychique et physique de personnes agressées quotidiennement ? Les exclusions amenant inévitablement à l'isolement, nous ne pouvons que tenter de réduire les mises à l'écart produites par l'exclusion. Il n'est, à notre sens, de préjudices qui soient évaluables ou "réparables".

 

Pour conclure

Toute personne a une représentation de ce qui la différencie de l'autre. Elle lui est nécessaire pour construire sa propre identité. Nous appelons cette représentation "stigmate", quand cette représentation de l'autre porte sur sa différence considérée, présumée comme négative : un handicap (physique, social) ou un manque... S'il nous paraît nécessaire de se représenter l'autre - surtout quand celui-ci ou celle-ci nous est très distante socialement, RIEN ne justifie que ces représentations soient adéquates à la réflexion et à l'action.

Les représentations sont indissociables des conduites, des comportements. Ainsi légiférer les représentations est impossible sans légiférer les comportements, les conduites de chacun-e. Le nouveau code pénal propose justement un cadre légal pour pénaliser certains types de représentations/comportements : les discriminations. Les agressions et discriminations quotidiennes auxquelles sont confrontées les prostitué-e-s tant dans la rue que dans les services sanitaires et sociaux - exposées ci-dessus - nous montrent que la loi reste inappliquée voire inapplicable. Les représentations/comportements semblent encore relever d'un droit coutumier, voire des "mœurs" et non du code pénal.

Comme nous le rappelons dès notre premier rapport d'activité ces représentations discriminantes ou stigmatisantes sont un obstacle et aux actions de prévention et aux accompagnements.

En partant du principe de nécessité de la représentation de ce qui nous est Étranger ou Autre, et du constat que le code pénal est dans l'impossibilité d'être appliqué pour chaque cas de discrimination, nous avons choisi d'utiliser le travail sur ses représentations comme un outil de déconstruction permanent ouvrant un champ de possibles et permettant :

1 - un gain d'efficacité pour les actions de santé communautaire en particulier lors d'accompagnements pour l'accès au droit commun ;

2 - un bénéfice immédiat pour les personnes en situation d'exclusion.

(et évidemment de respecter les cadres légaux ou éthiques comme la charte des malades)

Ceci sous-tend notre conception de la santé communautaire. La parité, la reconnaissance des compétences de terrain des personnes prostituées, l'accès des "exclus" ou des "malades" a des instances de décisions, de réflexions, de formations..., la disposition d'un droit de parole face aux institutions sont parmi les réponses que Cabiria apporte. Ces réponses restent vaines tant que personne ne décide de mettre en questions ses représentations sur l'autre et reste campé sur ses positions, ses préjugés. Ceci est vrai autant pour les personnes prostituées que pour l'ensemble des personnes ayant à travailler avec elles.

MARTINE SCHUTZ SAMSON
RAPPORT ACTIVITE 98/CABIRIA

 

GARÇON DE NUIT

Je m’appelle Éric, j’ai bientôt 24 ans (déjà ?). Je suis homo et je tapine depuis environ 8 mois maintenant à la piscine, à Lyon. C’est 200 francs la pipe, 300 si on fait mutuellement...

- Si je te dis "prostitution", qu’est-ce que ça te dit, qu’est-ce que ça t’inspire ?

- C’est la nuit, c’est le brassage de gens, c’est des rencontres. C’est très kitsch. C’est l’image de la vieille pute bien maquillée... du vieux trave bien rodé avec un peu de barbe, sur le déclin au petit matin.

Après, la prostitution comment je la vois, comment je la vis... c’est un taf, c’est un moyen de gagner des tunes. C’est sympa parce que c’est vrai que ça brasse. Mais c’est quand même galère des fois.

- Qu’est-ce qui t’as amené à faire ce boulot plutôt qu’un autre ?

- C’est la tune, c’est clair ! Je crois que sinon tu peux pas faire ça à moins que t’aies le vice. J’ai vécu ma sexualité jeune, longtemps j’ai baisé avec des vieux gratuitement. J’ai réfléchi là-dessus et j’ai compris certaines choses. En tout cas j’ai été bien con, j’aurai pu gagner beaucoup d’argent si je m’en étais préoccupé avant.

- Je me rappelle d’en avoir discuté avec un copain, et on pensait que le fait de se prostituer était aussi un moyen de vivre son homosexualité sans vraiment se reconnaitre dans la case "pédé". La tune pouvait servir d’alibi pour vivre sa sexualité. Est-ce que tapiner n’est pas aussi un moyen de vivre sa libération sexuelle et morale, de se débarrasser de tous les préjugés moraux ?

- En ce qui me concerne pas du tout. Ca fait longtemps que je vis bien ma sexualité, et mon homosexualité entre autre. Y’a quelques mecs tapins qui se disent hétéros et uniquement actifs (mon oeil !).

Mais j’ai déjà rencontré quelqu’un qui m’a parlé comme ça, dans ces termes là. Je comprends. Je sais pas si c’est un bon moyen de vivre sa propre sexualité. Je pense que ça peut être destructeur plutôt que constructif. Franchement, c’est des relations hyper spéc’ des fois, et si t’es pas au clair, je me demande comment tu fais. Contrairement, peut-être, au travestissage...

- Travestissage ou travestissement ?

- Ché pas... enfin, sur le fait de se travestir.. Je pense que là, il y a des mecs qui vivent des choses libératrices.

- Je me demandais si le travestissement n’était pas un moyen d’être vu et reconnu, de montrer et de se faire reconnaitre son identité féminine ?

- Y’a quand même aussi le fait que lorsque tu te travestis tu gagnes plus de tunes. C’est clair. Moi, j’ai des copains qui ont bossé en femme, et je sais pas la part qu’il peut y avoir dans le fait, inconsciemment, de vivre sa propre libération, son émancipation.

- Son émancipation de genre...

- Quand tu commences à te mettre des seins, tu peux parler de transexualité. Moi je connais des travestis qui vivent aussi comme mec leur travestissement. T’en as un, on dirait un routier. Il est travelo. ça fait bizarre. Quand tu le vois tu te dis : lui c’est un trave ? J’y crois pas.

- Est-ce que tu considères que ce que tu fais c’est le même type de prostitution que d’aller bosser à l’usine. Est-ce que c’est un boulot comme un autre ?

- Ouais. Mais de moins en moins quand même !

- Pourquoi ?

- Au début, je gagnais plus de sous... Là, vraiment j’avais l’impression que je faisais un travail qui me rapportait beaucoup pour pas énormément de boulot.

- Et pourquoi tu crois que tu te fais moins de tune maintenant ?

- Ché pas. Parce qu’il y a vachement plus de tapins là où je bosse. Les clients n’ont plus de tune ; "La Crise..." et puis, au bout d’un moment, ils en ont marre de voir ta tête aussi.

- T’as des habitués ?

- Oui, j’en ai quelques-uns...

- Est-ce que c’est le fait qu’ils te voient régulièrement ?

- En fait, j’y suis de moins en moins régulièrement. Et ça va encore, je me fais quand même assez de tunes. Là en dix jours, j’ai fait 4500. ça va. Si tu multiplies par 3, ça te fait un bon mois. Le problème, c’est que ça veut dire boulot, que tu te prends la tête à attendre aussi. Après, ça, c’est la réalité de la tune.

C’est quand même un boulot tranquille parce que même si tu vas planter sur le trottoir... Tu vois hier soir, je suis arrivé à 11 heures et demi et j’en suis reparti à 4 heures. Ca me fait 4 heures et demi sur place, bon, j’ai fait 200 balles. C’est rien. Mais en une soirée, je peux faire 1200/1400 francs. Après, c’est vrai, c’est quand même de plus en plus des coups de pot sur qui tu tombes. Avant c’était vraiment plus intéressant. Quand les anciens du tapin me racontent : c’était du délire. Maintenant les gens n’ont plus envie de payer, de lâcher comme avant. En Suisse, les mecs te parlent de la Thaïlande, ça coûte 20 francs suisse (FS). Pour 80 francs français (FF), ils ont un mec pour la nuit. Toi, tu lui demandes 300 FS. Ils tiltent !

- C’est plus intéressant de bosser en Suisse ? Est-ce qu’il y a beaucoup de gens qui vont bosser là-bas ?

- Ya pas mal de gens qui vont bosser en Suisse. Y’a quelques mecs qui bossent sur Genève et qui y sont installés. Enfin, dans les bars où je trainais... Après, y’a plein de gens qui gravitent. Y’a beaucoup de parisiens. On est quelques lyonnais à y aller. Et puis il y en aura de plus en plus.

- Tu veux dire qu’il y a beaucoup de gens qui s’y mettent dans la prostitution au masculin. Prostitution masculine ou prostitution en général ?

- Prostitution générale, parce qu’il y a des femmes et des traves qui essaient d’arriver. Le problème vient de celles/ceux qui sont installéEs, ils/elles refusent les nouvelles/nouveaux.

Pour le moment, où je bosse, on est cool avec les nouveaux. Mais des fois on est 20. Hier, on était 15. Je me suis fait 200. Et puis, il y en a qui tapinent pour 50 balles. C’est le délire de voir le nombre de gens qui sont près à faire ce boulot là.

- À une époque sur Lyon, il y a une recherche qui a été faite qui disait que le nombre de prostituéEs avait diminué. Toi, t’as plutôt l’impression que, à priori, ça augmente ?

- Moi je suis jeune sur le tapin, mais en 8 mois, je crois qu’on a facilement doublé d’effectifs à la piscine.

 

- Il y a d’autres endroits où les garçons tapinent à Lyon, à part la piscine ?

- Normalement, le seul "endroit officiel" qu’il y avait en tapins garçons c’était les quais Jean Moulin... si j’ai bien compris. Avant, la piscine du Rhône c’était les "pissotières". C’était les mecs qui faisaient des pipes pour 50 balles. Aujourd’hui ça a changé,des gens qui bossaient avant quai Jean Moulin viennent maintenant à la piscine, alors qu’avant c’était le contraire. Les gens commençaient à la piscine, et à la limite, arrivaient à Jean Moulin.

Donc, à l’inverse, y’a quelques mecs qui bossent sur le quai Jean Moulin. C’est très peu par rapport au choix que peuvent avoir les clients à la piscine. On est partout, sur les rues avoisinantes, sur les deux cotés de l’avenue, plus derrière, plus le parc, ceux qui tournent, plus les occasionnels qu’on voit pas. Y’a pas mal de gens qui me racontent qu’ils se sont fait proposer de l’argent. Ils étaient sur les quais, ils tapinaient pas, et ils se sont fait accoster. Cette population aussi se prostitue, pas régulièrement... cette fois là, parce qu’il y a l’occasion. Mais bon, tout le monde sait, le quartier est connu comme lieu de drague et de prostitution. Donc, y’a pas mal de monde qui gravite autour.

- La scène prostitution est marginalisée. Quelles en sont les conséquences par rapport au regard qu’ont les autres ? Est-ce que tu ressens de l’agressivité, de la méchanceté ? Quelle est la vision des clients sur les prostituéEs, est-ce qu’ils se sentent supérieurs ? Le regard des autres, des potes, de la famille, de la société en général. Est-ce qu’il y a des agressions ? Est-ce qu’il y a des gens qui s’arrêtent pour vous casser la gueule ?

- Bon, la famille... ma grande soeur est au courant. Mes amiEs... tout le monde est au courant. Et si je rencontre un keum en boite, systématiquement, je lui dis. Par contre, là où j’habite (je ne vis pas sur Lyon) je reste discret. C’est mon autre vie et ça passerait pas du tout. Mais je ne le vis pas mal : c’est mon équilibre. En plus, j’ai pas l’impression de lutter.

Je pense que c’est beaucoup plus dur pour les copines travelos. Les femmes, ça va encore. Ceux qui morflent le plus c’est les travelos. Parce que nous, à la piscine, on a très peu d’agressions.

En l’espace de 8 mois, y’a deux tapins qu’on a retrouvés morts. C’était des travestis qui bossaient et qui se sont fait agresser sur leur temps de travail. Oui, je crois que c’est eux qui morflent le plus.

- Les travelos ?

- Oui, en tant que mec, c’est pas pareil. On a très peu d’embrouilles. Ché pas pourquoi parce qu’on pourrait en avoir beaucoup plus. Je crois aussi que c’est le fait que ça brasse pas mal, qu’il y ait pas mal de gens qui passent, puis c’est très visible. Y’a des habitations partout autour, ça peut vite lui retomber sur la gueule. Donc, on n’a pas trop affaire aux casses pédés (pour le moment ?!!).

J’ai eu une embrouille une fois avec un mec, sur le lieu, et une autre fois dans une voiture. Ca c’est bien fini. Le mec m’a jeté. Enfin, je me suis fait avoir quand même... comme un bleu d’ailleurs à l’époque.

De toute façon, dans les têtes des gens, il y a une vigilance permanente.

- Chez vous ? Dans vos têtes ?

- Oui, chez nous, dans nos têtes. On parle beaucoup d’agression.

- Il y a une solidarité ? Il y aurait une solidarité en cas d’agression ?

- Oui je pense, avec certaines personnes, là où je bosse. On n’est pas indifférents les uns des autres, et on s’prend pas la tête. En fait, on délire bien ensemble.

- Tu ne penses pas que les travestis ont plus de problèmes d’agression que les mecs à cause de l’image qu’ont les gens, en général, du féminin ou de ceux qui se font mettre ?

- Oui, bien sûr. Si j’y vais comme je suis là, avec un treilli et un débardeur (en plus, je ne suis pas un clou) et qu’à coté y’a une folle... t’imagines les clichés machos. Encore plus quand tu es en trave d’ailleurs, ils sont souvent plus "pète sec". C’est obligé !

Quand tu fais mec (en référence sexiste) on te propose peu de te faire prendre.

- Toi, on te demande rarement ?

- Oui, mais je le dis tout de suite aussi. Quand j’annonce mes taros "c’est 200 francs la pipe, 300 francs si on se suce tous les deux", et je pratique pas la sodomie. Mais c’est vrai qu’on me demande rarement. On m’a plus souvent demandé d’être actif. Et je le fais pas.

Je voulais dire aussi qu’il y a une solidarité parce qu’on est beaucoup de jeunes tapins à la piscine. ça brasse. On est peu confronté à la "mentalité pute".

- C’est quoi ?

- C’est la rivalité, c’est le "j’me la joue". L’autre fois, y’avait un petit mec. ça faisait une semaine qu’il était là. Tout d’un coup, il y a une voiture qui passe. Le client lui dit non, et il trace. L’autre l’insulte de "pédé, va te faire enculer". Le petit mec, ça fait une semaine qu’il est là et il se permet de parler comme ça aux gens. ça c’est le jeu "on est pute". Plus on sera tranquille, moins on aura de problèmes. Plus les clients s’arrêteront aussi.

Et certains anciens du tapin se la jouent. Bon des fois c’est marrant parce que c’est vrai que ça fait partie du jeu. Ça fait partie de l’image. Mais quand c’est tout le temps ça prend la tête.

Moi, je sais pas, mais j’aime bien tchatcher avec les gens. Je vais pas les tèje comme ça.

Puis ça arrive qu’ils se prennent la tête sur des histoires de territoire, y’en a qui se la jouent comme ça.

- Est-ce qu’il y a des rivalités plus particulières entre les tapins mecs et les femmes et les travestis ?

- Les femmes, c’est marrant, mais j’ai l’impression qu’elles tiquent un peu. Ouai, c’est des rapports marrants avec les nanas. Une fois j’ai entendu une nana qui gueulait "maintenant y’a plus d’moules sur les quais, ya qu’des queues". Y’en a qui tiquent encore sur la transexualité, sur le travestissement. C’est pas encore complètement acquis. C’est un délire assez particulier. Parce que tu remets en cause ton genre. Tu sais les putes ne sont pas plus politiséEs que les autres, même si la pression n’en est pas au point de celle de la société.

Personnellement, j’ai mis plus de temps à lier contact avec des nanas qu’avec des travelos. De toute façon, en général, tu ne lies pas vite contact. C’est des relations étonnantes en tout cas. Avec certains travestis, j’ai des relations marrantes. Je peux pas trop les décrire mais je les ressens un peu comme ça. Sympathiques. Agréables.

J’ai rencontré des gens d’une grande valeur sur le tapin.

- Les clients qui viennent voir les tapins mecs sont plutôt homos ou hétéros ?

- Ca dépend. Est-ce que pour toi un mec est homo lorsqu’il y a le siège du gamin à l’arrière de la voiture ?

Les vieux clients sont voués à disparaitre. Il va y’en avoir des nouveaux. Je pense que dans les nouveaux, y’en a plus qui vivront mieux leur homosexualité.

- Tu parles des nouvelles générations ?

- Oui.

- Tu pense que les clients sont des hétéros homo-refoulés ?

- Je pense qu’il y a une grande majorité de gens qui vivent leur homosexualité comme ça, soit des mecs qui n’arrivent pas à trouver de copains par exemple, soit qui ne sont pas prêts à s’afficher avec un mec. Ils ont 30/50 ans et ils sont célibataires. Ils s’assument en partie, même si pour eux c’est impensable de se mettre en couple. C’est souvent les habitués, le micheton parfait. Le mec a de la tune, il s’assume ou ne s’assume pas. Il a pas le choix, il faut qu’il paye, parce qu’il est franchement laid ou vieux. Et il le sait. Il aime les petits jeunes et pour en avoir il faut des sous.

Puis après t’as toute la panoplie des hommes mariés, avec des gamins ou sans, qui sans arrêt font cocus leur femme avec des mecs, pour qui la "bonne femme" est une garantie.

- Pour se faire reconnaitre ?

- Voilà. Genre "j’ai été marié". Y’en a qui divorcent et qui après, parfois, vivent mieux leur homosexualité. J’essaie de généraliser, mais en fait c’est des cas très particuliers. Là, j’essaie de généraliser les trois classes : les homos, les hétéros et les bis. Pas mal de jeunes mecs de 30/40 ans qui viennent se faire un petit plaisir, qui ont une vie hétéro à coté. Je pense qu’il y a très peu de bi. De réels bis.

- Tu veux dire des gens qui se disent bis ?

- Oui.

- Oui... parce qu’en fait il le sont.

- Ils le sont quelque part. Je sais pas, mais par exemple, un mec de 30/40 ans qui paye un petit jeune comme ça de temps en temps, qui passe une fois tous les 15 jours, trois semaines, qui se tape une petite pipe, il a envie de se faire sucer, de ne pas sucer, il va vouloir prendre son pied... bon, c’est avant tout très hétéro.

Y’en a quelques-uns qui sont bis quand même. La dernière fois je me suis fait un mec marié, j’étais tellement en confiance dans la manière dont il me caressait, je me suis dit qu’il avait une sensibilité homo, et là, il la ressort. Il aime le mec parce qu’il y a tout dans le mec qu’il aime.

Bon, c’est une vision très subjective de l’homosexualité...

- Non, c’est pas subjectif. C’est une vision homo.

- Oui d’accord. Y’en a qui se libèrent un peu et c’est vachement bien. Surtout quand ils sont mignons.

- Est-ce que le fait que certains clients ne reconnaissent pas leur homosexualité crée des problèmes pour se protéger ? Est-ce qu’ils font gaffe ? Quand tu leur demandes de se protéger, de mettre la capote par rapport aux mst et au hiv, comment ça se passe ?

- Bin, y’a encore des clients qui te demandent que tu les suces sans préservatif, mais il n'y a quand même pratiquement plus de tapins qui travaillent sans... Enfin, c’est le b-a-ba.

À part les occasionnels, les petits Roumains dans les pissotières, je sais pas s’ils ont l’info sur le sida.

- Les petits Roumains dans les pissotières ?

- Ouai,il y avait un foyer avec des Roumains, des Yougoslaves, avant... Ca m’étonnerait qu’ils faisaient ça avec des capotes. Ils sont restés 15 jours. Ils trainaient dans les pissotières... Les vieux étaient contents. Les petits gamins se faisaient un peu de tunes.

Mais maintenant, pour la majorité des putes c’est clair. C’est obligé. Il y a une information suffisante. Au niveau prostituéE, il y a un risque minime. À part peut-être dans des situations particulières ou d’urgence, comme la dope. Dans le cas des prostituéEs droguéEs et séropos, si elles/ils ont vraiment besoin de tune et que le mec rajoute 100 balles, ça arrive qu’ils/elles craquent. Je sais qu’à Genève, entre autre, l’association des prostituées travaillent beaucoup là-dessus. Sinon, pour la majorité des gens qui travaillent, et pour qui c’est leur moyen de vie, y’a pas de problème.

Par contre y’a encore pas mal de clients qui me sucent sans capote.

- Parce qu’ils ne veulent pas ?

- Oui. Y’en a même qui veulent que je leur éjacule dans la bouche. C’est arrivé 4 fois. Mais je crois que je ne le ferai plus. Je le faisais parce que je pense que j’avais pas conscience de certaines choses.

- Parce qu’on parle de prévention, est-ce que tu pourrais parler du rôle de Cabiria ?

- Elles sont super Cabiria ! C’est un super lieu, une super équipe. Même si jamais y’en a qui râlent de temps en temps, c’est quand même un point de repère.

- Tu peux expliquer en deux mots ce qu’est Cabiria.

- C’est une association de prostituéEs qui fait une action de santé communautaire. C’est les problèmes de santé, de prévention santé, face à un public particulier, repéré, ciblé, d’une communauté. Il y a une infirmière et une autre permanente. Sinon, il y a des embauches de prostituéEs. En ce moment, je crois qu’ils, elles, sont 3 à être embauchéEs en C.E.S. qui travaillent en journée, ou la nuit, car il y a un bus qui tourne pour la distribution de capotes et de seringues. Tu peux boire le café, manger une soupe, grignoter un bout, discuter.

- ça a un côté convivial...

- Oui. ça c’est dans le bus. Puis dans la journée c’est plus les rancards pour régler les problèmes persos. Elles peuvent t’aider dans les démarches. C’est aussi un lieu d’échanges et de rencontres.

C’est avant tout une association de prostituéEs, donc, à parité dans le conseil d’administration. Il y a des prostituéEs et des représentantEs, parce qu’il y a des financements extérieurs. Chacun est investi un peu dans sa propre reconnaissance, des revendications en ressortent... Revendications de certains droits par rapport à la sécurité sociale, le logement...

En Suisse, par exemple, les putes c’est des commerçantEs. T’es déclaréE comme commerçantE. Tu payes des impôts comme les commerçants. Moi ça m’intéresse pas d’être comme ça. Je préfère faire clando, c’est clair.

Cabiria est une asso où tu peux rencontrer des gens très différents, où il se passe plein de choses, où tu peux te poser des questions et répondre à certaines. Donc, c’est un lieu intéressant. Assez vite c’est un lieu où je me suis senti à l’aise, même si c’est pas évident.

Quand j’ai commencé à tapiner et que j’ai su qu’il y avait ça, assez vite j’y suis allé, je me suis fais repérer et j’ai pu engager des relations avec des gens. Et des gens biens. Bon, c’est aussi le lieu des prises de tête sur le boulot. Mais bon, ça fait partie de la prostitution. Le jour où tu arrives dans un local de putes où tout se passe bien, où il y a pas d’embrouille...C’est pas possible.

À la piscine, quand le bus passe, c’est très sympa. On est souvent assez nombreux, on tchatche, c’est l’occasion de vivre des moments un peu privilégiés. Des fois les nanas ou les traves viennent rejoindre le bus, alors là, ça change tout de suite : c’est plus bruyant, plus kitsch.

C’est marrant, et j’ai des souvenirs de situations assez pittoresques... C’est aussi l’occasion de repérer les autres. Je crois qu’ils estiment à 400 le nombre de prostituéEs à Lyon. Je ne sais pas le pourcentage de celles/ceux qui fréquentent Cabiria.

- Est-ce qu’il y a des embrouilles avec les keufs ? À l’approche du G7, est-ce qu’il y en a plus ?

- Le G7 (1) ça fait baver. Ca fait un sujet de discussion en ce moment. Bon la présence policière est partout. Ils sont pas chiants.

- À Lyon, y’a pas trop de répression ?

- De toute façon, apparemment les moeurs ont demandé à ce qu’il n’y ait pas de prostituéEs pendant 5 jours, du 25 au 30. Qu’il n’y ait personne qui travaille. Là, je pense qu’ils seront radicaux. Mais y’en a qui veulent aller travailler. Ils se feront pécho, 72 heures de garde-à-vue. ça va être galère. C’est dommage parce qu’il y aurait de la tune à se faire. En même temps, les gens vont être tellement quadrillés... les clients vont même pas s’arrêter. C’est après que ça va bosser parce que pendant 5 jours ils vont être à la diète. Ils vont venir nous sauter dessus. Moi je ne serai pas là.

- Sinon hors G7 ?

- Ça va les mecs ne sont pas fichés.

- Les mecs seulement ?

- À la piscine, on n’est pas fiché. Les autres sont fichéEs. Bon, les keufs tournent. Tu les vois plusieurs fois pas soir. De temps en temps, ils contrôlent un mec. De temps en temps y’a des problèmes de dopes, y’a des pétitions, ça leur donne des arguments pour faire des PV. Y’a un mois et demi, y’a eu quelques PV distribués. Comme ça, y’en a un qui fait du zèle...

- Tu veux rajouter quelque chose ?

- Bin en conclusion, je dirai que l’expérience du tapin aussi courte qu’elle soit, m’a permis de grandir à plein de niveaux, et que l’ambiance trottoir me fait bien planer contrairement au bar ou au michetonnage : faut plus assurer, c’est plus long...

6 juin 1996.

1 - en référence à la réu du G7 en juin 96 à Lyon.