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 Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes

Essai d’explication sociologique et psychogénétique
de la tendance des hommes à utiliser la violence 
à l’égard des femmes


Ursula MÜLLER, Université de Bielefeld, Allemagne et Angela MINSSEN

Je propose, dans le présent document, une vision partielle de l’analyse secondaire et complémentaire que j’ai effectuée avec Angela Minssen[1]. Notre collaboration – Angela Minssen étant psychanalyste et moi-même sociologue – nous a conduites à étudier un nombre important de documents et d’essais, très différents les uns des autres étant donné nos spécialités respectives; mais, de manière assez surprenante, nous sommes parvenues à des thèses plus proches que prévu pour expliquer l’inclination masculine à la violence à l’égard des femmes.

1.            Continuité et changement

En étudiant la violence des hommes à l’égard de femmes qu’ils connaissent (Hearn, 1998), tel que ce phénomène se présente aujourd’hui, nous constatons une double réalité: si, d’une part, les changements sont spectaculaires sur le plan politique (et cette conférence en est une illustration très notable), nous constatons aussi, d’autre part, une très lourde continuité en ce qui concerne l’orientation générale des thèses élaborées sur le sujet. Les grandes avancées effectuées en termes d’élimination des tabous, dans le débat public sur la tendance des hommes à commettre des actes violents à l’égard des femmes, et à divers niveaux politiques, se heurtent à des schémas d’argumentation inchangés au sujet des causes du phénomène – et nous en sommes plutôt choquées. Sur le sujet de cette «inclination masculine», théorie et pratique semblent totalement s’éloigner l’une de l’autre et suivre chacune une évolution autonome. A l’heure actuelle, les points de vue théorique et pratique ne se rejoignent que sur quelques éléments – cette relation pouvant être très négative dans certains cas, comme je m’efforcerai de le démontrer à la fin de cette étude.



                Lors de l’analyse de la littérature concernée, nous avons d’abord été surprises, puis franchement irritées, de constater à quel point cette violence masculine était totalement considérée comme la responsabilité des mères ou des femmes en général. C’est là un point sur lequel la nouvelle «littérature sur les comportements masculins» et la psychanalyse traditionnelle sont curieusement d’accord.

                Les thèses psychogénétiques et sociogénétiques avancent l’idée – que nous considérons comme problématique – que l’on peut autoriser les hommes à se présenter comme des victimes plutôt que comme des agresseurs. Il s’agit, sur le plan social, de faire des hommes des prisonniers de leur «rôle masculin»; et, en termes de psychologie individuelle, ils apparaîtront comme les victimes de mères d’un autre âge mais en tout cas dominatrices.

                D’après cette thèse de «victimisation» développée sur le plan sociologique, le «rôle de l’homme» est en train de changer du fait de la modernisation progressive de nos sociétés. La fonction masculine traditionnelle est aujourd’hui dépassée, sans que rien d’aussi fort ou rassurant ne vienne s’y substituer. Une partie de la littérature existant dans ce domaine désigne explicitement ou implicitement un «coupable» - à savoir l’émancipation des femmes, qui a provoqué ces nouvelles incertitudes masculines. Du fait que la femme a abandonné la position qu’on lui avait traditionnellement assignée, l’homme a perdu ses repères. Dès lors, la violence masculine apparaît comme une conséquence certes regrettable, mais compréhensible, de cette «crise».

                Sur le plan psychologique, le statut de «victime» de l’homme se rattache à une «tradition» déjà plus ancienne. Le jeune garçon ou le jeune homme lié à sa mère dans un état de «symbiose» n’a qu’un moyen d’échapper à cet «étouffement»: c’est de se dissocier de tout ce qui fait le «féminin»; et la manière la plus constante et la plus sûre d’y parvenir est de dévaloriser la femme. Dans ce contexte, la misogynie en tant que condition préalable à la violence masculine à l’égard des femmes est la résultante obligée de cet amour maternel exclusif que la société exige et conforte tour à tour – comme un élément souhaitable.



2.            Le modèle bourgeois des caractéristiques de chaque sexe, et son incidence sur les relations actuelles entre les hommes et les femmes

                L’une des idées majeures qui sous-tend la présente étude, sur le plan sociologique, est celle de la privatisation des problèmes sociaux au détriment des femmes. Pour en parler, la théorie féministe a longtemps eu recours à la notion de division du travail «selon des critères de sexe» ou «selon une hiérarchie liée aux deux sexes». Comme l’ont montré Karin Hausen et d’autres auteurs, à la séparation entre travaux ménagers d’une part, et vie active de l’homme, d’autre part – principe qui s’est affirmé au cours du XIXe siècle – correspondait, sur le plan socioculturel, une polarisation culturelle et affective des «caractéristiques de chaque sexe» séparant les «qualités, capacités et traits aussi bien émotionnels que psychosexuels de chacun d’entre eux» (Hausen, 1978), sur la base de la complémentarité. Cette vision bourgeoise fait des hommes et des femmes deux pôles totalement opposés, n’ayant quasiment rien de commun. Ils diffèrent non seulement sur le plan des travaux qu’ils peuvent accomplir, mais aussi dans la substance même – intellectuelle, affective et autre – de leur «être profond». Nul n’est censé être à la fois masculin et féminin. Le modèle bourgeois fondamental des relations entre les deux sexes est celui de la rencontre de deux êtres «incomplets», ne pouvant atteindre la «complétude» que grâce à son «contraire». La dépendance réciproque inhérente à ce modèle débouche de facto sur la domination masculine[2].

                Si l’on choisit l’analyse psychogénétique, ce modèle n’autorise à chacun qu’une identification avec son propre sexe. Les filles ne peuvent s’identifier à leur père – ni les garçons à leur mère. De même qu’une approche sociogénétique n’envisage en aucun cas des êtres dotés de traits de caractères à la fois masculins et féminins, le point de vue psychogénétique fait apparaître toute ambivalence de ce type comme dérangeante et comme une situation à éviter à tout prix. Cette attitude entraîne la recherche d’une position de contrôle très forte vis-à-vis du milieu ambiant et des exigences ou des incertitudes pouvant y être liées.

                En ce qui concerne la «masculinité», ce modèle traditionnel associe toute perte du caractère viril à une régression psychologique vers ce que nous appelions plus haut la «symbiose» avec la mère. Cela revient à une peur de perdre son attribution sexuelle. De la même manière, dans le cadre d’une étude plutôt sociogénétique, l’homme craint qu’en ne «contrôlant» pas la femme, il ne perde son statut social. Dans le cadre de l’approche traditionnelle des deux sexes, la règle générale est d’exiger de l’homme qu’il se dissocie de la femme – laquelle se définit comme son «opposé» - et qu’il maîtrise en permanence ce «cloisonnement» fondé sur des catégorisations bien précises.

                Du fait que, dans la réalité, elle ne cadre pas avec ce schéma, la femme constitue pour l’homme une menace permanente et fait naître en lui des peurs contre lesquelles il doit constamment lutter. En somme, ce type d’attitude vis-à-vis de la femme se caractérise par une peur latente, qui place l’homme – dans son propre regard – en position d’infériorité. Et, dans une large mesure – sinon totalement – cette position psychologique vient contredire l’image sociale du pouvoir masculin.

 

3.             L’ambivalence des sexes et la perte de contrôle,
                chez les hommes




                Dans nos sociétés modernes, l’homme fait de plus en plus l’expérience de l’ambivalence (cf. notamment la notion de «vertige sexué», définie par Connell en 1995, et les premiers signes empiriques de cette situation notés, chez les hommes allemands, par Metz-Goeckel et Mueller, en 1986). Toutefois, l’homme est, en l’occurrence, relativement retardataire par rapport à la femme, qui a commencé, dès la fin du XIXe siècle, à s’exprimer sur ce qui lui apparaissait comme un fossé entre la norme sociale et les exigences réelles de la personne, et a continué à le faire avec insistance dans le cadre des nouveaux mouvements féministes – à partir des années soixantes.



                L’homme ressent l’ambivalence d’une façon différente de la femme. Pour lui, ce n’est pas - semble-t-il – un prolongement ou un développement de sa position, mais plutôt une menace. Ce sentiment fait que l’homme est porté à souhaiter le retour à la situation de «jadis» - à une époque où l’homme était bien l’homme, et où la femme savait rester à sa place.

                Aujourd’hui, l’homme est placé, fondamentalement, devant deux manières possibles de réagir au fait que la femme assume positivement son ambivalence personnelle – qui se traduit par l’acquisition de nouveaux droits ou le renforcement de droits existants, par le bouleversement des structures fondamentales du patriarcat, par le développement de la représentation sociosymbolique du «féminin», par une politisation de l’inégalité entre les sexes dans nos sociétés, etc. La première réaction masculine est de reconnaître – volontiers ou de mauvais gré – que cette situation nouvelle constitue un potentiel, et de s’engager – timidement ou de manière très franche et très enthousiaste – dans une tentative d’exploitation de ce potentiel à son profit. La seconde réaction possible est de se laisser envahir par la sensation du danger et de rejeter ce nouveau potentiel en s’investissant dans un processus destructif de dépréciation de la femme. La majorité des hommes se situent probablement sur une ligne médiane entre ces deux attitudes; il se peut aussi que la plupart d’entre eux s’accommodent de la perspective d’un processus évolutif. Nous allons tenter de l’illustrer ici[3].

                La génération des hommes de 35 à 55 ans, qui a réussi sur le plan professionnel, s’est peut-être – à l’origine - félicité de l’émancipation des femmes, en grande partie du fait que ce phénomène les soulageait d’un ensemble de tensions lié à une masculinité «incertaine». Mais, en raison même de leur réussite sociale et du temps croissant absorbé par l’activité professionnelle, les hommes n’ont pas, parallèlement, fait les progrès psychologiques qui leur auraient permis de prendre conscience des problèmes liés à chacun des sexes et des questions de parité; bien au contraire, on assiste à un renforcement de la position masculine traditionnelle et à une volonté, chez les hommes, de rejeter l’exigence constante de modification de la masculinité – que ce soit individuellement ou collectivement. Les hommes parvenus à une position de pouvoir semblent ne plus être capables d’accepter l’«ambivalence», et bon nombre d’entre eux ne souhaitent plus coopérer avec les femmes qui revendiquent la parité.

                L’idée masculine (qui peut prendre des formes diverses), selon laquelle les femmes sont moins à même que les hommes d’assumer une responsabilité publique (héritage de la philosophie politique bourgeoise), cache en réalité une crainte – celle de voir les femmes faire aussi bien sinon mieux que les hommes. D’où la nécessité de dévaloriser les femmes, en les affublant d’un caractère irrationnel. Et l’on rejoint là l’autre facette de ce rejet des femmes pour des postes publics, à savoir la peur de l’homme de perdre sa position dominante (cf. ci-dessus).

                Et, même si une femme accède à un poste de responsabilité, on entretient l’illusion que sa réussite est due uniquement à l’aide «invisible» d’hommes de pouvoir qui lui auraient transmis un peu de leur «puissance». Cette attitude permet à l’homme haut placé de garder son emprise sur l’«objet de sa domination» et de préserver l’illusion de cette domination. Lorsqu’il n’est plus possible de maintenir cette fiction en l’état, l’homme tente de «détruire» l’«objet» par une agression en force. En revanche, une autre manière de surmonter ce «danger» de la «femme de pouvoir» serait de renoncer à la domination et de reconnaître enfin la femme dans sa position. Mais beaucoup d’hommes ne peuvent encore se résoudre à cette idée. Ce serait une façon d’agréer ce que l’écrivain Virginia Woolf a formulé il y a déjà longtemps: la femme ne peut se refléter dans l’homme. Il semble qu’à ce jour, très peu de femmes aient réussi à acquérir cette position privilégiée.

                Dans le cadre de la présente étude, nous avons été très surprises de voir que la majorité de la littérature très diverse consultée sur le sujet reflétait le modèle que nous avons tenté de décrire ci-dessus, à grands traits. On ne trouve que quelques axes de réflexion qui dépassent ce schéma – dans la psychanalyse, dans la littérature concernant les «nouveaux comportements masculins», dans la critique et le développement de l’analyse féministe, dans la littérature sociologique et éducative au sujet de la masculinité, etc.[4].L’idée qu’il puisse exister des hommes se sentant à l’aise dans leur position masculine et nullement menacés par le «pouvoir féminin» n’est pas encore très répandue[5], comme s’efforcent de le montrer les chapitres suivants.

3.1           La psychanalyse féministe sur le fait de «devenir un homme»



Toute une série d’études plus récentes, d’inspiration plutôt psychanalytique, abordent la question de la relation entre certaines formes de «domination maternelle» et l’émergence d’une misogynie très diverse (cf. notamment Johnson, 1988; Rohde-Dachser, 1991; Schuch-Minssen, 1992). Ces analyses évoquent, entre autres éléments, le cas des mères «étouffantes», «dévorantes» ou «omnipotentes» dont le jeune homme doit se libérer en toute urgence. Ledit jeune homme voit la féminité comme une expérience oppressante, dont il est inexorablement victime du fait de sa position de dépendance au cours de son évolution personnelle (Chasseguet-Smirgel, 1974, 1988; Chodorow, 1985; Olivier, 1988). D’un côté, la figure maternelle jouit d’une perception positive, dans la mesure où elle assure la satisfaction des besoins; mais, de l’autre, sa «toute-puissance» provoque, chez l’homme, une blessure narcissique – consistant à se sentir totalement impuissant -, et l’on voit dans cette situation le fondement d’une hostilité à l’égard des mères (cf. principalement Chasseguet-Smirgel, 1988). La mère, perçue comme toute-puissante, fait donc naître des blessures narcissiques; mais sa nature d’«usurpatrice», d’«étouffoir» et de «dévoratrice» est également considérée comme une source de handicaps et une contrainte auxquelles le jeune garçon souhaite échapper. Toutefois, ce désir de libération n’est pas limité à la période de l’enfance. Conformément aux idées exposées plus haut, l’homme poursuit cette «guerre d’indépendance» pendant toute sa vie – ce qui, paradoxalement, ne fait que renforcer sa dépendance à l’égard de la mère originelle. Cependant, ce type de dépendance ne ressemble en rien à une solidarité réciproque; c’est plutôt la position douloureuse d’un être qui veut éviter de sombrer dans une dépendance de type «symbiotique». Il apparaît que la vie d’un homme auprès d’une femme est un combat constant contre l’étouffement et le danger de devenir prisonnier d’une relation qui se présente sous une autre forme mais est, finalement, voisine de la dépendance maternelle. En d’autres termes, la vie adulte va être la poursuite de la lutte d’indépendance vis-à-vis de la mère et la tentative de préserver son indépendance – principalement par la dévalorisation de la femme.

La faille d’une telle approche est de se limiter à une dyade mère-enfant, qui serait une entité isolée du reste de la société. Cette thèse de la mère toute-puissante et de ses relations étouffantes avec son enfant se développe généralement dans le contexte de l’absence de pouvoir – ou, tout au moins, de la position désavantageuse des mères et des femmes dans nos sociétés (cf Schütze, 1986; Krüger et ses collaborateurs, 1987; Müller, 1989). Cette tension sociale se répercute jusque dans le rapport intime entre la mère et l’enfant. Et, en fonction de la force avec laquelle la mère a besoin de dominer son enfant – du fait de l’absence d’alternatives pour donner un sens à sa vie -, la séparation d’avec la mère peut prendre la forme soit d’une dissociation hostile, soit d’une ouverture sur le monde (Benjamin, 1990).

Cependant, la littérature disponible dans ce domaine ne semble attacher d’importance qu’au désir plutôt agressif du jeune fils de se dissocier de sa mère. Les études psychanalytiques récentes avancent l’idée qu’en l’occurrence, la différence de sexe de la mère et de l’enfant engendre des formes particulières de séparation et de dissociation.

L’un des angles par lesquels est abordé ce problème est celui de la «blessure narcissique» (Chasseguet-Smirgel, 1988) – résultante d’une impuissance et d’un manque de moyens originels. Le jeune homme peut parvenir à se libérer de la figure maternelle étouffante ou apprendre à la dominer en dévalorisant cette mère prétendument omnipotente par le biais d’un attribut qu’elle ne possède pas: le pénis. Pour le jeune garçon, cela revient à prendre conscience de ce que, malgré sa soumission à cette mère toute-puissante, il possède un organe dont elle est dépourvue. La conséquence de cette attitude - ce qui fait de cette dépréciation de la féminité le fondement de l’identité masculine - est une dévalorisation triomphaliste du sexe opposé en général. La vision de la femme comme un être castré, impuissant et inférieur constitue la victoire et l’acquisition du pouvoir recherchées de longue date par rapport à une mère apparemment toute-puissante.

L’autre forme de séparation – également adoptée, sans aucune remise en question, par les auteurs féministes (cf. principalement Chodorow, 1985) - est celle de la distanciation par rapport à une identification possible avec la mère. Il semble que cette identification première ne puisse en aucun cas se maintenir sans mettre en danger l’identité masculine. Le développement de cette identité et du rôle masculins exige, semble-t-il, - et Greenson (1968) y voit une nécessité - la réalisation totale de la «désidentification» d’avec la mère. L’acquisition et la préservation de l’identité masculine passent obligatoirement par une différenciation forte et défensive par rapport à l’objet d’identification primaire qu’est la mère (cf. notamment Stoller, 1968; Tyson, 1991).

Que la masculinité soit l’instrument de l’indépendance – né, par conséquent, d’une nécessité - ou que l’indépendance soit le moteur même du développement de la masculinité, on a encore du mal à définir précisément ce qu’est la masculinité. Avec le renforcement actuel de la différenciation des sexes, il semble que la masculinité ne se définisse que par la négative: être masculin, c’est «ne pas être féminin». Mais, si le masculin ne se définit que négativement par rapport au féminin, tous les éléments de la personnalité pouvant avoir des connotations négatives – tels que la faiblesse, la peur, la dépendance, le besoin de fusion avec l’autre, l’impuissance, la passivité, etc. - sont transférés sur la femme, l’homme étant censé les maîtriser et les maintenir à bonne distance. Dès lors, la femme est le «réceptacle» de ces instincts conscients ou inconscients, mais en tout cas proprement intolérables (cf. notamment Rohde-Dachser, 1991).

A priori, le processus de distanciation par rapport au «féminin» n’a aucun lien avec la femme «réelle»; à cet égard, la masculinité ne se constitue pas de manière interactive, face à un autre être humain «concret», mais plutôt par rapport à une «réalité» intérieure ou imaginaire. La masculinité traditionnelle se dissocie d’une image intérieure de la féminité - «fabriquée», pourrait-on dire, par l’homme lui-même. Cette distanciation par rapport à une féminité imaginaire contribue à la stabilisation d’une identité masculine précaire - dans la mesure où elle est dépendante de cette forme très particulière de «dissociation» par rapport à une féminité imaginaire, et de la définition de celle-ci. En d’autres termes, il est vital, pour l’identité masculine, d’affirmer que la femme est faible, craintive, etc. Tout élément féminin non conforme à cette image, et tout élément masculin pouvant présenter certains aspects de cette féminité imaginée, constituent une menace et doivent être dévalorisés ou combattus: dès lors, ce point de vue peut effectivement entraîner une tentation de violence.


3.2           La nouvelle littérature relative aux hommes et à la masculinité

Sur le sujet du «penchant masculin à la violence», la «nouvelle littérature relative aux hommes» - notamment des auteurs tels que Bly, Bornemann, Keen, Schissler, Hollstein, Gottschalch, ou encore Schnack/Neutzling – considère que cette tentation de violence à l’égard des femmes est presque exclusivement la réaction du jeune homme ou de l’homme adulte face aux attributs ou à la manière d’être de la femme – et en particulier de la mère. Selon des thèses notables par leur caractère déterministe, on doit bien comprendre que ce penchant à la violence à l’égard des femmes sera irréversible si l’on ne modifie pas cette situation; mais les auteurs de ces thèses ne précisent pas clairement ce qui pourrait provoquer le changement. Nous souhaiterions illuster ce débat par quelques exemples.

L’hypothèse selon laquelle les hommes envient la capacité de la femme à donner la vie émane, à l’origine, de Karin Horney – dans un ouvrage édité en 1932, intitulé «Die Angst vor der Frau» et qui se voulait un contrepoint à la théorie freudienne de l’«envie du pénis», chez les femmes. Mme Horney affirme que c’est le désir du jeune garçon de «porter un enfant» - en d’autres termes, son envie par rapport à une capacité féminine, et non pas une angoisse qui aurait été créée par une perte quelconque – qui est à l’origine de certaines peurs et blessures affectant le jeune homme au stade phallique. Karin Horney avait déjà souligné, auparavant, que, dans le cadre de la théorie psychanalytique masculine – et, nous ajouterions pour notre part, dans la littérature sur l’évolution masculine - l’insistance très importante sur le pénis, dans la période enfantine, n’était fondamentalement qu’une tentative de nier les «terrifiants» organes génitaux féminins.

Cependant, pratiquement hors de toute influence des arguments avancés par Karin Horney, mais s’appuyant plutôt sur les nuances apportées par un Bruno Bettelheim – qu’il a toujours approuvé dans le débat oral -, Gottschalch associe la haine de la femme à la haine de l’homme pour lui-même. Cet auteur affirme que l’homme envie la femme parce qu’il juge celle-ci plus forte. Aux yeux de l’homme, la femme est autant capable de donner que de reprendre; le jeune enfant est totalement à la merci de la mère, et la crainte d’être abandonné reste l’une des peurs les plus profondes de l’homme, jusque dans l’âge adulte. Gottschalch estime que l’homme ne domine la femme «que» sur le plan social – et que cela n’est plus vrai au niveau psychologique. Sur le plan psychologique, l’homme reste dépendant de la femme, et tant que cet élément ne sera pas reconnu – et qu’on n’admettra pas, également, que cet état de dépendance est en fait réciproque -, on continuera à assister à un phénomène de haine de la femme, et vice versa. Une autre raison de l’envie que l’homme éprouve vis-à-vis de la femme est l’inépuisable puissance sexuelle de celle-ci; Gottschalch explique très simplement cet élément, en termes de déterminisme biologique: de par sa constitution physique, la femme est toujours prête pour la sexualité – contrairement à l’homme. En outre, l’homme ne comprend jamais tout à fait ce que la femme éprouve véritablement au cours de l’acte sexuel: cela contribue à accroître le malaise sexuel masculin, et porte l’homme, en contrepartie, à dévaloriser – voire à ignorer totalement – la sexualité de la femme.

Hermann (1989) va dans le même sens lorsqu’il part du postulat de la peur des femmes, avant de dire que cette peur engendre le penchant à la violence masculine, et que la cause en est le désir de donner la vie, à l’instar des femmes.

Cependant, ces thèses ne tiennent aucun compte d’une autre possibilité – à savoir que l’envie d’un jeune homme de porter lui aussi un enfant peut également s’intégrer à la personnalité masculine de telle manière qu’elle ne porte pas l’homme à dévaloriser la femme, mais, au contraire, à s’intéresser à elle – à avoir une curiosité vis-à-vis de la femme, dans une sorte d’échange égalitaire. Les arguments des auteurs masculins susmentionnés sont concentrés sur le thème de la «défense phallique» - laquelle aboutit à une dépréciation de la femme.

Il en va de même pour le type de thèse tendant à expliquer le penchant masculin pour la violence par la volonté de l’homme de retrouver l’illusion de sa grandeur et de sa toute-puissance. Bornemann (1987) et Gottschalch (1984, 1991) – mais de nombreux autres auteurs, également – expliquent que l’homme connaît aujourd’hui une perte de confiance, du fait de l’affaiblissement de rôles bien marqués pour chaque sexe et du déclin de l’identité masculine traditionnelle (autant d’éléments dus, selon eux, à l’émancipation des femmes). A cet égard, Hollstein (1992, 1993) parle de la «castration sociale» de l’homme, due au fait que la pilule contraceptive a permis à la femme de maîtriser sa capacité à donner la vie, ainsi qu’à l’entrée de la femme dans la vie active, qui a eu pour effet de soumettre l’homme à une concurrence sur le plan professionnel. Encore une fois – comme dans le cas de la thèse consistant à dire que l’homme envie la capacité de donner naissance à un enfant -, c’est l’homme qui est présenté comme la victime. Ainsi, Hollstein accuse les femmes américaines de vouloir un homme non seulement sensible et compréhensif, mais aussi conquérant, séducteur et «battant» sur le plan professionnel.

De la même manière, Goldberg (1986) ne voit l’homme menacé que par la figure maternelle et la femme émancipée. Alors que la première le maintient en état de dépendance, la seconde le laisse brutalement livré à lui-même – sans préparation. Dès lors, l’homme est toujours perdant, car il ne peut jamais prévoir dans quel sens la femme va se comporter. Tous ces bouleversements imprévus l’ont paralysé, privé de toute revendication ou exigence – ce qui fait qu’il réagit plutôt par une colère impuissante ou une résignation muette.

En résumé, ces auteurs disent que la «blessure narcissique» que l’homme est «forcé» d’évacuer par la violence ou la tentation de violence à l’égard des femmes est faite de trois éléments: premièrement, l’impossibilité de préserver son rôle patriarcal d’homme tout-puissant; deuxièmement, le fait que certaines femmes soient plus fortes – ou, tout au moins aussi fortes – que les hommes; et, troisièmement, la sensation très répandue de ne pas pouvoir satisfaire les exigences de la femme sur le plan sexuel.

Toutes ces études sont principalement axées sur la notion de séparation et de dissociation par rapport à une mère usurpatrice, envahissante, irritante et menaçante; le coupable est donc désigné: c’est la femme/mère. Les différents portraits de mère que proposent Schnack et Neutzling (1990, 1993) – la dominatrice et la combattante, la mère sans défense ou «compagne», la «mère ménagère acharnée» (nouvelle variante de la mère «dévalorisée»), ou encore la mère esseulée qui remplace son couple par une relation avec son fils sans pour autant donner à ce dernier le statut «primordial» de l’époux -, tous ces types de femme, donc, interdisent aux fils un bonheur autonome et individuel.

Les travaux de ce type ont très fortement influé sur le discours public relatif à la masculinité et au penchant masculin à la violence, alors qu’une littérature plus savante et plus sérieuse sur le sujet – celle qui fait une plus large place aux incertitudes, à la diversité et à la différenciation de l’espèce masculine, et qui ne participe pas de la misogynie sous-tendant la «nouvelle littérature sur les hommes» (par exemple, les études de Morgan, Hearn, Connell et Seidler) - a encore, à mon avis, du chemin à faire pour concurrencer les thèses très agréées, présentant l’homme comme une victime de la femme.

4.             La délégation des responsabilités, la création d’inégalités entre les deux sexes au cours de l’adolescence et au-delà de cette période


D’un point de vue sociologique, les travaux exposés plus haut indiquent qu’il existe un seul axe de culpabilisation: celui qui consiste à attribuer la responsabilité des comportements intimes de l’homme aux femmes en général – et en particulier (mais non pas uniquement) aux mères. Il semble que cette démarche ne retienne pas encore toute l’attention dans le cadre des «messages subliminaux»; l’un de ces messages consiste à dire que non seulement les garçons ou les hommes sont plus importants (comme l’ont fait observer certains chercheurs féministes tels que Dale Spender et bon nombre d’autres essayistes), mais qu’en outre, les jeunes filles et les femmes sont responsables du comportement des jeunes garçons et des hommes. Cela ressort notamment de certaines études allemandes sur les conceptions professionnelles personnelles d’enseignants masculins et féminins.

Karin Flaake a montré (bien que ce fût dans un cadre conceptuel différent) que les enseignantes faisaient souvent corps avec leurs élèves féminines et élaboraient avec elles une sorte de «pacte régressif»; en d’autres termes, les enseignantes rejoignent leurs élèves pour «se glisser» dans le rôle de victimes de la domination masculine, en classe. Cela s’accompagne d’un message clair et net: «Les garçons sont déjà assez insupportables pour que vous n’en rajoutiez pas! Donc, veuillez avoir un comportement irréprochable!» De plus, le véritable message sous-jacent est que les femmes n’ont pas la capacité de changer les hommes; tout au plus peuvent-elles essayer de les contenir, d’une manière ou d’une autre. La meilleure façon d’y parvenir est de proposer des programmes scolaires répondant principalement aux intérêts des garçons, et de prier les filles d’être compréhensives à ce sujet. Dans le cadre de l’école, les intérêts féminins doivent venir en second, afin de motiver la participation des garçons aux cours. L’observation selon laquelle les garçons se voient, en moyenne, accorder davantage de possibilités de s’exprimer de manière active (un type de conclusion formulé en premier par Dale Spender, et repris par Kreienbaum en 1992) s’inscrit dans cette même approche. En revanche, les filles sont livrées à elles-mêmes pour trouver leur propre motivation de participation. Elles doivent apprendre à assumer seules leur développement intime[6]; elles n’ont personne à qui déléguer cette responsabilité.

Le rejet sur les femmes de la responsabilité des comportements intimes de l’homme, de son développement affectif, de sa satisfaction émotionnelle et de son réconfort total fonctionne effectivement très bien, dans la mesure où la femme portait déjà ce poids dans le cadre du schéma traditionnel des rapports entre les deux sexes, exposé plus haut. Mais, en fait, cette démarche ne fonctionne que s’il y a, chez les femmes, constitution d’une philosophie équivalente – à savoir un sentiment de supériorité, de domination à un échelon plus élevé, «moral» en quelque sorte (cf. les travaux de Margrit Brueckner, 1983, 1993, 1998). Ce schéma traditionnel est souvent renforcé dans le cadre des processus scolaires – même s’il ne s’agit pas d’une stratégie consciente des acteurs concernés.

Cela montre bien qu’à la division traditionnelle du travail correspond une répartition inégalitaire des structures affectives et des responsabilités morales. Nous affirmons personnellement que le fait de répartir les responsabilités en fonction du sexe, conformément au schéma traditionnel, est en soi porteur d’une violence extrême. Cela, en effet, crée des inégalités à grande échelle.

Ce schéma inégalitaire a également une influence sur le phénomène de la violence des hommes à l’égard des femmes dans la vie privée. Hagemann-White parle de «l’absence d’instinct d’empathie» chez les hommes, à un niveau collectif. Cette situation - qui n’est peut-être plus forcément autant valorisée qu’autrefois, sur un plan culturel, même si elle est acceptée avec indulgence – absout en grande partie les hommes de sanctions, lorsqu’ils affirment ne pas avoir été en mesure de «se contrôler» ou de comprendre la position de leur compagne. Un exemple marquant en a été fourni très récemment par Hearn (1998), et, dans les années 1980 (en 1987, pour être précis), par Godenzi.

C’est le modèle culturel dominant, en termes d’engagement affectif et de bonheur - à savoir l’hétérosexualité et le mariage traditionnel en tant que normes -, qui assure la permanence de cette inégalité des positions de chaque sexe, ainsi que celle du penchant masculin à la violence à l’égard des femmes. Le comportement des hommes face à une féminité imaginaire est toujours largement accepté comme la norme. Dans la sphère privée, ces hommes sont entourés de femmes qui compensent leur «impuissance sociale» par une «toute-puissance» domestique illusoire – schéma qui habite l’imaginaire des femmes et de leurs «partenaires» masculins.

5.             Inégalités structurelles et politique publique

La conception selon laquelle la préservation de la famille et du couple, et la présence permanente du père sont des garanties incontestables du bien-être de l’enfant, est une forme de raffinement de l’idéologie «maternaliste», consistant à limiter le champ d’action de la femme – même si celui-ci s’est, en principe, développé par rapport au passé. Ce cadre de pensée est d’autant plus fort que ce ne sont pas seulement les femmes prises individuellement mais aussi les pouvoirs publics qui font souvent de la sauvegarde de la famille l’objectif de leur politique, et qui jugent la présence du père essentielle, pour des raisons à la fois économiques et normatives. Il faut exposer au grand jour ce «contrat sexuel», qui sous-tend plus ou moins explicitement la politique officielle de lutte contre la violence, ainsi que les dispositifs plus «thérapeutiques»; cependant, une partie de la recherche – par exemple, la sociologie familiale - préfère considérer, à ce jour, certaines formes nouvelles de vie en commun comme «déviantes»[7].

Bon nombre de politiques publiques relatives au phénomène de la violence reposent sur l’idéologie «maternelle», s’appuyant elle-même sur la nécessité de la solidarité familiale et de la présence du père en tant que base indispensable du bonheur des enfants. Ce schéma limite le champ d’action des femmes, qui, objectivement, a pourtant eu tendance à se développer au cours des dernières décennies. Les gouvernements – notamment conservateurs et de centre droit, mais pas uniquement - confortent ce schéma en axant leur politique sur la sauvegarde de la cellule familiale bourgeoise. Il apparaît de manière assez évidente que le maintien de ce modèle familial traditionnel – sinon dans les faits, mais tout au moins dans les esprits et dans l’imaginaire collectif - permet également la persistance de la conception traditionnelle de la masculinité.

Une condition préalable importante à l’élimination de la violence masculine à l’égard des femmes est l’indépendance économique et sociale de ces dernières (revendication féministe de longue date – cf. la synthèse qu’en a faite Godenzi en 1993). Ainsi, aux Etats-Unis, un programme pilote a montré que le fait d’offrir à des femmes battues un logement, une éducation et des revenus indépendants réduisait de manière drastique le risque de nouvelles violences à leur égard.

Cependant, les travaux de Benard et Schlaffer ont montré que, même lorsqu’elles avaient acquis leur indépendance économique, les femmes pouvaient volontairement s’abstenir de s’engager dans une véritable concurrence avec leurs partenaires masculins. La normalité garde souvent une place décisive – même si les conditions économiques et juridiques de l’indépendance des femmes sont réunies. Cela montre bien que «l’idéologie du couple-partenaire» fonctionne souvent comme un piège relationnel: les études effectuées au sujet des conflits dans le couple montrent que, dans le cadre de leurs relations avec leur partenaire, les femmes ont tendance à renoncer à leur aspiration à une intégration fondée sur l’amour et l’égalité (qui leur tient pourtant très à cœur), et ne placent plus la confrontation avec leur partenaire – non égalitaire - au niveau du couple, mais la reportent sur le plan d’une comparaison des hommes entre eux (cf. Hochshild, 1989; Müller, 1997); dès lors, l’évolution intime des femmes s’accompagne inévitablement de pertes d’opportunités, d’attributs et de perspectives (cf. Hagemann-White, et le groupe de recherche sur les couples de migrants).

On peut en conclure qu’une répartition plus égalitaire du travail et du pouvoir influerait également - tout au moins à long terme - sur le poids du modèle affectif dominant. Cependant, ce secteur de l’engagement affectif constitue un domaine de lutte en soi.


6.            Observations en guise de conclusion:
  une certaine conception visionnaire de la parité



Sur la base de quelques exemples précis, nous avons avancé l’idée qu’une grande partie de la littérature abordant de manière plus ou moins frontale le problème du penchant masculin à la violence à l’égard des femmes se révèle fondamentalement déterministe. En effet, les explications données sont souvent refermées sur elles-mêmes, dans la mesure où elles présentent la violence des hommes comme un fait plus ou moins inévitable(9)[8]. De nombreuses études psychanalytiques – de même que certains travaux anthropologiques, d’ailleurs - présentent la constitution de la masculinité comme un processus difficile, risqué et incertain, commençant par une dissociation par rapport à l’élément féminin – laquelle passe par une dévalorisation de la femme. La thèse dominante et incontestée consiste à dire que l’enfant de sexe masculin doit se «dés-identifier» totalement de l’élément féminin et ne peut réussir à constituer son identité masculine qu’en s’orientant vers les hommes. C’est là, à notre sens, une caricature assez vaine. Benjamin et d’autres auteurs ont avancé l’idée que l’enfant ne s’identifiait pas à un homme ou une femme, mais plutôt à la qualité des relations; de son côté, Irene Fast affirme que parler de «pertes» cruciales (d’attributs féminins, tels que la capacité de donner la vie), c’est se référer à des possibilités et capacités qui, chez l’homme, n’ont jamais été réelles, mais relèvent plutôt du fantasme. Par conséquent, on pourrait formuler une nouvelle thèse sur l’épanouissement psychologique de l’homme au niveau de sa masculinité: il s’agirait de dire que le «fantasme» originel de complétude - à savoir le fait de posséder des caractéristiques et capacités à la fois masculines et féminines - ne doit pas se perdre dans une féminité imaginaire. Plutôt que d’être combattue, cette double appartenance «sexuée» pourrait au contraire être préservée, appréciée avec un certain narcissisme et désengagée de la sphère fantasmatique – au profit de la réalité, dans la vie quotidienne aux côtés d’une compagne.

Sur un plan sociologique, les notions de masculinité et de féminité sont devenues enjeux sociaux dans une partie du discours féministe et antisexiste; aujourd’hui, en effet, on accepte, sur un plan culturel, de nombreuses variantes de la masculinité et de la féminité. Pour notre part, cependant, nous nous sommes efforcées de souligner les points de rencontre en matière de relations entre les deux sexes – à certains niveaux -, et ce, afin de déterminer des facteurs de continuité et d’évolution. La notion de division du travail en fonction des sexes reste valable pour expliquer la violence masculine; elle reste même essentielle, dans la mesure où elle engendre des dépendances économiques et affectives, ainsi que des relations inégalitaires entre les deux sexes.

Le fait d’appréhender la différence entre l’homme et la femme comme un élément intéressant, et, par conséquent, attirant sur un plan érotique – chaque être étant perçu comme «complet» plutôt que simplement détenteur d’attributs dont l’autre est dépourvu - constitue un modèle inédit et, à coup sûr, encore utopique. Cependant, à mesure que le type de discours que nous tenons ici progresse, ce nouveau modèle constitue un «horizon critique» et une base d’analyse de la littérature consacrée au thème du penchant masculin à la violence. Ce «nouveau modèle» propose une conception des sexes à double sens, selon laquelle chaque sexe ne se définit nullement par sa «place» dans la société, et disant également que la différence ne se constitue pas sur la base d’une dévalorisation de l’autre, tandis que le penchant masculin à la violence n’est plus considéré comme une «situation sociale normale», mais plutôt comme un échec de l’évolution masculine – une sorte de «raté» qui, cependant, continue à être proposé et même protégé par la société actuelle.


[1]          Angela Minssen/Ursula Mueller, «Attraktion und Gewalt» («Attirance et violence. Explication psychogénétique et sociogénétique de la violence des hommes à l’égard des femmes» - disponible prochainement).

[2]           C’est là, évidemment, le «raccourc» d’une idéologie fort complexe; ce schéma de «complémentarité» (à différencier de la notion de «réciprocité») de l’homme et de la femme existait, certes, avant l’essor de la bourgeoisie; mais il a changé de nature au XIXe siècle et s’est consolidé en une véritable «théorie des deux sexes différenciés», légitimant alors la division du travail, l’exclusion des femmes de la sphère éducative, du pouvoir et de la politique, etc. Dans les contextes de la philosophie politique et de la philosophie des sciences, cette «caractérologie sexuée» a été utilisée pour prouver l’incapacité des femmes à réussir dans les domaines précités et légitimer l’idée que le genre masculin recouvrait, à cet égard, la totalité de l’être humain. Cf. notamment l’étude de Benhabib sur Hegel, les femmes et l’ironie.

[3]         Personnellement, nous pensons à certains membres de la nouvelle coalition gouvernementale «rose-verte», en Allemagne; mais il ne s’agit pas d’un phénomène spécifiquement allemand.

[4]         Parmi les quelques auteurs qui dépassent le modèle traditionnel figurent Jessica Benjamin, Carol Hagemann-White, Margrit Brückner, Eva Paluda-Korte, Edda Uhlmann, Ruth Großmaß, Bob Connell, les participants au présent séminaire (naturellement!) et nous-mêmes. On trouvera également une certaine forme de dépassement de la polarisation sexuée traditionnelle chez Irene Faust et Christa Rohde-Dachser (bien que cette dernière fasse également siennes certaines définitions conventionnelles).

[5]           Dès lors, la question «subsidiaire» est de savoir dans quelles conditions des hommes «plus généreux» peuvent apparaître – des hommes qui ne «s’effondreront» pas dès qu’ils auront concédé une partie de leur pouvoir et ne se sentiront pas menacés par des femmes détentrices d’un pouvoir égal ou briguant publiquement celui-ci. Nous ne pouvons développer cet aspect ici, mais le gardons en réserve en tant que point critique et y reviendrons dans le cadre de nos conclusions.

[6]           Le fait de ne pas se sentir responsable est aussi un élément courant chez les hommes violents, comme l’a très remarquablement montré Hearn (1998): une enquête menée auprès de soixante hommes détenus pour violences à l’égard de femmes qu’ils connaissaient a montré que la quasi-totalité d’entre eux se présentaient comme absolument «non violents», disaient que la violence en question était «exceptionnelle», et qu’il fallait vraiment qu’on les provoquât pour se montrer violents.

[7]            Citons l’exemple d’études effectuées en Allemagne, à une date aussi récente que 1996, au sujet des effets de l’emploi salarié des mères sur la tendance à la violence de leurs enfants à l’école, ou, plus récemment encore (1999), les analyses affirmant que la participation importante des mères de l’ex-Allemagne de l’Est au marché du travail explique plus ou moins directement le radicalisme d’extrême-droite des adolescent(e)s de ce même milieu – et notamment leur violence à caractère raciste.

[8]           Nous n’avons pas cité, dans la présente étude, certaines recherches relevant du même «automatisme» de pensée pour expliquer la misère sociale.

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Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes