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 Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes

Expliquer la propension à user de violence contre les femmes


Carol HAGEMANN-WHITE et Christiane MICUS, Département de l’Education,
Université d’Osnabrück (Allemagne)


Introduction: que faut-il expliquer?

Il est bien difficile de faire un inventaire des théories disparates et confuses qui prétendent expliquer la violence à l’égard des femmes, la violence sexuelle ou celle que font subir certains hommes aux femmes de leur entourage. Pourquoi les hommes font‑ils des choses épouvantables? Chacun y va de son explication, au prix le plus souvent de controverses hargneuses mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que l’exposé des faits diffère selon la grille de lecture appliquée, de sorte que deux théories divergentes, par exemple, ne décrivent pas en réalité le même phénomène. Qui plus est, le phénomène étudié n’a souvent pas grand-chose à voir avec la théorie par laquelle on voudrait l’expliquer. Par exemple, certains auteurs expliquent par l’évolution naturelle de l’espèce, la théorie de «l’investissement parental» ou le concept du «gène égoïste» ce qu’ils considèrent être une propension universelle des hommes à la violence: les mâles de l’espèce sont «programmés» pour avoir la descendance la plus nombreuse possible afin d’augmenter leurs chances de perpétuer leur propre capital génétique, et ils sont de ce fait naturellement enclins à la jalousie et à l’exclusivité sexuelle. Faute de données universelles sur les sentiments ou le rapport à autrui des hommes, certains chercheurs ont comparé les taux d’homicides: il en ressort que ce sont beaucoup plus souvent les hommes qui tuent les femmes que l’inverse. Or, cette stratégie n’est guère rationnelle du point de vue de la perpétuation de l’espèce, puisqu’elle supprime une possibilité de descendance. Toutes autres objections mises à part, on a donc là une théorie séduisante et un corpus de données intéressant, mais il faut vraiment interpréter et triturer l’hypothèse de départ jusqu’à l’absurde pour qu’elle puisse s’appliquer avec quelque pertinence ou utilité au phénomène qu’elle est censée expliquer.


Les théories psychologiques qui cherchent les origines de la violence dans le développement affectif et le processus de socialisation des hommes (ou de certains hommes), dans la dynamique propre de leur personnalité et dans leurs motivations offrent souvent une similitude frappante avec les explications que donnent les femmes elles‑mêmes pour essayer de comprendre «pourquoi ils font ça». L’idée sous-jacente est qu’on peut comprendre n’importe quel acte par empathie, pour peu qu’on essaie vraiment. Prenons le cas de l’homme qui bat sa femme et se montre tyrannique, méprisant et violent, parfois dès le début de la relation, parfois lorsque survient une grossesse ou un autre événement. La personne chargée d’aider le couple – assistante sociale, psychologue – cherche à comprendre l’agresseur en étudiant ses antécédents et en se mettant à sa place; autrement dit, elle tente de retrouver dans l’histoire de l’homme violent des traumatismes, des carences, des événements ou des situations qui pourraient la pousser elle aussi à devenir violente dans les mêmes circonstances, et du coup elle néglige ou nie quelques évidences: a. l’homme est violent presque tous les jours, ce qui n’est pas son cas à elle – du moins si elle l’est ce n’est pas de la même façon ni pour les mêmes fins a et b. il n’est ni femme ni épouse, et elle n’a jamais été et ne sera jamais un époux ou un homme. Conclusion: l’empathie ne suffit pas, et on ne peut avancer une explication quelconque sans commencer par reconnaître la réalité de l’autre comme différente de sa propre réalité.
Nous nous proposons dans le présent article d’analyser les théories qui s’efforcent de démontrer comment la propension à la violence (à l’égard des femmes ou de ce qui est perçu comme féminin) s’inscrit dans la construction de l’identité masculine dès l’enfance et l’adolescence. Compte tenu de la confusion ambiante et du flou qui entoure ce que les théories à la mode sont censées expliquer, nous commencerons par éclaircir ce point avant d’aller plus avant.


Pour être de quelque utilité dans le débat qui nous occupe, les théories doivent expliquer les deux aspects de la violence dirigée contre les femmes:


1.             la perception d’une menace ou d’un sentiment qui pousse à réagir par la violence, et particulièrement par la violence contre une femme;
2.             le plaisir que peut procurer l’acte violent infligé à autrui, et notamment à une femme de son entourage.

Mais l’impression d’être menacé, la colère, le sentiment d’impuissance, la peur de perdre le contrôle de la situation ou de perdre la face, le plaisir aussi que peuvent procurer certains actes de violence bénins, tout cela fait partie du vécu de tout être humain. Ce qui nous amène à une question plus précise:


3.             qu’est-ce qui empêche beaucoup de femmes et certains hommes d’user de violence dans leurs rapports interpersonnels, et comment cette inhibition tombe-t-elle ou se dissout-elle dans l’élaboration de l’identité masculine?

                Les recherches sur les hommes violents (par exemple Gilligan 1997, Hearn 1998, Jukes 1999) montrent que l’homme qui exerce systématiquement ou régulièrement des violences sexuelles et/ou physiques sur une femme qui lui est proche présente un certain nombre de caractéristiques :

                Le sentiment que c’est le comportement de la femme qui l’a «obligé» à être violent; même s’il invoque aussi d’autres raisons, cette responsabilité initiale de l’autre reste sa principale explication. «C’est elle qui [le] pousse à faire ça», elle qui menace sa virilité ou l’autorité et le pouvoir qu’il exerce et dont il a besoin pour «être un homme». Dès lors n’importe quel geste, n’importe quelle parole, n’importe quelle mimique peut déclencher la réaction violente si l’homme y voit le signe que la femme est un être désirant et pensant autonome. Peu importe en fait la pensée ou le geste – ce qui compte, c’est ce que l’agresseur remarque et l’interprétation qu’il échafaude.

                Le schéma hétérosexuel dominant – sujet actif sur objet passif – encourage l’homme à éprouver un plaisir sexuel particulier lorsqu’il vient à bout des résistances d’une femme et la soumet à quelque chose qui l’excite ou le soulage. Il a grandi en croyant que c’était la seule manière socialement ou moralement acceptable – voire possible - d’assouvir ses désirs sexuels. Il doit prendre la femme et la pénétrer pour que «ça marche», et «ça» ne peut «marcher» que si elle subit sa volonté.

                Deuxième caractéristique: l’homme violent envers les femmes n’est guère ou pas du tout capable d’empathie. Il ne parvient pas à se mettre à la place de l’autre et n’imagine même pas qu’il puisse y avoir un autre point de vue que le sien. Il s’est fermé aux sentiments et à la souffrance d’autrui; comme le fait remarquer Adam Jukes (1999) il se comporte comme un petit garçon boudeur. Mais ce manque d’empathie ne concerne parfois que les rapports avec les femmes ou certains types de relations.

                Le schéma de la violence dirigée contre les femmes de l’entourage est constitué de trois éléments:

la conviction que pour «être un homme» il faut dominer l’autre et obtenir de sa part divers signes de reconnaissance et de respect – ce qui implique naturellement que cette domination peut à tout moment être contestée ou refusée;
la découverte puis l’accoutumance au plaisir transgressif ou à la satisfaction que peut procurer un acte non pas partagé, mais imposé à l’autre;

3.             la perte de la faculté d’empathie.

                Nous nous proposons de présenter et d’analyser quelques-unes des théories qui ont été avancées pour expliquer en partie ou en totalité le développement de ce «syndrome de la masculinité violente» dans l’élaboration de l’identité masculine. Précisons d’emblée qu’aucune donnée sérieuse ou argument convaincant ne prouve que ce syndrome ne peut pas apparaître plus tardivement. Rien non plus ne permet d’affirmer que la majorité des hommes violents, ou les hommes violents en général, ont été traumatisés ou victimes de sévices quand ils étaient petits, ou qu’ils ont eu une enfance particulièrement malheureuse. Comme la plupart des autres adultes, ils savent fort bien dans d’autres domaines de l’existence surmonter leurs frustrations sans recourir à la violence. Et beaucoup d’entre eux ont peut-être cédé à ce syndrome parce qu’ils ont assouvi facilement par la violence une envie qu’ils n’avaient pu satisfaire autrement. Nous n’expliquons pas ici pourquoi il y a des hommes violents; nous avançons simplement une hypothèse possible: la propension à la violence, notamment contre les femmes, est étroitement liée à la genèse de l’identité masculine.

Les explications de la violence masculine dans les théories psychanalytiques féministes
Les premiers travaux théoriques d’Hagemann–White, Dinnerstein et Chodorow se sont inspirés de deux hypothèses fondamentales de la psychanalyse classique:
le nouveau-né est en symbiose totale avec son environnement. Il ne fait qu’un avec le monde et vit dans un état d’indifférenciation par rapport aux objets ou aux êtres qui l’entourent. A cet état primitif succèdera l’épreuve de l’individuation et de la séparation;
le premier objet que perçoit l’enfant est sa mère et non pas son père (car en général ce sont aujourd’hui encore les femmes qui s’occupent des enfants); il s’identifie donc d’abord avec une femme, puis avec le féminin, et c’est de cet Autre primitif qu’il va devoir se séparer (psychologiquement) pour devenir un individu distinct;

Cette épreuve que doivent affronter les êtres des deux sexes au début de la vie – se séparer de l’objet maternel – signifie, selon ces principes, que le garçon acquiert son moi autonome par un processus de différenciation sexuelle, de sorte que tout retour à l’unicité primitive ou toute identification affective avec une femme menace à la fois son identité masculine et sa conscience d’être au monde, qui finissent par ne plus faire qu’un. En grandissant, le jeune garçon a l’impression qu’il doit constamment prouver sa virilité pour ne pas la perdre, notamment en prouvant sa non-féminité. La petite fille, au contraire, acquiert son identité sexuelle en s’identifiant à l’objet maternel primitif; si elle s’en sépare trop radicalement ou agressivement et devient ainsi un sujet totalement autonome, elle s’expose à des souffrances considérables: toute l’agressivité qu’elle dirige contre sa mère va lui revenir comme un boomerang puisqu’elle continue à s’identifier avec l’objet maternel («si j’essaie de lui faire mal, de la quitter, de lui montrer que je n’ai pas besoin d’elle, elle me fera la même chose, mais au centuple»).
Les conséquences de cette asymétrie initiale pour la psyché des hommes et des femmes ont donné lieu à de nombreuses études. Ces dernières années (1985, 1988, 1996) Jessica Benjamin a contesté ces prémisses théoriques et a tenté de définir une approche plus fine à partir des plus récentes recherches sur la petite enfance. On sait en effet aujourd’hui que le nouveau-né ne vit pas dans un état d’indifférenciation totale et qu’il communique avec son environnement par un processus d’interaction et de reconnaissance mutuelle (Stern, 1985). Le schéma classique du développement psychique du petit enfant – un état initial de non-distinction entre moi et non-moi d’où émerge progressivement la conscience du Soi en tant qu’objet distinct - doit être remplacé ou du moins complété par le principe d’interactivité avec l’environnement dès la naissance, voire avant.


D’après Benjamin, la structure de domination-soumission qui caractérise les rapports entre les sexes est aussi présente dans le couple formé par la mère[1] et son nourrisson que dans l’univers érotique de l’adulte. Les principes essentiels de cette théorie de l’intersubjectivation sont «l’idéal de reconnaissance mutuelle» (Benjamin 1988: 23), la nécessité de reconnaître l’autre et d’être reconnu par lui, et «la présence simultanée de deux sujets vivants» (16), ce qui implique que la mère n’est pas simplement un objet qui répond aux besoins de son nourrisson, mais qu’elle ne peut reconnaître l’enfant que parce qu’elle a elle‑même une identité autonome. Comme Winnicott avant elle, Benjamin parle à propos de la relation entre la mère et son nourrisson d’un «espace transitionnel» dans lequel les fantasmes de haine, de destruction et d’annihilation peuvent aussi s’exercer puisqu’ils ne détruisent pas l’autre dans la réalité. C’est parce qu’il constate que ceux qui l’entourent survivent à la fois à ses fantasmes et à ses manifestations d’agressivité (qui selon Winicott sont encore innocents) que l’enfant parvient à éprouver et accepter l’existence d’autrui en tant que réalité extérieure. S’il a le sentiment que ses actes n’ont aucune prise sur sa mère, il se sent totalement impuissant. Si au contraire il parvient à la dominer complètement avec son agressivité, il la «supprime» en quelque sorte mais se prive du même coup de la possibilité d’être reconnu par elle. La survie de la mère à ces agressions et son rôle nourricier et protecteur sont donc autant d’éléments indissociables de l’élaboration du sujet.


L’affirmation du Soi et la reconnaissance d’autrui sont les deux grands pôles du développement de l’individu dans et par ses relations avec ses semblables. A la suite de Hegel, Benjamin parle du «paradoxe de la reconnaissance» (31) à propos de rapport conflictuel entre l’affirmation du Soi et le besoin de l’autre. Nous aspirons à être des sujets (totalement) autonomes – l’absolu est sujet, dit Hegel – mais nous avons quand même besoin que cette autonomie nous soit confirmée par une reconnaissance mutuelle. En ce sens aucun individu n’est véritablement libre, puisqu’il a besoin d’être reconnu par autrui; ainsi, pour être reconnu moi-même, je dois reconnaître l’autre comme un semblable qui existe indépendamment de moi.


Pour Benjamin, l’idéal serait que les deux termes du paradoxe restent constamment dans un état de tension réciproque, c’est-à-dire d’équilibre[2](36). L’auteur démontre brillamment comment la rupture de cette tension fondamentale est «la brèche qui permet de comprendre la psychologie de la domination» (49) et comment elle peut entraîner des formes de domination et de soumission érotiques. La différenciation initiale des sexes aboutit alors à un schéma de complémentarité entre domination masculine et soumission féminine.
Comme Irène Fast (1991), Benjamin part de l’hypothèse que le jeune enfant est un être bisexué; tout en sachant fort bien s’il est fille ou garçon, il ne vit pas encore l’opposition masculin-féminin au sens sexué de ces termes et sa libido reste très labile. Cette fluidité primitive se caractérise par le fait que le jeune enfant, fille ou garçon, s’identifie indifféremment avec l’un ou l’autre sexe, qu’il «garde ses deux parents comme objets d’attachement et de reconnaissance» (112) et qu’il peut introjeter des éléments masculins aussi bien que féminins. Contrairement à Fast, Benjamin ne voit pas pourquoi il faudrait renoncer à ce narcissisme bisexuel primitif et estime au contraire que l’identification au sexe opposé et aux comportements qui s’y rapportent peuvent rester du domaine du possible. Elle précise toutefois que dans la réalité cette intéressante ambivalence sexuelle se restreint dès lors qu’intervient le désir – à l’âge d’un an et demi environ. Quand l’enfant commence à prendre conscience de la différence entre les sexes, «chaque parent symbolise un terme du couple antagoniste dépendance-autonomie qui se forme dans sa psyché» (102).


En règle générale, la division du travail selon le sexe étant ce qu’elle est, le père apparaît le plus souvent aux yeux du jeune enfant comme le représentant du monde extérieur, c’est-à-dire de tout ce qui est intéressant et différent. «Mais en introjectant cet intérêt et ce besoin dans son propre désir, le jeune enfant cherche à être reconnu par cet Autre si fascinant» (105). L’envie d’être comme le père et d’être reconnu par lui en tant que semblable crée un nouveau type d’attachement: l’amour identifiant, alors qu’au stade précédent, l’attachement à l’objet maternel primitif était fondé sur le maternage, la sécurité et la satisfaction des besoins. Cet amour identifiant aide le petit garçon dans sa quête d’autonomie, de liberté et d’individuation.


La petite fille, elle, va le plus souvent se heurter à l’indifférence ou à l’hostilité de ce père dans lequel elle investit son amour identifiant. Le père, en effet, ne peut reconnaître en sa fille un calque de lui-même (alors qu’il le fait volontiers pour son fils) sans mettre en péril le système de protection de son identité masculine. Qui plus est, il sexualise la tentative d’identification de la fillette, cette «petite chose adorable» (109) qu’il ne peut pas aider dans sa quête d’autonomie. Ainsi rejetée vers sa mère, la petite fille refoule son envie d’autonomie et la colère que suscite en elle la non-reconnaissance du père. «L’absence du père» (107), qui est l’une des caractéristiques du développement de l’identité féminine, empêche la petite fille de découvrir son propre désir et la prépare à idéaliser les relations amoureuses qui l’obligent à renoncer à ses envies et à ses besoins (Benjamin, 1985).


La quête de reconnaissance se retrouve dans le processus de domination-soumission par lequel l’homme et la femme deviennent les deux pôles du rapport inégal entre les sexes. On peut dire que, chez la femme, le masochisme est une demande de reconnaissance — être connue et reconnue en tant que soi — adressée à cet Autre très idéalisé qui seul peut l’accorder et qui représente l’omnipotence, la force et la maîtrise, tous attributs que la femme désire mais ne possède pas et qu’elle assouvit par procuration en se soumettant aux volontés de l’homme. La femme veut être reconnue, mais elle reste aliénée puisqu’elle ne se donne pas volontairement mais doit y être contrainte. L’identification étroite — bien que non dénuée d’ambivalence — avec la mère génère une angoisse d’abandon et de séparation qui vient encore renforcer la pulsion masochiste.


L’amour identifiant que le petit garçon tente d’investir dans son père - je suis en train d’être mon papa - n’est pas repoussé mais au contraire reconnu et approuvé par l’intéressé. Tout comme le fils se reconnaît dans le père, le père se reconnaît dans le fils. L’enfant peut se servir de son amour pour son père, une figure paternelle ou un autre homme idéalisé pour l’aider dans son effort d’autonomie et de séparation d’avec sa mère. La possibilité d’un rapport d’amour identifiant avec la mère reste occultée (puisque la figure maternelle ne représente pas le nouveau et le différent si importants pour la suite du processus de développement) avant de disparaître entièrement[3]. Le jeune garçon doit prendre ses distances par rapport à l’objet maternel primitif pour avoir véritablement le sentiment d’appartenir à l’univers masculin de son père. Il vit son sexe et son identité comme une rupture radicale et une séparation d’avec la personne dont il se sentait le plus proche. Pour se sentir autonome et masculin - mais il distingue encore à peine ces deux notions - il doit se dire: «je ne ressemble en rien à celle qui s’occupe de moi» (76).


La reconnaissance paternelle a un rôle défensif - le jeune garçon peut nier sa vulnérabilité et sa dépendance; elle l’encourage par ailleurs à «satisfaire» de manière unilatérale son besoin antagoniste de maternage et d’autonomie: par un «clivage» (104), en attribuant à chacun de ses deux parents l’un des pôles de cette contradiction. «La séparation-individuation devient alors une question de rapport entre les sexes; la reconnaissance et l’autonomie s’inscrivent désormais dans ce cadre» (104). L’intersubjectivation, faite de tensions entre les deux pôles de l’affirmation du soi et la reconnaissance par autrui, se dissout au profit d’une l’identité sexuelle de plus en plus polarisée. «Le besoin de reconnaissance mutuelle doit se contenter d’une identification sur le mode de la ressemblance» (170). «L’identification ne sert plus à accéder à l’expérience d’autrui, ce n’est plus une passerelle vers l’expérience de l’Autre; elle ne fonctionne plus que comme confirmation de la ressemblance» (171).


L’intersubjectivation qui caractérise le début de la vie, quand la reconnaissance mutuelle et l’affirmation vigoureuse du soi peuvent encore coexister, cède le pas à une perception «chosifiante». La femme est perçue comme l’opposé de l’homme; elle n’est pas seulement différente: elle est «l’autre» (S. de Beauvoir), un «autre» qui peut être possédé comme un objet, mais non pas reconnu» (Benjamin 1996: 12). En se développant, l’identité masculine transforme le processus de différenciation en un processus de domination qui génère à son tour ce que Benjamin (1985) a appelé la «violence rationnelle». La violence rationnelle permet d’obtenir la reconnaissance de l’autre sans qu’il y ait réciprocité. Elle est mue par un besoin d’intimité mais nie ce besoin et tous les sentiments qu’il implique.
La violence rationnelle se caractérise par une volonté de contrôle total: il ne s’agit ni d’un combat entre égaux, ni d’un conflit susceptible d’aboutir à une reconnaissance mutuelle, mais d’une transgression délibérée qui refuse à l’objet toute volonté propre, le contraint à reconnaître son agresseur, et dont l’issue ne dépend que du sujet agissant. Mais comme il est privé de son existence autonome, l’objet perd peu à peu toute capacité à reconnaître le sujet, et le combat doit constamment recommencer. L’auteur de la violence transgressive - celle qui enfreint la loi et la confirme en même temps - s’approprie tous les pouvoirs de décision et de domination et oblige l’objet de sa violence à se laisser piétiner. «L’affirmation du Soi (du maître) se transforme en domination; la reconnaissance par l’autre (l’esclave) devient soumission. Ainsi la tension des forces qui coexistent chez l’individu devient une dynamique entre deux individus» (62).


Quand l’antagonisme entre individuation et sentiment de ne faire qu’un avec son environnement se résout au profit exclusif de la séparation, le jeune garçon projette ses facultés d’empathie et de fusion affective dans le féminin, ce qui l’amène à occulter ou à nier ses besoins et sa dépendance. Ce déni s’accompagne souvent d’un dénigrement des qualités féminines.


Selon Benjamin (1985), l’homme violent exprime par ses actes ses tentatives répétées de se séparer et de se distancier de sa mère et de l’apport maternel, mais aussi son refus de la réciprocité, de l’attention à l’autre et de l’empathie. C’est seulement par la force, en maîtrisant totalement la situation et en exerçant son omnipotence qu’il peut se rapprocher du féminin sans se sentir immédiatement menacé. «La rationalité ne l’autorise pas à vivre en même temps un quelconque moment contradictoire dans l’ambivalence ou le paradoxe» (Benjamin, 4985; 22). Cette incapacité provoque un clivage total.
Le sentiment du Soi est également mis à mal par ce mécanisme de défense qui vient rompre la tension inhérente au processus de différenciation. A l’instar de Winnicott, on peut dire aussi que l’homme a recours à la «violence rationnelle» pour renforcer son Soi, pour accroître le sentiment de sa propre existence et de la réalité. En ce sens, la violence rationnelle ne s’explique pas seulement par le besoin d’exclure, de dénigrer et de dominer le féminin, mais aussi par l’incapacité des parents à reconnaître leur fils malgré ses agressions et à survivre à ses pulsions destructrices. La violence rationnelle peut donc aussi être interprétée comme la domination de l’Autre «survivant», et cela alors que la quête suppose déjà la blessure d’un échec antérieur. «Si le parent ne fixe pas de limites - «ne survit pas» - l’enfant doit poursuivre ses tentatives de destruction et d’agression puisque ses accès de rage ne rencontrent jamais le point de résistance qui lui ferait éprouver ses limites» (Benjamin, 1985: 27). Par conséquent, la violence rationnelle est peut-être aussi le signe de l’échec de la quête de reconnaissance, soit par destruction totale de l’Autre, soit par impossibilité de l’atteindre. Dans les deux cas l’enfant n’a pu ni se prouver l’efficacité de ses actes ni éprouver l’existence autonome de l’autre.


On notera ici que le sentiment d’impuissance ne doit pas être confondu avec l’absence réelle de pouvoir. Certes, l’objet primitif, à savoir la mère, survivra d’autant moins à l’agressivité de l’enfant ou sera d’autant plus hors d’atteinte qu’elle est elle-même sans pouvoir, battue ou victime d’autres sévices. L’homme adulte trouve dans la «violence rationnelle» un substitut de son besoin originel: il ne veut jamais plus se sentir absolument vulnérable et impuissant, et s’arrange dans ses relations avec autrui pour que cette possibilité n’existe jamais. Le problème, donc, ce n’est pas que l’homme violent est vulnérable, mais qu’il ne peut tolérer en lui cet aspect normal et nécessaire de la condition humaine. 


Alors que pour Chodorow et Dinnerstein la domination de l’homme et la soumission de la femme résulte de la division primitive des tâches selon le sexe et qu’elle est par conséquent à peu près générale, la théorie de Benjamin autorise au moins une différenciation possible. La peur de côtoyer tout ce qui pourrait être le féminin est le signe chez l’homme d’une rupture dans le processus primitif d’intersubjectivation qui intervient dans les premiers moments de la vie de tout être humain. Et la violence rationnelle, en particulier, résulte de l’incapacité du parent primitif à accepter ou contenir l’agressivité de l’enfant. La combinaison des deux éléments - identité masculine de type défensif et violence rationnelle - produit des hommes autoritaires et violents à l’égard les femmes. Cependant, dans sa détermination à expliquer absolument l’hégémonie des structures de domination patriarcale, Benjamin semble tenir pour acquis que la rupture du paradoxe de la reconnaissance (et le mépris des hommes pour les femmes) est quasi inévitable.


Ulrike Schmauch (1985, 1987) estime que Chodorow idéalise le jeune garçon autonome et préfère centrer son analyse sur la manière dont les besoins, les affects et les relations du couple parental influent sur l’apprentissage du rôle respectif des hommes et des femmes dans la société. Schmauch s’est occupée de 1977 à 1980 d’un groupe de récréation créé pour des enfants de 1 à 4 ans à la demande de leurs parents et a noté méthodiquement ses observations au cours de ces trois années. Elle s’est surtout intéressée à l’interaction inconsciente entre la mère, le père et l’enfant. Son analyse fait ressortir l’impact des situations «qui atteignent l’enfant à travers la routine quotidienne et l’inconscient des parents» (Schmauch, 1985: 1203); elle décrit aussi le comportement de l’enfant, «comment le petit garçon ou la petite fille agresse ses parents et leurs affects refoulés de toute la force instinctive de son petit corps» (104), et le choc, conscient mais souvent inconscient, que cela provoque chez les parents.


Schmauch (1985) s’est demandé pourquoi dans le groupe de récréation les petites filles sont devenues «plus filles» et les petits garçons «plus garçons» que les parents et elle-même ne l’avaient prévu ou souhaité au départ. Selon elle, le phénomène s’explique en partie par l’idéalisation classique des garçons par leurs parents. Les mères et les pères chérissent et idéalisent «le côté souvent passif-infantile de leur fils, mais en même temps son histrionisme agressif; un paradoxe difficile à vivre pour l’enfant»(105). Selon Schmauch, l’ambivalence est particulièrement forte dans la relation mère-fils. «D’un côté, elle veut le repousser parce qu’elle est absorbée par ses sentiments d’adulte, et d’un autre côté elle le tire à elle quand elle est un peu déprimée et lui donne le rôle du petit homme, le seul à être fidèle et aimant» (108). A ce stade de son développement, le petit garçon a tendance à «faire son intéressant» quand il est mal à l’aise, fatigué ou malheureux. Pour masquer des sentiments qu’il maîtrise mal, il fait du bruit, court dans tous les sens, essaie de se faire remarquer et se bagarre. Cette agitation et cet exhibitionnisme ne sont pas considérés comme les signes d’un besoin mais comme des comportement normaux de petit garçon – ils sont du reste souvent encouragés et admirés. Mais parallèlement, le petit garçon est l’objet de tous les soins de sa mère dans l’espace privé de la famille. Ainsi, le clivage entre un Soi public volontaire et autonome et un Soi privé tendre et vulnérable semble répondre à un besoin des parents.
La relation entre la mère et sa fille semble très intime et harmonieuse dans les premières années de la vie. La mère aime et chérit en la personne de sa petite fille un prolongement d’elle-même; l’enfant, affectueuse et proche, offre à sa mère une satisfaction bien spécifique et une possibilité d’affirmation, «soit parce qu’elle est une possession de sa mère, l’expression et le prolongement de son «pouvoir» oral, nourricier, soit parce qu’elle prolonge et complète sa mère du fait de sa propre «perfection» (115). La dépendance et l’autonomie de la petite fille semblent également appréciées par la mère et peuvent se développer de manière équilibrée.

Vers l’âge de trois ans, les garçons et les filles deviennent plus autonomes et leur sexualité s’affirme de plus en plus. C’est un moment de crise (Schmauch: 1985) au cours duquel les adultes sont confrontés au-delà de leurs attentes conscientes à leurs propres problèmes et angoisses - peur d’avoir des rivaux, peur de la solitude, peur de leur propre agressivité. Vers cette époque, certains pères jettent brutalement leur fils (113) dans une masculinité forcée (113). Mais Schmauch fait remarquer - elle en a été frappée en relisant ses notes - que les hommes qu’elle a étudiés étaient très peu présents auprès des enfants, alors que le groupe de récréation était une initiative de parents professant des valeurs égalitaires.

La relation entre la mère et la fille, jusque-là si étroite et intime, évolue également vers la troisième année. C’est le moment où la mère voudrait retrouver un peu d’autonomie, où elle cherche d’autres occupations et souhaite avoir une vie à elle. Cette revendication d’autonomie et de distance suscite une forte angoisse d’abandon chez la petite fille, qui a intériorisé la demande de sa mère. Ainsi, elle se retrouve avec toutes les appréhensions inconscientes de sa mère, qui aspire et hésite à la fois à faire le pas qui marquera la séparation et un nouveau commencement, et cela au moment même où elle se montre capable d’être autonome, d’assumer son agressivité, d’exprimer ses émotions par sa sexualité et sa combativité. Elle perçoit l’impatience maternelle, le désir de rupture, les ambivalences, la crainte de passer à l’acte, et elle essaie de s’accrocher. «Dès lors, c’est la petite fille qui a peur; c’est elle qui vit sa sexualité, son agressivité et son besoin d’autonomie comme des pulsions dangereuses et coupables parce qu’elles sont synonymes de séparation. Et alors elle manifeste ouvertement sa dépendance.» (107) Selon Schmauch, c’est à ce moment de son existence que la petite fille commence à refouler son agressivité. Comme Benjamin, elle remarque que la petite fille est rendue à sa mère et présente des «réactions dépressives» (Benjamin 1988: 109) après que son père n’a pas reconnu son amour identifiant. Elle devient alors vulnérable aux agissements des garçons; elle est un objet qui signifie le féminin, mais elle est incapable de riposter à l’agression. Cette dynamique se vérifie chaque jour dans les cours de récréation.

La dynamique de l’adolescence

Les théories d’inspiration psychanalytique conventionnelles sont très enclines à aller chercher dans la petite enfance la source de tous les problèmes qui surviennent ultérieurement. Depuis quelques années, cependant, on considère l’adolescence comme une importante étape de l’élaboration de la personnalité. On peut donc se demander par quelle évolution dynamique l’adolescence peut générer, renforcer, diminuer ou supprimer la propension à user de violence. Mario Erdheim estime que, en ce qui concerne la structuration de la personnalité et l’élaboration de l’identité, l’adolescence n’est pas la simple répétition ou le prolongement de la petite enfance, mais qu’elle doit être vue comme une «seconde chance» et un deuxième processus d’individuation. L’adolescence provoque la «liquéfaction» des structures internes du jeune homme ou de la jeune fille et le déclenchement d’une nouvelle dynamique. On pourrait en conclure que l’identité sexuelle «fluide» de la petite enfance revient ou renaît, et donc que la réorganisation des sentiments, des désirs et des angoisses est de l’ordre du possible.

Un certain nombre de chercheurs pensent que l’adolescence peut être une occasion de restructuration, de changement de cap et de réorganisation du vécu de l’individu et de ses relations avec autrui. Erikson (1993) considère l’adolescence comme un «moratoire psychosocial» au cours duquel le jeune homme ou la jeune fille peut s’amuser à explorer différents schémas et modèles d’existence. Benjamin pense également que la nouvelle dynamique créée par l’adolescence représente une chance puisque la binarité rigide du conflit œdipien peut évoluer vers une structure plus souple et plus différenciée ou, dans le meilleur des cas, être abandonnée au fur et à mesure que l’adolescent(e) apprend à dépasser les schémas de réflexion conventionnels.

Si elle ouvre tout un champ de possibilités, l’adolescence est également à bien des égards une période de crise. Hurrelman et al. (1985) ont décrit les différentes «tâches» de l’adolescence - trouver son identité sexuelle, assimiler un système de valeurs et de normes, acquérir les qualifications nécessaires pour entrer dans le monde du travail, mais aussi apprentissage de la «sociabilité adolescente» avec les garçons et les filles du même âge. Dans nos sociétés, l’adolescent(e) se sent souvent obligé(e) d’avoir une hétérosexualité épanouie – ou du moins d’en avoir les apparences. Il/elle doit se construire une personnalité en intégrant les changements de son corps et tous les messages latents que cela implique, le regard des autres, les interdits, les anxiétés et les angoisses, des émotions où se mêlent ses désirs, ses aspirations et ses fantasmes.

Erdheim (qui est ethnopsychanalyste) considère l’antagonisme famille-culture comme l’un des conflits majeurs de l’adolescence. Il appelle «famille» l’entité familière et permanente qui symbolise la continuité de l’enfance, le cocon protecteur ou du moins la stabilité, l’appartenance spontanée à l’univers social. Il désigne sous le nom de culture la capacité de l’être humain à assimiler ce qui est inconnu, étranger et nouveau pour nourrir ses besoins et attentes, à s’ouvrir à ce qui lui semble au départ d’une étrangeté menaçante pour en faire du «connu» (on trouve là un écho du paradoxe de la reconnaissance selon Benjamin). «Antagonisme» signifie égalité et interdépendance de ces deux principes, qui ne sont pas permutables et ne peuvent être déduits l’un de l’autre. L’être humain balancera toujours entre ces deux pôles; il doit être capable d’accepter et d’intégrer le conflit qu’ils supposent.

L’adolescent(e) doit prendre de la distance par rapport à sa famille et se démarquer des valeurs et comportements de ses parents; il/elle doit aussi trouver ses marques et ses définitions dans une culture qui lui est encore étrangère, chercher sa voie tout en préservant une certaine continuité. Ce passage de l’univers familial à la culture met à l’épreuve les capacités d’innovation des individus. Mais elle peut être vécue (individuellement et/ou collectivement) comme un moment d’insécurité totale et dans ce cas toute innovation est assimilée à une «destruction». Erdheim montre comment les sociétés répondent souvent par la répression au pouvoir d’innovation de la jeunesse.

La genèse de l’antagonisme a toutes les apparences d’une crise (Erdheim 1995). Erdheim décrit quelques stratégies d’évitement. Nous nous intéresserons à une seule d’entre elles, à savoir la tentation facile de reporter l’antagonisme sur la relation entre les sexes. Une fois que ce déplacement s’est opéré, ce ne sont plus la culture et la famille qui sont antagonistes mais les hommes et les femmes. On aboutit ainsi à une catégorisation des sexes stéréotypée et archi-connue: la femme est vouée à la famille, et l’homme à la culture. L’antagonisme famille-culture, dont la reconnaissance permettrait l’émancipation et la maturation de l’individu, disparaît puisqu’il s’est reporté sur les relations entre les deux sexes (Erdheim 1998). Ce refus d’un développement porteur de progrès au profit d’un schéma régressif et bipolaire empêche la maturation des êtres et aboutit en outre à une polarisation des caractères sexuels, comme le notent d’autres auteurs (Flaake 1990). Dans ce genre de situation, la masculinité construite est une «béquille» qui permet à l’adolescent d’occulter les conflits qu’il est encore incapable d’affronter et d’assimiler les idées dominantes sur ce qu’est un homme et sur ce qu’un homme est en droit d’attendre. Il faut dans ces conditions beaucoup de courage pour revendiquer une masculinité qui ne correspond pas tout à fait à l’idéal culturel (Connell 1995).

Anne Campbell (1990, 1995) a montré dans ses recherches sur la violence et l’agression[4] que le choix d’un modèle sexuel hors normes était toujours possible, mais qu’il nécessite sans doute la capacité à «vouloir encore plus fort». Elle souligne que l’agression est perçue et vécue tout à fait différemment par les hommes et par les femmes. Elle est étroitement liée dans les deux cas à la notion de contrôle, mais alors qu’elle signifie pour la femme un manque de contrôle de soi, elle signifie pour l’homme s’imposer, avoir le contrôle de l’autre.

Les femmes perçoivent l’agression surtout comme un moyen d’expression qui les libère de leur colère et des frustrations qu’elles ont trop longtemps gardées pour elles. Les hommes y voient essentiellement un instrument, un moyen rapide et efficace d’affirmer, confirmer, revendiquer, prouver leur autorité masculine – avec ou sans états d’âme. Comme l’explique Campbell (1995), ce schéma produit tout naturellement deux types différents de comportements agressifs. Dans un premier temps, les femmes supportent sans révolte apparente les frustrations et les difficultés quotidiennes. Cette retenue est souvent interprétée à tort comme de la résignation ou une approbation. Les femmes ont tendance à contenir leur colère plus longtemps que les hommes, mais quand finalement elles explosent, leur agressivité s’exprime de manière désordonnée et incontrôlée.

Après coup, elles ont le plus souvent tendance à regretter leur comportement, à s’en excuser, à le trouver déplacé et antiféminin, à critiquer leur manque de maîtrise d’elles-mêmes. Malheureusement, leur accès de colère et leurs raisonnements critiques ne suffisent pas à supprimer la cause de leurs frustrations, et, pour peu qu’elles aient rongé leur frein trop longtemps, ils arrivent souvent trop tard et ratent leur cible. Dans le cas des hommes, l’agression est un instrument, non pas pour réduire des tensions, «exprimer son indignation ou se défouler» (107) mais pour avoir la maîtrise d’autrui, pour s’imposer à quelqu’un d’autre ou pour prendre le contrôle d’une situation.

Ce schéma masculin de l’agression comme instrument est hégémonique dans nos sociétés et dans les sciences. Campbell montre dans ses études de cas que le schéma féminin de l’agression contredit les valeurs phallocrates de la justice pénale. Ainsi, la femmes battue pendant des années qui finit par tuer son mari pendant son sommeil n’a aucune chance devant les tribunaux: juridiquement parlant, son acte ne peut être qualifié d’homicide involontaire, de meurtre sans préméditation ou d’acte de légitime défense (cf. Jones 1980) que s’il a été accompli sous l’empire de la passion. Il ne sera pas assimilé à un acte d’autodéfense car il s’est écoulé «un certain laps de temps entre les dernières brutalités et le meurtre» (Campbell 1995: 204), ce qui s’explique par le fait que les femmes peuvent contenir leur colère et leur détresse pendant longtemps avant de ne plus se contrôler. La femme qui supporte tout en silence pendant des années et qui passe à l’acte «à froid» – ce qu’on peut certainement comprendre en partie étant donné qu’elle a peu de chances de l’emporter dans un affrontement ouvert – n’a pas commis un crime passionnel aux yeux de la loi, mais un meurtre (203). En fait, Dagmar Oberlies montre, en s’appuyant sur les affaires jugées par les tribunaux allemands, que les femmes qui tuent leur compagnon sont jugées et condamnées pour meurtre, et qu’elles servent des peines d’emprisonnement à perpétuité, alors que les hommes qui tuent leur femme ou leur (ex) petite amie, peuvent toujours invoquer tel ou tel incident qui les a rendus fous de rage; ils seront jugés pour homicide sans préméditation et condamnés à des peines légères, alors que dans certains cas ils avaient déjà fait part de leur dessein à plusieurs personnes (Oberlies 1995).

Résumé

La violence masculine a plusieurs causes et elle ne peut se résumer à une seule explication. Nous avons essayé de montrer avec Jessica Benjamin que dans certaines circonstances la violence peut «utilement» détourner une menace. La «violence rationnelle» traduit à certains égards le besoin excessif de séparer son Soi du féminin, une profonde angoisse, de la perte de l’empathie primitive. Le sujet veut toujours garder le contrôle de la situation, notamment en ce qui concerne sa distance par rapport à autrui, et il ne peut «atteindre» une femme que par un acte de violence qui la rapproche de lui et en même temps la garde à distance et la dénigre.

Quand la tension entre affirmation du Soi et reconnaissance par l’autre est tellement vive qu’elle est projetée hors de l’individu dans les rapports hommes-femmes, quand l’homme s’affirme en termes de pouvoir et demande à la femme de le reconnaître en se soumettant à lui, la violence prend une autre dimension. La «violence rationnelle» donne à l’homme le plaisir de savourer la soumission de la femme, la satisfaction de sentir, mesurer et goûter son propre pouvoir. Il n’est plus question de reconnaissance mutuelle, puisqu’il y a domination complète des intérêts et du pouvoir masculins.

Ulrike Schmauch étudie sous un autre angle la genèse de l’identité sexuelle au cours de la petite enfance. Elle décrit l’ambivalence souvent inconsciente des parents, qui essaient de brider les comportements dominateurs et agressifs tout en étant séduits par les comportements masculins agressifs.

Winnicott traite d’une autre composante de la violence – le sentiment de «l’être-soi». La violence peut servir à accroître l’estime de soi et le sentiment de réalité. Ce besoin finit par devenir si impérieux que l’homme doit systématiquement avoir recours à la violence pour s’affirmer à ses propres yeux. La théorie de l’apprentissage apporte des éclairages intéressants à cet égard.

Après les expériences de la petite enfance, l’adolescence marque une étape importante. Elle n’est pas simplement le prolongement ou la consolidation d’un processus antérieur. Elle représente du point de vue de la dynamique psychique une deuxième chance mais aussi un moment de crise dont dépendra la tournure d’autres événements et bouleversements critiques de l’existence. La capacité du sujet à accepter les contradictions, les sentiments d’ambivalence et d’insécurité semble essentielle à cette période de la vie. Comme nous l’avons vu, l’adolescent(e) peut être tenté(e) de reporter sur les relations hommes-femmes l’antagonisme fondamental qui se joue en lui/elle (l’opposition famille-culture) et de polariser de ce fait les rapports entre les sexes. L’identité masculine construite peut alors se sentir à l’abri des menaces et de l’insécurité. La violence devient un mécanisme compensatoire, un moyen de rétablir l’équilibre du masculin.

Post-scriptum

Nous aimerions pour terminer étudier la structure de la polarisation des sexes dans les théories elles-mêmes. Les hypothèses analysées dans les pages qui précèdent établissent toutes un lien de continuité logique entre le fait d’être né de sexe masculin ou féminin (et d’avoir des parents de sexe opposé), l’élaboration d’une identité masculine ou féminine, et les attitudes en matière d’agression ou de violence.

Christiane Micus vient de terminer une étude empirique sur les comportements agressifs et les fantasmes d’agression des hommes et des femmes. L’enquête a été réalisée auprès d’un échantillon de seize femmes et seize hommes. Trois instruments ont été utilisés: le Bem Sex-Role Inventory, un TAT (thematic apperception test) spécialement élaboré pour l’étude, et des entretiens narratifs. Dans le Bem Inventory, le masculin et le féminin sont deux entités indépendantes, ce qui permet une caractérisation plus fine en masculin, féminin, androgyne ou indifférencié. L’analyse statistique des données montre que l’identité psychosexuelle est un facteur beaucoup plus déterminant que le sexe biologique en matière de comportements agressifs. La notion d’identité psychosexuelle offre une intéressante alternative par rapport à celle des deux sexes biologiques. L’étude de Micus révèle que c’est chez les «hommes masculins» (identité psychosexuelle) que l’agressivité est la plus forte, avec prédominance des fantasmes et des actes à caractère destructeur, blessant, antagoniste dirigés contre autrui. Les sujets présentant ce profil semblent assumer une identité qui correspond à l’idée de domination associée à la masculinité dans notre culture.

Mais il existe aussi parmi les sujets étudiés par Micus des hommes androgynes, féminins ou indifférenciés, quoique tout à fait semblables aux autres à bien des égards. Il n’y a donc pas qu’une seule masculinité. On peut constater empiriquement que les hommes androgynes, féminins ou indifférenciés ne sont pas aussi enclins à la violence. Ils semblent plus à même de choisir une masculinité qui ne correspond pas tout à fait aux idées reçues concernant leur statut et leurs prérogatives. Nous n’analyserons pas ici toutes les conclusions de cette étude, qui mériterait à elle seule de longs développements. Disons simplement qu’elle démontre que les identités sexuelles sont plus diverses que ne le laissent supposer les recherches théoriques. Nous devrions peut-être nous intéresser davantage aux processus particuliers qui font dériver la masculinité vers la domination et la violence.

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[1]           Il peut évidemment s’agir également du père ou de toute autre personne avec laquelle le nourrisson communique étroitement. Comme dans notre culture la figure nourricière est essentiellement la mère, c’est le terme qui est utilisé dans la littérature et le présent article.

[2]           Pour Hegel, seule une rupture de la tension est possible. Comme l’explique Benjamin (1988: 32), «chaque tension entre deux éléments opposés porte en germe sa propre destruction et la transformation des éléments en un troisième qui les transcende l’un et l’autre. Sans ce processus de contradiction et de dissolution, il ne peut y avoir ni mouvement, ni changement, ni histoire.»

[3]           Benjamin fait remarquer que cela peut changer si c’est la femme qui disparaît dans le tourbillon du monde extérieur pour faire des choses importantes et intéressantes puis qui revient tandis que c’est l’homme qui représente la sphère domestique.

[4]        Les études de Campbell concernent des cas extrêmement divers: bandes de filles aux Etats-Unis (observation participante, études de cas, interviews), délinquants et délinquantes, violences domestiques contre les hommes et les femmes dans les classes moyennes (entretiens détaillés, interviews collectives).

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Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes