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Le sens de la tragédie de l’Ecole Polytechnique
Astract in English

RAPPORTS DE SEXE ET VIOLENCE
CONTRE LES FEMMES :
ESSAI DE RECONSTRUCTION SOCIALE DU SENS DE LA TRAGÉDIE DE LA POLYTECHNIQUE


Daniel SANSFAÇON* , Joseph J. LÉVY**
et Jean-Marc SAMSON**


Résumé :

L'objectif de cet essai consiste à montrer comment la presse écrite a construit socialement le sens attribué à un acte violent commis par un homme à l'endroit d'un groupe d'étudiantes de la Polytechnique. Pour ce faire, des analyses quantitatives et qualitatives ont porté sur trois séries de documents : des messages écrits par des citoyens, des textes publiés dans des quotidiens québécois et des discours de parlementaires. Si l'étude des messages étudiants ne révèle pas de différence entre les femmes et les hommes, les médias ont toutefois reconstruit les réactions face à cet événement tragique à partir de deux axes : la culpabilité masculine et la rage féminine. Cette construction dichotomique de la réaction à la tragédie de la Polytechnique a pour fonction d'imposer un silence coupable aux hommes et de disqualifier le discours féministe afin d'assurer la paix sociale entre les sexes. Un regard herméneutique sur le texte de la lettre laissée par l'auteur de ce geste violent permet l'émergence d'une autre interprétation de cette violence masculine contre les femmes : le malaise des hommes face à la différenciation sexuelle et à l'émancipation féminine.

Mots clés

Rapports de sexe ; violence masculine ; construction sociale ;
médias écrits ; féminisme ; herméneutique.


 
INTRODUCTION

Faut-il remuer les cendres encore douloureuses de l'affaire Marc Lépine qui a secoué la société québécoise le 6 décembre 1989 ? Le statut de chercheurs universitaires nous place-t-il au-dessus de considérations éthiques ? Ce même statut nous isole-t-il de nos réactions affectives ? Nous répondons positivement à la première question, par la négative aux deux suivantes.

Comme tant d'autres, ici et ailleurs, nous avons été atterrés par ce massacre dirigé contre des femmes. Indignation, colère, incompréhension, tristesse : la gamme des sentiments exprimés ailleurs y est passée. Contrairement à de nombreux autres, nous avons refusé de signer la pétition sur le contrôle des armes à feu, y voyant un effet de déplacement mystificateur. Que les armes soient mieux contrôlées que ce ne serait déjà le cas au Canada, peut-être, encore que la situation qui prévaut ici ne se compare en rien avec celle des États-Unis. Que ce soit là la réponse du politique et de la société civile à cette tuerie, nous nous y refusions. Les événements ultérieurs nous auront malheureusement donné raison, comme nous le soulignerons plus loin.

Nous avons aussi refusé de croire qu'au lendemain du drame toute une société s'interrogeait sur sa misogynie, sur la structure des rapports de sexe (Rousseau, 1991 ; voir aussi les éditoriaux de quotidiens que nous citons plus loin). De même, nous avons refusé de séparer cet événement du reste de la réalité quotidienne des rapports femmes-hommes, d'en faire un acte démentiel isolé – si fort puissions-nous souhaiter que ce fût le cas.

Au risque de paraître opportunistes, nous avons alors entamé, en 1990, une recherche modeste sur la construction sociale du sens de cette tragédie. Nous n'acceptions pas les constructions manichéennes, les lectures au premier degré. S'agissant d'une "tragédie", qui allait prendre l'allure d'un véritable mythe pour la société québécoise, nous posions comme postulat que le problème du sens demeurait entier.

Par ailleurs, universitaires engageant des débats avec la théorie, nous constations les failles de certains discours féministes essentialistes et réductionnistes pour lesquels la sexualité masculine spécifiquement et toute l'hétérosexualité plus généralement sont par essence violentes et dominatrices (voir MacKinnon, 1987, 1989), alors qu'au même moment nous acceptions les prémisses de base de la théorisation féministe (par exemple, la centralité des rapports sociaux de sexe dans l'articulation du social et la construction masculine d'une polarité des positions socio-sexuelles), et leurs conséquences sur la structuration des violences, petites et grandes, dans le quotidien des rapports des hommes aux femmes.

Retourner au geste, à son interprétation, pour ainsi tenter de contribuer à un repositionnement politico-idéologique de la tragédie, de même que pour faire avancer la réflexion théorique. Et, en cours de route, l'obligation éthique de réfléchir sur notre position d'hommes.

Nous essaierons ici de poser les jalons d'un renversement – que nous oserons qualifier de subversif – du sens de cette tragédie. Nous chevaucherons deux approches méthodologiques, l'une quantitative et l'autre qualitative ; nous chevaucherons aussi deux ordres de discours : l'un empirique, l'autre théorique. Nous présenterons d'abord le problème, tel qu'il s'est posé non pas au début de la recherche, mais tel qu'il a maintenant pris forme. Nous discuterons ensuite brièvement de questions d'ordre méthodologique, menant aux résultats quantitatifs, puis qualitatifs. Nous proposerons enfin un regard herméneutique autre sur le geste de Lépine, à partir du texte de sa lettre.

 

ET Sl LES MOTS TUAIENT…

Excusez les fautes. J'avais 15 minutes pour l'écrire.

Veuillez noter que si je me suicide aujourd'hui 89/12/06 ce n'est pas pour des raisons économiques [-] mais bien pour des raisons politiques. Car j'ai décidé d'envoyer Ad Patres les féministes qui m'ont toujours gâché la vie. Depuis 7 ans que la vie ne m'apporte plus de joie et étant totalement blasé, j'ai décidé de mettre des bâtons dans les roues à ces viragos.

Marc Lépine,
lettre publiée dans La Presse,
le 24 novembre 1990

"Publier ou ne pas publier la lettre de Marc Lépine ? " Ainsi s'intitulait un article de La Presse avant la publication du fameux document. Le bureau du coroner en chef a blâmé le journal ; le Conseil de presse, de son côté, l'a soutenu au nom du droit du public à connaître les faits et parce que ces informations sont "susceptibles de contribuer à une bonne compréhension des événements" (André Noël, président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec).

Le quotidien montréalais La Presse avait tenté, même par voies de recours judiciaire, d'obtenir cette lettre depuis le massacre de Polytechnique un an plus tôt. En vain. Plusieurs s'opposaient de toute manière à ce que ce document soit rendu public, soulignant le danger du sensationnalisme (Florian Sauvageau, IQRC et professeur de communications à l'Université Laval) ou les risques d'imitation du geste (Jacques Lesage, psychiatre, Institut Philippe Pinel).

Avancer qu'une telle lettre puisse servir à d'autres tueries semblables ou qu'elle permette de jeter un meilleur éclairage sur la tragédie – et les deux soit dit en passant ne sont pas incompatibles –, c'est déjà invoquer un public à qui elle s'adresserait. C'est surtout lui accorder un pouvoir dépassant celui du geste lui-même. À qui Lépine a-t-il adressé sa lettre ? À qui parlait-il en la rédigeant, lui qui a pris soin de la commencer en demandant de l'excuser pour les fautes qu'il commettrait, devant l'écrire en 15 minutes ? Quel rapport a-t-il voulu établir avec le/la lecteur/trice ? Quel sens, s'il en est, peut-on dégager de son geste lui-même à partir d'un examen de ce document ? Et que révèle la lettre que ne dirait pas déjà la tuerie?

Lorsque, quelques années auparavant, le caporal Lortie avait ouvert le feu à l'Assemblée nationale du Québec, le procès subséquent avait permis de construire "l'altérité monstrueuse" du meurtrier (Legendre, 1989) : Lortie était un psychopathe, un fou, au même titre que Pierre Rivière (Foucault, 1973). La mise en scène pénale, légitime arbitre du différend (Lyotard, 1983), faisait office de grammairien, fournissant à la société un vocabulaire explicatif et par conséquent simplificateur et réductionniste. Le suicide de Lépine, aussi prévu que son geste meurtrier avait été préparé, privait nécessairement la société de ce recours collectif à l'épithète singulière, singularisante, et productrice de sens. Rien d'étonnant donc à ce qu'on ait voulu, avec obstination, voir la lettre, rien d'étonnant non plus à ce que, dans l'intervalle d'un an qui sépare les deux moments, on ait assisté à la multiplication des interprétations.

En l'absence d'une construction juridique du sens - ne serait-ce que par la nomination d'un phénomène à partir des catégories légales –, soit comme étant injuste, moralement répréhensible et donc pénalisable, soit comme demeurant inexplicable, métaphore de la folie et donc enfermable, l'événement Lépine/Polytechnique risquait de demeurer innommable, à la limite subversif. La normalisation langagière, quel que soit le côté où elle campe, a pour effet de singulariser en identifiant un individu coupable, permettant ainsi que "tout rentre dans l'ordre" : ici, l'ordre de la folie ; là, l'ordre patriarcal. Ici, ce sera le cas Lépine ; là, le drame Polytechnique. La conjonction et l'inséparabilité de deux ordres de discours en apparence contradictoires s'avère difficile à admettre : s'il s'agit d'un fou, sa prétention à un crime politique n'est que l'expression de sa maladie ; s'il s'agit d'un crime politique qui s'origine de la domination patriarcale, que Lépine soit désaxé ne change rien. C'est que l'histoire, qu'elle soit grande ou petite, doit pouvoir s'expliquer; le chaos demeure difficile à théoriser et à vivre (Balandier, 1988).

Or, dans le cas qui nous occupe ici, non seulement la civitas demeure-t-elle impuissante à nommer judiciairement le geste, mais elle s'enfonce par surcroît dans un processus de reconstructions multiples du sens. Pour certains, ce sera la violence omniprésente dans nos sociétés (dont témoigne la volonté de contrôler les armes à feu ou celle, plus récente, de contrôler la violence à la télévision) ; pour d'autres, ce sera la nécessité d'une réflexion sociale sur les genres (Rousseau, 1991).

Pour saisir non pas la "vérité" des mobiles qui ont poussé Lépine à cet acte extrême, mais pour mieux comprendre comment la construction sociale du sens aurait produit un effet de blocage discursif au sein de la société, ainsi que pour proposer une interprétation qui permettrait précisément de réouvrir le débat éthique et de poursuivre la réflexion théorique, nous avons réalisé une analyse d'abord quantitative puis qualitative de divers textes entourant le massacre, y incluant la lettre de Lépine elle-même. C'est cette analyse que nous proposons ici.

 

PRÉCISIONS MÉTHODOLOGIQUES

Dans une recherche commencée en 1990, nous avons soumis à des analyses quantitatives et qualitatives trois séries de documents portant sur cet événement. Il s'agit, premièrement, de témoignages que des citoyens-ne-s, pour la grande majorité des étudiant-e-s, ont écrits ou fait parvenir à Polytechnique. D'un corpus de plus de 3 000 messages, certains très courts, d'autres faisant jusqu'à dix lignes, nous avons d'abord tiré un échantillon aléatoire de 1 098 d'entre eux (soit 33 %). Nous les avons inscrits sur traitement de texte, en avons fait la lecture, et après un premier dépouillement, nous les avons catégorisés selon cinq variables, soit des messages d'ordre affectif, religieux, social, féministe et antimasculiniste. Évidemment, un même message pouvait être classé dans plusieurs catégories. Nous avons par la suite analysé ces facteurs en fonction du sexe du signataire (63 % étaient signés) et de l'Université d'appartenance (Université de Montréal, Université du Québec à Montréal et Université du Québec à Hull), à l'aide de tableaux de fréquences croisés et de statistiques corrélatives simples (essentiellement le c 2) [voir Lévy et Sansfaçon, 1992]. Par la suite, nous avons fait porter notre analyse sur l'ensemble du corpus plutôt que sur l'échantillon seulement, découvrant que les différences statistiques que nous avions d'abord observées disparaissaient.

Dans un deuxième temps, nous avons dépouillé trois quotidiens du Québec (La Presse, Le Devoir et Le Soleil) ainsi que les débats de la Chambre des communes et de l'Assemblée nationale, et nous avons procédé de la même manière. Nous avons ainsi relevé 82 articles, textes, commentaires ou lettres à l'éditeur publiés dans les journaux pour la période de décembre 1989 et 12 textes des parlementaires fédéraux et provinciaux. Nous comparerons ici la ventilation des messages selon qu'ils proviennent du public étudiant ou des médias, repérant ainsi les différences entre ces deux corpus quant au sens attribué à la tragédie.

Par la suite, nous avons entamé une analyse qualitative du discours médiatique. Dans ce texte, nous nous concentrerons sur les deux quotidiens montréalais dépouillés, soit La Presse(43 articles) et Le Devoir (20 articles). Cette analyse qualitative des textes, principalement des éditoriaux, lettres à l'éditeur, opinions et commentaires, a porté sur la recherche des éléments constitutifs du sens, apparaissant sous la forme de dichotomies. Nous en avons relevé deux principales, soit une opposition entre les réactions des femmes (rage) et des hommes (honte), et une opposition entre la folie et la misogynie du meurtrier.

Enfin, nous avons procédé à une relecture davantage herméneutique de la lettre de Lépine.



LE PUBLIC ET LES MÉDIAS : DES RÉACTIONS DIVERGENTES

Nous avons présenté ailleurs les résultats préliminaires de l'analyse quantitative du corpus des messages étudiants (voir Lévy et Sansfaçon, 1992, et Lévy et al., 1993). Nous avions alors constaté que les messages de sympathie étaient les plus fréquents (77 %), suivis des messages à dimension sociale (45 %), des messages à caractère religieux (21 %), des messages féministes (9 %) et antimasculinistes (3 %) 1. Nous avions aussi obtenu des différences significatives, les femmes enregistrant généralement plus de réactions affectives et féministes que les hommes qui ont écrit davantage de messages à caractère social ou antimasculinistes. Toutefois, lorsque nous avons complété nos analyses et les avons raffinées, ces différences sont disparues. Seules les différences entre les institutions sont demeurées, les messages provenant de l'UQAM revêtant davantage une dimension sociale ou féministe que ceux des deux autres universités. Par contre, les messages des étudiant-e-s de l'Université de Montréal comportaient davantage une dimension affective ou religieuse que les autres.

Le corpus des messages transmis dans les trois quotidiens examinés nous montre une distribution fort différente. Notons d'abord que la très grande majorité des textes tentaient de réfléchir sur le sens à donner au geste, les messages de sympathie (affectifs) étant beaucoup moins nombreux. Nous avons donc créé une sixième catégorie, soit les facteurs psychologiques. Nous avons alors obtenu la distribution suivante : critique sociale, 66 % ; féminisme et facteurs psychologiques, 34 % chacun ; messages religieux, 7 %. Nous n'avons relevé que très peu de messages affectifs ou antimasculinistes.

De la même manière que les institutions universitaires avaient révélé des différences significatives dans la ventilation des messages, ceux des trois quotidiens diffèrent également. Nous avons constaté que Le Soleil de Québec et Le Devoir contenaient proportionnellement plus de messages à caractère social que La Presse(c 2 = 12,128, dl=2, p = 0,0005), tandis que Le Devoir contenait significativement plus de messages à caractère féministe que les deux autres (c 2 = 16,108, dl= 2, p = 0,0003). Il n'existait pas de différences significatives en ce qui concerne les autres dimensions.

Nous avons finalement comparé ces deux corpus entre eux pour déterminer s'ils différaient quant à la ventilation des messages. Nous avons trouvé qu'ils se différenciaient significativement sur les dimensions féministe (c 2 = 62,228, dl= 2, p = 0,0001) et sociale (c 2 = 85,293, dl= 1, p = 0,0001), les journaux enregistrant davantage de ces messages que le corpus étudiant.

Puisque nous n'avions initialement pas inclu la dimension "facteurs psychologiques" dans le corpus des messages étudiants, nous y sommes retournés pour en faire le décompte. Nous en avons recensé 91. Lorsqu'on compare avec le corpus médiatique, on observe ici aussi une différence significative (c 2= 121,8, dl= 1, p = 0,0001), les journaux en enregistrant nettement plus.

Ces données nous révèlent donc des différences significatives quant au sens accordé au geste de Lépine. Il ne doit évidemment pas surprendre que les étudiant-e-s aient davantage voulu témoigner de sympathie que les médias, dont le rôle habituellement reconnu consiste à informer et à commenter. Toutefois, comme l'analyse qualitative qui suit le révélera, La Presse a reconstruit le sens du drame selon des axes qui ne se retrouvent pas à partir de notre corpus de messages de ce public d'hommes et de femmes. Non seulement n'a-

t-on pas observé de différences significatives entre les genres quant au sens de la tragédie, mais par surcroît, il se présente sous un jour différent, principalement celui d'une société à blâmer pour sa violence généralisée. Or, à l'inverse, les médias nous suggèrent que la réaction au drame aura été fondamentalement différente chez l'un et l'autre sexe, et sur cette base campent le sens à lui donner en termes d'une opposition entre la folie et la misogynie du meurtrier. Nous verrons dans la section suivante comment s'articulent ces deux couples d'opposition.

 

DE LA TRAGÉDIE AU MYTHE :
DÉPLACEMENT ET DIFFUSION DES ENJEUX


Lieux privilégiés de construction sociale du sens, les médias ne font pas que rapporter des faits : ils contribuent à un vaste processus de régulation / normalisation.

Car les "faits", même lorsqu'il s'agira d'un événement aussi brutal que le massacre de Polytechnique – qui semble porter sa propre évidence –, ne sont jamais dénués de subjectivité, plus encore de divers niveaux de sens. Par exemple, il ne sera pas indifférent de parler de l'affaire Lépine, du drame de Polytechnique ou du massacre de quatorze femmes, en rapportant le même "fait". Ce sera d'autant plus vrai lorsqu'il s'agira des éditoriaux et autres formes de commentaires qu'on y retrouve. Autrement dit, les faits ne parlent pas en soi mais sont parlés, et pour cette raison ne se réduisent pas à une lecture immédiate. Cette précision pourra sembler triviale pour plusieurs, mais elle demeure importante, dans la mesure où nous sommes largement habitués à lire les "faits" au premier degré, que ce soit dans le quotidien de l'information médiatique ou dans la recherche scientifique positiviste (voir Harding, 1987, et Harding et O'Barr, 1987, pour une critique du positivisme et de ses présupposés sexistes).

La lecture que nous avons faite des articles relevés dans ces journaux – rappelons que nous privilégierons ici La Presse et Le Devoir – nous a permis de relever deux couples d'opposition structurant largement la compréhension de ce massacre : l'un porte sur les réactions des hommes et des femmes, l'autre sur le sens du geste meurtrier.

 

Elles ragent ; ils ont honte

Cette dichotomisation entre les réactions des hommes et des femmes est révélée de deux manières. D'abord par le commentaire sur ce qu'on aura entendu ou lu.

La plus belle preuve en est que les hommes et les femmes vivent ce deuil de façon radicalement différente. Pour s'en convaincre, il suffit de regarder autour de soi à la maison, au travail ou dans la rue (Alain Dubuc, La Presse, samedi 9 décembre 1989).

Selon l'éditorialiste, à la "gêne défensive" des hommes, à leur sentiment de "culpabilité qui les mène à vouloir se dissocier de la démarche démentielle de Marc Lépine", correspond chez les femmes "l'horreur, la peur, la colère et la rage", ce qui les amène à trouver "insensible" la réaction des hommes.

Au delà de l'acte de foi que nous demande de faire l'éditorialiste en ce qu'il a vu "autour de soi", et que notre analyse des messages aura infirmé, s'ajoute ici une logique douteuse. Car si le geste de Lépine est dément, en quoi les hommes doivent-ils s'en dissocier, sauf à penser qu'ils se trouveraient déjà, individuellement et collectivement, au bord de la démence ?

Il existe toutefois une autre expression de cette culpabilité masculine, provenant des billets, opinions ou commentaires publiés par les différents journaux, écrits pour la plupart par des spécialistes, intellectuels et professionnels. On prendra pour exemple ce billet de Dorval Brunelle, professeur de sociologie à l'UQAM, intitulé "Les " hommes " sont tous coupables".

En ce sens nous sommes tous coupables, nous les hommes s'entend dans la mesure où nous tolérons l'existence et l'approfondissement au coeur de nos sociétés de cette ambivalence vis-à-vis des femmes qui sont pavoisées, adulées, vénérées au niveau des images, des fantasmes et des sentiments creux, mais qui sont également frappées, avilies et assassinées dans nos violentes intimités (Le Devoir, 12 décembre 1989).

Dans la mesure où se serait effectivement dite une culpabilité masculine, peut-on, au même moment, relever la "rage" des femmes ? Nous n'en avons pas vu d'exemples écrits dans les journaux examinés : nulle part en effet n'avons-nous pu lire de textes exprimant une rage ou une agressivité envers les hommes. Nombreuses cependant étaient les femmes dénonçant la misogynie de toute une classe d'hommes, accusant les violences quotidiennes, soulignant les inégalités structurelles, réaffirmant le besoin de poursuivre les luttes féministes (voir Malette et Chalouh, 1990). Plusieurs auront même pris soin de noter que la caricature des féministes en femmes enragées, en radicales (lesbiennes par surcroît) n'est jamais que l'interprétation faite par certains hommes ("une minorité", si lourde puisse-t-elle peser dans la balance) du féminisme comme rejet des hommes (Francine Pelletier, La Presse, 9 décembre 1989). Faut-il en conclure que la dénonciation du geste de Lépine comme relevant des structures viriarcales, et de certaines formes de misogynie qu'elle entraîne, devient expression de rage lorsque faite par des femmes et de culpabilité lorsqu'elle provient des hommes ? Si l'on se fie aux quotidiens d'information, il semble bien que ce soit le cas. Cette dichotomie entre rage des femmes et culpabilité des hommes, même lorsqu'ils portent sur la même question, permet alors de soutenir qu'il faut éviter les jugements hâtifs et incendiaires, qu'il faut temporiser, ultimement qu'il vaut mieux garder le silence.

Faut-il condamner ce tireur fou pour son action préméditée ? Faut-il le plaindre ? Faut-il y voir un geste isolé ou le symbole d'une société de plus en plus intolérante, violente ?

Le temps n'est pas aux analyses ou aux opinions. C'est le temps du silence (Claude Masson, "Montréal en deuil", éditorial, La Presse, 8 décembre 1989).

Des féministes des deux sexes n'ont pas tardé à interpréter cet événement à travers leur grille idéologique. Pour refaire le procès des hommes, dénoncer leur prédilection pour la violence physique et leur propension à l'exercer contre les femmes. [D'autres ont] réagi avec plus de sagesse en mettant en garde contre la démagogie […], le fanatisme […] (Marcel Adam, "Quand une tragédie culpabilise une société et fait désespérer d'elle", La Presse, 9 décembre 1989).

Horreur devant l'insensé et l'irréparable, révolte devant l'odieuse sélection des victimes, mais aussi profond malaise devant l'insignifiance et le bas niveau de certains propos, entendus ici et là, sur les ondes radiophoniques et à la télévision […]. Les analyses et les explications ne manqueront pas dans les jours et les semaines qui viennent […] Pour l'heure, qu'il nous suffise de partager la douleur et la détresse des parents et amis des victimes. Cela doit se faire d'abord dans le silence et dans le plus grand respect (Benoit Lauzière, éditorial, Le Devoir, 8 décembre 1989).

Cela nous semble être bien l'enjeu de cette dichotomisation : à la dénonciation, qualifiée par avance de rageuse et toujours déjà trop radicale, opposer le silence afin de ne pas "fragiliser" davantage des hommes déjà déstabilisés par ce même féminisme. Stratégie d'ailleurs entrevue par un commentateur familier des violences masculines :

L'antiféminisme de Marc Lépine trouve un étrange écho chez tous ceux qui veulent encore censurer les femmes en empêchant de dire en leurs propres mots ce que tout le monde comprend très bien : que c'est la haine des femme qui a frappé et non un "geste incompréhensible" (Martin Dufresne, "Étrange écho", Lettre au Devoir, Le Devoir, 10 décembre 1989).

Ainsi se formulerait donc l'enjeu : garder le silence et, comme nous le verrons, pas n'importe lequel mais un silence coupable. Trois arguments interreliés soutiennent cette façon de voir.

1. Le refus de publier la lettre, sous prétexte de ne pas susciter d'autres gestes similaires, en témoignerait déjà d'une certaine manière. Non pas tant parce que la lettre elle-même révélerait et encouragerait la misogynie – nous y reviendrons plus loin – mais plutôt parce que la volonté de ne pas la révéler témoignerait, elle, de cette misogynie fonctionnant d'abord par la censure, par le silence ;

2. De même encore cette recherche mentionnée par une étudiante en sociologie sur les représentations des corps des femmes dans les grands magazines de mode où elles se retrouvent de plus en plus la tête coupée (C. Germain, "Les femmes aux têtes amputées", Le Devoir, 12 décembre 1989), donc sans parole ;

3. La "culpabilisation" des hommes, mécanisme judiciaire premier, consiste précisément, comme nous l'avons montré dans une étude sur la violence conjugale, à assurer le silence des femmes (Sansfaçon et al., 1992). En effet, dans le procès de juridicisation des affaires de violences conjugales, soit une majorité de cas échappent au système pénal et demeurent par conséquent dans un "No man's land", soit sont traités par l'appareil à faire la justice, auquel cas les femmes ne peuvent que rendre compte de leur vécu dans les termes du droit : la dernière fois, étant la seule qui compte, celle qui aura laissé des traces visibles (marques, abus "abusifs"), tout le reste du vécu étant oblitéré. Pour que les hommes soient coupables, il faut donc en quelque sorte que les femmes se taisent. C'est à ce prix que la responsabilité collective des hommes se trouve évacuée, et le débat dans la société civile rendu impossible puisque renvoyé à la cour, seule habilitée à pointer les coupables et à imposer le silence.

 

Un fou ou un misogyne ?

Si le meurtrier, par son suicide, a empêché une reconstitution judiciaire des causes de son geste, il a laissé une lettre qui donnait des indications de ses mobiles. Quoiqu'elle n'ait pas été rendue publique initialement, les autorités policières en ont dévoilé des extraits en conférence de presse le lendemain de la tragédie, révélant entre autres son antiféminisme, de même que son passé malheureux, le refus que lui signifie l'armée parce que "a-social" et sa référence à l'affaire Lortie. Indépendamment de la lettre toutefois, le fait qu'il ait ciblé les femmes en hurlant pendant le massacre : "j'hais les féministes " suffisait déjà à camper les termes du débat.

S'agissait-il du geste d'un fou ou de celui d'un homme haussant à son paroxysme une haine des femmes qui serait par ailleurs généralisée dans la société ? Ce questionnement binaire en sous-tendait un autre : faut-il blâmer la société toute entière qui se complait dans la violence (celle des médias, du cinéma, de la pornographie) ou faut-il blâmer plus spécialement un ordre patriarcal qui laisse libre cours aux violences (depuis la discrimination et le harcèlement sexuel jusqu'au viol et au meurtre) envers les femmes ?

Certains n'ont aucun doute : chacun d'entre nous peut à tout instant basculer dans la démence la plus horrible.

Si vous arrivez à faire un monstre avec ça c'est que vous êtes doués pour la psychologie. Ou pour le féminisme. Ou pour le journalisme. Si vous n'y arrivez pas c'est peut-être qu'il n'y a pas de monstre. Qu'il n'y a que des hommes et des femmes ordinaires. Vous et moi. Que n'importe qui peut manquer une marche et basculer dans la plus démente des folies.

[…]

N'importe qui. Pas des monstres (Pierre Foglia, "Quel monstre ?", La Presse, 9 décembre 1989).

On peut aussi lire en ce sens l'éditorial ambigu de J.-C. Leclerc dans Le Devoir lorsqu'il recommande de développer des thérapies pour les hommes "victimes du changement entre hommes et femmes".

Les femmes ont raison d'avoir peur mais la violence qui les guette n'est plus celle d'un "patriarcat" en déroute ou de machos en passe de devenir folkloriques. C'est la violence de ces "perdants" du changement féminin, ex-conjoints blessés, chômeurs isolés, enfants émotivement abandonnés, qui voient dans les femmes qui ont "réussi" la cause et le symbole de leur échec (Le Devoir, 9 décembre 1989).

Dans le même sens, une pédiatre parle des fondements biogénétiques "indiscutables" de la violence qui trouvent à s'exprimer lorsque le milieu personnel ("l'absence d'un père") et social ("une société consommatrice de sexe et de violence") se conjuguent pour en faciliter l'expression (Michèle Fagnan-Brunette, "Au-delà de la folie, ce n'est pas l'antiféminisme qui monte, c'est la violence", Le Devoir, 12 décembre 1989).

Qu'ils soient victimes d'un escalier mal entretenu, d'un réalignement des rapports sociaux ou de la conjonction entre ces facteurs et leur biologie, les hommes – car on admettra néanmoins que ces crimes soient commis par des hommes – risquent à tout moment de glisser dans une folie meurtrière qui ne saurait guère s'expliquer. Au mieux pourrait-on alors tenter de prévenir en fournissant aide et support aux hommes, au pire doit-on accepter qu'il n'y a rien, qu'il n'y aura jamais rien à faire.

D'autres, plus nombreux, ne manquent pas de faire observer que cette "folie" avait pourtant été fort bien préparée, qu'elle avait une cible particulière, visiblement immanquable, des femmes, et pas n'importe quelles femmes : des étudiantes en génie et non des femmes à la maison ou des infirmières.

Si c'est de la folie ça, jamais n'aura-t-elle été aussi lucide, aussi calculée (F. Pelletier, "On achève bien les chevaux, n'est-ce pas ?", La Presse, 9 décembre 1989).

Les féministes ont tout à fait raison de s'insurger : tous ces crimes sont politiques et le dernier en date, le massacre à Polytechnique l'est suprêmement. Il ne suffit pas, il ne suffit plus d'ailleurs, de voir dans ces recours constants et incessants à la violence de la part des hommes des crimes psychologiques ou pathologiques, l'ampleur même du phénomène, son universalité, sa profondeur devraient nous conduire à y voir les manifestations d'un drame collectif (D. Brunelle, op. cit.)

Pourquoi ce tueur s'en est-il pris à des femmes ? Peu importe l'analyse que les spécialistes habituels tenteront d'apporter, nous ne pouvons passer sous silence que ce massacre était planifié et que des femmes en étaient la cible.

[-] c'est une haine profonde envers les femmes qui est exprimée (Regroupement provincial des CALACS et autres, La Presse, 9 décembre 1989).

Aux féministes, la raison politique contre tout examen ultérieur ; aux autres, les atermoiements peureux devant la clarté évidente du geste qui renvoie à l'incontestable. Pourtant, la "raison" ne semble pas prévaloir ici – pas davantage qu'en d'autres débats publics serions-nous tentés de dire – et pour la majorité des commentateurs, c'est plutôt là une tentative de jonglerie entre ces deux pôles que l'on assiste. Si l'on admet que le geste traduit un malaise, celui des hommes devant le féminisme et les gains enregistrés par les femmes, on n'en qualifie pas moins Lépine de "fou", de "dément", de "psychopathe".

[…] il ne s'agit pas seulement d'un malade mental, mais d'un malade dont la pathologie s'est développée dans une histoire personnelle, familiale et sociale où le problème des rapports hommes-femmes et de son identification à l'un et l'autre sexe a été crucial.Son geste est un geste de paroxysme à la pointe de l'iceberg. L'iceberg étant l'histoire de la rage masculine contre les femmes ; une donnée majeure de l'histoire de l'humanité (M. Champagne et Marc Chabot, "Crime masculin isolé ?", La Presse, 12 décembre 1989).

Mais il n'en reste pas moins que le geste du tueur fou est une expression excessive et démentielle d'un malaise qui existe réellement : l'ajustement difficile de nombreux hommes aux changements dans le rôle des hommes et dans les rapports entre les sexes (A. Dubuc, La Presse, op. cit.).

On a beau y voir la démence, il n'en reste pas moins que l'objet de cette folie était le genre féminin.

[…]

Des spécialistes ont fait remarquer que depuis quelques années le féminisme a engendré beaucoup d'actes de violence à l'endroit des femmes, notamment aux États-Unis.

Comment en serait-il autrement ? (Marcel Adam, La Presse, op. cit.).

Au delà du féminisme la folie, au delà de la folie le féminisme. Faut-il blâmer la société toute entière ou le patriarcat ? Poser la question, c'est déjà y répondre : on préférera blâmer la société, sans préciser davantage, faisant comme si la société existait quelque part dans un espace au delà des individus, au delà même des structures et des formes d'organisation qui la fondent (qu'il s'agisse des rapports sociaux de sexe, des rapports de classe ou des rapports ethniques). Ce qui deviendra d'ailleurs le cheval de bataille des politiciens : contrer la violence qui s'exprime dans la société, quelles qu'en soient la cible et la forme, pour en limiter les possibilités. Le contrôle des armes à feu devient l'objectif politique poursuivi. Cette manière de réagir ramène évidemment à l'individu, à celui qui se procurera l 'arsenal, petit ou grand, avec lequel il commettra sa folie. Manière qui nous fait aussi penser à ce qui se passe en matière de contrôle de la pollution : viser les individus en leur distribuant les boîtes vertes, mais omettre de cibler le mode de production même qui est à la base de ce que les individus doivent apprendre à contrôler.

Il se joue ici deux effets discursifs simultanés de déplacement et de diffusion. Déplacement : ce n'est pas l'ordre viriarcal et encore moins le chaos auquel il prétend donner un sens unique et universel, mais la société violente. Diffusion : ce n'est pas l'Homme patriarcal, distancié de lui-même et des autres par les mécanismes de l'universalisation de sa raison économique et de la dichotomisation manichéenne du monde, mais l'homme qui achète et consomme de la violence : il n'y a pas de responsables, seulement des coupables. Et puisque la société civile ne s'autorise pas à juger légitimement, seuls les tribunaux pouvant le faire, elle doit se taire, digérer les contradictions, au besoin en limitant l'accès aux armes à feu, mais non en questionnant la structure des positions sociosexuelles.

Déjà disqualifié parce que rageur, le discours féministe rapporté dans les médias se disqualifie doublement en s'affirmant "vrai" et indiscutable, et par conséquent non-discours. S'autorisant seul interprète légitime du geste de Lépine, ce discours féministe s'insère dans l'ordre normalisateur des catégorisations bipolaires qui caractérisent l'économie masculine des rapports de sexage (là-dessus, voir par exemple les travaux de Mathieu, 1987, 1991), et pour une application de la déconstruction des catégories dichotomiques à la "prostitution", voir Tabet, 1987, 1991). Dichotomisation du monde qui, de fait, constitue précisément la dualité des genres où les femmes ne peuvent être que l'"Autre " de l'homme (voir Irigaray, 1977, pour la démonstration, et Irigaray, 1985, 1992, pour la critique de cette incapacité à reconnaître la différence). S'enfonçant dans cette polarisation, ce discours féministe rencontre alors deux écueils qui lui sont fatals. D'une part, il ramène à un essentialisme, où les hommes seraient violents par nature, marqués par une agressivité fondamentale envers les femmes. Or, si tel est le cas, cette essence masculine doit trouver son pendant dans une essence féminine, qui, par exemple, serait son envers : la femme délicate, non agressive, etc., essentialisme que la théorie féministe dénonce de plus en plus (Butler, 1990 ; Cornell, 1991). Deuxième écueil, ce même discours féministe lu dans les journaux soutiendra le plus souvent que les multiples violences faites aux femmes quotidiennement dans l'ordre sociopolitico-économique aussi bien que dans l'ordre domestique témoignent de l'absence de progrès réel du discours féministe. Si tel est le cas, si le féminisme n'a pas percé, comment alors qualifier le geste de Lépine d'antiféministe ? Uniquement parce qu'il l'a dit ? Admettons ici que ce deuxième argument paraîtra faible eu égard aux changements notables dans l'ordre sociopolitique. Ramené toutefois à l'ordre domestique, où il y aurait eu le moins de changement, l'argument retrouve sa force : ou bien les femmes seraient devenues inaccessibles, d'où le geste antiféministe, donc le féminisme aurait eu un impact réel (mais alors que faire de toutes ces violences envers les femmes ?) ; ou elles ne seraient pas plus inaccessibles, le féminisme n'ayant rien changé à l'ordre de l'économie sexuelle masculine, et le geste n'est pas celui d'un antiféministe mais d'un fou.

 

"IT'S DEATH, MAN"

Et il faut quand même arrêter de dire des sottises à un moment donné. Se rappeler qu'il n'arrive pour ainsi dire jamais qu'ils massacrent des filles trois jours après. Quand ça arrive, c'est épouvantable. Mais ça n'a strictement rien à voir avec rien. "It's death man." P. Foglia, "Quel monstre ?"

Conclusion (trop) facile et facilement (et incorrectement) qualifiée de postmoderniste parce que nihiliste : ça n'a aucun sens, ça n'a rien à voir avec rien, ni avec la monstruosité, ni avec le patriarcat, ni avec la violence des médias, ni avec la biogénétique, ni avec une société malade de ses valeurs, ni avec… Inutile de chercher le sens quand il manquait une marche à l'escalier : elle était pourrie et a cédé, le menuisier a utilisé du mauvais bois ou était en grève, le promeneur avait de mauvaises chaussures ou avait bu, ou un chat noir passait sous l'escalier. Le mythe se refermerait sur lui-même sans pouvoir jamais révéler son sens. Le geste était dirigé, certes ; il n'avait cependant aucun sens comme nous avons pu le lire à plusieurs reprises. Nous voilà désorientés.

Et c'est bien là ce qu'il nous resterait à prime abord de l'examen des lectures faites de la tragédie dans les médias. Mais qu'en disait Lépine lui-même ? Sauf à accepter qu'un texte ne puisse se lire qu'au premier degré, ce que nous n'admettons pas, il y aurait autre chose dans la lettre de Lépine que ces arêtes superficielles : son passé malheureux, le refus essuyé à l'armée, la haine des féministes. Il est permis d'en refaire la lecture, non pour chercher ses mobiles à la manière du détective ou du psychiatre, mais pour mieux comprendre comment la régulation discursive a fonctionné ici, coupant l'herbe sous le pied à tout discours subversif, ultimement à un discours à visée éthique au sens habermassien du terme (Habermas, 1987, 1988). Nous entendons ici par discours subversif non pas les discours du pouvoir ou des résistances qu'il suscite, qui ne peuvent jamais que s'inscrire à l'intérieur même des discours du pouvoir (Foucault, 1976), mais la possibilité d'un discours qui, reconnaissant la différence – et en particulier la différence sexuelle – se situerait en marge du pouvoir de l'inscription corporelle des mécanismes de la dichotomisation sexuelle singularisante.

Nous soutiendrons dans l'argumentation suivante que le discours tenu par Marc Lépine s'adresse non pas aux féministes mais à l'ordre discursif de l'indifférenciation à visée universalisatrice et totalisante, à cet ordre de la rationalité qui prétend tout ramener à l'ordre de l'explication et faire sortir le chaos de l'histoire… pour nous faire sortir de l'histoire et en finir avec elle.

a) Le texte de Lépine commence comme suit : "Excusez les fautes. J'avais 15 minutes pour l'écrire". Il est révélateur que la lettre écrite par un homme qui s'en-va-t-en-guerre contre les femmes, en en tuant éventuellement quatorze et qui sait qu'il se tuera lui-même ensuite, commence en s'excusant des fautes de français qu'il va commettre. Détail anodin ? Si le texte est porteur d'un sens, ses éléments constitutifs en ont bien un aussi et participent du moins au sens global.

b) "Car j'ai décidé d'envoyer Ad Patres les féministes qui m'ont toujours gâché la vie." Deux observations ici. Premièrement, il les enverra Ad Patres et non pas Ad Deum. Bien sûr, Dieu est le Père. Mais s'il sait utiliser la locution latine Ad Patres, Lépine peut vraisemblablement aussi bien se servir de l'autre. Choix arbitraire ? Le choix de termes n'est jamais arbitraire. Deuxièmement, il veut envoyer à la mort les féministes qui lui ont gâché la vie, ajoutant pourtant à la toute fin qu'il aura manqué sa cible, ne pouvant, faute de temps, tuer les 19 féministes radicales qui figurent sur sa liste. Il ira alors tuer gratuitement, tirant au hasard, sur n'importe qui ? Ou il écrit n'importe quoi ? Ni l'un ni l'autre comme on sait.

c) ll est refusé par les forces armées parce qu'a-social, ce qui l'a empêché "de pénétrer dans l'arsenal et de précéder Lortie dans une razzia". Toutefois "sachant [son] destin à l'avance", il a poursuivi ses études sans intérêt, attendant "jusqu'à ce jour pour mettre à exécution [ses] projets". Il dit cependant à la fin qu'il a manqué de temps. Surtout, il dénonce, comme on le verra encore, les barrières imposées, celle de l'armée en étant certainement une, autant que celles des femmes.

d) "Même si l'épithète de Tireur Fou va m'être attribuée dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel que seule la venue de la Faucheuse a amené à poser des gestes extrêmes." Non seulement est-il capable de prévoir qu'il sera qualifié de tireur fou, de dément, mais par surcroît il est effectivement suffisamment érudit pour parler de la Faucheuse. Or dans le mythe, on représente toujours la mort, la Faucheuse, sous l'aspect d'une femme. La femme est venue lui annoncer qu'il avait fait son temps. Qu'est-ce à dire ?

e) "Ainsi, c'est une vérité de la palice que si les Jeux olympiques enlevaient la distinction Homme/Femme, il n'y aurait de Femmes que dans les compétitions gracieuses. Donc les féministes ne se battent pas pour enlever cette barrière." ll nous dit ici essentiellement ce que nous avons déjà : les distinctions homme-femme élèvent des barrières et seules certaines sont critiquées, remises en question, la plupart du temps sur une base utilitariste. Dans cette même veine, qu'"on" ait honoré les Canadiennes qui auraient combattu au front quand elles ne pouvaient y aller, constitue l'une de ces barrières qu'"on" fait tomber, par utilitarisme, le "on" référant ici au gouvernement. Ce même gouvernement dont il disait plus tôt que ce n'est pas la peine d'exister que pour lui faire plaisir.

À qui s'adresse Marc Lépine ? Certainement pas aux féministes puisqu'il en parle au "elles" et non pas au "vous" : il ne leur parle pas directement, mais les nomme comme cibles. Il ne s'adresse pas davantage aux journalistes ni au gouvernement puisqu'il les nomme aussi à la troisième personne. Et nous ne pensons pas qu'il s'adresse davantage à lui-même, puisque le "je" appelle un "tu" : il ne s'agit pas ici d'une lettre anonyme disant : il a aujourd'hui décidé de- Quel est ce "tu" ?

Nous voulons suggérer qu'il s'adresse au Père, à ce père qui est un ailleurs, si loin qu'il le nomme en latin, usant d'une formule inusitée de politesse, de déférence. C'est ce même père qui doit l'excuser de ses fautes, qui doit aussi prendre note de son érudition, de sa rationalité. La rationalité du père, qui est justement d'élever des barrières telles que les femmes doivent se battre et donc périr – c'est un véritable casus belli conclut-il – pour les faire tomber. Une rationalité telle que l'on ne peut que constater, avec Lépine, à quel point la construction sociale des genres en une polarité où le positif est masculin dont le féminin serait le négatif, devient ultimement ridicule : que les femmes en seraient réduites à des "sports gracieux" ou qu'elles seraient honorées pour les guerres qu'elles n'auraient pas combattues. Et que cette polarité doit finir par finir, la femme/Faucheuse étant venu le chercher, lui le Fils du Père.

Ce ne serait donc pas d'antiféminisme dont il s'agirait ici, mais d'une critique absolument nihiliste, c'est-à-dire une manifestation extrême de la modernité consacrant un ordre sociopolitique de rapports de pouvoir se refermant inexorablement sur eux-mêmes. Une critique non pas du féminisme, mais du fait même que la rationalité patriarcale des rapports de sexage doive engendrer le féminisme, parce qu'elle s'est d'abord instaurée sur une bicatégorisation hiérarchique des sexes.

Comprenons-nous bien ici : nous n'élevons pas Marc Lépine au rang d'un quelconque héros de la lutte contre le patriarcat. Que ce soit dit ! Ce massacre appartient aux phénomènes extrêmes de la modernité patriarcale et doit être dénoncé, jugé, comme tel. L'homme était peut-être un fou, peut-être un misogyne de la pire espèce. Le Tueur a cependant pris des proportions mythiques dans l'imaginaire collectif, et c'est à ce titre que nous tentons ici de l'analyser.

Lorsque, dans les médias, on traitera d'un antiféminisme larvé au sein de la société, on mettra dans le même souffle en garde contre le fanatisme et la rage que la tragédie de Polytechnique risquerait d'engendrer chez les féministes, préférant plutôt le silence coupable des hommes.

Nous plaidons coupable, votre honneur, clament les hommes, cela suffit. Et le silence de se refermer sur Lépine- et sur les femmes et leurs luttes.

Lorsqu'à l'inverse nous disons que le geste de Lépine ne relève pas d'un antiféminisme, ni même d'une misogynie, mais qu'il accuse les hommes, via Le Père, d'avoir créé cette société à barrières multiples, alors les hommes ne peuvent plus se satisfaire de leur culpabilité gênée, ne peuvent plus garder le (droit au) silence. Il leur faut s'expliquer, entamer un débat, discourir. C'est là que se situe la possibilité même d'un débat éthique qui n'a pas eu lieu avec les Femmes. Parce qu'elles sont encore construites comme l'"Autre" de l'homme selon la logique même du Patriarcat, elles ne peuvent devenir leurs propres sujets à ses yeux, ne peuvent donc discourir avec Lui (le Père) ni avec eux.

Un discours subversif sur la tragédie de l'École polytechnique ne consiste donc pas, surtout pas, à faire de Lépine un fou, ni même à en faire un antiféministe qui montrerait que les rapports entre les femmes et les hommes n'auraient toujours pas progressé, ou alors si peu. Pour être subversif, un discours sur cette tragédie doit au contraire en faire l'occasion d'un débat éthique, donc sans visée stratégique. Il ne s'agit pas non plus d'en faire une cause qu'on invoquera pour marquer la recherche de l'égalité. (D'ailleurs, plus de trois ans après la tragédie, nous avons maintenant beau jeu de soutenir que le débat de fond entre hommes et femmes que certains avaient voulu annoncer n'aura effectivement pas eu lieu. Et pour cause, puisqu'il ne pouvait s'engager sur ce terrain piégé.) Toujours-déjà en-castrée dans le juridique, l'égalité ne saurait que fonctionner à la loi – au double sens du terme : la loi qui régit le corps des femmes dans le dispositif de l'alliance d'un côté (le juge), et la Loi qui régit leur désir par l'inscription des mécanismes du pouvoir dans le dispositif de la sexualité (le psychiatre). Dans les deux cas, les Femmes ne sont que (par) référence, alors même que c'est la différence qui demande à se dire. Que la famille soit "l'échangeur" entre le dispositif de la sexualité et celui de l'alliance, il revient à Foucault de l'avoir montré. Ce qu'il n'a cependant pas montré, c'est que cet échangeur ne fonctionne pas de la même manière pour les femmes que pour les hommes. Alors que pour les hommes il fonctionnerait par un processus de neutralisation et d'universalisation au point où, jamais problématisé ni problématique, leur sexe est, et est naturellement et universellement (voir Connell, 1989), pour les femmes il s'agit plutôt d'un processus de sexualisation où à une construction du corps se juxtapose l'investissement d'une âme toujours en défaut d'inexistence parce que non rationnelle (par exemple, Haugg, 1987). Au masculin, l'universel dans lequel l'homme singulier se noie et est emporté par la tourmente ; au féminin, le singulier, le particulier, dans lequel chaque femme disparaît par une sorte d'effet pervers de sur-exposition.

 

CONCLUSION

Valait-il de ressasser les cendres douloureuses de l'affaire Lépine pour en arriver à ce point… qui ne demeure que point de départ ? Nous osons penser que oui.

Parce que le féminisme demeure un discours politique fondé et nécessaire, qui s'enrichit maintenant d'un discours théorique de plus en plus sophistiqué comme en témoignent les récents travaux de Cornell (1991). Ce discours théorique comporte non seulement une dimension politique en ouvrant de nouveaux espaces à la définition de l'Être-Femmes (voir Irigaray, 1992), mais par surcroît des dimensions épistémologiques extrêmement riches (voir les travaux de Harding, 1987, de Harding et O'Barr, 1987 ou de Marcil-Lacoste, 1990). Il s'ensuit que cette amplification théorique ne recule devant aucun point d'ombre, et restaure une positivité à la conceptualisation que certains discours modernes et postmodernes lui avaient fait perdre (e.g. MacKinnon, 1987, 1989) en se posant comme "vrais".

Parce que, l'espace social peut alors s'enrichir à son tour d'une compréhension accrue de ses propres mécanismes de régulation discursive par lesquels même un projet autrement jugé aussi valable que le projet féministe à caractère éthique sera en fait exclu de l'espace discursif public.

Parce que, comme hommes, nous devons continuer à réfléchir et à travailler à modifier les mécanismes par lesquels nous constituons les Femmes comme l'Autre de ce que nous ne sommes pas, plutôt que de les écouter nous dire ce qu'elles sont.

Il ne faut plus se couper la langue aux dents d'une culpabilité silencieuse, ni davantage la laisser être une langue de bois. Hommes, il nous incombe de trouver ailleurs que dans la loi la métaphore qui seule enrichit le réel : les femmes en auraient assez d'être notre métaphore ; elles ont bien assez de leur propre entreprise de remétaphorisation .

RÉFÉRENCES

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* Chercheur indépendant, 28, rue de Lauzac, 33100 Bordeaux, France.

** Professeur au Département de sexologie de l'Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, succursale Centre-ville, Montréal (Québec) H3C 3P8.

1. Nous renvoyons le lecteur à ces textes pour des exemples de chaque catégorie afin de ne pas alourdir celui-ci.

 
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(En) SEXUAL RELATIONS
AND VIOLENCE AGAINST WOMEN :

A SOCIAL RECONSTRUCTION OF THE MEANING
OF THE POLYTECHNIQUE TRAGEDY


ABSTRACT

The purpose of this article lies in showing how the print media socially constructed the meaning given to a violent act perpetrated by a man against a group of female students at the Ecole Polytechnique. In order to arrive at this reconstruction, quantitative et qualitative analyses have been carried out on three types of documents : messages written by citizens, texts published by Quebec daily newspapers and parliamentary discourse. If the examination of student messages reveals no difference between the opinions of men and women, the media nonetheless reconstructed the reactions to this tragic event according to two opposing poles: male guilt and female rage. This constructed dichotomy of reactions to the Polytechnique tragedy served to impose upon men a silence of guilt and to disqualify feminist discourse in order to assure peace between the sexes. A hermeneutic look at the letter left by the author of this violent act permits the emergence of another interpretation of male violence against women : the malaise of men faced with sexual differentiation and female emancipation.

Key Words

Sexual Relations ; Male Violence ; Social Construction ; Print Media ; Feminism ; Hermeneutic.

UP