Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes

Dessine moi un mouton

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Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981 

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Dessine moi un mouton

Cette conversation n'est qu'une photographie, à un instant donné, de nos sentiments, de nos réflexions sur la paternité. Au moment de la publier, nous avons, déjà, pu nous en éloigner partiellement.

Nous ; c'est trois pères séparés de la mère de leur enfant, mais qui le partagent complètement avec elle. Le fils de Philippe a 2 ans. Didier a une fille de 3 ans et vit avec une femme qui a une fille de 4 ans. Alain a un fils de 9 ans et a eu, il y a 6 mois, une fille avec la femme avec qui il vit et qui a par ailleurs deux enfants de 6 et 10 ans. Alain et Didier ont vécu ensemble en communauté pendant 3 ans.

(A la retranscription, nous nous sommes efforcés d'éliminer tous les prénoms autres que les nôtres, pour limiter les confusions, d'autant que, par effet de génération, nos enfants portent souvent le même prénom, et nos ami(e)s aussi. D'où le style un peu sec et possessif : " mon fils ", " ma fille ", " ma copine ").

PORTEUR DE MICROBES

ALAIN

Je commence à penser que la paternité biologique n'est pas décisive dans les relations avec les enfants ; à la différence de la maternité. La paternité, à mes yeux, c'est le reflet de ma relation avec un enfant, pas un sentiment inné.

En 1971, lorsque j'ai vu mon fils (1) pour la première fois, il devait déjà avoir 15 heures (né à 22 heures, les visites n'étaient autorisées qu'à 13 h.). J'ai fait sa connaissance à travers une vitre. Un climat était créé : " pas question de toucher à la chair de ma chair ", j'étais porteur de microbes, lui était fragile, emmailloté jusqu'au cou, des spécialistes en blouse blanche pour s'occuper de lui.

Rentré à la maison, je n'ose pas le toucher, je vais le casser. Je ne me souviens pas avoir eu de sentiment de filiation même si je lui trouvais des ressemblances avec moi. Non, vraiment, tout à commencé après. Je suis le père d'un fils, une paternité tissée de mes 25 ans, de ma vie quotidienne avec lui, avec sa mère, de la famille qui n'avait pas encore reçu les premières ondes de choc de 68. En tous cas, même si j'ai changé, cette relation, dans laquelle nous avons distribué les rôles de façon traditionnelle subsiste.

Il est relativement aisé de se remettre en cause ou de remettre en cause quelqu'un d'autre, mais il est impossible de remettre en cause une relation établie avec quelqu'un sans complicité avec lui ou contre son gré.

Donc pour " la paternité " c'est bien le reflet de l'histoire d'un homme et d'un enfant ensemble. Avec ma fille, née au mois d'avril dernier commence une histoire : on fait connaissance, on s'adopte. Je ne me souviens plus où j'ai entendu ça, il me semble que c'était une idée issue d'une réflexion collective : la notion d'adoption mutuelle à travers le vécu commun. De ce point de vue-là, Je ne sens pas à priori en moi le sentiment d'une différence à m'occuper de mon enfant ou d'un autre, si je vis avec eux.

UNE RESPONSABILITÉ ABSOLUE

DIDIER

Est-il vraiment possible d'être pareil avec un enfant dont on est le père et avec ceux dont on ne l'est pas ? Il y a une différence à mon avis inéliminable. Au moment de le concevoir, même si je ne le fais pas exprès, même si je ne le désire pas mais que je finis par le garder, par l'accepter, je prends une responsabilité absolue. De ce point de vue je ne me sens pas, tout bien pesé, toute la quotidienneté prise en compte, aussi engagé à l'égard de la fille de la copine avec qui je vis qu'à celui de ma propre fille. Pourquoi ? Même si je m'y attache, même si j'essaie de jouer un rôle positif, de remplir en partie une place vide dans sa vie : une place masculine, je ne cherche pas, et je crois qu'il vaut mieux ne pas, remplir une autre place : celle du père, même s'il est absent. D'ailleurs cette enfant peut disparaître de ma vie par simple décision de sa mère, parce que nous nous séparerions, sans que puisse intervenir ma décision ou celle de l'enfant. Ma fille, non : elle ne peut disparaître de ma vie contre ma décision avant qu'elle ne le décide elle-même, le cas échéant. Ca fait une différence essentielle qui se répercute sur tout, bien que cela soit atténué dans la vie de tous les jours et que les spécificités de situations soient en apparence plus liées aux différences de caractères, de sensibilité.

A la rigueur je peux imaginer une ressemblance à la paternité réelle dans le cas où j'adopterais un gosse ; parce que alors je prendrais la décision de me substituer à un père géniteur pour prendre en charge cet enfant : qu'il puisse compter complètement sur moi.

ALAIN

Mon sens de la responsabilité est proportionnel au temps que je passe avec des enfants ;

DIDIER

Moi dans tous les cas je ne ressens pas que la paternité soit simplement proportionnelle au temps passé à m'occuper d'un enfant. Bien entendu, ma paternité s'est matérialisée, enrichie, transformée en sentiment concret quand ma fille est née, à son contact physique, puis à l'apprentissage que j'ai fait d'elle et elle de moi et de la vie. La forme qu'a prise mon sentiment, l'attachement particulier que je lui voue, résultent des mille et un gestes quotidiens que nous avons partagés elle et moi. Mais la responsabilité que j'ai prise en la procréant, je veux dire en l'acceptant, puisque je n 'ai pas fait exprès de la procréer, donne un sens, une saveur spécifique au fait de m'occuper d'elle. Par exemple, Alain, quand tu es parti de la maison que nous habitions ensemble, ton fils s'est partiellement retourné vers les autres membres de la communauté, en particulier vers moi. Mais ça ne pouvait être semblable à une relation de paternité. Parce que tu existais et qu'il n'était pas question de ma part ni évidemment de la sienne d'en faire abstraction.

ALAIN

Moi non plus. je n 'ai pas envie de devenir le père d'un enfant pour lequel il existe un autre père.

Je sens dans certains de mes actes présent " l'instinct de survie ", plus ou moins bien camouflé sous les prétextes les plus divers. Le désir d'enfant, la procréation, doivent, je pense, répondre à des besoins primaires de survie, enfouis sous les raisons, les sollicitations les plus diverses. Cela peut être l'amour : on peut désirer faire un enfant parce qu'on est amoureux comme pour tenter de matérialiser la fusion impossible entre deux êtres. Le désir d'enfant est ponctuel, la vie avec un enfant et tout ce qu'on peut élaborer avec lui ne l'est pas. Pour cette raison je dissocie le désir d'enfant de la notion de paternité. Il n'est pas possible de faire porter à un enfant le poids de l'amour de ses parents. Si l'on aime un enfant on n'a pas le droit de superposer son avenir avec le devenir d'un amour.

UN DÉSIR D'ENFANT

PHILIPPE

Pour moi la paternité, c'est quelque chose de très théorique lié au désir d'enfant... J'ai vécu la grossesse de M. A. d'assez près : l'accouchement s'est passé à Pithiviers, dans de bonnes conditions. J'ai eu tout de suite un contact physique avec mon fils. Pourtant la relation a été difficile dès la première nuit, il n'a pas dormi et pendant les premiers mois, il pleurait beaucoup et dormait peu. M. A. et moi, avions suffisamment de ressources mais vers trois mois nous avons commencé à craquer. C'était l'impasse. Cependant vers huit mois il s'est produit comme un déclic : je me suis senti plus responsable, plus le " père " de mon fils. Sans doute pour moi cela correspondait-il à des ruptures dans ma vie. Cette rupture s'est traduite par des sentiments beaucoup plus forts, plus passionnés avec lui. Je me suis rendu plus disponible et le sentiment de me faire " bouffer " s'est transformé et ça, je pense qu'il l'a senti. Un enfant a bien sûr besoin de l'assistance d'adultes pour s'épanouir. Mon fils a besoin de quelqu'un, c'est moi, mais ça pourrait être n'importe qui.

DIDIER

Je ne pense pas que ça pourrait être n'importe qui. A la naissance peut-être ça pouvait l'être mais maintenant que tu as pris cette place près de lui c'est toi et lui.

PHIL

Pour moi la paternité est quelque chose que l'on a en soi, une potentialité l'envie en tant que mec d'établir une relation avec l'enfant. l'envie de s'en occuper. Cette envie est très liée au désir d'enfant. Ce désir, un homme, mon grand-père, me l'a mis en moi ; je pense que sans mon grand-père je ne serais pas ici en train de discuter de la paternité, je serais séparé et je verrais Julien tous les quinze jours ça me suffirait alors que ça me parait insupportable d'y penser aujourd'hui.

DIDIER

Ce serait pourtant aussi une forme de paternité : le " papa du dimanche ".

PHIL

J'ai l'impression qu'il manque quelque chose dans cette paternité.

DIDIER

Alors, c'est quoi être père ?

PHIL

... Le potentiel de pouvoir s'en occuper totalement.

DIDIER

Mais c'est très " maternel ", ça, c'est l'image habituelle de la mère celle qui s'occupe de l'entretien des enfants, notamment dans la petite enfance ; le père c'est celui qui l'initie à la vraie vie dont la mère est coupée car elle est à l'intérieur du foyer.

PHIL

Non, la paternité comme rapport du père à l'enfant, est un rapport vraiment différent de celui de la mère.

DIDIER

Pas vraiment différent ; cela dépend. Il est possible que chacun ait une spécificité. Mais laquelle ? Toute ma quotidienneté avec ma fille c'est comme si je ne voulais pas qu'il y ait de spécificités de rôles. Mais, dans sa réalisation, je me demande parfois si entre ma fille et sa mère et ma fille et moi il n'y a pas une différence que je caractériserais entre autres par plus d'autorité de ma part ; j'ai moins mauvaise conscience à interdire, mon attitude est en partie traditionnelle, moins autoritaire que l'image classique mais plus que sa mère. La 2ème différence peut être assimilable à la première est que j'ai l'impression de moins me plaindre de ma fille que sa mère.

C'est pour ça que je ne peux pas exclure du mot paternité les comportements " traditionnels " car il existe des formes différentes de paternité mais elles ont peut-être des traits en commun : l'autorité par exemple.

En tout cas je me refuse à traiter de seule " vraie " paternité celle qui se pose des questions, car alors la " vraie " maternité n'existerait pas beaucoup non plus.

ECZÉMA

PHIL

En tous cas quelque chose s'est passé quand mon fils a eu 8 mois à peu près ; je me suis senti beaucoup plus attaché, différemment. Par exemple, avant, je n'avais jamais pensé à l'éventualité qu'il ait un accident. Maintenant, en me l'imaginant, je me dis " ce serait très dur ce qui m'arriverait ".

ALAIN

Qui lui arriverait aussi...

PHIL

Bien sûr. Pour en revenir à ses difficultés de sommeil. je sais bien que c'était la voie par laquelle est ressortie toute la tension latente entre sa mère et moi, dont nous n'avions peut-être même pas conscience au moins au début. En ce moment, il recommence à faire un peu de difficultés : il est crevé, mais il veut s'empêcher de dormir. Son truc : se gratter. Il s'est chopé un super eczéma.

ALAIN

La fille de copains avait aussi d'énormes plaques d'eczéma. L'année dernière elle est partie en vacances avec d'autres enfants, ma copine et moi. Deux jours après, plus rien, plus une cicatrice. Évident que c'était sa façon de réagir à l'égard de ses parents.

Toutes tes difficultés avec ton fils me font penser à une autre histoire. Cet été une copine et son fils sont venus passer quelques jours avec nous en vacances. Il la tannait sans arrêt. Il était sans cesse après elle, pleurant tout le temps, n'écoutant pas ce qu'elle lui disait, incapable de communiquer avec quelqu'un d'autre. Il était comme drogué ; elle en était esclave, mais lui aussi était esclave d'elle. Au début quand je l'ai vu, j'ai pensé " complètement insupportable ce gosse. La pauvre ! ".

Et, petit à petit, je me suis mis à penser : " le pauvre ". Elle en bavait mais elle acceptait en partie. Lui était malheureux. Il n'était moins mal que quand il était sans elle, quand elle acceptait d'aller faire des courses sans lui, par exemple. Il hurlait. Puis quand il avait compris que ça ne servait à rien il s'arrêtait. Alors seulement il commençait à jouer avec d'autres enfants, à nous parler. Au fond elle était terriblement anxieuse avec lui, ne l'ayant habitué à aucune autonomie, donc à aucune limite, aucune délimitation de territoire. De temps en temps nous lui proposions de nous en occuper, qu'elle prenne ses distances, elle avait l'air prête à craquer ; elle disait d'abord oui ; mais au moindre cri, au moindre pleur, elle revenait.

DIDIER

Elle voulait monopoliser les conflits.

ALAIN

Ça s'est passé plusieurs fois, ça nous a découragé de nous en occuper, cette servitude volontaire de la mère qui asservissait son fils. Une fois il hurlait dans la voiture que je conduisais. Je m'arrête, je le sors, je lui explique qu'il remontera quand il aura fini. Sa mère en pouvait plus. Devant ses pleurs elle l'a repris, l'a d'ailleurs calmé au bout d'un certain temps. J'ai rien dit, je voulais pas faire d'histoires. Mais j'ai compris qu'en dépit de tout discours elle ne désirait pas qu'il établisse d'autres relations avec d'autres adultes.

ESCLAVE

Moi je ne veux pas être aliéné par ma relation avec un enfant. Je dois pouvoir exprimer ce que je ressens, pas toujours prendre sur moi, subir. Et, en sens inverse, ne pas monopoliser les enfants dont je m'occupe.

PHIL

Avec mon fils j'ai jamais posé de limites. Lui y est allé à fond. A un moment il fallait qu'on soit sans arrêt avec lui la nuit par exemple.

DIDIER

C'est parce que tu n'as pas su mettre de limites, tu crois ?

PHIL

Oui, maintenant, je le crois. La nuit, j'ai décidé désormais qu'il dormirait dans son lit, pas dans le mien. Il se réveille encore une fois par ci par là. Mais il commence a passer de vraies nuits. Avant, quand il se réveillait, je finissais toujours par reculer, par céder : ca devenait de plus en plus dur.

DIDIER

Mais ce qui est troublant, c'est que dès la première nuit à l'hôpital, il n'ait pas dormi, qu'il ait tout de suite eu le comportement qu'il a gardé après. La part de lui, la part de vous là-dedans ?

ALAIN

Mais ça peut arriver, ça. Quand un enfant pleure, c'est nous qui immédiatement disons que ça ne va pas. C'est parfois vrai. C'est parfois faux : on apprécie mal les raisons.

DIDIER

Moi, à certains moments, j'ai eu le sentiment que c'était un besoin équilibrant, une vraie régulation, qu'il ne fallait pas chercher à empêcher ma fille de pleurer. Elle en avait comme envie : une décharge de tension.

ALAIN

D'ailleurs, à la limite, tant qu'un enfant pleure, c'est que ça ne va pas si mal.

PHIL

Quoi ?

ALAIN

En Afrique, les enfants sous-alimentés ne pleurent même plus.

PHIL

C'est grave ce que tu dis là.

DIDIER

Alain, c'est quand sa fille ne pleure pas qu'il est inquiet. Il lui flanque alors une fessée pour voir si elle fonctionne encore... (Rires)

ALAIN

Je veux dire : un enfant pleure parce qu'il a de l'énergie. A un moment il s'arrêtera, il découvrira ses propres limites. Évidemment il n'est pas souhaitable qu'il aille à ces extrémités là. Mais tout dépend de jusqu'où ça t'emmène toi de jamais les lui faire sentir. Je pense que je n'irais jamais jusque là, moi. Je parlais de cas extrêmes. C'est beaucoup plus tôt que je mets le holà ! Pour ton fils je crois que j'aurais eu un réflexe de survie. Je t'aurais dit : c'est lui ou moi.

PHIL

Ca a été lui. C'est lui qui a gagné.

ALAIN

Pas sûr. Dans ces situations, tout le monde perd.

DIDIER

Ce qui est dommage c'est de tomber dans des cercles vicieux. Quand le drame devient le mode dominant d'expression d'un enfant. Ma fille de ce point de vue là je la considère comme une enfant " facile ". En dehors de quelques heures ou, récemment, quand elle est rentrée à l'école, le drame n'est jamais devenu sa façon habituelle de s'exprimer. J'ai l'impression qu'un enfant qui s'enferme dans ça, perd — c'est involontaire, évidemment — tout un rapport heureux aux gens, aux choses. Ne plus fonctionner que par le drame, pour nous comme pour lui, c'est un mode de relation très pauvre, très unidimensionnel.

CHANTAGE

PHIL

Cela dit, comme la copine dont Alain parlait, je n'aurais pas supporté de voir mon fils sorti d'une voiture, pire qu'on fasse semblant de repartir. C'est lui faire acquérir la notion de chantage et ça je ne le veux pas ; ça ressortirait dans son comportement.

ALAIN

Mais ton fils, quand il pleurait toute la nuit, c'était pas du chantage ?

PHIL

Non, les enfants ne connaissent pas le chantage.

DIDIER

Quoi ? Le chantage attendrait le nombre des années ? Je ne sais pas si c'est inné, si c'est acquis. mais ce que je sais, c'est qu'un gosse a besoin d'explorer les lieux et les gens. Sa découverte de la vie, c'est une succession d'essais, " d'épreuves " (éprouver...). Tout refus de ma part, toute limite que je lui mets, toute réponse par des pleurs de sa part. fonctionnent dans un rapport de chantage. Évidemment je ne prétends pas que ce mot soit représentatif de ce que ressent l'enfant, ce qu'on ne saura d'ailleurs jamais. Ou que ce soit volontaire de sa part.

PHIL

Pour moi, chantage = manipulation. L'exploration c'est pas du chantage.

ALAIN

Le chantage c'est l'utilisation des pleurs. Un enfant a mille façons de s'exprimer. Mais si à chaque fois qu'il pleure il s'aperçoit qu'un adulte fait n'importe quoi pour qu'il s'arrête. il comprendra très vite que c'est un excellent moyen pour obtenir ce qu'il veut ou croit vouloir. Car il peut arriver à pleurer sans savoir pourquoi, sans savoir ce qu'il veut, ni boire, ni manger, ce qu'on lui propose toute de suite. Reculer toujours peut le laisser toujours insatisfait.

BONBON / FESSÉE

DIDIER

Il peut vouloir un rapport de forces. Ou quelque chose d'autre d'indéfinissable pour lui. Mais au fond peu m'importe que pour lui tout ça prenne le sens d'un chantage : Il n'en a ni le mot ni le concept. Ce qui m'importe c'est que pour moi ça fonctionne comme du chantage, à l'égard de ma vie. Je refuse de donner prise à un enfant de façon systématique, répétitive, radicale, sur ce que j'ai envie de faire, sur ma liberté. Je ne veux pas avoir l'impression d'être son prisonnier. Du coup, j'ai eu très rarement mauvaise conscience à répondre à ma fille. Mais j'ai essayé de répondre de façon variée. Sans me focaliser sur le chantage : " si tu fais ceci, alors, bien, bonbon, câlin. Si tu fais cela, alors mal, fessée. " Pas tellement parce que la forme " si... alors " me contrariait. On n'y échappe pas, je crois qu'il faut même savoir l'utiliser à bon escient. Ce qui me gène, c'est tout côté mécanique, systématique, d'une seule réponse, c'est de devenir moi-même très pauvre, très unilatéral dans mes réactions. Je ne veux pas enclencher le cercle vicieux où ma fille en arriverait elle-même à réagir à tout de la même façon : les pleurs, le malheur, à ne pas savoir exprimer un désir positif, une joie. Je ne veux pas d'un univers réduit à câlin/fessée ; j'essaie aussi d'éviter de faire sans arrêt attention à ce qu'elle fait en approuvant ou désapprouvant. Je crois que c'est très tôt en exprimant une certaine subtilité, l'acceptation, le refus, l'explication, l'engueulade, la tendresse mais aussi le chantage, l'humour, la moquerie de moi-même et d'elle, bref en étant moi et tout moi que j'ai aidé ma fille à acquérir elle-même une certaine subtilité. Le chantage clair figure dans ma panoplie de défense. Je peux ainsi conserver mon intégrité.

PHIL

Je me retrouve dans l'idée de réactions différentes : certains jours, mon fils pleure, je le laisse pleurer ; d'autres, je le console, lui donne un gâteau...

ALAIN

Mais il ne va pas s'y reconnaître alors ! Il va être encore plus paumé !

LEUR PARLER

DIDIER

Bien sûr, il n'y a pas de règles qui marchent tout le temps. Heureusement... Il y a des jours où tu es comme ceci, d'autres où tu es comme cela. Il n'y a pas de raisons d'être toujours de la même façon ; sans doute faut-il rester un minimum cohérent et surtout compréhensible. Avec ma fille, très tôt, je lui ai parlé. Par exemple quand je me rendais compte que j'avais un comportement inhabituel, cela m'arrivait de lui dire : " je voudrais t'expliquer quelque chose ". Et elle, c'était étonnant, elle écoutait vachement. Même très jeune elle s'arrêtait souvent de faire ce qu'elle faisait. Peut-être le ton de la voix ? Alors souvent je la prenais dans mes bras ou sur le lit et je lui parlais avec des mots simples : de moi qui n'allais pas ou de ce qui ne me plaisait pas dans son attitude...

PHIL

Je me souviens : mes parents, quand ils me voyaient tenter de raisonner mon fils, ils me disaient : " cela ne sert à rien, il ne peut pas comprendre ". Le point nouveau c'est que nous parlons à nos enfants.

DIDIER

Là non plus ce n'est pas très important de savoir ce qu'un tout petit enfant peut comprendre. L'important est qu'il sente — ou apprenne — qu'on essaie de lui dire quelque chose. Un peu plus tard, quand ma fille a eu 18 mois, alors qu'elle n'avait évidemment pas encore un langage très riche, je lui ai parlé un peu plus longuement que d'habitude, un matin alors qu'elle était venue me voir à mon réveil. Je lui ai expliqué que sa mère et moi nous nous séparions, que nous nous aimions bien mais que nous ne voulions plus faire dodo ensemble, etc. Je peux dire qu'elle a compris ; au moins quelque chose. Car la nuit suivante, elle qui s'était pas réveillée depuis qu'elle avait une semaine, elle a pleuré. Pendant 4 ou 5 mois ça lui est arrivé, deux ou trois fois par semaine.

ALAIN

J'ai entendu F. Dolto dire qu'il fallait expliquer à un gosse de huit jours dont le père avait assassiné la mère, ce qui s'était passé. Ça resterait enregistré. Je crois qu'on peut effectivement parler à un bébé.

NOUS SOMMES TOUS D'ANCIENS ENFANTS

La copine dans le Lot n'arrivait jamais à obtenir ce qu'elle demandait à son fils qui n'est plus un bébé. Il n'écoutait Jamais. Au bout d'un certain temps et d'un certain nombre de demandes, elle le rejetait plus fortement : " tu m'emmerdes ". Le gosse comprenait plus rien. Mais en plus elle culpabilisait tout de suite après et essayait de réparer sa " bêtise " : au lieu de se faire accepter telle qu'elle est à certains moments. Un enfant, si tu accèdes à toutes ses demandes, tu ne le respectes pas. Tu ne le respectes que si lui aussi respecte ta liberté. Ma fille, tout bébé, ne supportait pas pendant la tétée qu'on parle autour d'elle, surtout que sa mère parle. Elle se contractait violemment. Nous, nous avons voulu respecter ce désir si justifié. Mais si elle se met systématiquement à pleurer dès que sa mère me parle, même en dehors des tétées, alors là pas d'accord. C'est d'ailleurs surtout avec les enfants plus vieux que ça se produit. C'est comme de dire qu'un gosse, lui, n'a pas choisi d'exister ; ça crée une dissymétrie totale entre lui et moi. Je trouve cela inacceptable. J'ai envie de dire : on est tous d'anciens enfants ! Moi non plus je n'ai pas choisi d'exister. Si un gosse m'emmerde, je dois pouvoir le lui dire ; s'il pleure et que je suis crevé, tant pis je le laisse. J'y gagne en liberté. Les moments que je passe avec les enfants, les miens et ceux des autres, je m'y retrouve assez bien, j'aimerais être sûr qu'eux aussi. Je ne subis pas sans cesse. D'ailleurs c'est comme avec les adultes ou avec le boulot. Il faut bien qu'on m'accepte tel que je suis, avec mes défauts — j'en ai — et mes qualités — j'en ai aussi. Si je veux toujours faire plaisir, me faire bien voir, je ne sais plus où j'en suis. J'ai envie que les enfants se sentent acceptés par moi même quand ils sont chiants. Si je ne me laisse pas faire c'est pas pour cela que je ne les aime plus. Il faut qu'ils acceptent que je ne sois pas toujours disponible pour eux, même si c'est un défaut. J'ai pas envie de dire que tout ce que je fais c 'est bien.

PHIL

Mais on dirait que tu veux des relations égalitaires avec un enfant. C'est impossible. Chacun peut avoir de la disponibilité ou non. Mais dans l'ensemble un enfant a beaucoup plus besoin de toi que toi de lui. Notamment de ta présence. Par exemple il ne peut passer un après-midi tout seul : toi, tu peux.

ALAIN

J'ai pas dit égalitaire. Ce serait stupide et impossible. Je veux rétablir un équilibre en délimitant les choses. Je ne veux pas être esclave des enfants dont je m'occupe. Par ailleurs les enfants expriment très bien qu'on leur fiche la paix : un bébé qui pleure jusqu'à ce que tu le mettes dans son lit où il va gazouiller longtemps — pas dormir ; ou plus vieux quand il veut être tranquille à jouer dans sa piaule. Il suffit de savoir le voir et l'entendre.

UNE FILLE FACILE

PHIL

Ça m'évoque des choses. En ce moment je m'aperçois que mon fils joue beaucoup moins seul qu'avant. Et je me vois être trop présent, intervenir quand il s'occupe très bien tout seul. C'est mon piège. Il faut que j'y fasse toujours attention.

DIDIER

La question un peu éludée c'est qu'on est effectivement pas à égalité avec les gosses, on est censés être les plus " forts ". On est donc amené parfois à abdiquer la revendication de ne pas être emmerdé. Je ne peux pas toute la journée être mal avec ma fille, même si je suis mal avec moi. Il faut que je m'en occupe même si j'en ai pas envie. Alors où est exactement la ligne de partage ?

Quand je dis que ma fille est facile c'est entre autres parce que je peux facilement lui exprimer un refus je vois bien qu'elle le prend rarement mal. Peut-être parce qu'elle n'est pas frustrée de présence, de tendresse. C'est un tableau un peu — trop ? — flatteur. Est-ce parce qu'elle est " facile " que je peux être présent et tendre ? Mais j'imagine qu'on peut en arriver à ne jamais exprimer un désir de repos, de solitude, parce que son enfant est difficile, qu'il le supporte mal. Peut s'instaurer alors un cercle rapidement vicieux. Car moins on réalise ce désir et plus on devient anxieux de ne jamais être tranquille et plus on est sur la défensive : plus le gosse risque en retour d'être dessécurisé…

Il est évident que ça nous arrange d'avoir des enfants autonomes. L'autre jour à la réunion de la revue, chez moi, il y avait trois enfants de trois à quatre ans, dont la mienne. On ne les a pas entendus, si ce n'est pour venir nous faire un petit câlin et tâter le terrain. Comme on les renvoyait gentiment dans les chambres, et qu'ils s'amusaient bien — quel bordel après ! — il n'y a eu aucun problème. C'est un scénario qui a eu souvent lieu. Mais à d'autres moments c'est vraiment à eux qu'on se consacre, à ce qu'ils disent, désirent, ressentent. Le moindre trajet de voiture ou de métro peur devenir une aventure.

ET LE QUOTIDIEN ?

Ça me fait penser que nous devions nous réunir tous les trois pour raconter la façon dont nous nous occupons des enfants au quotidien. Or nous n'avons pas parlé du tout des aspects " matériels " : comme si nous étions gênés d'être susceptibles de paraître jouer à l'avant-garde. En plus, savoir prendre en charge un enfant 24 h sur 24 avec toutes les conséquences : bouffe, lessive, histoires à raconter nous paraît peut-être si naturel, si minimal, que c'est pas intéressant d'en parler entre nous : surtout que nous sommes trois pères partiellement célibataires... Ça va alors obligatoirement avec la décision de nous occuper de nos enfants.

ALAIN

En même temps, c'est important de ne pas être toujours seul face à un enfant. Qu'il puisse compter sur d'autres adultes : que sa seule référence ne soit pas un seul adulte qu'il apprenne à communiquer avec d'autres. Et pour moi aussi, c'est important : quand on fait des bêtises. Hier, par exemple, j'étais fatigué et énervé ; j'ai hurlé quand ma fille a renversé son bol de purée ; c'était idiot : je sais bien qu'elle commence à vachement bouger ses bras. La présence de ma copine, ça m'a permis de passer le relais. Et, plus généralement, ça permet de profiter de sensibilités différentes face à des situations où on est désarçonné.

DIDIER

Et la copine dont tu nous parlais tout à l'heure, Alain, comment il intervient le père de son fils ?

ALAIN

Je ne sais pas très bien. Il n'était pas là-bas.

DIDIER

Eh bien alors... C'est, peut-être, de savoir si sa présence aurait changé quelque chose dont on aurait dû parler plus tôt.

Philippe Menj

Alain Savino

Didier Uri

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Revue TYPES - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981

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