CFEP - Centre Féminin d’Education
Permanente - Bruxelles/ Belgique
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Construction et déconstruction
du cycle de la violence : outils concrets d’intervention et
insertion professionnelle.
Madame Josiane CORUZZI,
juriste. Animatrice et conseillère juridique au Collectif et Refuge
pour femmes battues de La Louvière.
Les collectifs pour femmes battues sont nés des mouvements féministes.
En Belgique, l’ampleur du problème des violences dans le couple a été
révélée lors du « Tribunal International des crimes contre les
femmes », qui s’est tenu à Bruxelles du 4 au 8 mars 1976. Des
femmes du monde entier sont venues témoigner ce qu’elles avaient vécu.
Des féministes anglaises, allemandes, québécoises ont pu expliquer ce
qui existait déjà chez elles en matière d’aide aux femmes battues.
Jusqu’alors les mouvements de femmes en Belgique s’étaient intéressés
au droit du travail des femmes et considéraient que la violence dans
les couples était une affaire privée.
Le collectif pour femmes battues de La Louvière est né en 1979 suite
à la prise de conscience des féministes belges de l’ampleur des
violences conjugales et du caractère social de celles-ci.
A la Louvière existait un mouvement féministe de rue très actif, les
Maries Mineur, centré sur des revendications par rapport au travail des
femmes. Celles-ci ont d’abord ouvert une Maison des Femmes, à la fois
lieu de rencontre et de militantisme. Dans ce lieu elles ont vu arriver
de plus en plus de femmes qui avaient besoin d’aide parce qu’elles
étaient battues et en danger. Après avoir hébergé ces femmes chez
elles, les militantes de La Louvière ont créé un refuge pour femmes
battues, géré au départ par des bénévoles. Peu à peu, le bénévolat
ayant montré ses limites, les responsables ont pu engager des
travailleuses pour faire fonctionner la structure 24h/24.
L’aide aux femmes battues s’est donc « professionnalisée »
et diversifiée:
>> hébergement, guidance sociale, administrative et juridique des
femmes hébergées
>> travail de dévictimisation et de restauration de l’estime de
soi des femmes
>> actions d’aide à l’insertion professionnelle
>> actions de prévention des violences auprès des jeunes hébergés
et dans les écoles primaires et secondaires
>> actions de sensibilisation et d’information auprès de différents
publics cibles (intervenants sociaux, policiers, magistrats…)
La violence faite aux femmes : un problème social
En postulant que les violences faites aux femmes sont le fait des hommes
et qu’elles sont la résultante des inégalités hommes/femmes dans
l’ensemble des sociétés, les féministes ont fait de la violence
conjugale un problème social. Cette vision des choses est aujourd’hui
reconnue au plan international.
La conférence mondiale (ONU) de Pékin en 1995 définit les violences
faites aux femmes comme : « une manifestation des rapports de
force historiquement inégaux entre les hommes et les femmes qui ont
abouti à la domination des hommes sur les femmes et à la
discrimination à leur égard, et empêché leur pleine promotion. La
violence contre les femmes est le mécanisme social fondamental et extrême
qui contraint les femmes à une position de subordination par rapport
aux hommes ».
Les violences que les hommes exercent sur les femmes au sein du couple
sont donc la manifestation, dans l’intimité, des rapports de pouvoir
à l’œuvre dans nos sociétés.
Les hommes recourent à la violence pour contrôler leur partenaire et
asseoir leur pouvoir à l’intérieur de la famille.
L’intervention féministe
C’est une intervention globale car elle intervient au niveau
individuel, familial, communautaire et social. Elle vise l’arrêt de
la violence conjugale envers une femme en particulier, et envers toutes
les femmes en général. Ses objectifs sont d’assurer la sécurité
des femmes et des enfants, de donner du pouvoir aux femmes violentées
et de réparer les effets néfastes de la violence sur la vie des
femmes.
L’intervention féministe est fondée sur le postulat que la violence
est inacceptable comme moyen pour régler les conflits interpersonnels
dans le couple.
L’agresseur est reconnu responsable de ses comportements violents, il
lui appartient donc de les changer.
Que l’on intervienne auprès d’une femme, d’un enfant, d’un
homme, il est important de reconnaître qui est l’agresseur et de bien
resituer les responsabilités. En effet, c’est une façon de respecter
cet agresseur que de reconnaître que c’est lui qui est responsable de
ses comportements et non sa conjointe.
L’intervenante doit prendre une position claire à ce sujet. Toute
autre manière d’intervenir accentuerait le sentiment de culpabilité
préexistant de la femme victime de violence.
L’intervention féministe est centrée sur l’aide à apporter à la
femme et non pas au couple
ou à la famille. Le maintien de la cellule familiale n’est pas
prioritaire, la sécurité des victimes l’est.
Les femmes sont vues comme des victimes qui ont le pouvoir et la capacité
d’agir. Elles peuvent donc apprendre à avoir un contrôle sur leur
vie et mettre fin à leur vécu de violence en acquérant des
comportements affirmatifs.
Le cycle de la violence
Issu de l’intervention féministe et des recherches de la
psychologue américaine Walker.
La violence conjugale évolue en cycle. Le cycle peut se résumer
comme suit :
>> Il y a une insatisfaction maritale dans le couple.
>> Les violences psychologiques et verbales sont présentes dans
ce couple ( ce qui rend le terrain propice à l’agression).
>> L’homme menace d’agresser (la menace est le signe qu’il
peut passer à l’acte ! Il n’y a pas de telles menaces dans un
couple où les conflits se règlent sans violence).
>> Un facteur déclenchant se produit (grossesse, chômage,
alcool, …).
>> L’agression a lieu ( c’est le plus souvent à ce moment que
la femme battue cherche de l’aide parce qu’elle est en crise).
>> L’agresseur regrette et cherche à se réconcilier. C’est
la phase de rémission ou lune de miel.
>> Comme les conflits n’ont pas été réglés et qu’il n’y
a pas eu de conséquences à l’agression, le climat de mésentente se
réinstalle, … le cycle recommence.
Si la femme n’est pas aidée à la phase 5, la rémission s’installe
et la victime est impossible à mobiliser. En effet, la rémission est vécue
comme la preuve que l’agresseur a changé, qu’il regrette son acte
et qu’il ne recommencera plus. Dans cette phase, la femme battue aura
tendance à minimiser voire à nier la violence vécue. Il faut beaucoup
de temps à la victime pour comprendre ce cycle quand elle le vit.
A chaque fois qu’elle boucle un cycle, elle perd un peu plus de
confiance en elle. Le plus souvent, la femme a déjà vécu plusieurs
cycles avant de demande de
l’aide. Elle arrive donc avec une estime de soi très basse. De plus,
l’environnement a contribué à la culpabiliser parce qu’elle est
battue et qu’elle reste.
L’escalade de la violence
La violence s’installe progressivement dans un couple. Cette
croissance n’est pas évidente à voir pour la victime qui a souvent
oublié la première agression qu’elle n’avait pas identifiée comme
telle.
Cette escalade débute généralement par des agressions psychologiques.
L’agresseur réduit la confiance en elle de la victime par des
attitudes de dénigrement, de déni, de refus de communiquer…
Ensuite s’installe la violence verbale qui précède la violence
physique. Celle-ci peut aller jusqu’à la mort de la victime.
Lorsque la violence physique est présente, toutes les autres formes de
violence existent. Elles préparent et accompagnent les coups mais sont
difficilement reconnues par les femmes maltraitées et leur entourage
qui ne voit que la pointe émergée de l’iceberg.
Les ruptures évolutives
L’intervention féministe voit les allers retours que font la plupart
des femmes battues comme un signe d’acquisition d’autonomie. La rupture est considérée comme un moyen de réduire la
symbiose du couple (la femme et l’agresseur croient tous les deux
qu’ils ne pourront survivre seuls).
A chaque départ, la femme battue reprend confiance en elle et expérimente
sa capacité d’autonomie, les ressources extérieures, mais aussi la
solitude… Les ruptures successives constituent une expérience
positive et nécessaire.
Les femmes qui se comportent de cette façon :
>> Ont bien intégré les stéréotypes féminins
>> Ont une faible estime de soi
>> Ont peu ou pas de ressources financières et ont peu de chance
de trouver facilement un emploi
>> Ont des enfants dont elles sont responsables
>> Ont peur de subir de nouvelles agressions ou d’être
poursuivies par l’agresseur
>> Sont isolées et ont peur de la solitude
>> Ne connaissent pas les ressources extérieures.
La victimologie ou incapacité apprise
Une personne apprend à se sentir incapable lorsque, malgré tous ses
efforts, elle n’arrive pas à modifier sa situation.
Elle arrête donc de se défendre, d’agir. C’est l’incapacité apprise.
Les femmes battues apprennent que quoi qu’elles fassent par rapport à
leur conjoint, elles n’arrivent pas à faire cesser la violence.
Progressivement, elles cessent de réagir et demeurent dans leur
position de victime. Elles
croient qu’elles ne peuvent changer la situation et pensent même que
personne ne peut y mettre fin. Cette
position de victime est « une incapacité acquise ».
Le travail du Collectif pour femmes battues
Dans nos actions de terrain, nous nous référons aux théories brièvement
développées plus haut.
Nous avons donc mis au point des stratégies et des outils
d’intervention auprès des femmes maltraitées issus de
l’intervention féministe en violence conjugale.
L’accueil, le premier entretien
2 hypothèses
La femme arrive en état d’urgence.
Elle a dû fuir son domicile parce qu’elle vient d’être
agressée. Dans ce
contexte, il s’agit d’un accueil de crise. Une des premières choses
à faire est de mettre la femme en sécurité (elle est en danger) et
d’abaisser ses tensions par une écoute empathique de son histoire.
Un ensemble d’informations sur ses droits lui est également
donné. La position de
l’intervenante est claire : elle reconnaît et nomme la responsabilité
de l’agresseur. Elle explique aussi que la violence est inadmissible
quelles que soient les raisons invoquées par l’homme violent pour
justifier ses actes. En effet, dans ce contexte, la femme battue a très
peur de son conjoint mais aussi de l’inconnu que crée son départ et
a un fort sentiment de honte et de culpabilité. De plus, il s’agit souvent de la première fois qu’elle
part de manière aussi « officielle » c’est-à-dire
ailleurs que dans la famille ou chez des amis.
Elle dévoile donc au monde extérieur et aux autorités la
violence qu’elle vit depuis plusieurs années (entre 5 et 20 ans de
violences en moyenne).
La femme arrive à la permanence avec des demandes d’informations le
plus souvent juridiques ou une demande d’aide assez confuse : « je
ne sais pas ce que je dois faire mais je n’en peux plus » Dans
ce cadre et après avoir démêlé avec elle ce qu’elle est prête à
faire, l’intervenante lui donne une série d’informations sur ses
droits et sur les lieux où elle peut recevoir une aide.
Mais, chose plus importante encore, elle lui explique le cycle et
l’escalade de la violence. Où
se trouve-t-elle dans le cycle ? Subit-elle déjà des violences
physiques ? Il y va de sa sécurité.
Proposons-nous une thérapie de couple ?
Les femmes qui viennent nous voir ne nous ont pas attendues pour essayer
d’emmener leur conjoint à la rencontre d’un thérapeute.
Le conjoint violent est difficile à mobiliser.
Il accepte en général cette thérapie après la phase
d’explosion (cfr cycle de la violence), parce que la femme est partie
et lui lance un ultimatum. Elle
conditionne son retour au suivi d’une thérapie.
Dans ce cas, l’échec est assuré.
Lorsque nous écoutons les femmes nous raconter leur histoire, nous
devons constater que rares sont celles qui n’ont pas essayé le thérapeute
de couple ou n’ont pas tenté d’envoyer leur conjoint voir « un
psychologue ». Elles-mêmes
sont souvent soignées pour dépression ou voient aussi un thérapeute.
La plupart des femmes battues ont mis en place diverses stratégies pour
essayer d’arrêter la violence. Celles-ci
ont toutes échouées - mais partent toutes du même principe : La femme
pense qu’elle est à même de modifier le comportement de son
conjoint, ce qui lui permet de supporter des années de violences
pendant lesquelles son estime de soi va baisser de plus en plus et où
elle va s’enfermer dans sa condition de victime.
(voir incapacité apprise) En cas de violence conjugale, le
recours à la thérapie familiale ou de couple est inefficace voire
dangereuse. Elle déresponsabilise
l’homme violent (sa violence n’est que le symptôme d’un
dysfonctionnement), elle accroît le sentiment de culpabilité de la
femme battue en la plaçant au même niveau que son agresseur et
maintient la femme dans un milieu où elle est en insécurité (cycle et
escalade de la violence).
Le travail au refuge pour femmes battues
Dans notre travail, nous nous centrons sur les femmes.
Notre but n’est pas de maintenir la famille à tout prix mais
d’aider les femmes à se sortir de la violence et à prendre
conscience d’elles-mêmes en tant qu’individus qui ont droit au
respect dans leurs relations à autrui.
Nous les aidons à restaurer leur estime d’elles-mêmes, à
comprendre pourquoi elles ont accepté de vivre aussi longtemps avec un
homme qui les maltraite. Nous analysons avec elles les mécanismes
sociaux qui ont fait d’elles des victimes (processus de dévictimisation).Nous
les amenons à cheminer vers l’autonomie.
Travail de dévictimisation
Comme dit plus haut, les femmes battues ont le plus souvent acquis une
position de victime. Nous
entamons donc avec elles un processus progressif de dévictimisation. D’abord, il est nécessaire qu’elles se reconnaissent
comme des victimes d’un agresseur sur lequel elles n’ont aucune
prise, ensuite elles font le compte de l’ensemble des stratégies
qu’elles ont tenté pour essayer d’arrêter la violence, ce qui leur
démontre qu’elles ont en elles beaucoup plus de ressources qu’elles
ne le croient. Enfin, nous
les aidons à recentrer toute cette énergie sur elles-mêmes.
Elles ont à se reconstruire.
Nous utilisons un ensemble d’outils : jeu de l’oie du cycle de la
violence, récits de vie, entretiens individuels et bilans périodiques
à l’aide d’une grille d’évaluation, stratégie concertée d’équipe,
pour qu’à tous les niveaux, elles soient lancées vers l’autonomie.
Travail sur les vécus émotifs
Nous aidons les femmes à exprimer leur honte, leur culpabilité, leurs
peurs, leurs colères et surtout leur ambivalence par rapport à leur
agresseur, leur dépendance émotionnelle.
Les aider à démêler l’écheveau compliqué de leurs
sentiments leur permet de commencer à guérir leurs blessures et à
avoir une meilleure compréhension de leur vécu.
Ce travail, précis et minutieux, est réalisé à l’aide d’une
grille des émotions.
Restauration de l’estime de soi et de son image
Nous proposons aux femmes hébergées ou non de suivre 12 séances
collectives sur l’estime
de soi qui vont les amener à se situer par rapport aux violences vécues
et à comprendre les mécanismes sociaux à l’œuvre dans les vécus
individuels (les stéréotypes féminins et masculins)
2)
Nous travaillons également sur l’image de soi et sur le corps,
par des ateliers de massages et de soins de beauté.
Aide sociale, administrative, juridique
Nous informons, accompagnons (par mesure de sécurité) mais ne faisons
rien à leur place.
La réinsertion sociale et professionnelle : le projet de vie
Le but est l’autonomie à tous les niveaux.
Notre grille d’évaluation de l’autonomie nous permet de
mesurer les progrès des femmes et de voir quelles actions mettre en
place pour les aider. Nous
avons mis au point des critères pour mesurer le développement de
l’autonomie personnelle, base indispensable de la détermination
d’un projet de vie cohérent et d’une réelle insertion sociale et
professionnelle.
Les enfants
Une partie de l’équipe s’est spécialisée dans le travail avec les
enfants. Ceux-ci ont leur
propre vécu et il est nécessaire de leur permettre de l’exprimer en
toute confiance et confidentialité.
L’équipe aide aussi les mères à mieux vivre les relations
des enfants avec leur père. Elle participe à l’amélioration des
relations mères enfants, souvent perturbées suite au départ et aux
violences vécues par la mère. Elle permet aux femmes de souffler en se chargeant des
enfants. Elle détecte les
problèmes particuliers de violence vécus par les enfants eux-mêmes et
veille à leur sécurité.
De plus, les travailleuses ont un rôle de prévention des violences.
Un ensemble de modules éducatifs ont été mis au point pour
aider les enfants à établir des relations non-violentes et à analyser
les stéréotypes hommes/femmes. L’équipe
a également élaboré des modules semblables pour les enfants des écoles
primaires et secondaires.
Les actions de sensibilisation
Nous avons mis au point un ensemble d’outils pour informer et
sensibiliser aux violences vécues par les femmes et à notre position
et actions par rapport à ces violences : pièce de théâtre, vidéo
sur notre travail et sur le vécu des femmes battues, cahier de témoignages
de femmes battues, exposition sur les stéréotypes dans notre société. |