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Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes

Les racines socio-économiques des cas de violence masculine
à l’égard des femmes en Russie


Vera Gracheva (Fédération de Russie)

C’est pour moi un honneur et un privilège d’avoir été invitée à ce séminaire organisé par le Conseil de l’Europe, et d’intervenir sur cette question brûlante qu’est la violence masculine.

Je ne suis pas une nouvelle venue dans ce genre de réunions puisque j’ai déjà participé à plusieurs conférences et ateliers organisés par le Conseil de l’Europe et par d’autres organisations internationales. Lors de mes séjours à l’étranger j’ai presque toujours ressenti une certaine frustration en raison du fossé immense qui existe entre le niveau élevé des mesures proposées pour lutter contre la violence (par exemple par une utilisation plus large des services Internet pour éduquer les femmes en matière d’égalité) et la possibilité presque nulle pour les femmes russes de bénéficier de ces mesures.

Si l’on met à part les experts, hautement compétents, les questions d’égalité entre les sexes, d’un point de vue terminologique et philosophique, sont totalement ignorées non seulement dans les régions reculées de Russie mais aussi dans la capitale même.

J’ai pensé que les participants au présent séminaire pourraient ne pas être totalement conscients de l’ampleur des problèmes que nous rencontrons en Russie. Nous apprécions grandement le désir sincère du Conseil de l’Europe de coopérer avec les institutions étatiques et les organisations non gouvernementales afin de parvenir à une meilleure compréhension et de nous aider à atteindre les normes européennes concernant le traitement de ce grave problème. Mais si nous voulons des résultats, nous devons parler le même langage. Mon intervention, qui souligne le rapport existant entre la situation socio-économique et le haut niveau d’hostilité et d’agressivité masculine, pourrait aider à faire avancer notre coopération dans la bonne direction.

D’une part, nos experts définissent la violence comme un phénomène social profondément ancré qui s’exprime sous plusieurs formes: physique, sexuelle, psychologique et économique. Elle peut par exemple se manifester sous la forme de comportements cruels envers les enfants, ou consister à forcer des femmes ou des jeunes filles à boire de l’alcool, à consommer des drogues ou à gagner de l’argent par le biais de la prostitution ou d’autres activités criminelles. Le phénomène social de la violence touche une famille sur quatre en Russie.

D’autre part, la violence est un acte criminel qui a ses racines dans la société et les conditions de vie.

Les statistiques sur la criminalité en Russie montrent que les conséquences néfastes des bouleversements sociaux ont commencé à se faire sentir dès le début du Xxsiècle. Elles se sont accentuées dans les années 90. Il ne serait pas faux de dire que la perestroïka et la réforme économique de notre société ont ouvert la boîte de Pandore des conflits sociaux.

La société russe, qui piétine, a toujours désespérément besoin d’être réformée. Mais la méthode qui a été choisie s’est avérée totalement destructrice. Dès le tout début, des intérêts criminels et l’économie occulte ont dominé le processus, qui ne disposait pas de la protection juridique des nouvelles formes de coopération en matière de développement économique. L’Etat a subitement abandonné la gestion de l’économie et de l’industrie, a rejeté le monopole dont il jouissait sur le commerce avec l’étranger et sur la production d’alcool, et s’est révélé impuissant devant la privatisation de la criminalité.

Les résultats ont été dramatiques. En 1992, le nombre de personnes dont le revenu était tombé en dessous de ce que l’on considère comme le minimum vital était de 50 millions (plus du tiers de la population). 80 % de la population a vu son revenu amputé de 25 à 40 %. Le rapport entre les revenus du décile le plus pauvre et du décile le plus riche de la population, qui était de 11, est passé à 50 en 1997. 17 % de la population active on perdu leur emploi (12 % de chômeurs officiels, et 5 % de chômeurs déguisés). Dans le même temps, les prestations sociales versées aux victimes de la crise ont tellement diminué que leur montant est devenu insignifiant.

Depuis 1992, le niveau de la consommation est redescendu à son niveau de la fin des années 60. De 30 à 40 % de la population se sont retrouvés sous le seuil de pauvreté. C’est difficile à croire, mais le salaire minimal n’équivaut plus qu’à 15 % de ce qu’on estime être le revenu minimal de survie. Enfin, plus de 14 millions de Russes n’ont plus qu’un salaire insuffisant pour leur subsistance, sans parler de celle de leur famille.

La réforme économique rapide a eu pour effet secondaire la pauvreté relative et absolue de millions de personnes, une division marquée de la population selon les revenus, le durcissement du conflit social, la criminalisation de la société, l’augmentation du nombre de crimes dus à l’alcool, etc. Un climat social extrêmement hostile est né des pertes d’emploi, des activités à temps partiel et de l’irrégularité dans le paiement des salaires.

Voilà un exemple bref mais frappant de la tension psychologique profonde qui règne: le nombre de meurtres commis dans un état de stress émotionnel a décuplé en trois ans. Le nombre total d’actes criminels a doublé. Après une courte période de relative stabilité, la crise de 1998 a laissé 40 millions de personnes sous le seuil de survie. Le revenu moyen a diminué de moitié par rapport aux années 80. Plus d’un million de salariés ont perdu leur emploi. Quatre millions sont devenus des travailleurs à temps partiel. Les psychologues savent qu’une personne sans emploi, et qui reste au chômage, est menacée par un processus de dégradation mentale et psychique, même si ses ressources financières lui permettent un niveau de vie satisfaisant.

Conséquence directe de la crise, la société a dû faire face à la montée de l’alcoolisme, de la violence sous différentes formes, de la dépression, du laisser‑aller et de la frustration. L’alcoolisme s’est répandu chez les femmes, qui se sentent victimes de la «féminisation de la pauvreté». (Elles représentent 80 % des personnes qui ont perdu leur emploi pendant la crise.) Beaucoup d’entre elles ont connu le même destin que les marginaux hommes, sans domicile fixe, sans travail et faisant la quête dans la rue ou dans le métro.

Certains experts ont qualifié l’état de la société de «déliquescence spirituelle» généralisée, qui a entraîné une attitude anormale envers les femmes, un cynisme croissant dans les relations entre les deux sexes, et une tendance à la violence comme moyen de résoudre les conflits.

L’alcoolisme peut être considéré comme l’un des pires fléaux sociaux, car il favorise la criminalité sous ses différentes formes. Les chiffres sont parlants: l’activité criminelle des alcooliques est cent fois plus élevée que celle des personnes qui ne boivent pas de façon régulière. Une croissance fulgurante et incontrôlée de la production d’alcool a indirectement été à l’origine d’une multiplication de meurtres de femmes par leur conjoint, ou ami, pendant une querelle de ménage. Avec 20 % du total, ces crimes se situent en tête des violences non sexuelles graves commises à l’encontre de la vie et de la santé des femmes. Tous sont perpétrés par des maris ou des «compagnons» sous l’influence de l’alcool. 58 % des victimes étaient elles‑mêmes ivres. 80 % des femmes tuées par des hommes avaient bu juste avant le drame; une fois sur deux, le seul motif semblait être une dispute concernant la boisson. 75 % des viols ont également été commis par des hommes en état d’ivresse.

Le fardeau que supportent les familles d’alcooliques est tel qu’il suscite d’autres formes de crimes: ainsi, des parents peuvent tuer des membres «corrupteurs» de leur propre famille. (Un meurtrier sur quatre est tué par les enfants ou les frères de la victime, et les femmes tuent aussi, parfois, quand elles ne voient pas d’autres solution.)

Ces situations illustrent l’autorégulation criminelle du corps social, ou de la société elle-même: un acte criminel met fin à un comportement criminel dans un groupe social restreint.

Les viols, dont le nombre augmente – on en compte 50 000 par an – constituent un autre type de violence à l’égard des femmes. Ils résultent du durcissement du conflit social. 75 % des viols sont commis par des hommes (chômeurs, immigrés, etc.) sans source déterminée de revenu. Beaucoup d’entre eux ont des problèmes psychiques ou différents troubles sexuels.

Il est impossible de chiffrer exactement les viols ou les autres actes de violence à l’égard des femmes car les victimes hésitent à porter plainte. Par exemple, à Saint‑Pétersbourg, sur les 785 femmes qui se sont adressées au centre municipal d’aide aux victimes de violences sexuelles, seulement 37 ont porté plainte. La situation est identique en ce qui concerne les cas d’atteintes plus légères à l’intégrité corporelle; les chiffres sont de 13 à 16 fois inférieurs à la réalité.

Au sujet des racines sociales de la violence en Russie, il importe de prendre en compte les conséquences tragiques des événements en Afghanistan et en Tchétchénie, qui ne se limitent pas aux traces que laisse la violence extrême dans l’esprit et l’âme des combattants. Des psychiatres et des biologistes russes ont en effet avancé l’hypothèse selon laquelle des changements interviennent dans le code génétique et moléculaire des combattants ou des civils blessés ou traumatisés pendant des combats. Selon ces spécialistes, ces changements induisent un penchant vers la violence qui transparaît dans le comportement d’enfants de familles d’anciens soldats ou officiers. Les recherches menées se sont appuyées sur une gigantesque base de données constituée à partir du nombre inhabituellement élevé de remarques de parents (anciens combattants ou civils blessés) qui se plaignaient du comportement agressif de leurs enfants. Les résultats de ces travaux, s’ils sont confirmés par de nouvelles recherches, pourraient éclairer la nature de la violence masculine sur de nombreuses générations.

La violence domestique crée un cercle vicieux qui marque de son sceau les adolescents et les enfants, eux‑mêmes futurs parents et maris. Elle se reproduit selon une progression géométrique, privant les enfants d’une vie familiale: ces derniers se retrouvent alors dans la rue ou sont placés dans des institutions d’Etat qui ne peuvent leur fournir des soins et une attention convenables. 160 000 enfants sont actuellement élevés dans ces institutions (orphelinats, maisons pour enfants, etc.). Dans le cas de 90 % d’entre eux, les parents négligent leurs obligations ou sont déchus de leurs droits par décision judiciaire (ou sont en détention). Et le nombre d’actes cruels envers des enfants ne cesse d’augmenter. 70 % des traumatismes qui leur sont infligés le sont dans leur famille même. La violence contre les enfants touche une famille sur quatre.

Chaque année, 30 000 jeunes fuient la cruauté qu’ils subissent dans leur famille, 6 000 s’enfuient des institutions d’Etat, et 2 000 se suicident. 27 000 sont victimes de divers actes criminels, y compris sexuels. Dès l’enfance, ils s’adonnent à la boisson, sont impliqués dans des affaires de stupéfiants et de vols avec violence, ou sombrent dans la mendicité et la prostitution (12 à 15 % des prostitué(e)s ont moins de 16 ans). On ne peut évidemment se faire aucune illusion sur l’état de leurs futures relations familiales.

Il doit être bien clair que notre désir de dresser un tableau exact de la situation socio-économique et des racines de la violence ne signifie nullement que nous regrettions le régime précédent et l’ancien système économique. Mais nous devons admettre que la réforme rapide de la société russe a fait disparaître les garanties sociales qui permettaient aux personnes les plus démunies, aux personnes âgées, aux handicapés, aux orphelins et aux femmes, de survivre. Ces garanties n’ont pas été remplacées par d’autres mesures efficaces.

Cette brève analyse des conditions qui ont un impact direct sur la société et qui engendrent effectivement la violence domestique n’a d’autre but que de montrer l’ampleur des problèmes que nous devons résoudre dans plusieurs domaines, à savoir: la protection juridique, la restructuration du budget selon une optique sociale, la création d’un réseau de centres d’aide d’urgence pour les femmes et les enfants, la coopération entre les médecins, les enseignants, les juristes, les psychologues, les travailleurs sociaux, les économistes et bien d’autres professionnels confrontés chaque jour au problème de la violence masculine.

Il est certain que même forts de l’expérience européenne en matière de lutte contre la violence domestique, nous ne parviendrons pas à grand‑chose tant que nous n’extirperons pas les causes socio‑économiques de l’hostilité et de l’agressivité dans notre société, tant que l’Etat et les autorités à tous les niveaux n’agiront pas en priorité dans l’intérêt de chaque membre de notre société, tant que, enfin, nous ne parviendrons pas à établir un lien entre les droits de l’homme (leur philosophie et leur pratique) et la réforme socio‑économique dans notre pays.

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