HOME   http://www.eurowrc.org/   -  back to  Institutions   -    back to list COE Conseil de l'Europe

  Soutenez le développement de ce site  avec une donation en première page via PayPa - Merci!


Previous Home Up Next
 

 Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes

La contribution de l’armée et du discours militaire à la formation de l’image sociale de la masculinité

Uta KLEIN, Université de Münster, Allemagne

Les violences qui ont marqué l’ex-Yougoslavie ont révélé les aspects liés au sexe de ces phénomènes que sont le nationalisme, les conflits et la guerre. Bien que les femmes demeurent habituellement invisibles dans les situations de conflit armé et d’élaboration des politiques militaires, ces dernières années ont prouvé qu’il fallait, pour une analyse en profondeur, dépasser la formule éculée selon laquelle la guerre serait «l’affaire des hommes» et se pencher sur des faits graves qui ne laissent pas de troubler tous ceux qui sont intéressés à une société pacifique: à savoir les agressions sexuelles et les viols massifs de femmes et de fillettes en temps de guerre; les tentatives de contrôle de la sexualité des femmes et de la procréation; la prostitution et l’augmentation de la violence familiale en temps de guerre; la pénétration de flux incontrôlés d’armes dans les sociétés; l’impact de l’expérience du combat sur les hommes; la disparition de membres des familles; l’acceptation culturelle de la violence par la société et la prédominance du discours militaire.

Dans les pages qui suivent, nous tenterons de montrer en quoi la militarisation d’une société est un processus fondé sur la distinction entre les sexes et l’accusant. L’exemple d’Israël montre comment dans une région de conflit ethnique et/ou politique

- se crée une dichotomie où la défense du pays et le combat sont conçus comme un devoir national pour les hommes et la reproduction, au sens biologique et culturel du terme, comme un devoir national pour les femmes;

- le passage par l’armée peut être compris comme un rite de passage à l’âge adulte et un outil d’intégration sociale pour les hommes;

- la prédominance du discours militaire conduit à l’inégalité des sexes dans la société.

Israël constitue à cet égard un cas intéressant parce que le service militaire y est obligatoire pour les Juifs, hommes et femmes. Il n’en reste pas moins, comme nous le verrons plus loin, que l’accomplissement de ce devoir national est très largement régi par des considérations de sexe. L’armée s’avère être le principal agent de formation des rôles de l’un et l’autre sexe, produisant un type de masculinité à forte empreinte militaire et devenant de ce fait la principale source d’inégalité des sexes au sein de la société. L’exemple d’Israël montre qu’en dépit de la participation des femmes aux forces armées, il existe des liens étroits entre les conceptions en vogue de la masculinité et la position dominante de l’armée dans la société.

Combattants et procréatrices

Le nettoyage ethnique auquel il a été procédé dans l’ex-Yougoslavie est le plus récent et cruel rappel du fait qu’il importe d’étudier la façon dont la masculinité se construit à travers le nationalisme et de dévoiler que les politiques nationalistes sont un des principaux lieux de réalisation de la masculinité.

Le nationalisme, d’après Benedict Anderson, est un ensemble de constructions culturelles. Son objectif, à savoir l’édification de la nation, requiert un passé ou un présent national imaginaire (Anderson, 1991), l’élaboration de traditions (Hobsbawm et Ranger, 1983) et la construction symbolique d’une communauté (Gellner, 1983). Le nationalisme encourage une forme homosociale de liens entre individus de sexe masculin. Pour George Mosse, la masculinité moderne est au cœur de tous les types de mouvements nationalistes (1997). On a souvent évoqué le corps féminin pour parler du pays qu’habite une communauté et auquel elle a le sentiment d’appartenir. Le «corps de la nation» est une géoentité sexuée.

Les conceptions qu’ont du rôle de l’un et l’autre sexe les parties en cause et les images qui les habitent sont un des éléments inhérents aux conflits nationaux ou ethniques. Les récits les concernant définissent les obligations nationales des hommes et des femmes en termes dichotomiques[1].

Ce processus est manifeste dans le conflit israélo-palestinien. Au cœur du mouvement sioniste, tard venu parmi les mouvements nationalistes européens du siècle dernier, on trouve la notion de masculinité. Dans l’image hautement négative de l’Exil qui y était donnée, le Juif de la Diaspora était perçu comme un être passif, craintif et féminin, voire efféminé. L’idéal sioniste de masculinité en était l’antithèse. La force physique et la volonté de défendre son honneur en combattant étaient les caractéristiques que l’on souhaitait développer chez le «nouveau juif», qui serait un homme d’action plutôt que de paroles (ill.1)[2].

Le mouvement sioniste imaginait le «retour » des Juifs à la « mère-patrie» comme un retour à la fiancée Sion, décrivant la terre tantôt comme un amant à conquérir et à fertiliser, et tantôt comme la mère enfantant un peuple nouveau mâle.

Imaginer Sion ou, inversement, la Palestine comme une femme faisait - dans un cas comme dans l’autre - de ses défenseurs de vrais hommes (voir également Katz, 1996). Les arabes palestiniens considéraient l’invasion sioniste de la Palestine comme un viol de leur terre, en une image souvent utilisée dans la littérature anticolonialiste[3].

Dans le discours nationaliste, quelqu’il soit, les femmes sont dépeintes comme les «porteuses de la nation» (Yuval-Davis, 1997) parce que perçues comme les représentantes de la collectivité. Cela signifie de coutume qu’il leur incombe d’assurer non seulement la reproduction biologique et la transition culturelle, mais aussi d’incarner l’honneur de la nation et d’en marquer les frontières (voir Yuval-Davis et Anthias, 1989).

La lutte politique israélo-palestinienne s’est, dans une certaine mesure, déroulée dans le corps des femmes: Nira Yuval-Davis parle d’une «course démographique» entre les populations juive et palestinienne d’Israël (1989), comme cela se produit souvent dans les sociétés marquées par un conflit national entre deux groupes nationaux revendiquant un même territoire. Dans la société israélienne, sécurité et natalité sont considérées comme les deux indispensables composantes de la survie de l’Etat. L’accent y est mis sur la maternité, considérée comme un devoir national. Le taux de naissance de la population juive fait l’objet de vifs débats dans les médias, et les régions du pays où les palestiniens de nationalité israélienne sont en majorité ne laissent pas de préoccuper les politiciens.

Inversement, pour la population palestinienne des territoires occupés après 1967, un taux élevé de naissances est devenu une arme politique contre l’occupation. On peut constater, en se reportant aux statistiques, que les taux de fécondité de la Cisjordanie et de Gaza ont augmenté constamment depuis le début de l’Intifada (1988) jusqu’en 1992, passant de 6,84 en moyenne à 7,37, après la baisse enregistrée au début des années 80 et jusqu’en 1987 (Courbage, 1997).

Corps et sexualités revêtent une importance cruciale en tant que territoires et repères dans les récits des nations. Dans le discours propre à chaque culture, les notions relatives aux différences entre les sexes sont inséparables de l’identité sociale, telle que conçue par la culture en question, et transparaissent dans les conflits culturels. Les différences culturelles servent à souligner l’«altérité». Les femmes symbolisent dans la plupart des cas l’esprit de la collectivité; souvent conçues et présentées comme les porteuses symboliques de l’identité et de l’honneur de la collectivité, à titre personnel et collectif, elles assument la «lourde charge de la représentation», pour reprendre l’expression utilisée par Kubena Marcer en 1990. La conduite des femmes marque de ce fait les limites posées par la collectivité. Les hommes traditionalistes peuvent être les défenseurs de la famille et de la nation, mais les femmes sont réputées incarner l’honneur de la famille et de la nation: leur honte est celle de la famille, de la nation et de l’homme.

Ici encore, j’aimerais donner un exemple lié au conflit israélo-palestinien. Durant l’Intifada, dans la société palestinienne, des femmes ont été assassinées parce que considérées s’être rendues coupables de collaboration. D’après un rapport d’une organisation des droits de l’homme, plus de 100 femmes ont été assassinées durant les six années en question parce qu’on les soupçonnait de collaboration (B’tselem, 1994). On ne dispose pas de données précises à ce sujet aujourd’hui. Un rapport du Women’s Empowerment Project fait état de 20 meurtres d’honneur en Cisjordanie et à Gaza en 1996. Des représentants estiment que le nombre en est infiniment supérieur. L’étude de ces cas révèle que ce terme de collaboration était habituellement appliqué par les familles de ces femmes et, dans la plupart des cas, par des parents de sexe masculin à des comportements considérés comme faisant «honte» à la communauté et portant atteinte à leur honneur.

Ce type de récit nationaliste empreint d’une conscience aiguë du rôle dévolu à chaque sexe se retrouve, me semble-t-il, dans d’autres conflits régionaux. Dans une étude sur les médias croates, Dubravka Zarkov (1997) montre comment la Croatie y est dépeinte comme une mère qui doit être défendue par ses fils contre l’agression serbe. Le message qui s’en dégage est que les fils doivent mourir pour défendre leur mère et qu’il faut des soldats pour défendre, en raison de sa vulnérabilité, le nouvel Etat croate.

Le service militaire, rite de passage à l’âge adulte pour les hommes

Dans la société israélienne, le combattant héroïque a toujours été masculin, en dépit de la présence de femmes juives dans les forces armées. Il n’y a pas lieu ici de s’étendre sur la question des femmes dans les forces de défense israéliennes. Disons très brièvement que la conscription des femmes israéliennes ne conduit pas, comme on pourrait le penser, à la disparition progressive de la dichotomie entre hommes et femmes. Les femmes ne sont plus astreintes au service militaire dès qu’elles se marient (!), et non pas dès qu’elles donnent naissance à un enfant, ce qui montre que la raison d’être du mariage est la procréation. Il n’y a pas place pour les femmes dans les unités combattantes, si bien qu’en Israël comme dans les autres forces armées du monde, la société considère les hommes comme les protecteurs et les femmes comme les protégées (Stiehm, 1982). Qui plus est, seuls les hommes sont appelés à faire des périodes de réserve régulières jusqu’à 52 ans au moins.

Bien que l’armée israélienne soit encore perçue comme le principal instrument d’édification de l’identité nationale[4], elle est devenue le fondement sur lequel repose l’image qu’ont d’eux-mêmes les israéliens de sexe masculin et une source de mobilité sociale (Klein, 1999)[5].

Pour les juifs israéliens de sexe masculin, le service militaire fait partie intégrante de la maturation et constitue un rite de passage à l’âge adulte. Indispensable à ce titre, il est considéré ouvrir aux garçons le droit d’appartenir au cercle intérieur des hommes adultes. Il satisfait le désir typique qu’ont les adolescents de sexe masculin de sensations fortes, d’aventures et de périls, il «fournit le contexte culturel spécifique dans lequel s’effectue le passage des Israéliens à l’âge adulte» (Lieblich, Amia et Meir Perlow 1988, 45). Aussi est-il décrit et perçu par les anciens combattants comme une occasion d’accomplissement de la masculinité (voir Edna Lomsky-Feder 1992).

Dès l’école, les jeunes juifs israéliens se préparent à entrer dans l’armée. Des conférences leur sont données par des membres des forces de défense, pour leur donner des renseignements et des impressions de la vie dans l’armée israélienne. Nombre de jeunes se portent volontaires pour les unités spéciales ou suivent des cours avant l’âge de la conscription. Tous les élèves juifs des écoles israéliennes pratiquement participent tous les ans au «Yom Hakheilot», un séminaire d’une durée d’une journée, organisé en collaboration par l’école et l’armée.

Ce «Yom Hakheilo» illustre le fait que le service militaire constitue pour les garçons une expérience physique. Garçons et filles sont séparés. Des films montrant des soldats en action et le côté excitant de la vie militaire sont présentés aux garçons. Les jeunes gens s’entendent dire que les exercices physiques sont un des aspects les plus importants de la préparation au service militaire. Les filles, en revanche, ne voient pas de films sur les femmes en action. Les exigences physiques du service ne sont pratiquement pas mentionnées. Au cours des conférences et entretiens, l’accent est mis sur les aspects affectifs du service militaire, tels que la séparation d’avec les parents. Les ouvrages traitant du service militaire ne contiennent eux aussi des suggestions sur les formes d’entrainement physique à pratiquer que pour les garçons.

Le service militaire est donc une expérience intensément physique. La formation d’un individu à masculinité militaire est un exercice mettant en jeu le corps (ill.2). Pour un énorme pourcentage de jeunes de sexe masculin, le soldat faisant son service dans une unité combattante est l’idéal. La motivation à servir dans les unités combattantes reste élevée. Etre un héros signifie être capable de ressentir appréhension et angoisse. Dire «J’ai peur» est un aveu que la plupart des soldats israéliens apprennent à ne pas faire durant leur entraînement, fait observer Yaron Ezrachi (1998:138). Ce sont les postes exigeant un maximum de contrôle de soi qui jouissent du plus grand prestige (les parachutistes par exemple). Un bon soldat est un soldat capable de maîtriser ses peurs.

Somme toute, en dépit de la présence de femmes, l’unité est perçue comme un groupe de mâles du même âge, un lieu de camaraderie masculine et de fraternité, une communauté de guerriers.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que, dans la conscience du public, le soldat vu en tant que défenseur soit masculin. Les établissements commémorant la mémoire des soldats tombés à la guerre sont appelés Yad banim (soit Maison des fils) et les monuments commémoratifs montrent des femmes se séparant de fils ou de maris partant à la guerre (par exemple le monument élevé à Balfuria par Mordechai Kafri) ou des femmes soignant des soldats blessés (comme le monument élevé à Nitzanim par Moshe Ziffer)[6].

La question cependant est de savoir quel effet ces expériences ont sur le comportement et les attitudes des adultes de sexe masculin.

Alors que l’entrée dans la société masculine passe par l’épreuve de force de caractère, de vigueur et de compétence que constitue le service militaire, les femmes sont définies par leur relation avec les membres masculins de la société. Leur tâche, celle de femmes, de mères ou de sœurs de soldats, est assimilable au rôle féminin des processus d’initiation.

La formation dispensée par l’armée vise, semble-t-il, à cultiver l’aptitude des jeunes à devenir des individus orientés vers l’action et l’acquisition de compétences plutôt que vers la réflexion, tendance qui trouve une expression sociolinguistique dans le style «dugri», c’est-à-dire le parler d’une rude franchise prévalent (Katriel et Nesher 1986). L’expérience de la guerre renforce cette tendance et chaque guerre contribue à accentuer les stéréotypes masculin-féminin traditionnels. S’agissant d’Israël, il convient de ne pas oublier que toute la génération active des pères contemporains a subi l’expérience éminemment traumatisante de la guerre de Yom-Kippur de 1973. Une partie considérable des jeunes de la tranche d’âge ayant dix ans de moins ont connu la guerre du Liban. Tous sont encore astreints à faire des périodes de réserve. Leur vécu, qui comprend la peur de la mort, la disparition d’amis et les blessures reçues le cas échéant, les amène, en voulant paraître forts, à afficher la façade faite de dureté, de brusquerie et d’agressivité si souvent décrite.

La guerre du Golfe donne une idée de l’enchaînement qui se produit lorsque les hommes ne peuvent remplir leur rôle de protecteur. Israël n’ayant pas pris part à la guerre, les tensions inhérentes à la participation au combat ont pour la première fois été épargnées aux Israéliens. Privés d’assurer la défense du pays, ils ont été contraints à demeurer passifs. Ils ont dû rester au foyer avec leurs femmes et leurs enfants, dans des chambres étanches, ce qui a eu pour effet de saper leur identité masculine. D’après les rapports dont nous disposons, le nombre des infractions sexuelles et des formes de violence conjugale à l’égard des femmes a augmenté durant la guerre du Golfe[7].

Il n’existe pas encore de recherches vraiment poussées sur les liens entre l’orientation militaire de la société et la violence familiale en Israël. Le nombre des femmes tuées par leurs partenaires ou parents de sexe masculin est élevé, compte tenu de la taille et du chiffre de la population de l’Etat d’Israël: les statistiques parlent de quelque 73 à 127 assassinats de femmes au cours des années 1990 à 1995[8], ces chiffres comprenant seulement les maris et conjoints dans le premier cas et les partenaires et autres parents de sexe masculin dans le deuxième. En 1991, année de la guerre du Golfe, 35 femmes ont été tuées par leur partenaire. En parcourant les journaux, on apprend que 25 % ont été tuées à l’aide d’armes à feu, appartenant souvent aux forces de défense. Dans certains cas, le lien entre la violence durant le service militaire dans les territoires occupés et la violence au sein de la famille est manifeste. Dans un cas, un soldat, qui avait tiré sur une jeune palestinienne assise en train de lire sur le seuil de sa maison en 1989, la tuant, a tiré deux ans plus tard en 1991 sur sa petite amie israélienne qui avait décidé de le quitter. Je ne voudrais pas que l’on se méprenne sur le sens de cette observation: en général, ce sont les hommes en Israël qui effectuent des opérations militaires qui sont les blessés et les tués. Mais ce sont les femmes qui deviennent les cibles de violences commises par des hommes appartenant à leur société du fait d’une agressivité accrue.

Les hommes relatant leur expérience à l’armée disent souvent y être devenus une autre personne. Les compte rendus émanant de soldats ayant fait leur service dans les territoires occupés, notamment durant l’Intifada, montrent le processus de brutalisation auquel ces jeunes ont été soumis.

La prédominance du discours militaire conduit à l’inégalité des sexes dans l’ensemble de la société

Le rôle central joué par les forces de défense a, on s’en doute, un impact sur la place faite à l’un et l’autre sexe dans la vie publique. De ces effets, nous nous bornerons ici à en évoquer deux, ceux intéressant le monde du travail et la politique.

Les hommes qui remplissent les missions et les tâches les plus dangereuses en retirent des avantages par-delà la vie militaire dans la vie civile. En raison de la place occupée par l’armée dans la société israélienne, le service militaire présente une importance cruciale pour toute carrière civile. Avoir appartenu aux plus hauts échelons de l’armée ouvre l’accès à des postes importants et influents dans la vie publique. Leur service dans les forces de défense israéliennes constitue pour la plupart des officiers supérieurs un marche-pied dans leur carrière civile ultérieure. Phénomène qui automatiquement se traduit par une discrimination à l’égard des groupes qui ne sont pas incorporés dans l’armée et, au premier chef, à l’égard des Israéliens arabes musulmans de l’un et l’autre sexe. Les Juifs israéliens retirent de leur service militaire un capital social, des contacts, un réseau de relations utiles à leur carrière professionnelle et des avantages de nature tant matérielle que symbolique. Le capital accumulé par les femmes juives n’est en revanche guère apprécié sur le marché du travail civil.

Les hommes convertissent le rang atteint dans l’armée en un rang dans les divers partis politiques. Avoir servi dans l’armée est considéré comme une condition préalable à la nomination à un poste public. Le pourcentage des femmes à la Knesset depuis la création de l’Etat d’Israël n’a jamais été supérieur à 10 %, soit un chiffre inférieur à celui atteint par les femmes dans n’importe quelle démocratie européenne[9]!

Au cours de la campagne électorale cette année, plusieurs organisations féminines ont posé dans un appel au public le problème de la fixation de l’électorat sur les dirigeants masculins ayant des antécédents militaires (ill.3). D’anciens généraux ont créé de nouveaux partis et des politiciens se sont targués d’avoir l’appui de militaires de haut rang.

Dans le nouveau gouvernement, une seule femme, Dalia Itzik, a été nommée ministre dans un cabinet qui devait à l’origine compter trente trois membres. Au bout de quelques mois, en août, le Premier ministre a nommé cinq ministres de plus, dont une deuxième femme, Yael Tamir. L’attention portée au passé militaire se manifeste également dans les homepages des membres de la Knesset sur Internet: leur rang dans l’armée y figure immédiatement après les diplômes et la profession dans le cas des membres masculins du Parlement.

Le nombre de femmes dans les pouvoirs locaux a lui aussi été extrêmement limité. Depuis la création de l’Etat, six femmes seulement ont été à la tête de conseils locaux, dont aucune dans une ville ayant plus de 10 000 habitants. On ne compte actuellement que deux femmes dirigeant un conseil local. L’arène politique est dominée par des hommes qui, durant les dix à quinze dernières années, ont, la quarantaine venue, pris leur retraite avec le rang de général et sont entrés dans le monde des affaires ou la vie politique.

Un même processus a, semble-t-il, cours chez les deux parties au conflit régional: en observant la formation de l’Etat palestinien, on constate que jouissent d’un traitement hautement préférentiel les hommes qui ont combattu dans les rangs du mouvement de libération et qui ont été emprisonnés durant l’Intifada ou avant.

Conclusion

Qu’entend-on par société militarisée?

D’après l’ouvrage classique de Betty Reardon Sexism and the War System, le militarisme est un système de croyances «fondé sur l’hypothèse que les valeurs et les politiques militaires assurent une société où règnent l’ordre et la sécurité» (1985, 14). Le militarisme, y lit-on encore, «révèle les excès auxquels conduisent les traits généralement qualifiés de machisme, terme qui à l’origine dénotait la force, le courage et le sens des responsabilités requis pour remplir les fonctions sociales masculines» (15). Le fait qu’une société soit ou non en état de conflit n’est pas, à proprement parler, le seul facteur permettant de la qualifier de militariste. Il faut également considérer, comme l’a fait David Morgan, la part faite à la formation militaire dans la formation des citoyens masculins, le pourcentage des dirigeants politiques ayant des antécédents militaires, la présence des uniformes militaires dans la vie publique et les variables économiques, notamment le pourcentage des ressources nationales consacré aux dépenses militaires (1994).

Nous espérons avoir réussi à montrer que l’armée et le discours militaire sont, à notre sens, le principal agent de formation des relations entre les sexes dans la société israélienne.

Les indicateurs suivants, établis à partir de notre étude, devraient être utilisés pour évaluer l’influence de l’armée sur l’image de la masculinité dans les sociétés :

L’armée est- elle le principal agent servant à forger l’identité masculine?
- service militaire obligatoire/armée composée de volontaires;
- possibilité d’opter pour une autre forme de service (portée et durée de cette autre forme de service);
- pourcentage d’une tranche d’âge déterminée optant pour le service militaire;
- reconnaissance par la société de l’objection de conscience.
Eléments de la formation de l’intégration sociale par le canal de l’armée:
- langage militaire;
- dévalorisation des traits considérés comme féminins;
- formation de liens de camaraderie masculine;
- exercices et instruction militaires;
- rituels de soumission;
- présence de recrues féminines.
Prédominance des militaires dans:
- la sphère privée;
- l’arène politique;
- la vie publique.

Importance des dépenses au titre de la défense.

* * *

Bibliographie

Anderson, Benedict (1991). Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalisms. London: Verso [1983].

B’tselem (1994). Collaborators in the occupied territories: Human rights abuses and violations. Jerusalem.

Courbage, Y. (1997).
La Fécondité Palestinienne des Lendemains d’Intifada. In: Population 52, January.

Gellner, Ernest (1983). Nations and Nationalism. Ithaca, New York: Cornell University.

Hobsbawm, Eric J. and Terence Ranger (ed.) (1983). The invention of tradition. Cambridge: Cambridge University.

Katriel, Tamar and P. Nesher (1986). Gibush: The rhetoric of cohesion in Israeli school culture. In: Comparative Education Review 30, 2, pp. 216-232.

Katz, Sheila Hannah (1996). Adam and Adama, ‘Ird and Ard: En-gendering political conflict and identity in early Jewish and Palestinian Nationalisms. In: Deniz Kandiyoti (ed.)(1996). Gendering the Middle East. Emerging Perspectives. London/New York: I.B. Tauris Publishers.

Klein, Uta (1997). The gendering of national discourses and the Israeli-Palestinian conflict. In: European Journal of Women’s studies, Vol.4, 3, pp. 341 - 351.

Klein, Uta (1999). ‘Our best boys’ - The gendered nature of civil-military relations in Israel. In: Men and Masculinities, Vol.2, 1, pp. 47-65.

Lieblich, Amia and Meir Perlow (1988). Transition to adulthood during military service. In: The Jerusalem Quarterly, 47, pp. 40-76.

Lomsky-Feder, Edna (1992). Youth in the shadow of war - war in the light of youth: Life-stories of Israeli veterans.
In: K. Hurrelmann a.o. (ed.). Adolescence, careers, and culture. Berlin.

Morgan, David H.J. (1994). Theater of War. Combat, the Military, and Masculinities. In: Harry Brod, Michael Kaufman (ed.). Theorizing Masculinities. California et al.

Mosse, George Lachmann (1997). Das Bild des Mannes. Zur Konstruktion der modernen Männ­lichkeit. Frankfurt a.M.

Reardon, Betty (1985). Sexism and the War System. New York: Teachers College Press.

Stiehm, Hicks (1992). The Protected, the Protector, the Defender. In: Women’s studies international Forum, 5, ¾, pp. 367-376.

Yuval-Davis, Nira (1989). National Reproduction and the ‘Demographic Race’ in Israel. In: Nira Yuval-Davis and Floya Anthias.

Yuval-Davis, Nira (1997). Gender and Nation. London et al.: Sage Publications.

Yuval-Davis, Nira and Floya Anthias (1989). Women, nation, state. Houndsmills, Basingstoke: The macmillan press ltd.

Zarkov, Dubravka (1997). Pictures of the Wall of Love: Motherhood, Womanhood and Nationhood in Croatian Media. In: The European Journal of Women’s Studies, Vol.4, 3, pp. 305-330.

[1]           Par narrations et récits, je n'entends pas seulement les textes écrits ou parlés mais, ce qui importe davantage dans le présent contexte, ceux qui sont vécus et trouvent une expression concrète.

[2]           On observe, au tournant du siècle, un renouveau d'intérêt pour les idéaux masculins, sur le plan physique et du comportement. On n'en citera ici comme exemple que la forme institutionnelle donnée à ces préoccupations par la création d'organisations, loges et fraternités masculines (dont le scoutisme américain en 1910) et le mouvement olympique à partir de 1896. Les «formes modernes» de masculinité sont toutefois nées du désir de trouver de nouvelles réponses aux défis posés aux rôles des hommes par l'évolution de l'économie industrielle.

[3]           Un homme était supposé défendre son ard et son ird, sa terre et l'intégrité sexuelle de ses femmes (Katz, 1996).

[4]         Il convient d'ajouter que la plupart des citoyens palestiniens d'Israël en étant exclus, l'armée devient une ligne de clivage ethnique.

[5]           La citation ci-après de Ben Gurion éclaire mieux que nous ne saurions le faire l'impact du service militaire et de la guerre sur la différenciation des rôles de l'un et l'autre sexe : «Toute femme juive qui, pour autant que cela dépende d'elle, ne met pas au monde au moins quatre enfants en bonne santé est comparable au soldat qui se soustrait au service militaire» (dans Sharoni, 1995:96). Au cours des dernières années, on constate une certaine érosion du consensus national, due à l'Intifada d'une part et au processus de paix de l'autre (Klein, 1997). Un nombre moindre de femmes est disposé à se conformer au modèle de la mère fière d'un fils soldat.

[6]         La seule exception à cette règle est le monument élevé à Hulda par Batya Lishanski. Trois portraits taillés dans la pierre de Jérusalem représentant l'un un soldat inconnu, l'autre Efraim Chizhik, chef des forces juives dans la bataille de Hulda de 1929 et le troisième sa soeur, Sarah Chizhik, tombée à Tel Hai en 1921.

[7]         Voir par exemple le rapport d'Israël à la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes, Beijing 1995, p.46.

[8]           Le rapport de l'Etat d'Israël à la Commission CEDAW en 1997 fait état de 73 meurtres de femmes entre 1990 et 1995 par leurs «maris ou conjoints». Le rapport sur «La prévention du crime et le traitement des délinquants en Israël», de l'Etat d'Israël, 1995 mentionne 104 meurtres par des «partenaires ou boyfriends» entre 90 et 94. Le Women's Network israélien parle de 127 meurtres par des «maris, partenaires ou autres parents proches» au cours des années 90 à 95 (Women in Israël. Information and Analysis, 1996).

[9]           La division ethnique et nationale est manifeste. Sur les 52 représentantes femmes qu'a comptées la Knesset jusqu'en 1992, 5 seulement étaient nées dans des pays de langue arabe et aucune israélienne palestinienne n'avait à cette date été membre du Parlement israélien.

previous      next
Table des matières du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes