HOME   http://www.eurowrc.org/   -  back to  Institutions   -    back to list COE Conseil de l'Europe

  Soutenez le développement de ce site  avec une donation en première page via PayPa - Merci!


Previous Home Up Next
 

 Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes

La dimension sexuée de la recherche sur la violence des hommes envers les femmes qu’ils connaissent

Jalna HANMER, Leeds Metropolitan University (Royaume-Uni)[1] et
Jeff HEARN, Université de Tampere (Finlande) et University de Manchester (Royaume-Uni)
[2]

1.            Introduction: pour une meilleure visibilité de la polarité hommes/femmes

Si l’on reconnaît généralement le caractère sexué de la violence, le caractère lui aussi sexué des recherches qui y sont consacrées fait l’objet de moins de discussions. Le présent exposé se propose de démontrer comment les recherches sur la violence sexuée, particulièrement celle des hommes envers les femmes, sont elles aussi influencées par la polarisation de leurs auteurs. Afin de placer les choses dans leur contexte, nous nous attacherons d’abord à la façon dont les études sociales traitent plus ou moins explicitement la question elle-même du masculin/féminin. Nous distinguerons ici trois types de positions relatives à cette dernière: sans considération de sexe; neutre; avec considération de sexe (Hanmer et Hearn, 1999). Nous expliquerons ensuite pourquoi les études sur la violence masculine doivent tenir compte des polarités sexuées, et relaterons notre propre expérience, de ce point de vue, en matière de recherches sur la violence masculine. Les conséquences de ces dispositions sur d’ultérieures études sur ce type de violence sont également abordées.

2.            Trois approches de recherches sur le caractère sexué

On distingue trois types d’approches: sans considération de sexe, neutre, avec considération de sexe.

En premier lieu, lorsque toute considération de sexe est exclue, l’aspect masculin/féminin n’est ni explicite ni visible. Le principe se reflète dans le domaine de recherche, le type d’analyse et la conduite de l’étude elle-même. L’absence de considération sexuée en matière de recherche se traduit par l’un au moins des points suivants:

ignorance des comportements sexués dans un contexte donné;
déni de l’importance fondamentale du comportement sexué vis-à-vis des interactions et expériences sociales et des conséquences qu’il entraîne;
postulats sexués et autres présomptions gratuites inhérentes à l’observation ou à l’analyse, du type: désigner tout travailleur salarié sous le pronom personnel masculin il; identifier les travailleurs sociaux à des «mamans».

L’absence de considération de sexe peut être analysée comme une carence de la part de l’observateur, mais aussi dans la relation observant/observé, donnant en fait priorité au point de vue masculin (cf. Hearn, 1998c).
En deuxième lieu, certaines études et approches sont présentées comme neutres. Il serait plus explicite d’avancer l’un au moins des points suivants:
>> leur méthodologie fait abstraction de tout point de vue sexué;
>> leur méthodologie peut s’appliquer à toute situation, quel que soit son aspect sexué;
>> l’aspect sexué, s’il est bien pris en compte, reste toutefois un facteur ou une variable secondaire, comparé aux thèmes principaux ou aux cadres explicatifs de l’étude.

La préférence accordée aux approches et comptes rendus «neutres» s’illustre par une primauté de la méthodologie - une méthodologie d’évidence à caractère non sexué - sur la théorie, mais une théorie qui sera, elle, sexuée (cf. Davies et Roche, 1980; Williams, 1999). La caractéristique essentielle des approches non sexuées réside dans la séparation arbitraire et erronée de l’expérience, de la méthodologie et de la théorie.

En troisième lieu, on remarque aujourd’hui l’existence d’une somme importante de travaux, notamment d’origine féministe et universitaire, qui ont pour objectif de donner une meilleure visibilité à l’identité féminine, de combattre toute opacité, et de reconceptualiser l’identité sexuelle de manière plus complète. On distingue clairement plusieurs modes et domaines conceptuels relatifs aux identités de sexe; notamment: la détermination biologique; l’édification sociale des différences biologiques; les différences psychologiques; les rôles sociaux; l’enracinement dans les rôles de pouvoir et l’analyse du pouvoir; la pensée catégorielle; le les pratiques sociales; les consolidations sociales de sexualité et de violence. Les points de vue les plus intéressants sont ceux qui considèrent les pôles masculin/féminin et la sexualité en tant que produit d’une construction sociale, dépassant une construction seulement basée sur les sexes et les différences sexuelles.


L’un des points essentiels qui permettent de distinguer les diverses approches relatives aux pôles masculin/féminin sera celui-ci: soit l’on considère que l’aspect sexué est au nombre des différentes divisions sociales soutenant la vie en société, les expériences individuelles et le fonctionnement d’autres divisions sociales (comme l’âge, la classe, la «race», l’ethnie, la religion), soit, inversement, qu’il est seulement un maillon dans la chaîne des facteurs sociaux qui déterminent les réponses d’un individu à une situation. Les études qui se réfèrent plus étroitement aux femmes ou à l’expérience féminine ne se basent pas nécessairement sur une approche foncièrement sexuée. Elles peuvent, par exemple, considérer les femmes (ou l’aspect sexué) comme une simple variable plutôt que sous la forme d’un élément constitutif d’une structure sociale - ou implicite à celle-ci. Elles sont en outre susceptibles de ne pas prendre en compte les hommes d’un point de vue également sexué. Une approche réellement sexuée ne peut se dérober à ces questions.

De notre point de vue, par conséquent, l’approche la plus adéquate doit au moins réunir les caractéristiques suivantes:
-- prise en compte de l’éventail des approches et littératures féminines; celles-ci apportent la méthodologie et les fondations théoriques permettant d’aboutir à des comptes rendus sexués;
-- reconnaissance des différences de sexe tant du point de vue des catégories analytiques que de la réalité vécue;
-- prise en compte des sexualités et des dynamiques sexuelles dans les études et les processus de recherche; ce qui inclut la déconstruction de l’hétérosexualité «normale», notamment dans l’étude des familles, des communautés, des structures et des organismes publics;
-- prise en compte de la construction sociale des hommes et des masculinités, des femmes et des féminités, ce qui implique d’étudier la masculinité du point de vue des relations entre les hommes eux-mêmes autant qu’avec les femmes et les enfants;
une prise en compte du caractère sexué au niveau des interrelations avec d’autres modes d’oppression et d’autres identités, incluant l’âge, la classe sociale, les handicaps, les «races», l’ethnie et la religion;
-- l’acceptation de la permanence des conflits sexués, aussi normale que son absence, et l’étude des résistances qui y sont liées;
la compréhension que les pôles masculin/féminin, la sexualité et les relations qui les unissent dépendent d’acquis culturels et historiques qui interviennent dans leur définition;
-- la compréhension que l’étude et le suivi par l’Etat de l’évolution de ces deux pôles et de la sexualité (la biographie officielle des individus), loin d’être fortuite, sert les objectifs de groupes sociaux spécifiques;

3.            Pourquoi l’étude de la violence masculine ne peut se passer d’une prise en compte sexuée

La violence s’est révélée un paramètre particulièrement utile à l’élaboration de plusieurs approches fondamentalement sexuées dans les domaines de la recherche et de la théorie. Ce qui s’explique de plusieurs manières, et en premier lieu par le caractère justement sexué de la distribution des rôles agresseurs/agressés dans les statistiques criminelles. La violence étant un sujet sensible, les données ne peuvent être collectées sur ce terrain - comme sur ceux, adjacents, de la honte, de la crainte, de la désapprobation sociale, de la criminalité, etc. - qu’au moyen d’une préparation et d’une méthodologie soigneuses. Les recherches sur les violences exercées à l’encontre des femmes ont eu pour préalable une remise en question des méthodes et méthodologies traditionnelles, sous l’influence notable d’universitaires féministes décidées à intégrer et diffuser des points de vue tant subjectifs qu’objectifs. Ce réexamen se base sur l’analyse du concept d’objectivité dans le cadre des recherches théoriques sur le mainstreaming (approche intégrée), soit la possibilité que le chercheur se situe à l’extérieur des relations sociales. Faute de quoi, les personnes les plus affectées par la violence restent celles qui détiendront le plus d’information et il faudra adopter par la suite un processus de recherche qui prenne parfaitement en compte les distinctions sexuées. La sexualisation de l’étude de la violence et des différences afférentes permet d’analyser et de considérer celle-ci comme l’expression d’un pouvoir et d’un contrôle, qui restent précisément le fait d’individus et de groupes sexués.

Présenter la violence de façon scientifique sans considération de sexe ou neutre de ce point de vue voudrait que celle-ci se déclare de façon aléatoire dans les relations hommes/femmes. Ce n’est pourtant pas le cas de toutes les formes de violence - prenons celui, par exemple, des violences exercées dans le même groupe sexué, et l’on constatera que les hommes ont entre eux des comportements de loin plus violents que les femmes entre elles. La violence emprunte toutes sortes de formes qui ont chacune un caractère sexué, y compris les maltraitances infantiles. Citons notamment les violences physiques et sexuelles perpétrées entre personnes connues ou pas les unes des autres, l’avilissement émotionnel et sexuel, le commerce et le trafic sexuel, l’homicide et certains cas de suicide, pour ne nommer que les plus évidentes. Ces violences peuvent être relativement minimes ou concentrées au point d’être mortelles, ponctuelles ou persistantes, et plus ou moins dévastatrices psychologiquement. Les agressions masculines sur les hommes et les femmes peuvent être aléatoires ou parfaitement organisées.

Cependant les recherches sur la violence, initialement axées sur l’aspect interpersonnel au point que celui-ci domine la discipline, peuvent être étendues à des groupes plus vastes, comme les organisations et les réseaux (cercles de pédophiles, [para-Etats], Etats-nations avec leurs organisations et activités). On compte de nombreuses et diverses structures susceptibles de s’adonner à une violence (masculine) organisée (cf. Hanmer et autres, 1994; Hearn, 1994), notamment:

- l’armée et autres forces et unités sociales mandatées par l’Etat;

- les décideurs militaires, à distinguer de ceux «qui suivent les ordres» et exercent une violence directe;
- les gangs, plus ou moins organisés, plus ou moins dirigés et hiérarchisés, armés ou pas.

Cependant tous les hommes des unités militaires ou des gangs ne perpètrent pas nécessairement de violences; il en est qui résistent et qui, pour leur propre sécurité, préfèrent se tenir tranquilles.


Il se trouve une corrélation étroite entre l’instabilité sociale et les violences exercées contre les femmes et les enfants. Si les causes peuvent en être diverses, l’instabilité sociale est l’un des principaux facteurs de violences masculines, qu’elles émanent d’individus ou de groupes constitués. Leurs manifestations les plus extrêmes sont les guerres, ouvertes et organisées. Celles-ci peuvent être engagées et menées par les nations avec ou sans fracture directe de la stabilité relative des sociétés civiles; cependant leur organisation et leur conduite altèrent les relations hommes/femmes au sein des Etats belligérants. C’est le résultat de l’organisation sexuée nécessaire à la poursuite des conflits, et des actes de violence commis dans ce cadre, même à l’intérieur d’un autre pays. Dans les pays directement exposés aux hostilités, l’instabilité sociale et la violence infligées à la société civile supposent parfois de vivre sous des menaces constantes, et provoquent également migrations et mouvements de réfugiés. Femmes et enfants peuvent alors devenir les victimes directes de violences sexuelles ou d’un autre type.


Au terme des conflits internationaux, et de certaines guerres civiles, apparaît une phase dite temps de paix. Cependant les répercussions de la guerre ont un caractère en elles-mêmes sexué, la paix étant établie grâce à l’action des mêmes forces qui ont prévalu aux conflits. A la fin de ceux-ci, lorsque les réfugiés récupèrent leurs terres d’origine, ils ne retrouvent pas pour autant la même situation sociale ou culturelle qu’auparavant. La fin de la guerre n’apporte pas automatiquement la fin de l’instabilité sociale; les sociétés ne reviennent pas à leur état initial. Au contraire, la société et l’ordre sexuel homme/femme restent profondément affectés. La fréquence et les types de violences interpersonnelles augmentent à la fin des guerres civiles et des conflits entre nations - notamment les violences domestiques perpétrées par des hommes sur des femmes.


En période de relative stabilité sociale, il est nécessaire pour pouvoir répondre à la violence de compter sur un dispositif sociojuridique, sur des organismes d’Etat (et parfois paraétatiques). La polarité hommes/femmes reste ici importante, les organismes d’Etat ou de volontaires répondant eux-mêmes à celle-ci. Ils ont également des vocations diverses, et ne partagent pas nécessairement les mêmes orientations en matière de services sociaux, d’assistance juridique ou légale. La question de définir ce que sont des violences «excessives» est en partie d’ordre social et culturel. La réponse n’est pas évidente selon qu’elle a pour contexte une famille ou le cadre général d’une guerre. Par exemple: au cours des dernières guerres ayant eu lieu en Europe, qui furent les criminels de guerre? Quels actes sont considérés criminels à l’égard des femmes et des enfants pendant celles-ci? Dans une famille, qu’est-ce qu’une punition - physique ou non - «excessive»? En quoi la définition d’un père «respectable» affecte-t-elle d’autres définitions et les décisions afférentes? La question demeure de savoir si l’on peut convenir de certaines définitions afin de les insérer dans un éventail de mesures, et dont elles influenceront la mise en oeuvre. On constate d’importantes disparités politiques et pratiques entre les différents organismes d’Etat et associations de volontaires de la société civile, du point de vue de la prise en charge des victimes et de leurs agresseurs.


4.            Recherches expérimentales sur la violence masculine prenant en compte le caractère sexué

Les recherches sur les violences à caractère sexué, particulièrement celles exercées par les hommes sur les femmes, reposent en elles-mêmes, et de bien des façons, sur une polarité hommes/femmes. L’axe emprunté par cette dernière s’est révélé de première importance dans nos propres études - celles-ci couvrent plusieurs champs: examen, en collaboration interne, des études féminines portant sur des expériences de femmes, et des études masculines sur des expériences d’hommes (projets 1 et 2 - Hanmer, 1996, 1998 et Hearn 1995a, 1996, 1998a, 1998b, 1998d); études des résultats et des activités des organismes et de leur évolution stratégique (projet 3 - Hanmer, 1995; Hanmer et autres, 1995; Hearn, 1995b); recherche et évaluation d’un nouveau modèle opérationnel pour une réglementation des violences domestiques à répétition (projet 4 - Hanmer et autres, 1999).

Parmi les aspects spécifiquement abordés: problèmes généraux d’épistémologie et de méthodologie; la question de savoir qui mène des recherches et pourquoi; l’axe de recherche concerne-t-il les violences masculines subies par les femmes, ou la question elle-même des comportements masculins violents; questions liées à la polarité hommes/femmes lors des collectes de données, auprès des organismes publics notamment; de quelle façon la recherche peut-elle contribuer à une meilleure efficacité des procédures et activités entreprises par les organismes offrant des services juridiques et sociaux, et une assistance en matière de justice criminelle; de quelle façon les méthodes de recherche sont-elles polarisées, notamment lors de la conduite d’entretiens qualitatifs; problèmes d’éthique, de confidentialité et de sécurité; ou encore organisation des projets et des unités de recherche sur la violence sexuée. Pour des raisons de place, seuls quelques-uns de ces aspects sont rapportés ici.

Les problèmes liés à un pouvoir et à des politiques polarisés ont influencé les processus de recherche - au plan du sujet de la recherche (les violences exercées par des hommes envers des femmes qu’ils connaissent); l’origine universitaire du travail de recherche; et les relations entre la recherche et les paradigmes sociaux existant dans l’étude des services sociaux. Les relations de pouvoir à caractère sexué sont de fait aussi fondamentales qu’explicites dans cette étude. La violence et les mauvais traitements sont reconnus comme directement liés aux relations sexuées et ne peuvent être tenus extérieurs à celles-ci. Depuis de nombreuses années, les questions de polarité hommes/femmes occupent une place centrale dans le développement des recherches. A maintes reprises, les relations entre les sexes se sont révélées le facteur social le plus déterminant pour la compréhension de la violence. Un pas important a été franchi en 1990 avec l’établissement d’une unité de recherche commune à l’université de Bradford, baptisée explicitement Unité de recherches sur la violence, les mauvais traitements et les relations hommes/femmes. Celle-ci a permis non seulement d’institutionnaliser la dualité des pôles masculin/féminin (qui en sont, au moins, une variable) dans les relations entre les sexes, mais aussi d’en faire l’axe principal des recherches futures. Un certain nombre de projets d’études a pu être lancé dans ce contexte institutionnel. Jeff Hearn a intégré l’université de Manchester en 1995, puis en 1996 l’unité de recherche a rejoint la Leeds Metropolitan University où, sous la direction de Jalna Hanmer, elle est devenue le Centre de recherches sur la violence, les mauvais traitements et les relations hommes/femmes.

L’organisation de la recherche des projets 1 et 2 a notamment pris en compte l’adaptation d’une étude américaine, portant sur soixante femmes d’un refuge pour femmes battues, sur leur prise en charge du stress et le soutien social qu’elles ont pu trouver (Mitchell et Hodson, 1983). Ces projets étaient inclus dans un programme de recherches britannique sur l’assistanat social (on trouvera d’autres informations concernant celui-ci dans: The Management of Personal Welfare, Popay et autres, 1998, Williams et autres, 1998). Notre étude se composait, d’une part (projet 1), d’une adaptation de ces recherches américaines dans un contexte britannique, et se proposait d’autre part (projet 2) d’étendre et d’appliquer le même questionnaire précodé, avec le minimum d’ajustements requis, aux hommes ayant exercé des violences sur des femmes connues d’eux. Le projet 1 englobait deux sous-échantillons: le premier comprenant trente femmes d’origine asiatique vivant au Royaume-Uni, l’autre essentiellement des femmes blanches. L’échantillon, également, a été structuré de manière longitudinale. Les violences exercées contre les femmes, dans leurs foyers, produisant dans le temps des besoins et des réponses différentes, le projet 1 prit en compte deux sous-échantillons supplémentaires: le premier regroupant des femmes vivant dans la communauté, le second, celles vivant dans les refuges. Si l’échantillon d’hommes utilisé par le projet 2 n’a pas été stratifié en sous-groupes, des variations ont cependant été prises en compte entre les hommes interviewés dans divers organismes. Les hommes, également, connaissaient différentes situations consécutives à leurs violences - soit que, dans le cadre des programmes les concernant, ils se trouvent par exemple en liberté surveillée ou en prison.

Plusieurs méthodes de recherche ont été combinées - entretiens non structurés et semi-structurés, entretiens pré-codés, entretiens et analyse des fiches d’observation en association avec le personnel des organismes. Différentes sortes de problèmes ont été rencontrées lors de la phase d’accès aux hommes et aux femmes concernés. Si la moitié des femmes a pu être contactée au travers des refuges, l’accès aux hommes, particulièrement difficile, a demandé sur de longues périodes des efforts considérables pour garantir la sécurité des rencontres et une méthode convenant à tous. Les entretiens menés auprès des femmes, fréquemment plus longs, furent parfois conduits en différentes langues asiatiques, et ont permis d’établir un nombre plus vaste de contacts, propices à un suivi de la part des organismes.

Le processus qualitatif des entretiens fut également très différent. Ce sont des hommes qui ont interviewé d’autres hommes; des femmes qui ont écouté d’autres femmes. Les interviewers masculins avaient préalablement choisi une attitude appropriée qui, si elle était respectueuse et courtoise, excluat toute connivence au regard des violences exercées par les hommes. Différentes questions d’ordre éthique et méthodologique ont été prises en compte par les intervieweuses féminines. La question prioritaire de la sécurité, qui fut l’un des aspects distinctifs des deux types d’entretiens, a été l’objet d’un soin particulier dans le cadre de cette étude - notamment parce qu’il n’était pas toujours possible de connaître à l’avance la personnalité des hommes interviewés. Il a donc été décidé de mettre au point des directives très détaillées pour la poursuite des entretiens masculins (Hearn, 1993).

L’organisation de la recherche avait également pour objectif d’étudier distinctement la façon dont les violences sont subies par les femmes, et comment elles sont vécues par les hommes qui y ont recours, le tout selon un angle clairement sexué. Nous nous sommes efforcés d’obtenir des données relatives aux femmes, aux hommes et aux organismes qu’ils avaient contactés, afin de pouvoir ensuite les confronter à un certain nombre de dimensions relevant de l’expérience personnelle et du contexte social. Ces dernières tiennent compte des expériences très diverses appartenant aux femmes et hommes eux-mêmes, ainsi que des réponses formulées par d’autres à leur encontre; des questions relatives à l’impact de la violence sur les hommes et les femmes, eu égard à leurs revenus, leur type de logement, etc.; des relations entre les interventions des différents organismes, respectivement destinées aux hommes et aux femmes, des modalités de la demande/recherche d’aide et de la structure de l’assistance offerte, enfin du niveau social des femmes et des hommes concernés. Le matériel de recherche obtenu auprès de ces hommes et femmes révélait de nombreuses différences. L’une des plus essentielles avait trait à la définition elle-même des violences. Les femmes ont eu tendance à évoquer leur incapacité à contrôler le déclenchement de comportements violents, harassants et menaçants, et les interactions consécutives (voir également Hanmer et Saunders, 1984). De leur côté, les hommes concentraient leur attention de façon accablante sur la violence physique. Si certains d’entre eux ont mentionné des formes émotionnelles, verbales et psychologiques de violence, celles-ci étaient souvent vues sous l’angle de leur relation à la menace de violences physiques, ou comme s’il s’agissait d’une violence physique réduite à des «incidents». Pour les hommes, les violences exercées à l’encontre de femmes qu’ils connaissent se décrivent sous la forme de:

- violences physiques dépassant une simple «poussée» - l’étreinte, la contrainte physique, le recours au poids et à la masse, le jet (d’objets ou de la femme elle-même) sont souvent exclus;
- condamnations pénales pour violences;
- violences physiques causant ou susceptibles de causer un dommage visible ou considéré par l’homme comme durable physiquement;
- violences physiques vues sous un angle sans spécificité sexuelle; les violences sexuelles sont considérées à part.

Les recherches ont été conçues de façon à faire ressentir la polarité hommes/femmes dans l’organisation quotidienne du travail de l’Unité de recherche, et à différents niveaux: dynamique sociale du travail; organisation de l’espace de travail; tenue d’un éventail de réunions de recherche, régulières et tenant compte de la polarisation hommes/femmes; place et nécessité de pratiques confidentielles au sein de cette polarité.


Le projet 3 avait pour ambition de définir des orientations en collaboration avec la direction des organismes publics, leurs décideurs et intervenants. Il permit d’énoncer d’autres questions concernant la structure hommes/femmes au sein de ces organismes, entraînant une répartition caractéristique entre «organismes de femmes» et «organismes d’hommes» - tout particulièrement, en ce qui concerne ces derniers, au sein des administrations d’Etat et de la justice criminelle. Les organismes explicitement «masculins» se basent souvent sur des définitions d’hommes, soit dans ce contexte celles qui s’attachent à la violence et à l’analyse de celle-ci. Des définitions, orientations et pratiques alternatives ont été élaborées au sein d’associations de femmes volontaires traitant des violences exercées contre les femmes. La remise en cause des formes et des définitions de la violence, implicites et explicites, propres aux organismes sociaux et à leurs orientations, loin de se limiter à ceux-ci, vaut également dans un contexte universitaire et théorique.


Le projet 4 étudiait plus particulièrement le groupe masculin, tant sous l’angle des prestations et services assurés par les hommes, que celui des violences exercées par les hommes dans le cadre de leurs foyers. Le nouveau modèle d’intervention nécessite des forces de police largement masculines, agissant par anticipation, et dédiées à assurer la sécurité des femmes. La cohérence des données collectées à partir du modèle à trois niveaux, avec ses interventions progressives et croissantes, a été vérifiée par la police et les chercheurs. Des relations d’étroite collaboration ont pu être établies lors de la collecte de données, les chercheurs rendant compte régulièrement de l’élaboration des orientations. Les deux axes - données et orientations - se sont ainsi mutuellement enrichis. L’un des objectifs prioritaires, soit l’institutionnalisation de nouvelles réponses de la part des agents de la force publique, a été atteint, parallèlement à une réduction des représailles exercées au foyer par les hommes sur les femmes.


Ce type de recherches donne naissance à de nombreuses questions en matière de théorie sociale. Parmi celles-ci: la reformulation des définitions historiques et culturelles de l’action individuelle, des organismes et des structures sociales; la place de l’expérience dans la constitution des savoirs; une révision de la notion de pouvoir; la déconstruction du moi. La violence ne se conçoit généralement pas comme un mode d’expression caractéristique des relations interpersonnelles ou structurelles. Par contre, le modèle de référence le plus répandu est celui de «l’individu rationnel», doué d’un moi unifié, menant une existence libérale et raisonnablement tolérante. Vis-à-vis de celui-ci, la violence est interprétée comme un ensemble d’exceptions, relativement isolées, à une vie sociale dite «normale». Elle n’est pas, en général, considérée comme partie intégrante des relations sociales, ni comme un élément sous-jacent ou prédominant de celles-ci, et les relations sociales ne se conçoivent pas non plus, le plus souvent, sous l’angle d’une violence caractéristique, factuelle ou potentielle. Ces représentations se retrouvent presque exactement dans les comptes rendus par les hommes de leur propre violence, et par la théorie sociale masculine, pour qui la violence se manifeste, littéralement, sous une forme fortuite, «incidentelle», d’événements exceptionnels dans le cadre général d’une vie normalement non violente. Cette conception est comparable à l’interprétation des violences de masse, d’ordre national, international et interethnique, qui se déclarent au termes de nombreuses années «de vie ou de voisinage pacifiques».


5.            Conclusion: conséquences sur les recherches à venir en matière de violences masculines

Si les recherches sur la violence constituent un acquis majeur pour une approche explicitement basée sur la polarité hommes/femmes, la nécessité demeure de situer les recherches futures dans des contextes plus larges, plus ouvertement conscients de cette polarité. Il est indispensable de mettre à jour une polarité masculine, tant au niveau des individus que des organismes et processus sociaux, au nombre desquels la guerre, le militarisme, les troubles sociaux, les mouvements de réfugiés, etc., et de donner une place tout aussi explicite aux femmes et aux enfants, à la façon dont ils sont impliqués, entraînés, affectés, et à leurs possibilités de réponse. Les recherches sur la violence masculine rendent nécessaire un réexamen des comptes rendus historiques ignorant cette polarité et, partant, une écriture de l’histoire qui se base sur celle-ci. Ce travail est essentiel à l’élaboration d’une compréhension sociale de la violence en tant que partie intégrante des relations sociales, tant au niveau interpersonnel qu’institutionnel. Pour réduire et gérer la violence, il est indispensable de se baser sur une interprétation plus complète de celle-ci au sein de processus sociaux nettement polarisés, d’en déclarer divers aspects et formes indésirables à éliminer, et d’autres parfois tolérés ou acceptés comme «naturels» voire «souhaitables».

Les recherches en matière de violence et de polarité hommes/femmes en sont encore à leurs débuts, malgré les différents progrès déjà atteints, grâce notamment à la prise en compte des violences physiques et sexuelles exercées dans le cadre de la famille contre les femmes et les enfants, telles qu’elles sont consignées dans certains pays européens et occidentaux. De notre point de vue, tout programme de recherche pertinent devrait avoir pour prémisse que la violence s’exprime toujours selon une polarité hommes/femmes, celle-ci constituant une modalité caractéristique des relations sociales interpersonnelles structurées. Replacer l’homme dans cette polarité offrira aux études consacrées à la violence un cadre théorique plus vaste et un éventail de recherches plus large. Situer les hommes dans cette polarité permettra de formuler des questions fondamentales sur le pourquoi, le comment et la nature des violences organisées, les objectifs sociaux qu’elles servent, sur les transformations des relations sociales, et l’intégration de la violence dans la vie des pays occidentaux contemporains. Les réponses à venir orienteront la diminution, la gestion, et la maîtrise des violences.

* * *

Bibliographie
Davies, Celia and Roche, Sheila (1980) The place of methodology: a critique of Brown and Harris, Sociological Review, Vol. 28(3), pp. 641-656.
Hanmer, Jalna (1995) Patterns of Agency Contacts with Women who Have Experienced Violence from Known Men, Research Unit on Violence, Abuse and Gender Relations, Research Paper No.12, University of Bradford. Available from The Research Centre on Violence, Abuse and Gender Relations, Leeds Metropolitan University.
Hanmer, Jalna (1996) ‘Women and violence: commonalities and diversities’ in Barbara Fawcett, Brid Featherstone, Jeff Hearn and Christine Toft (eds.) Violence and Gender Relations: Theories and Interventions, Sage, London, pp. 7-21.
Hanmer, Jalna (1998) ‘Out of control: men, violence and family life’ in Jennie Popay, Jeff Hearn and Jeanette Edwards (eds.) Men, Gender Divisions and Welfare, Routledge, London.
Hanmer, Jalna and Saunders, Sheila (1984) Well-founded Fear, Hutchinson, London.
Hanmer, Jalna, Hearn, Jeff, Maynard, Mary and Morgan, David (1994) ‘Violence by organizations, violence in organizations, and organizational responses to violence’, in Jalna Hanmer and Jeff Hearn (eds.), compiled with 16 others, Violence, Abuse and Gender Relations Research Strategy Report to the ESRC, Violence, Abuse and Gender Relations Unit, Research Paper No.11, University of Bradford, pp. 76-84. Available from The Research Centre on Violence, Abuse and Gender Relations, Leeds Metropolitan University.
Hanmer, Jalna, Hearn, Jeff, Dillon, Cath, Kayani, Tiara and Todd, Pam (1995) Violence to Women From Known Men: Policy Development, Interagency Approaches and Good Practice, Research Unit on Violence, Abuse and Gender Relations, Research Paper No.14, University of Bradford. Available from The Research Centre on Violence, Abuse and Gender Relations, Leeds Metropolitan University.
Hanmer, Jalna, Griffiths, Sue and Jerwood, David (1999) Arresting Evidence: Domestic Violence and Repeat Victimisation, Police Research Series Paper 104, Home Office, London.
Hanmer, Jalna and Hearn, Jeff (1999) ‘Gender and welfare research’, in Fiona Williams, Jennie Popay and Ann Oakley (eds.) Welfare Research: A Critical Review, UCL Press, London, pp. 106-130.
Hearn, Jeff (ed.) (1993) Researching Men and Researching Men’s Violences, Violence, Abuse and Gender Relations Research Unit Research Paper No. 4, University of Bradford. Available from The Research Centre on Violence, Abuse and Gender Relations, Leeds Metropolitan University.
Hearn, Jeff (1994) ‘The organisation(s) of violence: men, gender divisions, organisations and violence’, Human Relations, Vol. 47(6), pp. 731-754.
Hearn, Jeff (1995a) « It Just Happened » - a Research and Policy Report on Men’s Violence to Known Women, Violence, Abuse and Gender Relations Research Unit, Research paper No.6, University of Bradford. Available from The Research Centre on Violence, Abuse and Gender Relations, Leeds Metropolitan University.
Hearn, Jeff (1995b) Patterns of Agency Contacts with Men Who Have Been Violent To Known Women, Research Unit on Violence, Abuse and Gender Relations, Research Paper No.13, University of Bradford. Available from The Research Centre on Violence, Abuse and Gender Relations, Leeds Metropolitan University.
Hearn, Jeff (1996) ‘Men’s violence to known women: men’s accounts and men’s policy development’ in, Barbara Fawcett, Brid Featherstone, Jeff Hearn and Christine Toft (eds.) Violence and Gender Relations: Theories and Interventions, Sage, London, pp. 99-114.
Hearn, Jeff (1998a) ‘Context, culture and violence’ in Ralf Kauranen, Elina Oinas, Susan Sundback and Östen Wahlbeck (eds.) Sociologer om Sociologi och Metod: Festskrift till Kirsti Suolinna, Åbo, Meddleanden Från Ekonomisk-Statsvetenkapliga Fakulteten Vid Åbo Akademi, Socialpolitiska institutionen Ser., pp. 1-22.
Hearn, Jeff (1998b) ‘Men will be men: the ambiguity of men’s support for men who have been violent to known women’ in Jennie Popay, Jeff Hearn and Jeanette Edwards (eds.) Men, Gender Divisions and Welfare, Routledge, London, pp. 147-180.
Hearn, Jeff (1998c) ‘Theorizing men and men’s theorizing : men’s discursive practices in theorizing men’, Theory and Society, Vol. 27(6), 1998, pp. 781-816.
Hearn, Jeff (1998d) The Violences of Men. How Men Talk About and How Agencies Respond to Men’s Violence to Women, Sage, London.
Mitchell, Richard and Hodson, Christine (1983) ‘Coping with domestic violence: social support and psychological health among women’, American Journal of Community Psychology, 11(6), pp. 629-654.
Popay, Jennie, Hearn, Jeff and Edwards, Jeanette (eds.) (1998) Men, Gender Divisions and Welfare, Routledge, London.
Williams, Fiona (1999) ‘Exploring links between old and new paradigm: a critical review’ in Fiona Williams, Jennie Popay and Ann Oakley (eds.) Welfare Research: A Critical Review, UCL Press, London, pp. 18-42.


[1]           Professeur et directeur du Centre de Recherches sur la violence, les mauvais traitements et les relations entre les sexes, Leeds Metropolitan University, Royaume-Uni.

[2]           Chargé de cours et de recherches, University of Manchester, Royaume-Uni; professeur invité à l’Université d’Oslo, Ecole Suédoise d’Economie à Helsinki; Tampere University.

previous      next
Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes