Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes

Sauve qui peut (la vie)

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Revue TYPES 2/3 - Paroles d’hommes - 1981 

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Sauve qui peut (la vie)

Donc les lois qui nous régissent socialement sont peut-être ici plus visibles qu'ailleurs. (J.-L. Godard. Interview.)

Je dois dire, tout d'abord, que j'aime beaucoup Godard. J'aime la richesse de ses films, sa lucidité, son insistance à poser des questions, les cheminements parfois déconcertants de sa réflexion, et sa tendresse surtout. La tendresse est un produit si peu répandu sur le marché du cinéma et sur le marché des valeurs masculines que c'est un réel plaisir de la trouver dans la plupart de ses films. Le travail de Godard est, pour moi, extrêmement important et pour cela, d'abord, simplement : parce qu'il pose avec tendresse et avec force les questions qui nous concernent tous.

J'ai vu " Sauve qui peut (la vie) " une première fois, et j'ai réagi comme je réagis à tous les autres films de Godard : avec beaucoup d'enthousiasme et certaines critiques. A cette différence près, pour ce film : encore plus d'enthousiasme que les autres fois, mais des critiques plus dures aussi. Sentiment contradictoire, surtout que mes critiques m'ont paru relever peut-être plus d'une intuition que d'une analyse. J'ai voulu vérifier si cette intuition tenait seulement à une première vision — un premier choc — je suis donc retourné le voir une seconde fois.

Mais il faut aussi que je vous parle du film et pas seulement de mon rapport compliqué à Godard. D'abord, comme le dit J.-L. Godard lui-même, " c'est un film où finalement tous les personnages intéressants sont des femmes ". Intéressant, non ? Puisque ça implique : les personnages-hommes du film ne sont pas intéressants. Aussi je vais parler des hommes de ce film. Parce que je me sens un peu attiré par des personnages dont on décrète si vite qu'ils n'ont pas d'intérêt. Et puis aussi parce qu'il n'est sans doute pas totalement inintéressant, dans Types, de parler des hommes.

Des hommes, il y en a beaucoup. Le principal, c'est Paul. Un homme qui se pose des questions, qui tourne en rond, agaçant, émouvant, séduisant, assez intéressant en fait. Et puis tous les autres hommes, des hommes quoi, qui sont visiblement très contents d'être des hommes, à qui ça ne pose pas question, qui aiment être hommes. Et qui le montrent bien, chacun à sa manière. Avec des nuances, des différences, une hiérarchie. Tous ces hommes ayant en commun d'avoir des relations avec des femmes, et une conception bien précise de leur désir pour ces femmes. De chacun de ces hommes, J.-L. Godard trace un portrait rapide, extrêmement précis, en quelques images. Des images très dures, et très souvent insupportables. Même si elles diffèrent parfois d'un homme à l'autre, ça reste un vrai catalogue de pensées — et d'actes —d'hommes.

Le premier est un homme " simple ", immigré, portier d'hôtel. Lui, pour exprimer son désir envers quelqu'un, il agresse violemment. Sans doute pour montrer que c'est vraiment du désir. " Je vous aime " dit-il, pour explication naturelle de sa brutalité. Et comme ces deux motards aussi, des violents. Ceux là pourtant n'imposent pas leur désir, au contraire : ils veulent connaître le désir d'une femme. Lequel des deux désire-t-elle ? Elle ne veut pas choisir, dit-elle, elle ne veux pas soumettre son désir à l'obligation d'un choix. Alors ils la frappent. Au nom sans doute de son propre choix, de sa liberté de désirer. D'autres hommes encore qui frappent une femme : des proxénètes. Au nom de ce que le désir des hommes pour les prostituées doit impérativement être rentable pour d'autres hommes. Et puis aussi pour faire comprendre à cette femme — et le lui faire répéter sous leurs coups — cette logique élémentaire de l'économie des hommes : " aucune femme n'est indépendante. Ni dactylo, ni pute, ni serveuse, ni paysanne, ni bourgeoise ".

Mais tous les hommes ne sont pas violents comme ceux-là. Par exemple : M. Personne. Ce n'est pas un violent, et il le dit clairement : " je ne fais de mal à personne ". Partiellement vrai. Il se contente d'acheter le corps des femmes et, sans violence, de jouir de l'opposition mère/fille, d'en faire une concurrence. Plaisir d'homme : la concurrence sexuelle des corps des femmes. Plaisir d'homme aussi : acheter tous les corps. Ce que fait le patron. Un patron, c'est bien connu, c'est un homme qui domine et exploite les autres hommes. Et les femmes. En achetant leur corps, leur force de travail. Ce patron-là achète le corps et la force de travail sexuelle d'hommes et de femmes, pour son plaisir. Avec cette différence : il asservit et exploite les femmes beaucoup plus que les hommes. Et le subordonné-adjoint du patron, même si son propre corps est aussi exploité, retrouve avec son patron une certaine complicité dans le plaisir, et dans l'exploitation du corps des femmes. Complicité d'hommes. Contre les femmes.

" Les types, ce qu'ils aiment, c'est t'humilier. " C'est la parole d'une femme qui connaît bien les hommes : une prostituée. Et cette parole effrayante ne vient que comme la confirmation de ce que tous ces portraits d'hommes ont montré : le plaisir profond des hommes, celui que tous leurs désirs et leurs fantasmes révèlent, c'est toujours d'humilier les femmes. Il y a les hommes qui humilient les femmes par une violence exercée directement sur le corps des femmes. Il y a les hommes qui asservissent les femmes en achetant leur corps. Mais toujours ce même plaisir d'homme, cette même volonté d'homme : détruire l'identité des femmes, qu'elle soit morale, physique, économique, sexuelle. C'est là quelque chose de commun à tous les hommes.

Heureusement, il y a Paul, le rôle – d'homme – principal. Heureusement qu'il y a Paul pour nous permettre de penser, de croire ? que les hommes ça n'est pas seulement cette galerie de portraits sinistres : des brutes qui achètent et frappent les femmes. Paul, un homme un peu différent, et dont J.-L. Godard dit : " l'homme qui est un peu moi, mais finalement pas vraiment ". Un homme pas très à l'aise dans sa peau, qui s'interroge, qui piétine, qui essaie de comprendre, de vivre avec beaucoup d'honnêteté des relations difficiles avec plusieurs femmes. Un homme qui nous parle de lui-même, de ses doutes, de son incapacité à décider sa vie, à suivre le mouvement d'une femme, des femmes : " laissemoi le temps ". Un homme qui nous intéresse un peu. Et pourtant, et pourtant. Si Paul piétine honnêtement dans ses rapports avez les femmes, c'est parfois aussi de manière suspecte. Lui aussi a recours aux prostituées, même s'il est " différent ". Suspect. Lorsqu'il vole à une femme son travail : ses idées, son rapport à M. Duras, son identité sociale, intellectuelle et personnelle. Alors ce Paul ? Un homme pas tout à fait comme les autres, oui, un homme qui doute, mais ces doutes : cela se fait encore une fois au préjudice des femmes. Paul est un homme qui s'interroge, mais... ce sont encore les femmes qui subissent.

Voilà. La boucle est bouclée, puisqu'il y a aussi chez Paul des éléments qui l'apparentent directement aux autres hommes. Parenté " naturelle " : Paul étant un homme, il ne peut que porter en lui ce que portent les autres. Le lien est ainsi établi, qui va d'un proxénète à un intello progressiste, en passant par d'autres hommes, par tous les hommes sans doute. Puisque tous les hommes du film — tous les hommes — ont ceci en commun : que leur vie, leurs intérêts, se réalisent toujours en détruisant — quels que soient la forme et le degré de destruction — la vie des femmes. De manière violente ou de façon plus subtile. Au-delà de leurs différences : sociales, économiques, politiques. Et en dépit de l'apparente " bonne volonté " de certains : même Paul. Qui oserait dire qu'il existe une réelle différence entre le proxénète qui s'approprie par la violence le corps des femmes et l'intellectuel libéral qui s'approprie par la maîtrise du discours la pensée des femmes ? Ils sont " quelque part " semblables. Cette similitude d'intérêts — d'hommes — qui les amène toujours à porter atteinte à l'intégrité des femmes, à la vie des femmes, à la vie.

Sans l'accepter totalement, je considère que " Sauve qui peut (la Vie) " est un film qui nous est absolument nécessaire. Parce qu'il met en images — et cela est difficilement supportable — des idées que nous connaissions, mais seulement de manière théorique, un peu abstraite, un peu vague. C'est aussi le projet de J.-L. Godard " confronter les idées vagues avec des images claires ". Les idées vagues : que nous vivons dans des sociétés qui fonctionnent essentiellement sur la domination, le profit, la production, le pouvoir. Et que ces idéologies ont à ce point façonné le corps social qu'on les retrouve même dans l'imaginaire des gens. Et que les notions de profit et de domination sont des valeurs clefs de l'affectif, des fantasmes, de la sexualité des individus. De ce système, dans lequel la vie est sérieusement étouffée, mutilée, le film dresse un constat lucide et effrayant. Un réquisitoire très dur aussi : qui souligne les écrasantes responsabilités des hommes dans un système si horrible. Responsabilités des hommes, les hommes coupables. Tous coupables.

Sauve qui peut (la Vie) nous apporte beaucoup, en décrivant les principaux comportements, les principaux intérêts, les choix, par lesquels les hommes sont coupables de porter atteinte à la vie des femmes, à la vie tout court. Sauve qui peut (la Vie) nous conduit vers une impasse : celle de la culpabilité, irrémédiable et universelle, de tous les hommes. Et c'est cela justement que je n'accepte pas, qui me paraît être une erreur grave : cette trajectoire de culpabilité de laquelle il serait impossible de sortir (1). Cette logique de la culpabilité-piège. Ce piège qui amène Godard-Melville — un homme et une femme —, à dire, notamment, que seules les femmes sont des personnages intéressants, que finalement les fils progressistes se conduisent comme leurs pères qui ne l'étaient pas, que tous les hommes aiment acheter et utiliser le corps des prostituées, que tous les hommes ont la même volonté de violence contre les femmes, les mêmes fantasmes, les mêmes plaisirs, les mêmes choix. En un mot, implicite, silencieux, mais d'un silence tellement présent : que les hommes sont tous les mêmes. L'énoncé, même implicite, de ce " tous les mêmes ", m'inquiète parce qu'il risque d'être seulement le parallèle sinistre, c'est-à-dire totalitaire, universalisant et réducteur, de cette vieille parole sinistre déjà énoncée par les hommes : " toutes les mêmes ".

Je refuse de choisir entre deux formes de mort.

(R. Vaneigem)

La culpabilité est peut-être une phase nécessaire dans un certain développement de prise de conscience, pour les hommes notamment. Mais c'est aussi très certainement une impasse. Dans laquelle le film s'engage dangereusement. En se montrant si pessimiste sur les possibilités réelles qu'ont les hommes de changer, dans leurs têtes, dans leurs vies, leurs relations avec les femmes, et certains systèmes déjà mis en place par d'autres hommes. Des systèmes effectivement dangereux pour la vie. Non pas que le film renonce purement et simplement aux espoirs de sauver la vie. " Il reste les espérances, c'est déjà quelque chose. " (J.-L. Godard) Mais il délègue très clairement ce rôle historique — et vital — aux femmes. Un peu comme pendant une grande partie de notre siècle le rôle de sauver l'humanité de la barbarie était délégué au prolétariat et à lui seul. Même si quelques bourgeois repentis étaient parfois autorisés à apporter une modeste contribution. Ici, un nouveau sujet messianique : les femmes. Féminisme ou Barbarie ?

Il reste que, malgré mes critiques, je suis profondément bouleversé par ce film. Deux fois bouleversé, inquiété, agressé, torturé, ému. Et absolument convaincu de son extrême importance. L'envie de dire très fort qu'il s'agit d'un film qui nous est complètement nécessaire. Et qu'on peut dire, surtout à propos de " Sauve qui peut (la Vie) " ce que quelqu'un disait il y a longtemps déjà du travail de J.-L. Godard : " On en sort sans pouvoir prononcer un mot. Mais quand on en discute le lendemain avec des amis qui ne l'ont pas senti comme nous, on est malheureux jusqu'à l'intérieur des os, parce que c'est l'avenir du monde entier qu'il met en question. "

Jonathan Breen

Il est peut-être nécessaire de préciser que c'est tout à fait intentionnellement que je n'ai rien dit des femmes dans ce film, de leur rôle, du regard que le film pose sur elles, y compris le regard indulgent sur certaines contradictions. C'est d'abord qu'un article deux fois plus long que celui-ci aurait alors été nécessaire, et qu'ensuite cela serait venu dire — sur la vision et le discours interne du film — exactement la même chose.

(1). A ce titre, il faut s'étonner que ce film n'ait pas été salué, et compris, comme un film vraiment " féministe " réalisé par un homme. Il correspond en effet beaucoup à un certain courant du féminisme qui nous précise qu'il est dangereux de vouloir sortir " trop vite " de la culpabilité.

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