Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes

Jalousie : un truc quelconque...

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Revue TYPES 5 - Paroles d’hommes - 1983 

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Jalousie : un truc quelconque...

Un débat entre Jonathan Breen, Jean- Yves Rognant et Didier Uri,
recueilli par Didier Uri.

Didier : Si nous parlions un peu de la jalousie ? Est-ce que, par exemple, vous avez eu, comme moi, des relations très intenses avec une femme, qui étaient en même temps déchirantes parce que vous saviez qu'elle pouvait vivre dans la même période une histoire forte avec un autre homme ? (Les deux autres : " oui, oui "...) Avez-vous ressenti cela comme de la jalousie ou bien cela vous suffisait-il qu'elle vive des choses intenses avec vous et le reste ne vous préoccupait pas ?

Sentiment d'appropriation ou perte d'identité ?

Jonathan : J'essayais plutôt de comprendre quelle était " sa " différence à " l'autre ", donc, quelle était ma différence dans cette histoire.

Didier : Ce que tu gardais de spécifique aux yeux de cette femme ?

Jonathan : Oui.

Didier : Et tu cherchais à le comprendre parce que tu aurais été jaloux sinon, ou bien l'étais-tu quand même ?

Jean-Yves : C'est parce qu'il cherchait à comprendre qu'il était jaloux...

Jonathan : Je pense à une histoire assez ancienne, passionnelle et chaotique. Je crois que j'aurais été jaloux si je n'avais pas perçu de différences, mais autant il était clair qu'il y avait pour elle une grande intensité, autant il s'agissait d'une autre intensité, fondée sur d'autres discours, sur une autre identité sociale, politique, voire sexuelle. Donc, en gros, je savais où j'étais. Ce qui m'a permis de rencontrer ce mec et de bien l'aimer : visiblement il n'était pas moi, quoi !

Didier : En effet, quand il y a une certaine plénitude dans une relation, on ne voit pas tellement quelle place peut venir en occuper un autre homme qui ne vienne pas en déduction de la sienne propre : la jalousie serait alors, en partie au moins, fondée sur le sentiment que le ou les autres hommes te prennent quelque chose. En tout cas, c'est l'idée courante, mais...

Jean-Yves : Moi, j'ai vécu avec une femme qui avait des relations multiples, alors que personnellement j'étais fidèle et, donc, ce n'était pas une situation égalitaire sur ce plan. Et pourtant je n'étais pas jaloux : il s'agissait de relations apparemment bien différentes de celle que cette femme vivait avec moi.

Sur les Pays de l'Est

Et je ne me sentais pas " déproprié " (1). Je pouvais rencontrer les copains de cette copine et ça ne me gênait pas du tout : étant assez différents de moi, ils ne me menaçaient pas. Par contre, dans une autre relation, au départ exclusive elle aussi, est intervenu un autre homme qui ne m'a pas paru très différent de moi. Et j'ai été très jaloux. Je me demandais : " Qu'est-ce qu'elle va chercher là ? "

Didier : Oui, mais ce qui me gêne, même si je reconnais que ça puisse être important c'est la formulation en termes de seule " propriété ". Je ne suis pas sûr que la jalousie soit inévitablement ou seulement liée à un sentiment de propriété ou d'appropriation.

Jonathan : Je ne crois pas non plus. Je crois plutôt que la jalousie naît plus — que ce soit bien la réalité ou ton sentiment, peu importe — de ce que la définition de ton identité, que ta copine te donne — elle est là pour ça aussi —, vacille tout à coup. Et ça, c'est insupportable. Jusque là tu existes notamment par le fait que l'autre te dit : " tu es ça et c'est en tant que ça que je t'aime, que tu m'intéresses " ; et, à partir d'un moment, au contraire, elle exprime par son comportement : " je ne sais plus trop qui tu es, à preuve : un autre est ça et c'est ça qui me passionne ". D'un seul coup, une définition, dont tu te nourris, disparaît. Soit elle est dévalorisée : " il est plus intéressant que toi ", soit il est autre, ce que tu n'es pas, et tu deviens très flou. Donc, plus que de propriété, il s'agit d'une dépossession de ta propre image telle que te la renvoie ta copine et dont tu as besoin.

Je n'est pas un autre

Didier : Tu vois, tu as dit : " pas propriété " et tu as repris le terme " dépossédé ". Or il me semble qu'existe aussi un sentiment d'un autre ordre. Ce qui m'y fait penser, c'est une remarque que j'ai lue un jour, selon laquelle la jalousie était une forme d'homosexualité : un désir à l'égard de celui qui est désiré par celle que tu désires. Je n'ai jamais ressenti cela consciemment, mais ça ne m'empêche pas de me demander s'il y a du vrai là-dedans, au moins inconsciemment. En tout cas, que je la trahisse ou non, cette remarque m'évoque un sentiment qui m'a déjà effleuré et qui n'est pas de l'ordre de la jalousie " sexuelle " mais d'une jalousie plus large, selon moi : une jalousie ou un désir de ce que l'autre (les autres) vit et que j'aimerais partager aussi. Ça ne concerne même pas seulement des relations avec des femmes, a fortiori avec ma ou mes seules " copines ", mais éventuellement un sentiment à l'égard d'hommes. C'est plutôt un sentiment d'exclusion, d'impossibilité de partager des émotions, des expériences, de participer à des rencontres, même de réaliser des choses que d'autres vivent ou font. Ce n'est pas alors une question de propriété, ni de sentiment que l'autre n'a " pas le droit de... " sous prétexte qu'il serait " ma " chose. En fait, ce n'est pas l'idée qu'on me prend quelque chose ou que l'autre me donne moins parce qu'il vit d'autres choses par ailleurs, mais celle d'un plus dont je suis irrémédiablement exclu, que j'aimerais avoir au lieu de me contenter de ce que j'ai. Il me semble que ça constitue une composante importante de la jalousie.

Jean-Yves : J'ai aussi cette impression. Mais cela me semble aller de pair avec ce que disait Jonathan : la jalousie surgit quand te sont renvoyées par ta copine les limites de ce que tu lui apportes. Ces limites n'apparaissaient pas avant, s'il y avait exclusivité.

Didier : Ce n'est pas tout à fait pareil, car j'ai pu avoir le sentiment dont je parlais en dehors d'une relation privilégiée, comme aussi à l'intérieur d'une telle relation où je conservais pourtant l'exclusivité et alors même que j'avais toujours su qu'il n'était pas possible et toujours pensé qu'il n'était pas souhaitable de lui apporter tout ce qu'elle pouvait vivre ; et que j'ai considéré qu'il était sain de ne pas nourrir de telles idées sinon toute autonomie disparaîtrait.

Jean-Yves : Si, pourtant : je n'ai pas été jaloux lorsque j'admettais très bien que l'autre trouve dans certaines relations des choses que je ne pouvais pas lui donner, que je m'admettais moi-même comme ne lui apportant pas tout. Au contraire, dans une relation où nous nous reconnaissions comme nous apportant le maximum, la jalousie a pu naître lorsque nous a été renvoyé concrètement tout ce que nous ne nous donnions pas. Et ça a pris cette forme que tu disais : j'aimerais bien partager ce qu'elle partage avec l'autre.

Didier :
Tu m'as en partie mal compris. Il ne s'agit pas tellement du constat sur l'insuffisance de son importance pour l'autre — bien que ça aussi puisse jouer dans la jalousie — mais de celui de l'impossibilité de tout vivre, de ses propres limites, de son incomplétude. Bien sûr, c'est aussi qu'apparaît parfois à travers cette expérience la limite de ce qu'on veut partager dans une relation, une certaine rupture incontournable de communication. Mais je pense surtout que ça nous fait revivre des affects très archaïques : comme la découverte de notre solitude, ou, plus précisément, une des premières expériences que nous avons vécue comme petits bébés : que nous n'étions pas le monde entier, que notre mère ne vivait pas que pour nous, et que nous étions même clairement exclus de certaines " scènes "...

Jean-Yves : Mais ça, tu ne le vis pas forcément de façon morbide.

Didier : Sans doute, mais c'est pas simple pour autant. Et ça tendrait à montrer que la jalousie n'est pas qu'une question de propriété ou de dépossession de son identité, ou de : " elle m'enlève quelque chose "...

Jean-Yves : Mais de : " elle me prive de quelque chose " ?

Didier : Si tu veux ; ce serait alors une question de désir de totalité frustré. C'est pour ça que ça ne renvoie pas seulement à une jalousie envers une femme — ta relation privilégiée — mais aussi à un sentiment envers d'autres hommes, d'autres vies, d'autres boulots...

Jean-Yves : Mais ce ne serait pas le mot jalousie que j'y mettrais alors ; j'appellerais pour moi : expérience de mes propres limites, ce sentiment de frustration.

Son regard à elle...

Didier : Moi, si, justement, c'est un sentiment que je trouve très proche de celui que je peux avoir eu dans des cas plus typés de jalousie " sexuelle ". D'ailleurs dans une relation très passionnelle que j'ai eue, alors donc qu'il devait y avoir un sentiment d'appropriation, de fusion, au contraire, là, je n'étais pas du tout jaloux de ses autres relations sexuelles, d'ailleurs épisodiques.

Jean-Yves : Avoue quand même que ça dépend de la façon dont te sont renvoyées par ta copine ces autres relations !

Didier : C'est vrai que ça pouvait jouer, que je pouvais aussi avoir l'impression de ne pas manquer quelque chose, ni même d'être menacé ou de perdre quelque chose d'elle. Pourtant, d'autres fois, j'ai pu avoir aussi cette même impression et ça ne m'a pas empêché d'être extrêmement jaloux, de façon très infantile.

Jean-Yves : Moi, ce n'est pas tant le " deuxième homme " ou ce que vivait avec lui la première copine dont je parlais — et dont je n'étais pas jaloux — qui me paraissait important, mais sa manière de me signifier cette relation.

Didier : Veux-tu dire par là que, même à travers cette autre relation, tu voyais qu'elle avait encore besoin de toi pour t'en communiquer l'importance, et que tu pensais : " tout n'est donc pas perdu " ?

Jean-Yves : Non, pas vraiment. J'admettais totalement qu'elle soit heureuse de son côté. Ça dépendait en fait de la nature de ma relation avec elle et donc aussi de la manière dont elle me la renvoyait c'est ça qui me paraît déterminant, le regard qu'elle a de toi. C'est là que peut naître la crise de confiance en elle et en soi-même. La jalousie est venue dans une autre relation quand je me suis senti nié. On pourrait y mettre de l'appropriation, mais il s'est avéré, elle l'a reconnu beaucoup plus tard, que cette autre copine voulait effectivement me nier : malgré ses discours du moment (" tu as tort de te sentir nié, de croire que je ne t'aime plus ", etc.) mon intuition était juste. Ma jalousie, ça me semble bien être ça.

Didier : Ce qui me gêne un peu dans ce que tu me réponds, c'est que ça a l'air focalisé sur un certain type de jalousie, liée notamment à des relations sexuelles. J'avais essayé d'évoquer un ensemble de situations plus larges.

Jean-Yves : Je ne parlais pas spécialement de l'aspect sexuel, qui m'était un peu égal, mais de disponibilité affective.

Didier : Ça reste dans le cadre d'une relation privilégiée !

Savoir et mémoire : de l'exercice du pouvoir

Jonathan : J'ai l'impression que dans la jalousie aussi, telle qu'on la discute habituellement, la sexualité vient occulter la réflexion. Je me souviens que la crise de jalousie la plus violente que j'aie jamais eue, et qui a été effectivement très forte, n'avait rien à voir avec la relation sexuelle que ma copine et son type avaient ensemble, ce qui ne m'empêchait pas de dormir. Mais un jour, la voilà qui revient avec un bouquin que le type en question lui avait offert et dont ils avaient discuté, bouquin en soi d'une banalité rare, un truc quelconque sur les pays de l'Est. Et alors on aurait cru que c'était la production politique de la décennie, elle m'en a parlé pendant deux heures comme si c'était une grande révélation. J'étais furieux, scandalisé.

Didier : Cet exemple se rapproche beaucoup de ce que je disais de la jalousie sur d'autres plans que la sexualité. D'autant que je te retrouve bien, là dedans, comme tu peux être avec nous ici : tu n'aimes pas que les gens que tu aimes, ou avec qui tu te sens en confiance, aiment des textes ou des idées que tu n'aimes pas ou que tu n'as pas aimés d'abord.

Jonathan : Là, en plus, il y avait un profond sentiment d'injustice ; parce que ce livre, j'avais planché dessus cinq ans auparavant. Je trouvais inadmissible qu'elle fasse semblant de tomber des nues en le découvrant alors que, si on en avait parlé plus tôt, j'aurais pu le lui raconter du début à la fin.

Jean-Yves : Oui, c'est le pouvoir alors...

Jonathan : Non, c'est pas du pouvoir...

Jean-Yves : Si, tu l'as dit: " j'aurais pu être le premier... "; tu admettais mal que quelqu'un d'autre ait eu la communication suffisante pour parler de quelque chose dont tu n'avais pas parlé d'abord.

Didier : C'est bien du pouvoir : tu veux avoir une prise intellectuelle sur quelqu'un et donc...

Jonathan : Non, c'est le problème de la différence. Si ma copine discute avec un copain d'idées que je ne connais pas, que j'apprends des trucs, je ne suis pas mécontent au fond de m'instruire par la bande, comme çà. Mais là, elle valorisait un échange intellectuel sur des idées qu'on avait laissées derrière nous depuis belle lurette.

Didier : Tu te sentais nié dans ton identité, comme tu disais ?

Jean-Yves : Nié peut-être, mais c'est surtout autre chose : c'est que tu n'as pas marqué de ton empreinte une discussion, elle n'a pas retenu une discussion ou des idées qui te paraissaient allant de soi. Et ça, c'est ton rapport à la mémoire : il te semble évident que tout le monde doit avoir le même fonctionnement mnésique que toi, un certain type de rapport au savoir.

Didier : Ça me rappelle de vieilles relations que j'avais. Peu à peu, je me suis aperçu à quel point ce type de marquage des idées et de la mémoire fonctionnait comme un mode de pouvoir à l'égard de ma copine de l'époque : c'était le désir qu'elle reconnaisse en quoi j'étais un pionnier dans les idées, pionnier tout court ou, si elles n'étaient pas de moi, pionnier pour les lui faire connaître. Elle a beaucoup souffert de cette forme d'assujettissement et pour s'en sortir. Pour moi, j'ai mis du temps à reconnaître ce rapport de pouvoir, j'y voyais une sorte de générosité de ma part : ce n'était peut-être pas complètement faux — ne mettons pas les choses au pire — mais c'était plus sûrement un moyen par lequel imprimer ma marque, un rapport très écrasant.

Jonathan : C'est un échange aussi.

Jean-Yves : Un échange inégal...

Didier : Très inégal, alors ! Même si l'autre est en réalité tout à fait " à ton niveau intellectuel ", il y a une dynamique de relations qui précisément instaure l'inégalité et qui est bien la marque d'un tel pouvoir. C'est d'ailleurs assez typiquement mec au fond, ça, ou, au moins, typique de mecs comme nous, je dirais facilement hégémoniques.

Jean-Yves : Je crois aussi. Je me rappelle que, avec une copine, au plus fort de nos discussions ou engueulades, par exemple vis-à-vis de la définition des relations entre une féministe et un mec-qui-se-remet-en-cause, parfois je lui disais : " mais dis donc, il y a quatre ans, ce que tu me racontes, c'est moi qui le disais et tu n'étais pas d'accord ! " Elle n'avait pas le même rapport à la mémoire, ni même au savoir. Comme vous, il me semble, j'avais une conception accumulative du savoir ; elle, je dirais plutôt une conception du savoir en situation, pas en référence formelle à une anecdote.

Didier : N'est-ce pas un rapport différent à l'analité, tout simplement ? Cette volonté de conserver, d'emmagasiner, de retenir... et, en même temps, le marquage des séquences de rétention, tout ça est très anal, non ?

Jean-Yves : il y a des gens qui retiennent sans que ça les marque...

Didier : Oui, nous, c'est plus un problème de fixation, de définition. Pendant des années, une fois qu'une chose avait été dite, admise — avec une femme, mais parfois aussi avec des hommes, c'était plus large — si l'autre revenait dessus, avançait quelque chose de contradictoire avec ce point " acquis ", ça me mettait dans un état de rage, j'y voyais une trahison absolument insupportable, une négation de nos relations. J'ai pas mal changé par rapport à ce que j'appelais, avec vantardise, ma " catégoricité " : j'ai appris à avoir une plus grande souplesse, à reconnaître que ce marquage n'est pas possible ou pas honnête. J'ai dit tout à l'heure : c'est très mec tout ça. Je me le demande au fond. En tout cas ce qui est inquiétant, c'est qu'on ait l'air, tous les trois un peu pareils. C'est peut-être ça nos tendances de " chefs " !

Jonathan : En tout cas, c'est le seul bouquin que j'aie jamais déchiré, je crois, puis je l'ai jeté par la fenêtre...

(1) Barbarisme conservé pour autant qu'il reflète autre chose, à nos yeux, que " dépossédé "

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Revue TYPES  5 - Paroles d’hommes - 1983

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