Conceptions
de la violence masculine dans le couple aux Etats-Unis et en Pologne
Renate C.A. KLEIN, Université
de Maine, Etats-Unis et
Anna KWIATKOWSKA, Université de Bialystok, Pologne
I.
Introduction: les différences sexuelles et la culture dans les
conceptions de la violence masculine
Dans le présent exposé, nous rendons compte de recherches en
rapport avec les conceptions sexuées de la violence masculine dans le
couple. Les constatations proviennent d’une étude sur le rôle, d’une
part, des différences entre les sexes et, d’autre part, de la culture
dans les conceptions de la violence et de la non-violence dans les
relations hétérosexuelles. Cette recherche étant en cours, nos
conclusions ne peuvent être que provisoires. Compte tenu de l’accent thématique
et de la portée internationale du séminaire, nous nous intéressons
surtout à certaines constatations concernant la violence masculine dans
le couple et nous soulevons plusieurs questions pertinentes pour la
recherche transculturelle.
Nous employons le terme de «conception» pour désigner l’idée
que se font les femmes et les hommes de la violence masculine. Les
conceptions de la violence masculine reflètent des convictions concernant
les différences entre les sexes, et concernant la violence sexuée,
convictions qui peuvent parfois être analogues dans des sociétés différentes,
tandis que d’autres peuvent être plutôt spécifiques à telle ou telle
société. Par exemple, A. Kwiatkowska a étudié (en 1998) la manière
dont les convictions culturelles qui existent en Pologne inspirent les idées
que se font les Polonaises et les Polonais de la violence dans le couple.
Nous employons le terme de culture dans un sens large, en
reconnaissant que les groupes caractérisés par des systèmes dans
lesquels il y a «partage de convictions, de valeurs, de symboles et de façons
de se comporter» [«shared beliefs,
values, symbols, and performance styles»] (Jones & Gerard, 1967)
sont généralement plus disparates qu’on pourrait le croire de prime
abord, et que, si l’on classe les gens par catégories en fonction de
différences culturelles, on souligne exagérément la cohérence et
l’homogénéité tout en minimisant les particularismes et les
contradictions (Abu‑Lughod, 1991). Néanmoins, il y a des caractéristiques,
telles que les différentes langues, qui mettent à part des groupes
d’individus, même lorsque ces caractéristiques elles‑mêmes sont
hétérogènes et susceptibles de changer. Nos références à la culture
polonaise et à la culture américaine peuvent servir à illustrer les
origines linguistiques différentes des participants mais, en dehors de
cela, elles ne décrivent pas parfaitement nos échantillons et elles ne
rendent pas non plus justice à la diversité culturelle de chaque pays.
Par recherches intraculturelles nous entendons des études qui ne mettent
pas en question la culture, tandis que par recherches transculturelles
nous nous référons à des études qui emploient la culture à la fois en
tant que concept analytique et en tant que variable de groupe (Hanmer
& Hearn, 1999).
De nombreux auteurs ont analysé les conséquences individuelles et
interpersonnelles de la violence masculine afin de comprendre la
signification d’une telle violence dans l’expérience tant de la
victime que du coupable, ainsi que pour la qualité de leur relation. Les
analyses de la violence masculine qui se fondent sur l’expérience de
femmes battues ou sur des critiques féministes des relations entre les
sexes dans une société patriarcale soulignent que la violence masculine
a pour finalité l’établissement et le maintien du pouvoir et de la
domination sur une partenaire féminine ou la volonté de la punir pour
avoir contesté l’autorité et le privilège masculins (Dobash &
Dobash, 1984; Ptacek, 1997; Hearn, 1998). En revanche, les femmes qui ont
recours à la violence à l’encontre d’un partenaire masculin le font
plus souvent pour se défendre et pour empêcher ou faire cesser les
agressions affectives ou physiques de leur mari ou de leur compagnon
(Cascardi & Vivian, 1995; Dobash & Dobash, 1994; Saunders, 1986).
Issues d’une lignée académique complètement différente et
ignorant largement le rôle joué par les spécificités des deux sexes,
la notion d’agression en tant qu’activité instrumentale et la notion
plus récente de coercition en tant que comportement visant un but à
atteindre soulignent les conséquences attendues de la violence en tant
que caractéristiques motivantes essentielles qui permettent de comprendre
la finalité et la signification des actes de violence (Riggs &
Caulfield, 1997; Tedeschi & Felson, 1994). Alors que le débat
concernant la signification et les motivations profondes de la violence
entre sexes n’est toujours pas achevé (Johnson, 1995), les idées
qu’ils se font de l’issue, de la finalité et des conséquences
semblent importantes pour comprendre comment les femmes et les hommes conçoivent
ce que signifie la violence dans le couple.
II.
Etude des conceptions sexuées de la violence masculine dans le
couple
Dans notre présente étude, nous analysons les conséquences
qu’indiquent spontanément les personnes interrogées pour des actes spécifiques
de violence dans le couple. Nous avons demandé à des femmes et à des
hommes, aux Etats-Unis et en Pologne, d’indiquer des conséquences pour
un ensemble d’actes qui étaient attribués soit à un homme soit à une
femme et qui étaient situés dans le contexte de relations hétérosexuelles.
Les actes étaient présentés sous forme de sollicitations à réponse
libre.
Après chaque sollicitation est prévu un espace vierge dans lequel les
participants répondent à la sollicitation.
Exemple:
«Qu’est-ce que cela peut apporter à un homme de proférer des insultes
et donner des coups?»
Les personnes interrogées ont indiqué les conséquences en employant
leurs mots à elles. Ces mots donnent une idée des «lexica» personnels
des personnes interrogées (Marecek, Fine & Kidder, 1997; Morawski,
1997) en ce qui concerne les concepts et les idées liés à la violence
masculine qui sont au centre de l’analyse actuelle et dont nous nous
servons pour mettre en évidence et délimiter les notions sexuées et
culturelles de la violence masculine. A l’aide d’une combinaison de méthodes
fondées sur l’interprétation et d’autres fondées sur la
codification du contenu (Denzin & Lincoln, 1998; Strauss & Corbin,
1997; Weber, 1990), nous cherchons à préserver les nuances dans le choix
des termes effectué par les personnes interrogées et à développer des
analyses traitant le sexe et la culture comme des catégories analytiques
ainsi que comme des variables intergroupes.
Etant donné que cette étude est toujours en cours, et que nous abordons
un sujet encore relativement inexploré, nous ne tenons pas à lancer des
affirmations à caractère général concernant ce que «les femmes» et
«les hommes» pensent de «la violence masculine» dans leurs pays
respectifs. Il est beaucoup trop tôt pour tirer de telles conclusions car
les échantillons sont petits et sélectifs, la méthode en est encore à
ses balbutiements, et la théorie sur laquelle elle se fonde est pour le
moins incomplète. D’un autre côté, il se peut que l’on ne parvienne
jamais à tirer des conclusions générales parce que la signification de
la violence est peut‑être tellement liée au contexte qu’il va
devenir de plus en plus difficile de formuler des conclusions tenant bien
compte de la complexité contextuelle dans la vie réelle. Nous allons
donc plutôt nous servir de quelques exemples tirés de cette étude pour
illustrer des couches de significations sexuées et culturelles concernant
la violence masculine dans le couple, et leurs répercussions pour les
recherches transculturelles en la matière.
III.
Le sexe et la culture dans les conceptions de la violence
masculine: sélection d’observations
1.
Trois observations
Les tableaux 1 à 3 présentent des exemples de conséquences de la
violence masculine, indiquées par des femmes et des hommes aux Etats-Unis
et en Pologne; ces exemples sont suivis de notre bref commentaire. Les éléments
faisant partie de cet échantillon représentatif sont «proférer des
insultes et donner des coups», «tordre le bras ou tirer les cheveux de
la partenaire», et «étrangler la partenaire». Chaque ligne/paragraphe
d’une case reflète les conséquences indiquées par une seule personne
interrogée (par exemple, la case située en haut à gauche du tableau 1
contient les réponses données par six Américains, tous de sexe
masculin).
2.
Commentaire
a. Pouvoir
Dans ces exemples, les quatre groupes ont tous indiqué le pouvoir
et la domination comme conséquences de la violence masculine dans le
couple. Les hommes de l’échantillon américain ressortent comme étant,
parmi les membres des quatre groupes, ceux qui sont le plus directs et déterminés
s’agissant d’interpréter la violence masculine en termes de prise de
contrôle d’une partenaire féminine et d’interpréter les actes de
violence comme des menaces destinées à intimider, et des manifestations
de pouvoir destinées à avoir le dessus.
Des notions de relations de pouvoir multiples et suivant un ordre
hiérarchique ont été invoquées par certaines des Polonaises qui ont
indiqué des conséquences de la violence masculine dans lesquelles
l’auteur d’actes de violence trouverait un adversaire à sa taille,
sinon chez sa partenaire, du moins chez un autre homme occupant une
position sociale plus puissante, comme un fonctionnaire de police ou un
magistrat.
[1]
Les exemples d'actes de violence sont repris littéralement de deux
ouvrages, The Revised Conflict Tactics Scales (Straus, Hamby, Boney-McCoy
& Sugarman, 1996) et The Conflict Resolution Inventory (Kurdek, 1994)
car une partie de nos recherches concerne les processus cognitifs dans les
réponses aux sondages et le rôle des conceptions sexuées de la violence
dans les réponses données par les personnes interrogées aux questions
caractéristiques d'un sondage.
Tableau
1:
Qu’est-ce
que cela apporterait à un homme de «proférer des insultes et donner des
coups»?
|
Personnes
interrogées aux Etats-Unis |
Personnes
interrogées en Pologne |
Hommes |
Se sent supérieur et a
l’impression d’avoir la maîtrise de la situation.
Peut la remettre à sa place.
Se sent plus puissant ou a l’impression d’avoir le dessus.
Soumission; fait taire sa partenaire.
Satisfaction; pouvoir; une certaine domination; des hurlements
contre lui; des coups; affaiblit sa partenaire; décharge [sa colère];
encore plus frustré; a honte; fait l’objet de moqueries; perte
du respect de sa partenaire.
Sentiment de domination à l’égard de sa partenaire; moyen de
la faire taire et de la rabaisser; moyen de «marquer un point»
sur sa partenaire. |
Rien.
La relation peut empirer; peut aboutir au chaos.
Rien; la situation devient gênante; c’est très bête.
Sentiment de domination.
Rien.
Il n’obtient rien.
Perte de confiance; problèmes pour rétablir les contacts.
Rien.
Rien. |
Femmes
|
Renforcement de
l’opinion qu’il a de lui-même; sentiment de pouvoir sur sa
partenaire; insultes et coups en retour.
Relâchement de tensions; sentiment de pouvoir sur sa partenaire;
sentiment de domination; vengeance pour des fautes passées de la
partenaire.
Pouvoir.
Se sent supérieur en la rabaissant.
Estime qu’il s’est vengé de sa partenaire; qu’elle l’a mérité
parce qu’elle a fait quelque chose pour le contrarier alors il
veut qu’elle soit contrariée elle aussi. |
Absence de respect à l’égard
de l’homme.
Rien de bien.
Rien; réticence de la femme.
Rejet par sa partenaire; nouvelle controverse; nouvelle dispute.
Prouve qu’il est supérieur et qu’il a raison.
Rien; ce serait contraire à son intérêt et ce ne serait jamais
oublié.
Rien; peut perdre le respect de la femme.
Rien.
Perte de confiance.
|
b. Vengeance contre rien de
bien
Les Américaines ont invoqué des notions de
vengeance qui étaient rares, pour ne pas dire absentes, dans les réponses
des trois autres groupes. Malheureusement, l’idée que les hommes sont
violents parce qu’ils se vengent du comportement antérieur de leur
partenaire alimente malencontreusement la notion controversée de «lutte
réciproque» («mutual combat»), qui fait l’objet aux Etats-Unis
d’un débat animé entre universitaires, mais qui est peut‑être
aussi plus largement répandue dans le discours populaire américain. Ce
qui est le plus révélateur dans cet exemple, c’est que ce sont les
femmes plutôt que les hommes qui, aux Etats-Unis, ont invoqué des
notions de vengeance, tandis que les hommes ont mis l’accent sur le
pouvoir et la domination.
Manifestement, les personnes interrogées en Pologne ont affirmé plus fréquemment
que celles interrogées aux Etats-Unis que le recours à la violence
n’apporterait «rien de bien», ce qui donne à penser que les idées
sont différentes en ce qui concerne l’instrumentalité de la violence,
mais ce qui peut aussi traduire le fait que les personnes interrogées aux
Etats-Unis sont plus largement disposées à «se conformer» aux
instructions du questionnaire. Des nuances dans les conceptions de
l’instrumentalité sont aussi indiquées par la référence à un «faux»
pouvoir par l’un des Polonais, un qualificatif du «pouvoir» que nous
n’avons pas encore rencontré dans les réponses données par les
participants américains.
Tableau
2:
Qu’est-ce
que cela apporterait à un homme de «tordre le bras ou tirer les cheveux
de sa partenaire»?
|
Personnes interrogées aux Etats-Unis |
Personnes interrogées en Pologne |
hommes |
Il
obtient ce qu’il veut; se fait arrêter (probablement pas); reçoit
des coups; on hurle contre lui; on pense qu’il est quelqu’un
d’épouvantable; on l’écoute.
Montrerait à sa partenaire qui a en définitive la force et
l’autorité.
Peut obtenir ainsi que la femme arrête de se comporter comme elle
n’en a, selon lui, pas le droit.
Domination de sa partenaire; soumission de celle‑ci.
Impression d’être maître de la situation.
Sentiment de maîtrise de sa partenaire et de la situation dans
laquelle ils se trouvent tous deux. |
Rien;
seuls les malades mentaux se comportent ainsi.
Peur.
Rien.
Sentiment de domination et d’autorité.
Fin de la relation.
Faux pouvoir sur sa partenaire.
Suprématie physique/psychologique sur elle; satisfaction égoïste
d’avoir gagné.
Rien de bien.
Sadique; ce n’est pas bien. |
femmes |
Sentiment de domination;
donner une leçon; éviter d’être agressé.
Domination; pouvoir; réouverture de blessures passées;
capacité de faire souffrir; truc macho.
Domination de sa partenaire, physiquement et affectivement.
Peur ressentie par la femme.
Une certaine domination de sa partenaire; un sentiment de
puissance.
|
|
Colère
de sa partenaire; rupture de la relation.
Affrontement avec la police.
Perte de la relation et du respect.
Sentiment de pouvoir et de domination.
Montre qu’il est toujours gagnant, sinon par l’intelligence ou
la diplomatie, du moins par la force.
Dispute.
Peur ressentie par la femme.
Risque d’intervention de la police ou risque que sa partenaire
le quitte.
Sa partenaire peut perdre tout respect à son égard. |
Tableau
3:
Qu’est-ce
que cela apporterait à un homme d’«étrangler sa partenaire»?
|
Personnes interrogées aux Etats-Unis |
Personnes interrogées en Pologne |
hommes |
Peut
se sentir en position d’autorité et de pouvoir, en lui
supprimant son pouvoir et son autonomie.
Se fait craindre de sa partenaire.
Exutoire à une colère refoulée.
Exutoire au stress ou à la rage, satisfaction apportée par la maîtrise
et la domination physiques.
Accord; perte de sang-froid; blessure infligée à la partenaire;
lui faire du mal; l’obliger à être d’accord; lui faire peur;
se faire frapper à son tour; hurlements contre lui; perdre le
respect de sa partenaire.
C’est une menace violente au plus haut point |
L’étrangler
jusqu’à ce qu’elle meure et rien de bien en conséquence.
Rien; seule sa partenaire le craindra et lui obéira.
Procès pénal.
Sentiment de domination et d’autorité.
S’il s’agit d’une première infraction, alors peine
conditionnelle.
Rien.
Mort.
Rien de bien.
Divorce. |
femmes |
Autorité;
faire dépendre sa vie à elle de ses actes à lui.
Pouvoir; autorité; exutoire; femme soumise.
Exutoire à la colère; domination grâce à la peur de la
partenaire.
Peur et soumission.
Pourrait se sentir fort, puissant, maître de la situation; il
veut qu’elle ait peur et si tel est le cas alors elle sait
qu’il ne plaisante pas. |
Colère
de la partenaire; rupture de la relation.
Etre traîné devant les tribunaux; rencontrer quelqu’un de plus
puissant.
Je ne peux pas imaginer une situation pareille.
Soumission; supériorité de l’homme.
Il risque de le regretter plus tard.
Rupture.
Elle va le quitter.
Haine de la partenaire.
Rien; risque de perdre sa partenaire. |
c. Relâchement
de tensions contre perte
La perception des actes de
violence comme des moyens permettant de relâcher des tensions est plus répandue
dans l’échantillon américain que dans l’échantillon polonais,
tandis que les Polonais hommes et femmes, bien plus souvent que les Américains
interrogés, ont invoqué des notions de perte comme conséquence de la
violence masculine: par exemple, perte de respect, perte de la partenaire
ou perte de la relation.
d. Conséquence en tant
qu’expérience subdivisée
Enfin, un autre aspect de ces conceptions concerne les différentes
manières employées par les personnes interrogées pour conceptualiser la
répartition des expériences qui découlent des actes de violence. Alors
que, dans certains cas, les personnes interrogées ont énuméré des conséquences
sans autre qualificatif que «la peur» ou «l’humiliation», dans
d’autres cas les personnes interrogées ont précisé «sa peur à elle»
ou «sa supériorité à lui», suggérant ainsi des schémas sexués de vécu
d’une certaine expérience. Par exemple, un homme pourrait être considéré
comme suscitant la peur chez sa partenaire par un acte de violence, tandis
que cette dernière est considérée comme subissant cette peur.
S’agissant des actes de violence aux conséquences multiples, l’auteur
peut faire l’expérience de l’une des conséquences (par exemple, un
sentiment de supériorité) tandis que sa partenaire est considérée
comme faisant l’expérience de l’autre (par exemple, un sentiment
d’infériorité).
IV.
Répercussions sur la recherche transculturelle
La recherche transculturelle pose de nombreux problèmes pratiques.
Pourtant, à un certain niveau, la recherche transculturelle semble se
distinguer de la recherche intraculturelle essentiellement dans la mesure
où elle met en lumière des problèmes qui sont présents, mais pas aussi
saillants, dans toute recherche, tels que les problèmes de contexte, de
signification et de relations entre les chercheurs et les participants.
1.
Le sexe et la culture en tant que catégories ou variables
analytiques
Lorsque le centre d’intérêt se déplace pour aller de la
recherche intraculturelle à la recherche transculturelle, le sexe est
souvent «oublié» ou implicitement passé sous silence au motif qu’il
est secondaire à la culture, et la recherche comparée devient «asexuée»,
peut-être parce qu’une grande partie, pour ne pas dire la plus grande
partie, de la recherche transculturelle considère la culture et le sexe
comme des variables et accorde une priorité supérieure à la variable «culture»
(Berry, Poortinga et Pandey, 1997; Van de Vijver et Leung, 1997). Or le
sexe et la culture sont des catégories analytiques essentielles ainsi que
des réalités d’expérience qui sont entremêlées et qu’il est
difficile de dissocier. Néanmoins, à certaines fins, il peut être utile
de considérer le sexe et la culture comme des variables et d’étudier
les similitudes ou les différences entre les femmes et les hommes dans
des cultures différentes. Les études intraculturelles et
transculturelles peuvent s’inspirer mutuellement lorsque l’analyse de
la culture attire l’attention sur des questions que l’on risque de négliger
lorsque l’on met l’accent sur le sexe, et l’analyse des distinctions
fondées sur le sexe attire l’attention sur des questions que l’on
risque de négliger lorsque l’on met l’accent sur la culture.
2.
Traduction et signification localisée culturellement
Alors que la traduction et la «rétrotraduction» ne sont souvent
considérées que comme des phases dans l’adaptation de questionnaires
en vue d’analyses transculturelles, l’engagement avec l’autre langue
peut servir de point de départ à une analyse culturelle plus
approfondie. Par exemple, lorsque Anna Kwiatkowska a traduit le
questionnaire dont nous nous servons dans notre étude actuelle,
questionnaire que des universitaires américains (blancs et, pour la
plupart, de sexe masculin) avaient élaboré à l’intention de personnes
à interroger aux Etats-Unis, elle a relevé que l’élément «dire à
sa partenaire qu’elle est grosse et moche» pouvait avoir dans sa
traduction polonaise littérale des connotations pouvant le rendre moins
injurieux que son équivalent américain. Plutôt que d’être simplement
un problème de «rétrotraduction», cela souligne le contexte culturel
de l’élaboration et de l’emploi des éléments et par là même, le
contexte culturel de l’évaluation.
Dans le contexte américain contemporain, l’élément «grosse et
moche» est censé être un exemple d’«agression verbale» ou de «violence
psychologique» qui tire en partie son caractère injurieux et vexant de
l’obsession «locale» qu’ont les Américains pour la minceur, et pour
la minceur des femmes en particulier. En raison de notions sexuées
d’image corporelle et d’amour-propre, cet élément est capable
d’atteindre un niveau plus profond de honte de son propre corps
lorsqu’il vise une femme plutôt que lorsqu’il vise un homme. Ainsi,
cet élément fonctionne dans un contexte culturel où les hommes peuvent
plus facilement que les femmes occuper une position privilégiée en
employant efficacement, pour ainsi dire, l’injure «grosse et moche».
Bien qu’il soit trop simpliste de parler d’un «contexte américain»
comme s’il s’agissait d’une entité homogène, il y a lieu de considérer
que le contexte bourgeois blanc n’est pas seulement celui d’où est
issu cet élément mais aussi celui où il peut être le plus injurieux.
En principe, cette forme d’analyse ne nécessite pas de recherche
transculturelle mais, dans la pratique, un engagement transculturel a
tendance à encourager de telles analyses que l’on peut associer de manière
fructueuse avec des techniques empiriques telles que l’analyse de
l’interaction sondé-sondeur et des protocoles rétroactifs pour les réponses
aux sondages (Sudman, Bradburn et Schwarz, 1996).
3.
Mise en évidence et localisation du discours
La recherche transculturelle a le potentiel nécessaire pour générer
des analyses plus systématiques des «discours» et de leur localisation
dans l’espace géographique et les relations sociales. Dans notre présente
étude, les Américaines ont fréquemment employé les termes «pouvoir et
autorité» («power and control»), ce qui semble refléter, et en même temps
constituer, ce qui pourrait être considéré comme un discours
contemporain dominant sur la violence, discours dont on peut probablement
retrouver l’origine en partie dans les programmes socio-éducatifs
relevant du projet local très actif d’aide aux femmes battues.
De même, les références à «rien de bien» chez les personnes
interrogées en Pologne semblent traduire un discours différent dans
lequel la violence est envisagée comme quelque chose qui n’aboutit à
aucun résultat positif (même si le coupable utilise la violence à son
profit). Ce qui est peut‑être encore plus révélateur de ce
discours ce sont les références aux «malades mentaux» qui ont recours
à la violence.
4.
Mise en question de l’évaluation
Les projets empiriques transculturels mettent en évidence des
questions fondamentales concernant l’évaluation, ainsi que la
conceptualisation des indicateurs, des phénomènes et de leurs relations
entre eux. Notre étude des conceptions de la violence masculine dans le
couple soulève des questions concernant les formes que revêt cette
violence. Cela soulève à son tour la question de savoir comment évaluer
les formes en question indépendamment des conceptions, les indicateurs
ayant de grandes chances d’être fondés sur les conceptions (par
exemple, utilisation de questions posées à l’occasion d’un sondage
ou de questions posées au cours d’un entretien).
5.
Production de recherches transnationales
La production de recherches, de même que les questions concernant
les auteurs et la finalité des recherches, est subordonnée à la répartition
de ressources telles que les postes de titulaires, le financement de
projets, et la capacité d’établir des réseaux. Ce système complexe
de privilèges académiques peut se modifier de multiples façons lorsque
des universitaires de «cultures» différentes se lancent dans des
recherches transculturelles. Par exemple, de tels projets peuvent modifier
l’équilibre des pouvoirs au niveau local entre des collègues bien établis,
souvent de sexe masculin, et des collègues marginalisés, souvent de sexe
féminin; quant à la collaboration avec des universitaires de pays «riches»,
ce peut être une arme à double tranchant, prometteuse de possibilités
intéressantes de recherche, d’une part, et de suspicion à l’intérieur
d’un même département, d’autre part (Goodwin, 1998).
Enfin et surtout: Internet. D’après notre expérience
personnelle, Internet possède un potentiel considérable s’agissant de
faire progresser les recherches chez les universitaires marginalisés qui
y ont accès. Internet permet et facilite les échanges d’idées, de méthodes,
de données, d’analyses et de manuscrits, et il le fait, jusqu’à un
certain point, en dehors des circuits d’influence établis à l’intérieur
des départements universitaires. Dans une certaine mesure, Internet
devrait pouvoir redistribuer l’accès aux informations et fournir
d’autres sources de recherches.
* * *
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