Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes

Cécile ma fille

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Revue TYPES -1 /  Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981 

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Cécile ma fille...

Elle ne s'appelle pas Cécile.

NAISSANCE D'UNE PATERNITÉ

Cécile ma fille...

Elle ne s'appelle pas Cécile. Mais j'aime bien la chanson. Et si j'écris, c'est masqué. J'écris pour elle des mots qu'elle ne peut pas lire, qu'elle ne doit pas lire. Affirmant cet interdit, j'assume mon " rôle " de père. Il le faut bien... Ce n'est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrait-elle aujourd'hui à trois ans — et même jamais — être juge de ce qu'elle doit connaître des circonstances dans lesquelles elle est née ? Ces circonstances, elle en est issue, bien sûr. Mais au fond ne concernent-elles pas seulement sa mère et moi et celle qui est morte — peut-être de n'avoir pas voulu les supporter ?

Cécile, ma fille... Je ne l'ai pas désirée. Ou plutôt je l'ai souvent désirée, souvent imaginée telle qu'elle serait. Avant de les lui voir inventer au fur et à mesure, je ne devinais pourtant pas que j'accorderais tant d'attention, que j'éprouverais tant d'émotion aux mille et un gestes très quotidiens d'un petit enfant. Les images qui me venaient n'étaient sûrement pas aussi douces, aussi tendres, aussi fortes que celles que sa vie dessine progressivement. Je n'espérais sûrement pas avoir un enfant plus gai et plus facile, le jour où j'en aurais un...

Car je ne doutais pas que cela arrive un jour. C'est pendant mon adolescence que j'ai découvert le plaisir de jouer avec des enfants. La sensation de bien-être à m'occuper d'eux m'est devenue un sentiment familier bien qu'épisodique dans ses manifestations, puisque j'étais le petit dernier de la famille. Dès cette époque, avoir un ou des enfants a été un désir enraciné en moi ; peut-être une certitude : du coup je ne me sentais nullement pressé. Au contraire. Autant que je m'en souvienne, j'ai toujours imaginé que je m'en occuperais à fond. Un enfant, c'était donc de la disponibilité de temps et d'esprit. De la sérénité aussi : c'est peu à peu que j'ai pris conscience de cette banalité : " donner la vie " est quelque chose d'irréversible, pas un jeu qu'on peut laisser tomber quand on a cessé de le trouver drôle. A mesure que la perspective d'avoir des enfants rentrait dans le champ des possibles, a grandi un fort — et sans doute banal — sentiment de responsabilité.

Pas n'importe quand donc. Pas n'importe comment non plus. Si je voulais être prêt à me consacrer vraiment à un enfant, je souhaitais aussi qu'il soit le résultat d'une connivence : je veux dire d'une confiance et d'un désir réciproques avec sa mère. Il ne s'agissait pas de fabriquer un petit chef d'œuvre programmé (1), reflet et point culminant du couple, encore qu'il ne doit pas être si désagréable après tout de faire l'amour en se disant qu'on est en train de faire un enfant — et en l'espérant. Non. Il s'agissait — je crois et aussi bizarre que le mot puisse sonner — d'un point de vue éthique : Je tenais à accomplir un acte au sens fort de terme : un acte délibéré.

Faire un enfant était certainement à mes yeux l'une des quelques décisions par lesquelles se compose, se choisit un itinéraire. Il me semblait essentiel qu'à un acte aussi absolu que créer un être corresponde une décision absolue : avec son caractère toujours risqué mais irrévocable et nécessaire. De sorte que, quoiqu'il se passe ensuite avec cet enfant je ressente et je sache : j'ai choisi de le voir vivre. Et de le voir s'inscrire dans un mode de vie que j'ai choisi (2).

Cela me paraissait d'autant plus indispensable qu'à faire un enfant deux personnes sont impliquées, deux désirs, deux disponibilités : deux demi-décisions. Chacun doit être prêt à la prendre pour sa part. J'avais d'ailleurs tendance à fonctionner ainsi de façon fréquente. Ma vie, je la voyais comme un effort de construction volontaire, une succession de choix et de refus. Style de vie, relations affectives, activités professionnelles, pratiques militantes, un mot me revenait souvent : savoir être catégorique. Avec ce que ça peut comporter de rigidité, mais également de rejet des compromis. Je pensais aussi faire un " effort " pour en atténuer la rugosité. La vie s'en est chargée.

Ma fille, je l'ai longtemps confusément désirée, jamais précisément décidée. Quelquefois auparavant sa mère m'avait dit son envie de faire un enfant avec moi. J'avais toujours trouvé ça trop tôt ou ambigu. Il y avait eu nos études, puis nos boulots en devenir. Il y avait sa psychanalyse avec ses phases de flottements et d'absence. Je nous voyais entourés d'incertitudes existentielles et relationnelles, et absolument pas confiants l'un dans l'autre, susceptibles de nous concentrer sur la vie d'un enfant. Ces envies épisodiques d'enfant, je les ressentais trop comme une fuite en avant, une fuite dangereuse pour l'enfant, éventuellement pour nous.

Pour elle, l'important, c'était ces envies mêmes. Elle regrettait de les voir ensevelies sous les arguments ; peut-être fondés d'ailleurs. Elle craignait qu'il n'y ait toujours des raisons apparemment excellentes pour repousser indéfiniment l'échéance. Cela dit, la question d'un enfant ne surgissait que de loin en loin. Nous n'étions pas en " phase " ou pas d'accord, mais il n'y avait pas de réelles disputes sur ce point. Ni d'urgence. Nous nous disputions cependant beaucoup, mais sur tout autre chose : les tensions banales de la vie commune parfois ; parfois des oppositions ou des difficultés fondamentales. Il y avait la lassitude d'une relation " privilégiée " qui durait depuis plus de 6 ans. Des années de transition vers un âge adulte que nous tentions de contourner pour sa pesanteur, de refuser pour ses rigidités. Des années traversées bon gré mal gré avec leur cortège de remises en cause, de remises en question politiques, militantes, affectives. Il y avait le reflux de mai 68 et les difficiles percées de nos cœurs et de nos corps. Il y avait de la part de ta mère une revendication d'autonomie, des accusations sur l'étouffement de ses capacités créatrices. Il y avait de mon côté le désarroi d'une réforme recherchée au service militaire, un besoin de sécurité, de chaleur, de certitudes.

Et depuis quelques mois nous étions en partie séparés. Juste après avoir emménagé dans une nouvelle communauté, nous nous étions plus profondément disputés. J'étais alors parti. Pour quelques jours en principe — ou quelques semaines. Dans une petite chambre de bonne, nue, toute blanche, silencieuse, avec un lit suspendu. Au cours des tensions qui précédèrent mon départ, je l'évoquais comme un havre de paix ; je m'imaginais y faisant ma tanière. Je n'y ai pour ainsi dire pas mis les pieds.

C'était en effet l'annexe de l'appartement minuscule d'une copine : je l'appellerai Elise. Mon choix d'aller là n'était pas tout-à-fait un hasard. Je connaissais Elise depuis pas mal de temps. Mais deux ou trois mois plus tôt quelque chose de très doux avait semblé s'esquisser. J'avais passé une journée très tendre avec elle, suivie d'une nuit beaucoup moins agréable. Tendu, culpabilisé, je n'étais pas arrivé à faire l'amour avec elle, malgré mon désir. Ce que j'avais vécu sinon comme un drame du moins comme une situation légèrement inquiétante, un peu anormale, et en tous cas frustrante (pour moi...). Bref, comme un échec (3). Et puis les choses s'étaient arrêtées là. Surtout à cause d'elle : sans doute ne voyait-elle pas bien ce qu'elle pourrait venir faire dans ma vie. Mais pour moi, ce n'était pas une histoire close, même si elle n'avait pas de perspectives précises.

En allant m'installer à côté de chez elle, je n'étais pas innocent. J'imaginais vaguement quelque chose de possible, plus tard, quand j'aurais l'esprit plus serein. En réalité commença immédiatement un " coup de foudre progressif " : une relation tout de suite attachante et de plus en plus passionnelle au fur et à mesure que s'estompaient nos retenues, que reculaient nos défenses et nos craintes.

C'est ainsi que commença pour moi une période où ma vie fut sans arrêt fragmentée par la poursuite de deux relations simultanées, intenses, impliquantes. Situation banale, situation fréquente. Situation recherchée même par les couples " libérés ", ou qui prétendent — paraît-il — se libérer. Ce n'est pas que j'aie jamais partagé cette mythologie d'une époque. J'ai toujours pensé — et encore plus ressenti — que deux relations fortes étaient profondément incompatibles, déstructurantes. J'avais beau, parfois, être bien avec l'une et avec l'autre, être heureux à chaque moment d'une journée, au fond ça n'allait pas. Il y avait de la souffrance en trop, même bien cachée. Souffrance de chacune d'elles, malgré la joie des moments forts et l'analgésie de l'habitude. Souffrance de moi, de cet écartèlement, de cette incertitude. Et souffrance de faire souffrir.

Alors pourquoi avoir accepté cette situation ? J'ai vécu cette période, pourtant assez longue, comme une transition qu'il était artificiel de brusquer sans savoir dans quel sens la brusquer. En attente donc de quelque chose de clair.

Où était l'erreur ?

Était-ce de ne pas avoir complètement rompu avec la mère de ma fille ? Mais nous comptions beaucoup l'un pour l'autre, et l'un sur l'autre. Il y avait tout ce que nous avions vécu et construit : par exemple la communauté. J'envisageais mal de vivre en couple, comme je le faisais avec Élise — bien qu'à ma grande surprise je m'y sois senti parfaitement à l'aise : mais je ne désirais pas m'y installer. Mon désir, c'était la collectivité, la prise en charge collective de la vie quotidienne, la confrontation des exigences, la mise en commun de certains projets. J'avais aussi une idée qui me paraît bizarre aujourd'hui — sinon absurde : je craignais que tout laisser tomber ne soit aussi une fuite en avant, l'abandon d'une lutte pour apprendre à vivre ou à surmonter des problèmes qui se posent à toute relation : autonomie, jalousie, créativité, changement... et qui me poursuivraient sans relâche. Bref, je pensais avoir encore des choses à faire avec sa mère pour que cette longue histoire reste comme un moment positif de ma vie, pas comme un échec renvoyé sans autre forme de procès aux ténèbres de la nuit. Ainsi nous nous sommes peu a peu revus, nous avons beaucoup parlé, bien fait l'amour parfois. Nous nous sommes nourris — je le vois mieux maintenant — de l'euphorie des situations qui bougent, de l'aliment un peu dramatique de la déstructuration.

Était-ce de ne pas rompre avec Élise alors ? Mais nous étions fous amoureux l'un de l'autre. Sans doute y avait-il des zones d'ombre ; mais les complications de la situation — qui parfois en étaient l'origine — suscitaient aussi de grands coups de projecteur qui nous rapprochaient encore plus.

Alors nous avons continué. Nous nous sommes enfoncés dans les mille et un détours des histoires à problèmes des relations simultanées.

Où était l'erreur ? Je crois aujourd'hui que c'est de m'être cru assez fort pour assumer toutes les contradictions ; les miennes, celles d'Élise et celles de la mère de Cécile. C'est d'avoir refusé, comme injuste et immoral — pourquoi ? — de donner la priorité au nouveau sur l'ancien et d'avoir refusé comme insupportable de sacrifier le nouveau à l'ancien ; d'avoir alors éludé les occasions de prendre rapidement des décisions assez énergiques, assez " catégoriques ". Mais saurais-je ceci aujourd'hui si Je n'avais pas vécu cela hier ? Et puis nous étions trois à pouvoir nous déterminer. Pendant longtemps aucun d'entre nous ne l'a fait, ensuite, ça a été trop tard et tout s'est enchaîné trop mal, trop vite.

Au retour des vacances, comme la situation devenait invivable, la mère de ma fille me donna une semaine pour choisir : c'était elle ou Élise. Ce choix n'a jamais eu lieu. Au milieu de la semaine elle me téléphona et me dit: " je suis enceinte "

Incrédulité : je savais qu'elle avait arrêté la pilule. On croyait, à ce moment-là qu'il fallait le faire régulièrement. Mais enfin ce n'était pas la première fois et on avait fait gaffe. Stupéfaction : j'étais à mille lieues de me préoccuper d'avoir un gosse, me débattant déjà bien mal avec les questions qui se présentaient à moi. Horreur je ne pouvais pas supporter l'intrusion d'une nouvelle complication dans mes relations avec Élise.

La première chose qui me parut évidente fut l'avortement. Mais ce qui me dérouta le plus, c'est de m'apercevoir que la mère de Cécile ne l'entendait pas du tout ainsi. L'avortement, elle n'en voulais pas. D'abord, ça faisait longtemps qu'elle voulait un enfant avec moi Ensuite, elle sortait d'une période ou elle avait l'impression de tout subir : la mort de son père, ma relation avec Élise, la rupture avec un type auquel elle était très attachée. Au moins son ventre était à elle : elle pouvait arrêter de subir ; elle pouvait choisir.

Je n'imaginais pas qu'elle put avoir envie d'un enfant de moi dans ces conditions : J'en fus renversé. J'imaginais encore moins qu'elle put décider de garder un enfant de moi contre ma volonté formelle : j'en fus bouleversé. Je lui avais d'abord parlé énergiquement mais calmement. Le lendemain, au téléphone, comme elle semblait ne rien écouter, je lui hurlais : " mais je n'en veux pas, je n'en veux pas ", et pour la première fois depuis trop d'années je m'effondrais en sanglots. Je crois que J'ai vraiment ressenti alors ce que signifie: " violence symbolique ".

Elle opposait à cette violence la violence " physique " que lui imposerait un avortement contre son gré. L'atmosphère de l'époque jouait d'ailleurs, inconsciemment peut-être, un rôle : paradoxal sans doute. Dans la communauté, la lutte du MLAC était fréquemment discutée ; une fille participait à des avortements " clandestins " dans un groupe de femmes ; le thème, c'était le droit des femmes à disposer de leur corps. Les réactions spontanées des copains et copines, c'était : " si tu as vraiment envie de cet enfant, garde-le ". Pour modifier ces réactions, il fallait que j'explique mon rejet absolu, que je détaille la situation affective. Il n'y a pas symétrie entre être empêchée d'avorter quand on le veut et le faire quand on ne le veut pas. Même en admettant que la mère de ma fille ait été vraiment prête à assumer seule un enfant — j'en doutais et elle aussi, elle l'a reconnu honnêtement un peu plus tard — un enfant se fait à deux. Le droit des femmes à disposer de leur ventre ne m'apparaissait pas plus absolu que celui des hommes à disposer de leur sperme. Et il était hors de question pour moi d'avoir un enfant — désiré ou pas — dont je ne m'occuperais pas. Ca me paraissait faire rejaillir sur lui un conflit qui ne mettait en cause que ses parents. Ni instrument de fuite en avant, ni objet de rétorsion, un enfant ne pouvait être décidé que selon des critères admissibles par tous deux.

Quant à Élise, effondrée, elle ne pouvait que répéter : " c'est un gosse de récupération ".

C'était violence contre violence. Je ne voulais exercer aucun chantage à l'abandon ni de la mère, ni d'un enfant qui naîtrait. Je ne pouvais aller contre son gré jusqu'au bout d'une violence physique envers le ventre d'une femme. Je finis par céder.

Cécile, ma fille chérie...

Dès ce moment, je l'ai acceptée complètement, cet enfant à venir. Je ne voulais pas envenimer le climat de sa naissance : elle n'y était pour rien. A nous de nous débrouiller. D'ailleurs, aussi scandaleux que ça me paraisse parfois rétrospectivement, je cherchais, en rationalisant, à diminuer le poids de ce qui m'avait d'abord fait la rejeter : après tout, elle aurait pu naître avant ; je ne refusais pas la perspective d'une " trace " de l'importance que nos relations avaient eue pour sa mère et pour moi ; j'avais, malgré tout, assez confiance en sa mère pour accepter de garder toujours au moins un lien entre nous, un sujet de préoccupation, un terrain d'entente : elle ; enfin, resurgissait mon vieux désir d'enfant : cette positivité grandissait avec la grossesse, à mesure que s'estompaient les circonstances dramatiques de son surgissement dans ma vie.

Il me semblait cependant que la grossesse bloquait la situation que sa mère m'avait demandé de débloquer. Je ne pouvais, ayant fini par l'accepter, laisser tomber la mère. Je sentais d'ailleurs qu'elle ne le souhaitait pas non plus. Je pouvais encore moins abandonner Élise. A mille lieues de mon désir, ça m'eut paru aussi horriblement injuste. Nous continuions à nous voir passionnément. Alors je me persuadais peu à peu que jusqu'à la naissance, la situation même bancale, devait en rester là. Après le choc initial, je faisais front et, présomptueux, je m'imaginais le dos assez solide. J'essayais d'être attentif à sa mère, à sa grossesse ; je l'ai sûrement été insuffisamment. J'essayais d'expliquer à Élise qu'avec la naissance tout se débloquerait, de lui montrer que je ne l'abandonnais pas, de lui faire sentir combien je continuais à tenir à elle ; je l'ai sûrement fait insuffisamment.

Et puis un jour, un peu plus de deux mois avant la naissance, Élise me demanda de ne pas la voir pendant quelques temps, pour lui permettre de faire le point. J'accepte sans protester cet éloignement, ne voulant pas arguer de mon désir d'elle, de mes sentiments pour elle, pour l'empêcher de se retrouver, si elle en exprimait le besoin.

Mais Élise se sépara de moi, définitivement. Elle se suicida.

Je ne dirai pas que sa seule raison, ce fut moi, ou Cécile, ou sa mère. J'y ai longtemps pensé. Je suis sûr que nous sommes intimement mêlés à cette décision. Mais de quelle façon, avec quel poids ? Je n'en sais rien. J'ai fini par conclure qu'à la limite ça ne me regardait pas. S'il y a bien une chose à respecter, c'est le secret des pensées, le silence de qui choisit sa mort.

Mais j'y ai ma part. Et ce n'est pas seulement l'histoire de quelqu'un d'autre : c'est aussi mon histoire. Quelque chose, irrémédiablement, s'est cassé en moi.

Quelques semaines plus tard Cécile est née. Il fallut utiliser les forceps. Quand je revins dans la salle de travail, seule sa tête était sortie ; il suffit de quelques secondes pour la dégager entièrement. Je ne me souviens pas l'avoir entendue crier. Mais quelqu'un dit tout doucement : " c'est une fille ", je tombai en sanglots. J'enfouis mon visage dans l'espèce de chemise de nuit de sa mère, pendant qu'on la posait calmement sur son ventre. Un peu après, je lui donnai, maladroitement, son premier bain tiède, qu'elle prit les yeux fermés, le corps détendu.

Cécile, ma fille...

Je ne l'ai pas désirée ; elle a été, dès le début, une blessure narcissique : je ne l'avais pas choisie — contrairement à l'idée que je m'étais faite de ma vie et d'elle. La joie de sa naissance est pour moi définitivement imbriquée au désespoir d'une absence, au sentiment physique d'une perte. D'une mort à une naissance, mes certitudes se sont fissurées ; ma confiance s'est émiettée. Si la vie s'est chargée d'adresser un sacré pied de nez à ma " catégoricité ", si elle m'a contraint à adopter une souplesse et un sens de la relativité qui me manquaient sans doute trop, j'ai parfois aussi l'impression que je suis désormais pris dans un rouage que je ne contrôle pas et qui se déglingue.

Mais Cécile est là. Sa présence est désormais la seule certitude. Je la serre très fort dans mes bras, comme elle me le demande souvent, et je lui dis que je l'aime. Elle a compté très fort dès avant de naître.

Elle a compté très fort aussi depuis — autrement. De notre fuite en avant elle ne semble pas marquée. Il est vrai que tout s'est passé facilement, entre ses sourires et ses babillements, ses premiers pas et ses premiers mots. Tout aurait peut-être été différent si elle avait été " difficile ". Mais elle a fait de moi un père épanoui, heureux. Ravi des bêtises idiotes que nous nous racontons. Fondant de sa présence, de sa chaleur quand nous nous câlinons, ou qu'elle s'endort sur mes genoux ou dans mes bras. Attentif à ses découvertes, à ses exigences. Mais décidé à ne pas me laisser phagocyter ; ferme sur mon droit à vivre ma vie, même si elle peut parfois la heurter, lui déplaire. Satisfait et rassuré de pouvoir m'occuper d'elle pour tout : du matin jusqu'au soir, des couches aux chansons et du repas aux histoires avant de la coucher : comme les livres disent que seules les mères peuvent le faire, allons donc !... Satisfait et rassuré d'avoir aussi l'embarras du choix en général pour la confier à d'autres : facile à vivre, facile à aimer, elle est facilement acceptée, voire réclamée. Entre sa mère et moi, elle n'a jamais été, depuis qu'elle est née, un objet de chantage, un moyen de pression ; nous sommes séparés, mais nous la partageons sans problèmes. Nous sommes contents l'un de l'autre comme parents. Cécile est notre lien le plus constant, mais non le seul. Et, pour le moment, elle a l'air de se faire assez bien à sa vie. Elle a l'air parfaitement heureuse.

Voilà, je ne signerai pas de mon nom.

J'ai pu enfin écrire à ma fille pourquoi elle m'a tant bouleversé ; faire semblant par ce biais de lui dire ce que je ne lui dirai jamais. Lui raconter ce qui me venait aux lèvres les premières semaines quand mes yeux, parfois, se voilaient rien qu'à la regarder. Cécile, je t'aime. On ne sait jamais, peut-être ne sera-ce pas toujours le cas J'ai appris qu'il n'y a pas d'engagement d'amour entre deux êtres. Mais, tant que tu le désireras, je ne te laisserai pas tomber. C'est un pacte. Parole de père.

Père-signe

(1) Selon l'expression d'A. Royer dans le n° 35 de Recherches sur les " masculinités ". Il ajoute : " quelle horreur ! ". N'est-ce pas pousser le paradoxe un peu loin que de laisser entendre qu'il y a une bonne façon de faire les enfants : à l'impromptu ; et une mauvaise : en le choisissant ? Et, en se mettant du côté des enfants, de trouver horrible d'être désiré ? Une nouvelle idéologie seraitelle que les plus heureux sont les enfants les moins désirés ?

(2) En relisant, je sens combien je pourrais reprendre le slogan du MLAC : " un enfant si je le veux, quand je le veux ". Que je le partage pour la paternité ne me paraît pas choquant. Au contraire. Par ailleurs, ce que je revendique pour la paternité, — rendre le plus faible possible le poids des contraintes matérielles et affectives pour laisser le champ le plus dégagé au plaisir du quotidien avec l'enfant —, me paraît aussi la seule affirmation, appliquée à la maternité, qui justifie de faire figurer, comme on l'a vu naguère, une mère et son bébé souriant sur une affiche en faveur de l'avortement — à moins d'inconscience ou de cynisme.

(3) Je ne voudrais pas laisser entendre que je ne considère plus cette situation comme un échec — objectivement ; que je la considère maintenant, quand elle se reproduit, comme une partie de plaisir. Du moins s'est-elle dédramatisée : la fréquentation des groupes mecs persuade de sa fréquence et de sa relativité. Et je sais mieux désormais la relier soit à une culpabilité — ce qui en général en réduit l'effet —, soit à un refus de ma part de faire l'amour sans une affectivité et une tendresse suffisantes.

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Revue TYPES - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981

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