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Table des matières  du séminaire du COE - 7-8 octobre 1999
Les hommes et la violence à l'égard des femmes

«Les hommes en transition»: la représentation de la violence des hommes à l’égard des femmes dans l’Arctique

Bo Wagner SØRENSEN, Université de Copenhague, Danemark

L’intérêt professionnel que je porte à la violence masculine envers les femmes remonte à 1988, date à laquelle j’ai commencé à Nuuk, capitale du Groenland, un travail de recherche ethnographique sur le terrain. Cette ville compte 13 000 habitants, soit un quart environ de la population groenlandaise. Mon travail a été principalement axé sur la représentation de la violence à l’égard des femmes, c’est-à-dire sur la manière dont les autochtones et les spécialistes régionaux parlent de cette violence, écrivent à ce sujet, situent ce phénomène dans son contexte, le représentent et l’expliquent au Groenland et dans l’Arctique en général (Sørensen 1990, 1994, 1998). Le discours dominant dans l’opinion publique explique principalement cette violence par la rapidité et l’ampleur des changements sociaux et culturels. Les Inuits sont ainsi représentés comme un peuple «en transition» qui, pris entre ses traditions et le monde moderne, souffre d’un «stress de l’acculturation» (Bjerregaard et Young 1998) ou de la «perte de son identité et de l’estime de soi» (Griffith 1996: 12). Bjerregaard et Young tentent d’évaluer l’état mental et le bien-être général des Inuits, en précisant que «les Inuits subissent un stress psychologique considérable en raison des changements socioculturels profonds que connaissent leurs communautés. Dans la plupart de ces communautés, le mode de vie traditionnel a définitivement cédé la place au mode de vie occidental au cours des quarante dernières années, c’est-à-dire en l’espace d’un peu plus d’une génération» (Bjerregaard et Young 1998: 149). 

Du point de vue épidémiologique, les taux élevés de violence et les autres problèmes sociaux sont les symptômes d’une aliénation socioculturelle sous‑jacente. En résumé, la violence à l’égard des femmes est considérée comme l’une de ces nombreuses «maladies de la société» que génèrent les sociétés déséquilibrées en proie à des conflits (voir Sørensen 1999a). Le caractère sexué de cette violence est rarement étudié. Cette insistance au niveau régional sur l’évolution socioculturelle, de même que cette préoccupation de la causalité historique, me paraissent à la fois intéressantes et troublantes. L’étude des liens entre les représentations des spécialistes et celles des autochtones, mais aussi la comparaison des différentes traditions régionales de représentation de la violence masculine envers les femmes, semblent constituer une piste de recherche prometteuse. 

Ces diverses représentations régionales sont-elles directement issues de réalités empiriques différentes? Si ce n’est pas le cas, comment peut-on expliquer ces différences? Qu’implique l’approche considérant les Groenlandais comme des «hommes en transition»?

Représentations locales

La domination exercée par des Etats‑nations, y compris la modernisation rapide «imposée» et ses conséquences pour les peuples indigènes relèvent d’un schéma auquel font appel non seulement les spécialistes, mais également parfois les autochtones. Les habitants de Nuuk semblent cependant avoir principalement recours à deux types d’explication en fonction du contexte (voir Sørensen 1998: 164).

Interrogés sur des cas réels de violence conjugale locale (je veux parler de la violence des hommes à l’égard de femmes qu’ils connaissent), les autochtones ne situent jamais les faits dans une perspective théorique ou politique (sexuée) plus large, mais évoquent en général la personnalité et l’alcoolisme des deux parties. Certains cas sont qualifiés, de manière générale, de «violence conjugale» – terme qui implique une connotation d’illégitimité et de reproche. Dans d’autres cas, les autochtones se montrent indifférents et mettent un terme à la discussion, en déclarant que «c’est leurs façons». Des expressions telles que «ils se bagarrent» et «c’est les deux» sont également courantes. L’impression générale qui en ressort est que les habitants de Nuuk ne sont pas fondamentalement opposés au recours à la force physique masculine dans les relations privées. Il est intéressant de noter que femmes et hommes partagent le même point de vue à cet égard. Confrontés à des exemples connus de «violence domestique», les autochtones mettent toujours l’accent sur la responsabilité personnelle.

En revanche, lorsqu’ils essaient de réfléchir et d’expliquer cette violence à l’égard des femmes au Groenland en général, ils adoptent souvent le discours «dominant», invoquant les changements rapides, le déséquilibre de la société et la perte de «l’âme groenlandaise» comme raisons principales de ce phénomène. Certains s’orientent vers une réflexion qui tient davantage compte des spécificités liées au sexe, faisant valoir que les femmes se sont mieux adaptées à la modernisation, notamment parce qu’elles sont préparées par leur éducation à plus de souplesse que les hommes.

En général, ces explications sexospécifiques servent cependant tout autant que l’approche épidémiologique apparemment «neutre» à excuser la violence et les mauvais traitements infligés par les hommes. On prétend souvent que l’homme groenlandais a été confronté plus directement à la domination danoise et à une situation de compétition sur le lieu du travail, dans le monde politique, etc. au cours de l’histoire. Son autorité traditionnelle et sa fierté de «chasseur» et de soutien de famille ayant été minées, il en ressort humilié et privé de son identité et de son statut (Petersen 1994). Aujourd’hui, le discours dominant sur les relations hommes/femmes au Groenland décrit une situation où les femmes seraient gagnantes et les hommes perdants (voir Sørensen 1998b). Dans son article «Superwoman face à l’homme déstabilisé» (Superwoman and the troubled man), une groenlandaise tire la conclusion suivante: «On peut comprendre que l’homme groenlandais se sente inférieur, impuissant et même ridicule. Il n’a aucun moyen de surmonter son ressentiment et sa souffrance! Il pense que personne ne le prend au sérieux. Alors, inévitablement, c’est sur la femme groenlandaise que se déversent ces sentiments irrépressibles. C’est pourquoi celle‑ci est victime de violences et de meurtres dans la société groenlandaise actuelle» (Petersen 1994: 140).

Ces généralisations hâtives, d’ordre émotionnel, qui font appel aux souffrances accumulées au cours de l’histoire pour expliquer la violence actuelle à l’égard des femmes pourraient être facilement démontées et réfutées, mais tel n’est pas notre propos. Il est intéressant de noter que cet argument «engagé» est porteur d’un message politique clair, bien que le Groenland possède depuis 1979 un statut qui lui assure une large autonomie. Il est également intéressant de savoir que dans le contexte groenlandais, une perspective liée au sexe n’équivaut pas en général à une vision féministe. Il s’agit bien plutôt d’une justification historique de la violence masculine. On observe une extériorisation de la responsabilité de cette violence. Les Groenlandais violents extériorisent simplement le ressentiment et la souffrance accumulés pendant des générations.

Les autochtones et les experts/scientifiques (rarement locaux) semblent ainsi partager une même perception de la violence en tant que réaction symptomatique à des circonstances dont on n’est pas maître. Toutefois, les blessures et les souffrances historiques ne sont jamais invoquées dans les conversations quotidiennes sur la violence, la personnalité, le comportement, l’attitude, l’alcoolisme et l’environnement familial étant les principaux éléments sur lesquels les tiers fondent leur appréciation de la situation. Les liens familiaux et les relations d’amitié qui lient la personne interrogée à l’homme ou à la femme en question sont bien entendu également importants à cet égard. Quoi qu’il en soit, les explications données dans la vie quotidienne sont bien loin du discours dominant. Cela ne signifie cependant pas que les hommes violents ne sont pas souvent excusés au motif qu’ils étaient sous l’empire de l’alcool, de la jalousie, etc., ou en raison du comportement «inconvenant» de leur épouse. Dans l’ensemble toutefois, les hommes violents ne sont pas totalement exonérés de leur responsabilité personnelle.

Traditions régionales

Le Groenland tend à être représenté comme «notre» autre culturel. Décrit comme un pays exotique et étrange, il semble à la fois séduire et exiger un traitement spécial. Avant de me rendre au Groenland pour la première fois, je n’avais aucune raison de mettre en doute l’importance que la littérature régionale attache aux transformations historiques. Je n’avais pas de raison non plus de mettre en doute les hypothèses – présentées le plus souvent comme des faits – quant à la manière dont ces changements rapides avaient affecté la population. Toutefois, après avoir vécu quatre ans au Groenland, je suis de moins en moins enclin à penser que les phénomènes ou les problèmes sociaux du Groenland sont tellement uniques qu’ils nécessitent des explications spéciales (voir Sørensen 1999b sur la consommation d’alcool et l’alcoolisme). Je suis donc partisan d’une forme de démarche de base commune, pouvant tirer parti d’éléments recueillis dans d’autres régions du monde et non seulement auprès d’autres peuples indigènes de l’Arctique et d’ailleurs.

Le problème soulevé par les traditions régionales est le suivant: elles tendent à être «égocentrées» et à se servir de référence à elles-mêmes. Dans son article sur le développement des idées anthropologiques, Ardener déclare que «l’anthropologie, au stade créatif, consiste à transposer par écrit un certain type d’expérience. Pendant un certain temps, seule l’expérience réellement vécue ou toute expérience analogue peut donner lieu à une production écrite. Par la suite, les individus acquièrent cependant la capacité de produire des textes par analogie. Ce qui relevait auparavant du vécu devient simplement un genre littéraire (…), où les textes engendrent les textes» (Ardener 1985: 52). Le passage du vécu au genre littéraire est endémique dans tous les types de production textuelle. Toutefois, il est probable qu’un domaine aussi restreint que les études inuits (compte tenu de l’effectif de la population étudiée) sera davantage propice à la reproduction du genre régional reflété par le discours dominant.

Des sociétés sous l’empire du stress

Dans un article récent, McWilliams (1998) s’est penchée sur la violence à l’égard des femmes dans «les sociétés sous l’empire du stress», soulignant que cette expression elle-même demande à être clarifiée. Elle explique ainsi qu’il peut s’agir de sociétés en voie de modernisation, de sociétés confrontées aux conséquences de la colonisation ou touchées par des troubles civils, le terrorisme ou la guerre. Elle s’intéresse principalement à l’Irlande du Nord, tout en se référant à une vaste gamme d’études transculturelles. McWilliams (1998: 138) conclut que les sociétés sous l’empire du stress offrent moins d’options aux femmes et moins de possibilités de contrôle sur les hommes. Les femmes sont ainsi exposées à une «dose supplémentaire de violence».

L’article de McWilliams traduit une réflexion et une argumentation poussées. A première vue, cet article pourrait parfaitement illustrer la situation du Groenland, colonie danoise de 1721 jusqu’en 1953, date à laquelle son statut colonial a été aboli et le territoire a été intégré au Royaume du Danemark, les Groenlandais devenant des citoyens égaux aux Danois. Le statut d’autonomie conféré au Groenland en 1979 lui garantit une large autonomie administrative. Aujourd’hui, ce territoire pourrait ainsi être qualifié de «micro-Etat». Quoiqu’il en soit, le Groenland a été colonisé et la population a connu, avec des différences au niveau local, un processus de modernisation dans les années 50 et 60. Si nous retenons l’hypothèse d’une dose de violence supplémentaire au Groenland, comment allons-nous procéder? L’adjectif «supplémentaire» semble impliquer une comparaison: soit entre deux périodes de l’histoire du Groenland, soit entre le Groenland et d’autres cultures et sociétés.

La première option apparaît souvent dans la littérature sur le Groenland qui fonctionne selon un schéma opposant tradition/modernité ou avant/après. Ces études reflètent bien entendu les changements socioculturels, mais ne sont cependant pas en mesure d’expliquer ou d’illustrer le lien exact entre ces changements et des problèmes sociaux spécifiques. Le lecteur a ainsi l’impression que les changements sociaux sont en soi des facteurs de stress pour les Groenlandais. La seconde option est moins courante et le plus souvent implicite dans la littérature régionale. Je me propose de les examiner successivement.

Histoire et modernisation

Le problème que pose la représentation des Groenlandais et des Inuits comme des populations en transition, prises entre deux mondes et affectées par le stress, une perte d’identité et d’estime de soi, est lié au fait que les concepts d’histoire et de culture ne reposent pas sur des théories suffisamment élaborées.

Dans une remarque sur l’histoire et l’évolution sociale, Ortner pose le problème de l’approche historiographique traditionnelle: «Répondre (…) à des questions en employant le mot “histoire”, c’est éviter d’y répondre, si par «histoire» on entend essentiellement une série d’événements extérieurs auxquels les individus réagissent. L’histoire n’est pas simplement quelque chose qui arrive aux gens, mais quelque chose qu’ils font, dans la limite, bien entendu, des contraintes extrêmement strictes du système dans lequel ils agissent» (Ortner 1994: 403). Les observations de Hastrup sont du même ordre: «Aucun peuple n’est simplement victime de l’histoire, même si beaucoup ont eu à souffrir de conceptions particulièrement écrasantes de l’histoire» (Hastrup 1992: 10‑11).

Ortner établit une distinction utile entre action et réaction, qui peut s’appliquer aux deux principales approches de la violence des hommes à l’égard des femmes: l’approche axée sur l’acteur et l’approche symptomatique. La première s’intéresse essentiellement à des acteurs de la société qui s’adonnent à une pratique sociale motivée. La seconde examine la manière dont les individus et/ou les groupes réagissent aux effets (présumés) de forces extérieures.

Un autre problème provient du fait qu’il est souvent admis que «la société traditionnelle» est la véritable société inuit, tandis que «la société moderne», elle, a été importée et n’est par conséquent pas totalement compatible avec les valeurs culturelles inuits. L’essentialisme culturel est ici évident. En tant qu’outil analytique, la dichotomie tradition/modernité tend à figer les différences jusqu’à en faire des stéréotypes. Il faut dire également que les changements ne se sont pas produits en une nuit et que plusieurs générations de Groenlandais ont été élevées dans des conditions différentes. Parler de «l’homme» groenlandais, par exemple, est donc une simplification grossière. Il faut rappeler aussi que le travail salarié des Groenlandais n’est pas uniquement un phénomène «moderne» ou récent. Dès 1860, environ 12,5 % de la population de l’ouest du Groenland tiraient leurs revenus d’emplois salariés dans l’Administration royale du commerce du Groenland (Marquardt 1993: 97‑98).

Cohen critique vivement les prédictions hâtives quant aux conséquences de la «modernisation» et du «développement»: «Tou(te)s deux supposent qu’il est possible de dépouiller les gens de leur culture et de combler le vide ainsi créé par une superstructure importée. Cela suppose donc une passivité vis-à-vis de la culture: les gens la reçoivent, la transmettent, l’expriment mais ne la créent pas» (Cohen 1985: 36). De tout temps, les peuples se sont appropriés des biens, des savoirs, des idées, des formes et des institutions de l’étranger; l’apport étranger est «domestiqué» et revêtu de significations locales. Nous ne pouvons, par conséquent, pas partir de l’hypothèse que nous savons ce que l’évolution sociale signifie pour les autochtones. Certains spécialistes d’anthropologie historique distinguent donc les faits des événements, les événements étant des faits qui ont été vécus au niveau local comme quelque chose de socialement important et enregistrés comme tels.

Comparaison transculturelle

La ville de Nuuk et les autres localités groenlandaises que je connais ne peuvent guère être décrites comme des communautés sous l’empire du stress si cela implique l’absence de continuité et de normes culturelles. Je qualifierais Nuuk de communauté dotée de grandes valeurs morales à maints égards et je crois que la plupart des autochtones seraient d’accord avec moi sur ce point. Néanmoins, les gens ne vivent pas toujours en accord avec leurs valeurs morales dans la vie quotidienne. Toutefois, si l’on adopte une approche épidémiologique, chaque écart par rapport à la norme danoise ou européenne tend à être interprété comme un symptôme de déséquilibre social. Les statistiques qui révèlent que la consommation d’alcool et les taux de délinquance sont plus élevés au Groenland qu’au Danemark renforcent implicitement la réflexion traditionnelle sur les «maladies infantiles» des sociétés en transition.

Aussi exotique que le paysage groenlandais/arctique puisse être, il me semble que les études sur les problèmes sociaux de cette région auraient avantage à s’appuyer sur la littérature théorique générale. L’approche symptomatique régionale est axée sur la causalité historique qui, paradoxalement, semble impliquer une stratégie d’introspection et d’essencialisation des émotions (voir Abu-Lughod & Lutz 1990). On considère ainsi que les auteurs de violences sont acculés au désespoir, et les actes de violence sont perçus comme l’exutoire, la conséquence de sentiments de frustration et de colère refoulée.

Cette conception des émotions repose sur le modèle de «la chaleur du fluide émotionnel dans l’enveloppe corporelle», qui semble avoir une base dans l’expérience corporelle (Lakoff & Kövecses 1987). Cela ne signifie cependant pas que nous devions prendre ce modèle populaire pour argent comptant. En revanche, nous devons nous pencher sur le rôle des discours émotionnels dans l’action sociale (Lutz & Abu‑Lughod 1990). Cela suppose que l’on demande par exemple qui se sent autorisé à exprimer sa colère, à quel moment et envers qui. Les notions de pouvoir et de contrôle – notions clés de la littérature générale sur la violence à l’égard des femmes – brillent par leur absence dans la plupart des écrits sur la violence dans l’Arctique.

Si les femmes groenlandaises sont exposées à une «dose supplémentaire» de mauvais traitements, comme on a des motifs de le penser – du moins en comparaison avec le Danemark –, cela est en grande partie dû au fait que la violence est largement tolérée. Tout cela est à mettre en rapport avec la pratique sociale locale à tous les niveaux.

Le problème vu sous un autre angle

La violence des hommes à l’égard des femmes au Groenland n’est pas véritablement différente de celle observée dans d’autres pays. Certains en donneront des explications spécifiquement liées à la culture, en ce sens qu’elles renvoient aux perspectives locales, orientées, sur la question. Les opinions sur les causes de ce phénomène reposent également sur une expérience sociale, ce qui signifie qu’elles ne sont pas libres, mais liées à un certain espace culturel. Le discours local peut ainsi être porteur d’informations importantes, puisqu’il est lié à une pratique sociale et qu’il a des implications matérielles.

Les données empiriques sur la violence à l’égard des femmes au Groenland semblent suggérer que le phénomène est tout à la fois perçu comme un problème et minimisé. Dans le discours dominant, l’usage de la violence par les hommes est excusé et extériorisé; dans le discours quotidien, les hommes sont certes tenus pour responsables, mais en partie seulement, compte tenu de ce que les autochtones considèrent comme de nombreuses circonstances atténuantes. Cette même ambivalence se reflète dans la pratique des pouvoirs locaux. La «violence domestique» tend à être banalisée; elle correspondrait à un mode de vie. La violence publique et la violence privée ont été dissociées et les pouvoirs locaux ne protègent pas les femmes dans leur foyer, c’est la violence qui est protégée par l’intimité de la vie privée. En définitive, cette position ambivalente à l’égard de la violence masculine semble être un terrain fertile pour (la poursuite de) cette violence.

Cette même ambivalence de la part de la population comme des experts et des pouvoirs publics semble caractéristique du Danemark et de nombreux autres pays. La différence est plus de «degré» que de «nature». La plupart des propos et des réflexions sur la violence que j’ai entendus à Nuuk avaient une consonance familière. Les conflits d’intérêts entre maris et femmes, présentés par Dobash et Dobash (1998) sur la base d’études menées au Royaume‑Uni, sont tout à fait pertinents dans le contexte groenlandais, de même d’ailleurs que cette constatation: «Le droit de punir les méfaits, ainsi que l’exercice de l’autorité et du pouvoir, appartiennent aux maris et non aux femmes et permettent aux hommes d’avoir recours à la violence du simple fait de leur statut» (Dobash et Dobash 1998: 145).

La violence érotisée (voir Lundgren 1995, 1998) fait également partie de la pratique groenlandaise, même si au premier abord la violence masculine semble axée sur le maintien d’une frontière entre les sexes, le contrôle et la discipline. Toutefois, il est probable que ces tentatives contiennent une part de passion et d’érotisme. Les fantasmes de pouvoir sont des fantasmes d’identité et selon Moore, «la sexualité est intimement liée au pouvoir, de telle sorte que le pouvoir et la force sont eux‑mêmes sexualisés, c’est-à-dire qu’ils sont marqués par la différence et la hiérarchie entre les sexes» (Moore 1994: 149).

Un parallélisme se dégage, par ailleurs, nettement entre la violence sexiste et la violence ethnique. Ces formes de violence ont toutes deux un lien avec le processus de positionnement par rapport à autrui. Jenkins, qui s’est penché sur les conflits ethniques en Irlande du Nord, suggère que «la violence verbale et la violence physique ont un lien avec l’établissement de frontières ethniques imposant la définition de ce qu’est «l’autre» ou de ce qu’il doit faire. Le pouvoir est au cœur du problème (…). La violence et la menace de violence (…) ont été plutôt sous–estimées en tant que mécanisme de contrôle habituel et stratégie pour atteindre des objectifs. La violence à l’égard d’autrui – qui peut aller jusqu’au meurtre – peut, outre ses autres dimensions, être la forme ultime d’une catégorisation» (Jenkins 1997: 65). Selon Jenkins, la violence consiste au fond à «remettre autrui à sa place» (Jenkins 1997: 106). Je suis convaincu que Lundgren (1995, 1998) oriente sa réflexion dans le même sens lorsqu’elle montre comment les hommes, dans un environnement chrétien intégriste en Norvège, entreprennent de former, de modeler leur femme par la violence, conformément à l’idée qu’ils ont de la véritable féminité. Au cours de ce processus, les femmes voient leurs propres définitions et leur espace de féminité progressivement réduits, jusqu’à ce que leur personnalité soit complètement effacée, jusqu’à ce qu’elles soient «annihilées» en tant qu’individualités féminines.

Encore une fois, le parallélisme est clair avec le Groenland, où les hommes violents s’efforcent de «corriger» et de modeler leur femme en fonction de leur modèle d’épouse et de femme idéales. Paradoxalement, ils essaient d’«annihiler» cette même personnalité qui les avait peut‑être séduits dans un premier temps.

S’agissant des rationalisations et des motifs invoqués au quotidien pour justifier l’usage de la violence, les Groenlandais ne semblent pas véritablement différents des autres hommes (voir Dobash & Dobash 1998). Un homme d’une trentaine d’années ne semblait pas douter le moins du monde de la nécessité de faire taire sa femme – au besoin par la violence – si elle n’arrêtait pas de le harceler. En refusant de marcher droit et en insistant pour poursuivre la discussion, elle l’«avait bien cherché», elle était responsable de l’accès de violence. Lorsque j’ai fait valoir (naïvement) qu’elle voyait peut‑être la situation sous un autre angle, mettant ainsi en doute son autorité et son droit de punir, il a cessé de m’entendre et m’a moi aussi réduit au silence. Selon l’image qu’il avait de lui‑même, il était l’arbitre raisonnable du bien et du mal.

Ce mode de rationalisation masculine n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui tous montrent que beaucoup d’hommes au Groenland – et ailleurs – pensent qu’ils sont en droit de fixer les limites, de définir certaines normes et règles et de veiller à leur respect. Si une femme contrarie ou défie les décisions tactiques prises unilatéralement par son mari (voir Riches 1986), elle sera remise à sa place et tenue pour responsable des éventuelles conséquences, conformément à la logique bien connue de culpabilisation de la victime.

Mes entretiens avec des Groenlandaises victimes de mauvais traitements ont révélé que leurs compagnons recouraient souvent à la violence pour les faire taire et les «remettre à leur place». L’une d’entre elles a résumé la violence de son mari en quelques mots très simples: «Son obsession est d’avoir toujours raison». Une autre a déclaré que son mari supportait mal qu’elle soit trop intelligente, franche et prête à débattre de tout. Il s’était senti menacé et provoqué par un tel tempérament. Une autre femme disait que nombre d’hommes – peut‑être la majorité d’entre eux – battent leur femme pour montrer qu’ils sont plus forts qu’elle, sans autre raison particulière. Les efforts des hommes pour faire taire, contrôler, intimider et discipliner leur femme étaient mentionnés à plusieurs reprises dans les entretiens.

CONCLUSION

J’ai essayé de mettre en question une certaine tradition, une certaine représentation régionales, qui voudraient que les hommes battent leur femme parce qu’ils traversent une phase de stress et de transition entre la vie traditionnelle et la vie moderne. Selon ce point de vue épidémiologique, le mauvais état de santé mentale des Groenlandais et des Inuits explique la violence à l’égard des femmes ainsi que d’autres «maladies» de la société. Mon objectif n’est pas seulement de soulever le problème de la représentation dominante de la violence au Groenland et dans l’Arctique, mais aussi de contribuer à un débat plus général sur le lien entre changement social et violence.

Le fait que l’on s’attende en général à ce que la violence des hommes dans l’Arctique nécessite des explications spéciales est significatif. A première vue, cela semble refléter une approche empirique. Toutefois, ce n’est pas le cas, car les individus ne sont généralement pas reconnus comme «agents». En conséquence, les auteurs des violences ne sont pas considérés comme des acteurs sociaux motivés, mais comme les victimes de changements imposés de l’extérieur. Une démarche bien ancrée dans le concret doit poser les questions suivantes: que gagnent les hommes à employer délibérément ou involontairement la violence (dans des environnements socioculturels particuliers)? Comment la violence est‑elle possible en premier lieu?

Ceux et celles qui s’expriment dans le cadre du «genre» régional de l’Arctique semblent à la recherche de facteurs capables d’expliquer la violence et les «difficultés» en général et, précisément parce qu’ils sont dans un cadre de pensée structurel et fonctionnaliste, ils doivent trouver de très bonnes raisons («profondes») pour expliquer l’origine de ce comportement «antisocial» et «irrationnel». Ils auraient pu, sinon, traiter la violence comme la traduction de valeurs en actes. Il est intéressant de noter que ce point de vue semble plus proche du discours tenu au quotidien par les habitants de Nuuk.

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