Le sens de la tragédie de l’Ecole Polytechnique
Astract in English
RAPPORTS DE SEXE ET VIOLENCE
CONTRE LES FEMMES :
ESSAI DE RECONSTRUCTION SOCIALE DU SENS DE LA TRAGÉDIE DE LA POLYTECHNIQUE
Daniel SANSFAÇON* , Joseph J. LÉVY**
et Jean-Marc SAMSON**
Résumé :
L'objectif de
cet essai consiste à montrer comment la presse écrite a construit socialement
le sens attribué à un acte violent commis par un homme à l'endroit d'un
groupe d'étudiantes de la Polytechnique. Pour ce faire, des analyses
quantitatives et qualitatives ont porté sur trois séries de documents : des
messages écrits par des citoyens, des textes publiés dans des quotidiens québécois
et des discours de parlementaires. Si l'étude des messages étudiants ne révèle
pas de différence entre les femmes et les hommes, les médias ont toutefois
reconstruit les réactions face à cet événement tragique à partir de deux
axes : la culpabilité masculine et la rage féminine. Cette construction
dichotomique de la réaction à la tragédie de la Polytechnique a pour fonction
d'imposer un silence coupable aux hommes et de disqualifier le discours féministe
afin d'assurer la paix sociale entre les sexes. Un regard herméneutique sur le
texte de la lettre laissée par l'auteur de ce geste violent permet l'émergence
d'une autre interprétation de cette violence masculine contre les femmes : le
malaise des hommes face à la différenciation sexuelle et à l'émancipation féminine.
Mots
clés
Rapports de
sexe ; violence masculine ; construction sociale ;
médias écrits ; féminisme ; herméneutique.
INTRODUCTION
Faut-il remuer les cendres encore douloureuses de l'affaire Marc Lépine qui a
secoué la société québécoise le 6 décembre 1989 ? Le statut de chercheurs
universitaires nous place-t-il au-dessus de considérations éthiques ? Ce même
statut nous isole-t-il de nos réactions affectives ? Nous répondons
positivement à la première question, par la négative aux deux suivantes.
Comme tant d'autres, ici et ailleurs, nous avons été atterrés par ce massacre
dirigé contre des femmes. Indignation, colère, incompréhension, tristesse :
la gamme des sentiments exprimés ailleurs y est passée. Contrairement à de
nombreux autres, nous avons refusé de signer la pétition sur le contrôle des
armes à feu, y voyant un effet de déplacement mystificateur. Que les armes
soient mieux contrôlées que ce ne serait déjà le cas au Canada, peut-être,
encore que la situation qui prévaut ici ne se compare en rien avec celle des États-Unis.
Que ce soit là la réponse du politique et de la société civile à cette
tuerie, nous nous y refusions. Les événements ultérieurs nous auront
malheureusement donné raison, comme nous le soulignerons plus loin.
Nous avons aussi refusé de croire qu'au lendemain du drame toute une société
s'interrogeait sur sa misogynie, sur la structure des rapports de sexe
(Rousseau, 1991 ; voir aussi les éditoriaux de quotidiens que nous citons plus
loin). De même, nous avons refusé de séparer cet événement du reste de la réalité
quotidienne des rapports femmes-hommes, d'en faire un acte démentiel isolé –
si fort puissions-nous souhaiter que ce fût le cas.
Au risque de paraître opportunistes, nous avons alors entamé, en 1990, une
recherche modeste sur la construction sociale du sens de cette tragédie. Nous
n'acceptions pas les constructions manichéennes, les lectures au premier degré.
S'agissant d'une "tragédie", qui allait prendre l'allure d'un véritable
mythe pour la société québécoise, nous posions comme postulat que le problème
du sens demeurait entier.
Par ailleurs, universitaires engageant des débats avec la théorie, nous
constations les failles de certains discours féministes essentialistes et réductionnistes
pour lesquels la sexualité masculine spécifiquement et toute l'hétérosexualité
plus généralement sont par essence violentes et dominatrices (voir MacKinnon,
1987, 1989), alors qu'au même moment nous acceptions les prémisses de base de
la théorisation féministe (par exemple, la centralité des rapports sociaux de
sexe dans l'articulation du social et la construction masculine d'une polarité
des positions socio-sexuelles), et leurs conséquences sur la structuration des
violences, petites et grandes, dans le quotidien des rapports des hommes aux
femmes.
Retourner au geste, à son interprétation, pour ainsi tenter de contribuer à
un repositionnement politico-idéologique de la tragédie, de même que pour
faire avancer la réflexion théorique. Et, en cours de route, l'obligation éthique
de réfléchir sur notre position d'hommes.
Nous essaierons ici de poser les jalons d'un renversement – que nous oserons
qualifier de subversif – du sens de cette tragédie. Nous chevaucherons deux
approches méthodologiques, l'une quantitative et l'autre qualitative ; nous
chevaucherons aussi deux ordres de discours : l'un empirique, l'autre théorique.
Nous présenterons d'abord le problème, tel qu'il s'est posé non pas au début
de la recherche, mais tel qu'il a maintenant pris forme. Nous discuterons
ensuite brièvement de questions d'ordre méthodologique, menant aux résultats
quantitatifs, puis qualitatifs. Nous proposerons enfin un regard herméneutique
autre sur le geste de Lépine, à partir du texte de sa lettre.
ET
Sl LES MOTS TUAIENT…
Excusez
les fautes. J'avais 15 minutes pour l'écrire.
Veuillez
noter que si je me suicide aujourd'hui 89/12/06 ce n'est pas pour des raisons économiques
[-] mais bien pour des raisons politiques. Car j'ai décidé d'envoyer Ad Patres
les féministes qui m'ont toujours gâché la vie. Depuis 7 ans que la vie ne
m'apporte plus de joie et étant totalement blasé, j'ai décidé de mettre des
bâtons dans les roues à ces viragos.
Marc
Lépine,
lettre
publiée dans La Presse,
le
24 novembre 1990
"Publier ou ne pas publier la lettre de Marc Lépine ? " Ainsi
s'intitulait un article de La Presse avant la publication du fameux
document. Le bureau du coroner en chef a blâmé le journal ; le Conseil de
presse, de son côté, l'a soutenu au nom du droit du public à connaître les
faits et parce que ces informations sont "susceptibles de contribuer à une
bonne compréhension des événements" (André Noël, président de la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec).
Le quotidien montréalais La Presse avait tenté, même par voies de
recours judiciaire, d'obtenir cette lettre depuis le massacre de Polytechnique
un an plus tôt. En vain. Plusieurs s'opposaient de toute manière à ce que ce
document soit rendu public, soulignant le danger du sensationnalisme (Florian
Sauvageau, IQRC et professeur de communications à l'Université Laval) ou les
risques d'imitation du geste (Jacques Lesage, psychiatre, Institut Philippe
Pinel).
Avancer qu'une telle lettre puisse servir à d'autres tueries semblables ou
qu'elle permette de jeter un meilleur éclairage sur la tragédie – et les
deux soit dit en passant ne sont pas incompatibles –, c'est déjà invoquer un
public à qui elle s'adresserait. C'est surtout lui accorder un pouvoir dépassant
celui du geste lui-même. À qui Lépine a-t-il adressé sa lettre ? À qui
parlait-il en la rédigeant, lui qui a pris soin de la commencer en demandant de
l'excuser pour les fautes qu'il commettrait, devant l'écrire en 15 minutes ?
Quel rapport a-t-il voulu établir avec le/la lecteur/trice ? Quel sens, s'il en
est, peut-on dégager de son geste lui-même à partir d'un examen de ce
document ? Et que révèle la lettre que ne dirait pas déjà la tuerie?
Lorsque, quelques années auparavant, le caporal Lortie avait ouvert le feu à
l'Assemblée nationale du Québec, le procès subséquent avait permis de
construire "l'altérité monstrueuse" du meurtrier (Legendre, 1989) :
Lortie était un psychopathe, un fou, au même titre que Pierre Rivière
(Foucault, 1973). La mise en scène pénale, légitime arbitre du différend
(Lyotard, 1983), faisait office de grammairien, fournissant à la société un
vocabulaire explicatif et par conséquent simplificateur et réductionniste. Le
suicide de Lépine, aussi prévu que son geste meurtrier avait été préparé,
privait nécessairement la société de ce recours collectif à l'épithète
singulière, singularisante, et productrice de sens. Rien d'étonnant donc à ce
qu'on ait voulu, avec obstination, voir la lettre, rien d'étonnant non plus à
ce que, dans l'intervalle d'un an qui sépare les deux moments, on ait assisté
à la multiplication des interprétations.
En l'absence d'une construction juridique du sens - ne serait-ce que par la
nomination d'un phénomène à partir des catégories légales –, soit comme
étant injuste, moralement répréhensible et donc pénalisable, soit comme
demeurant inexplicable, métaphore de la folie et donc enfermable, l'événement
Lépine/Polytechnique risquait de demeurer innommable, à la limite subversif.
La normalisation langagière, quel que soit le côté où elle campe, a pour
effet de singulariser en identifiant un individu coupable, permettant ainsi que
"tout rentre dans l'ordre" : ici, l'ordre de la folie ; là, l'ordre
patriarcal. Ici, ce sera le cas Lépine ; là, le drame Polytechnique. La
conjonction et l'inséparabilité de deux ordres de discours en apparence
contradictoires s'avère difficile à admettre : s'il s'agit d'un fou, sa prétention
à un crime politique n'est que l'expression de sa maladie ; s'il s'agit d'un
crime politique qui s'origine de la domination patriarcale, que Lépine soit désaxé
ne change rien. C'est que l'histoire, qu'elle soit grande ou petite, doit
pouvoir s'expliquer; le chaos demeure difficile à théoriser et à vivre
(Balandier, 1988).
Or, dans le cas qui nous occupe ici, non seulement la civitas demeure-t-elle
impuissante à nommer judiciairement le geste, mais elle s'enfonce par surcroît
dans un processus de reconstructions multiples du sens. Pour certains, ce sera
la violence omniprésente dans nos sociétés (dont témoigne la volonté de
contrôler les armes à feu ou celle, plus récente, de contrôler la violence
à la télévision) ; pour d'autres, ce sera la nécessité d'une réflexion
sociale sur les genres (Rousseau, 1991).
Pour saisir non pas la "vérité" des mobiles qui ont poussé Lépine
à cet acte extrême, mais pour mieux comprendre comment la construction sociale
du sens aurait produit un effet de blocage discursif au sein de la société,
ainsi que pour proposer une interprétation qui permettrait précisément de réouvrir
le débat éthique et de poursuivre la réflexion théorique, nous avons réalisé
une analyse d'abord quantitative puis qualitative de divers textes entourant le
massacre, y incluant la lettre de Lépine elle-même. C'est cette analyse que
nous proposons ici.
PRÉCISIONS
MÉTHODOLOGIQUES
Dans une recherche commencée en 1990, nous avons soumis à des analyses
quantitatives et qualitatives trois séries de documents portant sur cet événement.
Il s'agit, premièrement, de témoignages que des citoyens-ne-s, pour la grande
majorité des étudiant-e-s, ont écrits ou fait parvenir à Polytechnique. D'un
corpus de plus de 3 000 messages, certains très courts, d'autres faisant jusqu'à
dix lignes, nous avons d'abord tiré un échantillon aléatoire de 1 098 d'entre
eux (soit 33 %). Nous les avons inscrits sur traitement de texte, en avons fait
la lecture, et après un premier dépouillement, nous les avons catégorisés
selon cinq variables, soit des messages d'ordre affectif, religieux, social, féministe
et antimasculiniste. Évidemment, un même message pouvait être classé dans
plusieurs catégories. Nous avons par la suite analysé ces facteurs en fonction
du sexe du signataire (63 % étaient signés) et de l'Université d'appartenance
(Université de Montréal, Université du Québec à Montréal et Université du
Québec à Hull), à l'aide de tableaux de fréquences croisés et de
statistiques corrélatives simples (essentiellement le c 2) [voir Lévy
et Sansfaçon, 1992]. Par la suite, nous avons fait porter notre analyse sur
l'ensemble du corpus plutôt que sur l'échantillon seulement, découvrant que
les différences statistiques que nous avions d'abord observées
disparaissaient.
Dans un deuxième temps, nous avons dépouillé trois quotidiens du Québec (La
Presse, Le Devoir et Le Soleil) ainsi que les débats de la
Chambre des communes et de l'Assemblée nationale, et nous avons procédé de la
même manière. Nous avons ainsi relevé 82 articles, textes, commentaires ou
lettres à l'éditeur publiés dans les journaux pour la période de décembre
1989 et 12 textes des parlementaires fédéraux et provinciaux. Nous comparerons
ici la ventilation des messages selon qu'ils proviennent du public étudiant ou
des médias, repérant ainsi les différences entre ces deux corpus quant au
sens attribué à la tragédie.
Par la suite, nous avons entamé une analyse qualitative du discours médiatique.
Dans ce texte, nous nous concentrerons sur les deux quotidiens montréalais dépouillés,
soit La Presse(43 articles) et Le Devoir (20 articles). Cette
analyse qualitative des textes, principalement des éditoriaux, lettres à l'éditeur,
opinions et commentaires, a porté sur la recherche des éléments constitutifs
du sens, apparaissant sous la forme de dichotomies. Nous en avons relevé deux
principales, soit une opposition entre les réactions des femmes (rage) et des
hommes (honte), et une opposition entre la folie et la misogynie du meurtrier.
Enfin, nous avons procédé à une relecture davantage herméneutique de la
lettre de Lépine.
LE
PUBLIC ET LES MÉDIAS : DES RÉACTIONS DIVERGENTES
Nous avons présenté ailleurs les résultats préliminaires de l'analyse
quantitative du corpus des messages étudiants (voir Lévy et Sansfaçon, 1992,
et Lévy et al., 1993). Nous avions alors constaté que les messages de
sympathie étaient les plus fréquents (77 %), suivis des messages à dimension
sociale (45 %), des messages à caractère religieux (21 %), des messages féministes
(9 %) et antimasculinistes (3 %) 1. Nous avions aussi obtenu des différences
significatives, les femmes enregistrant généralement plus de réactions
affectives et féministes que les hommes qui ont écrit davantage de messages à
caractère social ou antimasculinistes. Toutefois, lorsque nous avons complété
nos analyses et les avons raffinées, ces différences sont disparues. Seules
les différences entre les institutions sont demeurées, les messages provenant
de l'UQAM revêtant davantage une dimension sociale ou féministe que ceux des
deux autres universités. Par contre, les messages des étudiant-e-s de
l'Université de Montréal comportaient davantage une dimension affective ou
religieuse que les autres.
Le corpus des messages transmis dans les trois quotidiens examinés nous montre
une distribution fort différente. Notons d'abord que la très grande majorité
des textes tentaient de réfléchir sur le sens à donner au geste, les messages
de sympathie (affectifs) étant beaucoup moins nombreux. Nous avons donc créé
une sixième catégorie, soit les facteurs psychologiques. Nous avons alors
obtenu la distribution suivante : critique sociale, 66 % ; féminisme et
facteurs psychologiques, 34 % chacun ; messages religieux, 7 %. Nous n'avons
relevé que très peu de messages affectifs ou antimasculinistes.
De la même manière que les institutions universitaires avaient révélé des
différences significatives dans la ventilation des messages, ceux des trois
quotidiens diffèrent également. Nous avons constaté que Le Soleil de Québec
et Le Devoir contenaient proportionnellement plus de messages à caractère
social que La Presse(c 2 = 12,128, dl=2, p =
0,0005), tandis que Le Devoir contenait significativement plus de messages à
caractère féministe que les deux autres (c 2 = 16,108, dl=
2, p = 0,0003). Il n'existait pas de différences significatives en ce
qui concerne les autres dimensions.
Nous avons finalement comparé ces deux corpus entre eux pour déterminer s'ils
différaient quant à la ventilation des messages. Nous avons trouvé qu'ils se
différenciaient significativement sur les dimensions féministe (c 2
= 62,228, dl= 2, p = 0,0001) et sociale (c 2 = 85,293, dl=
1, p = 0,0001), les journaux enregistrant davantage de ces messages que
le corpus étudiant.
Puisque nous n'avions initialement pas inclu la dimension "facteurs
psychologiques" dans le corpus des messages étudiants, nous y sommes
retournés pour en faire le décompte. Nous en avons recensé 91. Lorsqu'on
compare avec le corpus médiatique, on observe ici aussi une différence
significative (c 2= 121,8, dl= 1, p = 0,0001), les
journaux en enregistrant nettement plus.
Ces données nous révèlent donc des différences significatives quant au sens
accordé au geste de Lépine. Il ne doit évidemment pas surprendre que les étudiant-e-s
aient davantage voulu témoigner de sympathie que les médias, dont le rôle
habituellement reconnu consiste à informer et à commenter. Toutefois, comme
l'analyse qualitative qui suit le révélera, La Presse a reconstruit le
sens du drame selon des axes qui ne se retrouvent pas à partir de notre corpus
de messages de ce public d'hommes et de femmes. Non seulement n'a-
t-on pas observé de différences significatives entre les genres quant au sens
de la tragédie, mais par surcroît, il se présente sous un jour différent,
principalement celui d'une société à blâmer pour sa violence généralisée.
Or, à l'inverse, les médias nous suggèrent que la réaction au drame aura été
fondamentalement différente chez l'un et l'autre sexe, et sur cette base
campent le sens à lui donner en termes d'une opposition entre la folie et la
misogynie du meurtrier. Nous verrons dans la section suivante comment
s'articulent ces deux couples d'opposition.
DE
LA TRAGÉDIE AU MYTHE :
DÉPLACEMENT ET DIFFUSION DES ENJEUX
Lieux privilégiés de construction sociale du sens, les médias ne font pas que
rapporter des faits : ils contribuent à un vaste processus de régulation /
normalisation.
Car les "faits", même lorsqu'il s'agira d'un événement aussi brutal
que le massacre de Polytechnique – qui semble porter sa propre évidence –,
ne sont jamais dénués de subjectivité, plus encore de divers niveaux de sens.
Par exemple, il ne sera pas indifférent de parler de l'affaire Lépine, du
drame de Polytechnique ou du massacre de quatorze femmes, en rapportant le même
"fait". Ce sera d'autant plus vrai lorsqu'il s'agira des éditoriaux
et autres formes de commentaires qu'on y retrouve. Autrement dit, les faits ne
parlent pas en soi mais sont parlés, et pour cette raison ne se réduisent pas
à une lecture immédiate. Cette précision pourra sembler triviale pour
plusieurs, mais elle demeure importante, dans la mesure où nous sommes
largement habitués à lire les "faits" au premier degré, que ce soit
dans le quotidien de l'information médiatique ou dans la recherche scientifique
positiviste (voir Harding, 1987, et Harding et O'Barr, 1987, pour une critique
du positivisme et de ses présupposés sexistes).
La lecture que nous avons faite des articles relevés dans ces journaux –
rappelons que nous privilégierons ici La Presse et Le Devoir –
nous a permis de relever deux couples d'opposition structurant largement la
compréhension de ce massacre : l'un porte sur les réactions des hommes et des
femmes, l'autre sur le sens du geste meurtrier.
Elles
ragent ; ils ont honte
Cette dichotomisation entre les réactions des hommes et des femmes est révélée
de deux manières. D'abord par le commentaire sur ce qu'on aura entendu ou lu.
La
plus belle preuve en est que les hommes et les femmes vivent ce deuil de façon
radicalement différente. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder autour de
soi à la maison, au travail ou dans la rue (Alain Dubuc, La Presse, samedi 9 décembre
1989).
Selon l'éditorialiste, à la "gêne défensive" des hommes, à leur
sentiment de "culpabilité qui les mène à vouloir se dissocier de la démarche
démentielle de Marc Lépine", correspond chez les femmes "l'horreur,
la peur, la colère et la rage", ce qui les amène à trouver
"insensible" la réaction des hommes.
Au delà de l'acte de foi que nous demande de faire l'éditorialiste en ce qu'il
a vu "autour de soi", et que notre analyse des messages aura infirmé,
s'ajoute ici une logique douteuse. Car si le geste de Lépine est dément, en
quoi les hommes doivent-ils s'en dissocier, sauf à penser qu'ils se
trouveraient déjà, individuellement et collectivement, au bord de la démence
?
Il existe toutefois une autre expression de cette culpabilité masculine,
provenant des billets, opinions ou commentaires publiés par les différents
journaux, écrits pour la plupart par des spécialistes, intellectuels et
professionnels. On prendra pour exemple ce billet de Dorval Brunelle, professeur
de sociologie à l'UQAM, intitulé "Les " hommes " sont tous
coupables".
En
ce sens nous sommes tous coupables, nous les hommes s'entend dans la mesure où
nous tolérons l'existence et l'approfondissement au coeur de nos sociétés de
cette ambivalence vis-à-vis des femmes qui sont pavoisées, adulées, vénérées
au niveau des images, des fantasmes et des sentiments creux, mais qui sont également
frappées, avilies et assassinées dans nos violentes intimités (Le Devoir, 12
décembre 1989).
Dans la mesure où se serait effectivement dite une culpabilité masculine,
peut-on, au même moment, relever la "rage" des femmes ? Nous n'en
avons pas vu d'exemples écrits dans les journaux examinés : nulle part en
effet n'avons-nous pu lire de textes exprimant une rage ou une agressivité
envers les hommes. Nombreuses cependant étaient les femmes dénonçant la
misogynie de toute une classe d'hommes, accusant les violences quotidiennes,
soulignant les inégalités structurelles, réaffirmant le besoin de poursuivre
les luttes féministes (voir Malette et Chalouh, 1990). Plusieurs auront même
pris soin de noter que la caricature des féministes en femmes enragées, en
radicales (lesbiennes par surcroît) n'est jamais que l'interprétation faite
par certains hommes ("une minorité", si lourde puisse-t-elle peser
dans la balance) du féminisme comme rejet des hommes (Francine Pelletier, La
Presse, 9 décembre 1989). Faut-il en conclure que la dénonciation du geste
de Lépine comme relevant des structures viriarcales, et de certaines formes de
misogynie qu'elle entraîne, devient expression de rage lorsque faite par des
femmes et de culpabilité lorsqu'elle provient des hommes ? Si l'on se fie aux
quotidiens d'information, il semble bien que ce soit le cas. Cette dichotomie
entre rage des femmes et culpabilité des hommes, même lorsqu'ils portent sur
la même question, permet alors de soutenir qu'il faut éviter les jugements hâtifs
et incendiaires, qu'il faut temporiser, ultimement qu'il vaut mieux garder le
silence.
Faut-il
condamner ce tireur fou pour son action préméditée ? Faut-il le plaindre ?
Faut-il y voir un geste isolé ou le symbole d'une société de plus en plus
intolérante, violente ?
Le
temps n'est pas aux analyses ou aux opinions. C'est le temps du silence (Claude
Masson, "Montréal en deuil", éditorial, La Presse, 8 décembre
1989).
Des
féministes des deux sexes n'ont pas tardé à interpréter cet événement à
travers leur grille idéologique. Pour refaire le procès des hommes, dénoncer
leur prédilection pour la violence physique et leur propension à l'exercer
contre les femmes. [D'autres ont] réagi avec plus de sagesse en mettant en
garde contre la démagogie […], le fanatisme […] (Marcel Adam, "Quand
une tragédie culpabilise une société et fait désespérer d'elle", La
Presse, 9 décembre 1989).
Horreur
devant l'insensé et l'irréparable, révolte devant l'odieuse sélection des
victimes, mais aussi profond malaise devant l'insignifiance et le bas niveau de
certains propos, entendus ici et là, sur les ondes radiophoniques et à la télévision
[…]. Les analyses et les explications ne manqueront pas dans les jours et les
semaines qui viennent […] Pour l'heure, qu'il nous suffise de partager la
douleur et la détresse des parents et amis des victimes. Cela doit se faire
d'abord dans le silence et dans le plus grand respect (Benoit Lauzière, éditorial,
Le Devoir, 8 décembre 1989).
Cela nous semble être bien l'enjeu de cette dichotomisation : à la dénonciation,
qualifiée par avance de rageuse et toujours déjà trop radicale, opposer le
silence afin de ne pas "fragiliser" davantage des hommes déjà déstabilisés
par ce même féminisme. Stratégie d'ailleurs entrevue par un commentateur
familier des violences masculines :
L'antiféminisme
de Marc Lépine trouve un étrange écho chez tous ceux qui veulent encore
censurer les femmes en empêchant de dire en leurs propres mots ce que tout le
monde comprend très bien : que c'est la haine des femme qui a frappé et non un
"geste incompréhensible" (Martin Dufresne, "Étrange écho",
Lettre au Devoir, Le Devoir, 10 décembre 1989).
Ainsi se formulerait donc l'enjeu : garder le silence et, comme nous le verrons,
pas n'importe lequel mais un silence coupable. Trois arguments interreliés
soutiennent cette façon de voir.
1. Le refus de publier la lettre, sous prétexte de ne pas susciter d'autres
gestes similaires, en témoignerait déjà d'une certaine manière. Non pas tant
parce que la lettre elle-même révélerait et encouragerait la misogynie –
nous y reviendrons plus loin – mais plutôt parce que la volonté de ne pas la
révéler témoignerait, elle, de cette misogynie fonctionnant d'abord par la
censure, par le silence ;
2. De même encore cette recherche mentionnée par une étudiante en sociologie
sur les représentations des corps des femmes dans les grands magazines de mode
où elles se retrouvent de plus en plus la tête coupée (C. Germain, "Les
femmes aux têtes amputées", Le Devoir, 12 décembre 1989), donc
sans parole ;
3. La "culpabilisation" des hommes, mécanisme judiciaire premier,
consiste précisément, comme nous l'avons montré dans une étude sur la
violence conjugale, à assurer le silence des femmes (Sansfaçon et al.,
1992). En effet, dans le procès de juridicisation des affaires de violences
conjugales, soit une majorité de cas échappent au système pénal et demeurent
par conséquent dans un "No man's land", soit sont traités par
l'appareil à faire la justice, auquel cas les femmes ne peuvent que rendre
compte de leur vécu dans les termes du droit : la dernière fois, étant la
seule qui compte, celle qui aura laissé des traces visibles (marques, abus
"abusifs"), tout le reste du vécu étant oblitéré. Pour que les
hommes soient coupables, il faut donc en quelque sorte que les femmes se
taisent. C'est à ce prix que la responsabilité collective des hommes se
trouve évacuée, et le débat dans la société civile rendu impossible puisque
renvoyé à la cour, seule habilitée à pointer les coupables et à imposer le
silence.
Un
fou ou un misogyne ?
Si le meurtrier, par son suicide, a empêché une reconstitution judiciaire des
causes de son geste, il a laissé une lettre qui donnait des indications de ses
mobiles. Quoiqu'elle n'ait pas été rendue publique initialement, les autorités
policières en ont dévoilé des extraits en conférence de presse le lendemain
de la tragédie, révélant entre autres son antiféminisme, de même que son
passé malheureux, le refus que lui signifie l'armée parce que
"a-social" et sa référence à l'affaire Lortie. Indépendamment de
la lettre toutefois, le fait qu'il ait ciblé les femmes en hurlant pendant le
massacre : "j'hais les féministes " suffisait déjà à camper les
termes du débat.
S'agissait-il du geste d'un fou ou de celui d'un homme haussant à son paroxysme
une haine des femmes qui serait par ailleurs généralisée dans la société ?
Ce questionnement binaire en sous-tendait un autre : faut-il blâmer la société
toute entière qui se complait dans la violence (celle des médias, du cinéma,
de la pornographie) ou faut-il blâmer plus spécialement un ordre patriarcal
qui laisse libre cours aux violences (depuis la discrimination et le harcèlement
sexuel jusqu'au viol et au meurtre) envers les femmes ?
Certains n'ont aucun doute : chacun d'entre nous peut à tout instant basculer
dans la démence la plus horrible.
Si
vous arrivez à faire un monstre avec ça c'est que vous êtes doués pour la
psychologie. Ou pour le féminisme. Ou pour le journalisme. Si vous n'y arrivez
pas c'est peut-être qu'il n'y a pas de monstre. Qu'il n'y a que des hommes et
des femmes ordinaires. Vous et moi. Que n'importe qui peut manquer une marche et
basculer dans la plus démente des folies.
[…]
N'importe
qui. Pas des monstres (Pierre Foglia, "Quel monstre ?", La Presse,
9 décembre 1989).
On peut aussi lire en ce sens l'éditorial ambigu de J.-C. Leclerc dans Le
Devoir lorsqu'il recommande de développer des thérapies pour les hommes
"victimes du changement entre hommes et femmes".
Les
femmes ont raison d'avoir peur mais la violence qui les guette n'est plus celle
d'un "patriarcat" en déroute ou de machos en passe de devenir
folkloriques. C'est la violence de ces "perdants" du changement féminin,
ex-conjoints blessés, chômeurs isolés, enfants émotivement abandonnés, qui
voient dans les femmes qui ont "réussi" la cause et le symbole de
leur échec (Le Devoir, 9 décembre 1989).
Dans le même sens, une pédiatre parle des fondements biogénétiques
"indiscutables" de la violence qui trouvent à s'exprimer lorsque le
milieu personnel ("l'absence d'un père") et social ("une société
consommatrice de sexe et de violence") se conjuguent pour en faciliter
l'expression (Michèle Fagnan-Brunette, "Au-delà de la folie, ce n'est pas
l'antiféminisme qui monte, c'est la violence", Le Devoir, 12 décembre
1989).
Qu'ils soient victimes d'un escalier mal entretenu, d'un réalignement des
rapports sociaux ou de la conjonction entre ces facteurs et leur biologie, les
hommes – car on admettra néanmoins que ces crimes soient commis par des
hommes – risquent à tout moment de glisser dans une folie meurtrière qui ne
saurait guère s'expliquer. Au mieux pourrait-on alors tenter de prévenir en
fournissant aide et support aux hommes, au pire doit-on accepter qu'il n'y a
rien, qu'il n'y aura jamais rien à faire.
D'autres, plus nombreux, ne manquent pas de faire observer que cette
"folie" avait pourtant été fort bien préparée, qu'elle avait une
cible particulière, visiblement immanquable, des femmes, et pas n'importe
quelles femmes : des étudiantes en génie et non des femmes à la maison ou des
infirmières.
Si
c'est de la folie ça, jamais n'aura-t-elle été aussi lucide, aussi calculée
(F. Pelletier, "On achève bien les chevaux, n'est-ce pas ?", La
Presse, 9 décembre 1989).
Les
féministes ont tout à fait raison de s'insurger : tous ces crimes sont
politiques et le dernier en date, le massacre à Polytechnique l'est suprêmement.
Il ne suffit pas, il ne suffit plus d'ailleurs, de voir dans ces recours
constants et incessants à la violence de la part des hommes des crimes
psychologiques ou pathologiques, l'ampleur même du phénomène, son universalité,
sa profondeur devraient nous conduire à y voir les manifestations d'un drame
collectif (D. Brunelle, op. cit.)
Pourquoi
ce tueur s'en est-il pris à des femmes ? Peu importe l'analyse que les spécialistes
habituels tenteront d'apporter, nous ne pouvons passer sous silence que ce
massacre était planifié et que des femmes en étaient la cible.
[-]
c'est une haine profonde envers les femmes qui est exprimée (Regroupement
provincial des CALACS et autres, La Presse, 9 décembre 1989).
Aux féministes, la raison politique contre tout examen ultérieur ; aux autres,
les atermoiements peureux devant la clarté évidente du geste qui renvoie à
l'incontestable. Pourtant, la "raison" ne semble pas prévaloir ici
– pas davantage qu'en d'autres débats publics serions-nous tentés de dire
– et pour la majorité des commentateurs, c'est plutôt là une tentative de
jonglerie entre ces deux pôles que l'on assiste. Si l'on admet que le geste
traduit un malaise, celui des hommes devant le féminisme et les gains enregistrés
par les femmes, on n'en qualifie pas moins Lépine de "fou", de
"dément", de "psychopathe".
[…]
il ne s'agit pas seulement d'un malade mental, mais d'un malade dont la
pathologie s'est développée dans une histoire personnelle, familiale et
sociale où le problème des rapports hommes-femmes et de son identification à
l'un et l'autre sexe a été crucial.Son geste est un geste de paroxysme à la
pointe de l'iceberg. L'iceberg étant l'histoire de la rage masculine contre les
femmes ; une donnée majeure de l'histoire de l'humanité (M. Champagne et Marc
Chabot, "Crime masculin isolé ?", La Presse, 12 décembre
1989).
Mais
il n'en reste pas moins que le geste du tueur fou est une expression excessive
et démentielle d'un malaise qui existe réellement : l'ajustement difficile de
nombreux hommes aux changements dans le rôle des hommes et dans les rapports
entre les sexes (A. Dubuc, La Presse, op. cit.).
On
a beau y voir la démence, il n'en reste pas moins que l'objet de cette folie était
le genre féminin.
[…]
Des
spécialistes ont fait remarquer que depuis quelques années le féminisme a
engendré beaucoup d'actes de violence à l'endroit des femmes, notamment aux États-Unis.
Comment
en serait-il autrement ? (Marcel Adam, La Presse, op. cit.).
Au delà du féminisme la folie, au delà de la folie le féminisme. Faut-il blâmer
la société toute entière ou le patriarcat ? Poser la question, c'est déjà y
répondre : on préférera blâmer la société, sans préciser davantage,
faisant comme si la société existait quelque part dans un espace au delà des
individus, au delà même des structures et des formes d'organisation qui la
fondent (qu'il s'agisse des rapports sociaux de sexe, des rapports de classe ou
des rapports ethniques). Ce qui deviendra d'ailleurs le cheval de bataille des
politiciens : contrer la violence qui s'exprime dans la société, quelles qu'en
soient la cible et la forme, pour en limiter les possibilités. Le contrôle des
armes à feu devient l'objectif politique poursuivi. Cette manière de réagir
ramène évidemment à l'individu, à celui qui se procurera l 'arsenal, petit
ou grand, avec lequel il commettra sa folie. Manière qui nous fait aussi penser
à ce qui se passe en matière de contrôle de la pollution : viser les
individus en leur distribuant les boîtes vertes, mais omettre de cibler le mode
de production même qui est à la base de ce que les individus doivent apprendre
à contrôler.
Il se joue ici deux effets discursifs simultanés de déplacement et de
diffusion. Déplacement : ce n'est pas l'ordre viriarcal et encore moins le
chaos auquel il prétend donner un sens unique et universel, mais la société
violente. Diffusion : ce n'est pas l'Homme patriarcal, distancié de lui-même
et des autres par les mécanismes de l'universalisation de sa raison économique
et de la dichotomisation manichéenne du monde, mais l'homme qui achète et
consomme de la violence : il n'y a pas de responsables, seulement des coupables.
Et puisque la société civile ne s'autorise pas à juger légitimement, seuls
les tribunaux pouvant le faire, elle doit se taire, digérer les contradictions,
au besoin en limitant l'accès aux armes à feu, mais non en questionnant la
structure des positions sociosexuelles.
Déjà disqualifié parce que rageur, le discours féministe rapporté dans les
médias se disqualifie doublement en s'affirmant "vrai" et
indiscutable, et par conséquent non-discours. S'autorisant seul interprète légitime
du geste de Lépine, ce discours féministe s'insère dans l'ordre normalisateur
des catégorisations bipolaires qui caractérisent l'économie masculine des
rapports de sexage (là-dessus, voir par exemple les travaux de Mathieu, 1987,
1991), et pour une application de la déconstruction des catégories
dichotomiques à la "prostitution", voir Tabet, 1987, 1991).
Dichotomisation du monde qui, de fait, constitue précisément la dualité des
genres où les femmes ne peuvent être que l'"Autre " de l'homme (voir
Irigaray, 1977, pour la démonstration, et Irigaray, 1985, 1992, pour la
critique de cette incapacité à reconnaître la différence). S'enfonçant dans
cette polarisation, ce discours féministe rencontre alors deux écueils qui lui
sont fatals. D'une part, il ramène à un essentialisme, où les hommes seraient
violents par nature, marqués par une agressivité fondamentale envers les
femmes. Or, si tel est le cas, cette essence masculine doit trouver son pendant
dans une essence féminine, qui, par exemple, serait son envers : la femme délicate,
non agressive, etc., essentialisme que la théorie féministe dénonce de plus
en plus (Butler, 1990 ; Cornell, 1991). Deuxième écueil, ce même discours féministe
lu dans les journaux soutiendra le plus souvent que les multiples violences
faites aux femmes quotidiennement dans l'ordre sociopolitico-économique aussi
bien que dans l'ordre domestique témoignent de l'absence de progrès réel du
discours féministe. Si tel est le cas, si le féminisme n'a pas percé, comment
alors qualifier le geste de Lépine d'antiféministe ? Uniquement parce qu'il
l'a dit ? Admettons ici que ce deuxième argument paraîtra faible eu égard aux
changements notables dans l'ordre sociopolitique. Ramené toutefois à l'ordre
domestique, où il y aurait eu le moins de changement, l'argument retrouve sa
force : ou bien les femmes seraient devenues inaccessibles, d'où le geste antiféministe,
donc le féminisme aurait eu un impact réel (mais alors que faire de toutes ces
violences envers les femmes ?) ; ou elles ne seraient pas plus inaccessibles, le
féminisme n'ayant rien changé à l'ordre de l'économie sexuelle masculine, et
le geste n'est pas celui d'un antiféministe mais d'un fou.
"IT'S
DEATH, MAN"
Et
il faut quand même arrêter de dire des sottises à un moment donné. Se
rappeler qu'il n'arrive pour ainsi dire jamais qu'ils massacrent des filles
trois jours après. Quand ça arrive, c'est épouvantable. Mais ça n'a
strictement rien à voir avec rien. "It's death man." P.
Foglia, "Quel monstre ?"
Conclusion (trop) facile et facilement (et incorrectement) qualifiée de
postmoderniste parce que nihiliste : ça n'a aucun sens, ça n'a rien à voir
avec rien, ni avec la monstruosité, ni avec le patriarcat, ni avec la violence
des médias, ni avec la biogénétique, ni avec une société malade de ses
valeurs, ni avec… Inutile de chercher le sens quand il manquait une marche à
l'escalier : elle était pourrie et a cédé, le menuisier a utilisé du mauvais
bois ou était en grève, le promeneur avait de mauvaises chaussures ou avait
bu, ou un chat noir passait sous l'escalier. Le mythe se refermerait sur lui-même
sans pouvoir jamais révéler son sens. Le geste était dirigé, certes ; il
n'avait cependant aucun sens comme nous avons pu le lire à plusieurs reprises.
Nous voilà désorientés.
Et c'est bien là ce qu'il nous resterait à prime abord de l'examen des
lectures faites de la tragédie dans les médias. Mais qu'en disait Lépine
lui-même ? Sauf à accepter qu'un texte ne puisse se lire qu'au premier degré,
ce que nous n'admettons pas, il y aurait autre chose dans la lettre de Lépine
que ces arêtes superficielles : son passé malheureux, le refus essuyé à
l'armée, la haine des féministes. Il est permis d'en refaire la lecture, non
pour chercher ses mobiles à la manière du détective ou du psychiatre, mais
pour mieux comprendre comment la régulation discursive a fonctionné ici,
coupant l'herbe sous le pied à tout discours subversif, ultimement à un
discours à visée éthique au sens habermassien du terme (Habermas, 1987,
1988). Nous entendons ici par discours subversif non pas les discours du pouvoir
ou des résistances qu'il suscite, qui ne peuvent jamais que s'inscrire à l'intérieur
même des discours du pouvoir (Foucault, 1976), mais la possibilité d'un
discours qui, reconnaissant la différence – et en particulier la différence
sexuelle – se situerait en marge du pouvoir de l'inscription corporelle des mécanismes
de la dichotomisation sexuelle singularisante.
Nous soutiendrons dans l'argumentation suivante que le discours tenu par Marc Lépine
s'adresse non pas aux féministes mais à l'ordre discursif de l'indifférenciation
à visée universalisatrice et totalisante, à cet ordre de la rationalité qui
prétend tout ramener à l'ordre de l'explication et faire sortir le chaos de
l'histoire… pour nous faire sortir de l'histoire et en finir avec elle.
a) Le texte de Lépine commence comme suit : "Excusez les fautes. J'avais
15 minutes pour l'écrire". Il est révélateur que la lettre écrite par
un homme qui s'en-va-t-en-guerre contre les femmes, en en tuant éventuellement
quatorze et qui sait qu'il se tuera lui-même ensuite, commence en s'excusant
des fautes de français qu'il va commettre. Détail anodin ? Si le texte est
porteur d'un sens, ses éléments constitutifs en ont bien un aussi et
participent du moins au sens global.
b) "Car j'ai décidé d'envoyer Ad Patres les féministes qui m'ont
toujours gâché la vie." Deux observations ici. Premièrement, il les
enverra Ad Patres et non pas Ad Deum. Bien sûr, Dieu est le Père.
Mais s'il sait utiliser la locution latine Ad Patres, Lépine peut
vraisemblablement aussi bien se servir de l'autre. Choix arbitraire ? Le choix
de termes n'est jamais arbitraire. Deuxièmement, il veut envoyer à la mort les
féministes qui lui ont gâché la vie, ajoutant pourtant à la toute fin qu'il
aura manqué sa cible, ne pouvant, faute de temps, tuer les 19 féministes
radicales qui figurent sur sa liste. Il ira alors tuer gratuitement, tirant au
hasard, sur n'importe qui ? Ou il écrit n'importe quoi ? Ni l'un ni l'autre
comme on sait.
c) ll est refusé par les forces armées parce qu'a-social, ce qui l'a empêché
"de pénétrer dans l'arsenal et de précéder Lortie dans une
razzia". Toutefois "sachant [son] destin à l'avance", il a
poursuivi ses études sans intérêt, attendant "jusqu'à ce jour pour
mettre à exécution [ses] projets". Il dit cependant à la fin qu'il a
manqué de temps. Surtout, il dénonce, comme on le verra encore, les barrières
imposées, celle de l'armée en étant certainement une, autant que celles des
femmes.
d) "Même si l'épithète de Tireur Fou va m'être attribuée dans les médias,
je me considère comme un érudit rationnel que seule la venue de la Faucheuse a
amené à poser des gestes extrêmes." Non seulement est-il capable de prévoir
qu'il sera qualifié de tireur fou, de dément, mais par surcroît il est
effectivement suffisamment érudit pour parler de la Faucheuse. Or dans le
mythe, on représente toujours la mort, la Faucheuse, sous l'aspect d'une femme.
La femme est venue lui annoncer qu'il avait fait son temps. Qu'est-ce à dire ?
e) "Ainsi, c'est une vérité de la palice que si les Jeux olympiques
enlevaient la distinction Homme/Femme, il n'y aurait de Femmes que dans les compétitions
gracieuses. Donc les féministes ne se battent pas pour enlever cette barrière."
ll nous dit ici essentiellement ce que nous avons déjà : les distinctions
homme-femme élèvent des barrières et seules certaines sont critiquées,
remises en question, la plupart du temps sur une base utilitariste. Dans cette même
veine, qu'"on" ait honoré les Canadiennes qui auraient combattu au
front quand elles ne pouvaient y aller, constitue l'une de ces barrières
qu'"on" fait tomber, par utilitarisme, le "on" référant
ici au gouvernement. Ce même gouvernement dont il disait plus tôt que ce n'est
pas la peine d'exister que pour lui faire plaisir.
À qui s'adresse Marc Lépine ? Certainement pas aux féministes puisqu'il en
parle au "elles" et non pas au "vous" : il ne leur parle pas
directement, mais les nomme comme cibles. Il ne s'adresse pas davantage aux
journalistes ni au gouvernement puisqu'il les nomme aussi à la troisième
personne. Et nous ne pensons pas qu'il s'adresse davantage à lui-même, puisque
le "je" appelle un "tu" : il ne s'agit pas ici d'une lettre
anonyme disant : il a aujourd'hui décidé de- Quel est ce "tu" ?
Nous voulons suggérer qu'il s'adresse au Père, à ce père qui est un
ailleurs, si loin qu'il le nomme en latin, usant d'une formule inusitée de
politesse, de déférence. C'est ce même père qui doit l'excuser de ses
fautes, qui doit aussi prendre note de son érudition, de sa rationalité. La
rationalité du père, qui est justement d'élever des barrières telles que les
femmes doivent se battre et donc périr – c'est un véritable casus belli conclut-il
– pour les faire tomber. Une rationalité telle que l'on ne peut que
constater, avec Lépine, à quel point la construction sociale des genres en une
polarité où le positif est masculin dont le féminin serait le négatif,
devient ultimement ridicule : que les femmes en seraient réduites à des
"sports gracieux" ou qu'elles seraient honorées pour les guerres
qu'elles n'auraient pas combattues. Et que cette polarité doit finir par finir,
la femme/Faucheuse étant venu le chercher, lui le Fils du Père.
Ce ne serait donc pas d'antiféminisme dont il s'agirait ici, mais d'une
critique absolument nihiliste, c'est-à-dire une manifestation extrême de la
modernité consacrant un ordre sociopolitique de rapports de pouvoir se
refermant inexorablement sur eux-mêmes. Une critique non pas du féminisme,
mais du fait même que la rationalité patriarcale des rapports de sexage doive
engendrer le féminisme, parce qu'elle s'est d'abord instaurée sur une bicatégorisation
hiérarchique des sexes.
Comprenons-nous bien ici : nous n'élevons pas Marc Lépine au rang d'un
quelconque héros de la lutte contre le patriarcat. Que ce soit dit ! Ce
massacre appartient aux phénomènes extrêmes de la modernité patriarcale et
doit être dénoncé, jugé, comme tel. L'homme était peut-être un fou, peut-être
un misogyne de la pire espèce. Le Tueur a cependant pris des proportions
mythiques dans l'imaginaire collectif, et c'est à ce titre que nous tentons ici
de l'analyser.
Lorsque, dans les médias, on traitera d'un antiféminisme larvé au sein de la
société, on mettra dans le même souffle en garde contre le fanatisme et la
rage que la tragédie de Polytechnique risquerait d'engendrer chez les féministes,
préférant plutôt le silence coupable des hommes.
Nous plaidons coupable, votre honneur, clament les hommes, cela suffit. Et le
silence de se refermer sur Lépine- et sur les femmes et leurs luttes.
Lorsqu'à l'inverse nous disons que le geste de Lépine ne relève pas d'un
antiféminisme, ni même d'une misogynie, mais qu'il accuse les hommes, via Le Père,
d'avoir créé cette société à barrières multiples, alors les hommes ne
peuvent plus se satisfaire de leur culpabilité gênée, ne peuvent plus garder
le (droit au) silence. Il leur faut s'expliquer, entamer un débat, discourir.
C'est là que se situe la possibilité même d'un débat éthique qui n'a pas eu
lieu avec les Femmes. Parce qu'elles sont encore construites comme
l'"Autre" de l'homme selon la logique même du Patriarcat, elles ne
peuvent devenir leurs propres sujets à ses yeux, ne peuvent donc discourir avec
Lui (le Père) ni avec eux.
Un discours subversif sur la tragédie de l'École polytechnique ne consiste
donc pas, surtout pas, à faire de Lépine un fou, ni même à en faire un antiféministe
qui montrerait que les rapports entre les femmes et les hommes n'auraient
toujours pas progressé, ou alors si peu. Pour être subversif, un discours sur
cette tragédie doit au contraire en faire l'occasion d'un débat éthique, donc
sans visée stratégique. Il ne s'agit pas non plus d'en faire une cause qu'on
invoquera pour marquer la recherche de l'égalité. (D'ailleurs, plus de trois
ans après la tragédie, nous avons maintenant beau jeu de soutenir que le débat
de fond entre hommes et femmes que certains avaient voulu annoncer n'aura
effectivement pas eu lieu. Et pour cause, puisqu'il ne pouvait s'engager sur ce
terrain piégé.) Toujours-déjà en-castrée dans le juridique, l'égalité ne
saurait que fonctionner à la loi – au double sens du terme : la loi qui régit
le corps des femmes dans le dispositif de l'alliance d'un côté (le juge), et
la Loi qui régit leur désir par l'inscription des mécanismes du pouvoir dans
le dispositif de la sexualité (le psychiatre). Dans les deux cas, les Femmes ne
sont que (par) référence, alors même que c'est la différence qui demande à
se dire. Que la famille soit "l'échangeur" entre le dispositif de la
sexualité et celui de l'alliance, il revient à Foucault de l'avoir montré. Ce
qu'il n'a cependant pas montré, c'est que cet échangeur ne fonctionne pas de
la même manière pour les femmes que pour les hommes. Alors que pour les hommes
il fonctionnerait par un processus de neutralisation et d'universalisation au
point où, jamais problématisé ni problématique, leur sexe est, et est
naturellement et universellement (voir Connell, 1989), pour les femmes il s'agit
plutôt d'un processus de sexualisation où à une construction du corps se
juxtapose l'investissement d'une âme toujours en défaut d'inexistence parce
que non rationnelle (par exemple, Haugg, 1987). Au masculin, l'universel dans
lequel l'homme singulier se noie et est emporté par la tourmente ; au féminin,
le singulier, le particulier, dans lequel chaque femme disparaît par une sorte
d'effet pervers de sur-exposition.
CONCLUSION
Valait-il de ressasser les cendres douloureuses de l'affaire Lépine pour en
arriver à ce point… qui ne demeure que point de départ ? Nous osons penser
que oui.
Parce que le féminisme demeure un discours politique fondé et nécessaire, qui
s'enrichit maintenant d'un discours théorique de plus en plus sophistiqué
comme en témoignent les récents travaux de Cornell (1991). Ce discours théorique
comporte non seulement une dimension politique en ouvrant de nouveaux espaces à
la définition de l'Être-Femmes (voir Irigaray, 1992), mais par surcroît des
dimensions épistémologiques extrêmement riches (voir les travaux de Harding,
1987, de Harding et O'Barr, 1987 ou de Marcil-Lacoste, 1990). Il s'ensuit que
cette amplification théorique ne recule devant aucun point d'ombre, et restaure
une positivité à la conceptualisation que certains discours modernes et
postmodernes lui avaient fait perdre (e.g. MacKinnon, 1987, 1989) en se posant
comme "vrais".
Parce que, l'espace social peut alors s'enrichir à son tour d'une compréhension
accrue de ses propres mécanismes de régulation discursive par lesquels même
un projet autrement jugé aussi valable que le projet féministe à caractère
éthique sera en fait exclu de l'espace discursif public.
Parce que, comme hommes, nous devons continuer à réfléchir et à travailler
à modifier les mécanismes par lesquels nous constituons les Femmes comme
l'Autre de ce que nous ne sommes pas, plutôt que de les écouter nous dire ce
qu'elles sont.
Il ne faut plus se couper la langue aux dents d'une culpabilité silencieuse, ni
davantage la laisser être une langue de bois. Hommes, il nous incombe de
trouver ailleurs que dans la loi la métaphore qui seule enrichit le réel : les
femmes en auraient assez d'être notre métaphore ; elles ont bien assez de leur
propre entreprise de remétaphorisation .
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*
Chercheur indépendant, 28, rue de Lauzac, 33100 Bordeaux, France.
**
Professeur au Département de sexologie de l'Université du Québec à Montréal,
C.P. 8888, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3P8.
1.
Nous renvoyons le lecteur à ces textes pour des exemples de chaque catégorie
afin de ne pas alourdir celui-ci.
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(En)
SEXUAL
RELATIONS
AND VIOLENCE AGAINST WOMEN :
A SOCIAL
RECONSTRUCTION OF THE MEANING
OF THE POLYTECHNIQUE TRAGEDY
ABSTRACT
The purpose of this article lies in showing how the
print media socially constructed the meaning given to a violent act perpetrated
by a man against a group of female students at the Ecole Polytechnique. In order
to arrive at this reconstruction, quantitative et qualitative analyses have been
carried out on three types of documents : messages written by citizens, texts
published by Quebec daily newspapers and parliamentary discourse. If the
examination of student messages reveals no difference between the opinions of
men and women, the media nonetheless reconstructed the reactions to this tragic
event according to two opposing poles: male guilt and female rage. This
constructed dichotomy of reactions to the Polytechnique tragedy served to impose
upon men a silence of guilt and to disqualify feminist discourse in order to
assure peace between the sexes. A hermeneutic look at the letter left by the
author of this violent act permits the emergence of another interpretation of
male violence against women : the malaise of men faced with sexual
differentiation and female emancipation.
Key
Words
Sexual
Relations ; Male Violence ; Social Construction ; Print Media ; Feminism ;
Hermeneutic.
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