Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes

Amour, homosexualité, paternité

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Revue TYPES 1 - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981 

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AMOUR, HOMOSEXUALITÉ, PATERNITÉ

IL peut paraître paradoxal d'associer les deux notions de paternité et d'homosexualité tellement il semble évident au " bon " sens, au sens commun qu'elles s'excluent, celle-ci rendant celle-là improbable, à moins d'un accident piquant, phénoménal comme celui qui fit André Gide père d'un enfant qui n'était pas de sa femme ! L'idée même d'amour est encore plus absente de la représentation que se donne de l'homosexualité la majorité bien-pensante.

" Cependant une observation psychothérapeutique prolongée et la pratique de cette forme d'amour contestée invitent à réfléchir davantage. Une certaine conception de la paternité, prise au sens large et non comme la seule génération biologique, se révèle à l'analyse plus significative qu'il n'y paraissait de prime abord. La " paternité " en question ici serait cette sorte d'amour en laquelle est donnée à l'autre la possibilité d'être vraiment luimême, — effectivement présente à tout amour réel, qu'il soit homo ou hétérosexuel, paternel ou maternel. "

Un grand nombre d'homosexuels se trouvent engagés dans les liens du mariage et de la paternité, et le désir de paternité les a presque tous effleurés un jour ou l'autre sinon longtemps poursuivis. Ce désir de paternité explique en partie ces mariages célèbres (Wilde, Gide, Jouhandeau) pathétiques, navrants ou odieux, dont on ne peut toujours imputer la responsabilité à des prêtres maladroits ou des médecins ignorants, conseillant un mariage thérapeutique à des consultants terrorisés par la découverte de leur différence. Si l'ignorance, le conformisme, la lassitude ou la naïveté ont poussé beaucoup d'homosexuels à contracter un mariage qu'ils vivent mal et parfois avec une certaine culpabilité, la paternité le justifie pour certains. Cependant les désillusions inhérentes à la paternité n'épargnent pas les pères homosexuels dont le désir de paternité est peut-être plus ambigu que celui des hétérosexuels, à moins que tout simplement il ne révèle clairement l'ambiguïté de ce désir.

Paraphrasant S. Augustin, on peut peut-être dire qu'il n'y a que deux amours : l'amour de soi poussé jusqu'à la négation de l'autre, l'amour de l'autre poussé jusqu'à l'oubli de soi. La différence sexuelle fait souvent illusion : l'autre n'est-il pas là, reconnu dans cette différence que bien des cultures et civilisations vont exacerber, assignant à chaque sexe un rôle, une conduite ? Comme il est alors facile de se croire mû par un amour véritable pour l'autre, oublieux de ce que la différence en question n'est que très accidentelle, très extérieure, très culturelle ! En quoi atteint-elle, cerne-t-elle l'essence de l'autre ? Et par le mythe si confortable de la complémentarité, ne va-t-on pas se l'annexer très facilement, cet autre que l'on prétend aimer ? Que restera-t-il de son altérité, qui n'existe vraiment que si elle est et demeure irrécusable, irrécupérable ?

Pour l'homosexuel, — à moins que le " couple " homosexuel ne singe le couple hétéro et que les partenaires se distribuent les rôles dits féminins et masculins — pas de faux-fuyant possible. Il ne peut exciper de la fameuse " petite différence ". Le piège du miroir, du reflet de soi souhaité, lui est à l'instant même qu'il prétend aimer, dénoncé. Secouru — qui le nierait ? — par la similitude des comportements, des caractères psychologiques et culturels, il faut qu'il aille plus avant pour, dans le maquis des ressemblances, vraies ou fausses, découvrir, toujours nouvelle, l'irréductible altérité. Plus difficile, l'amour homosexuel a quelque chance d'être plus vrai.

Peut-on envisager l'amour comme un état ? Ne faut-il pas y voir une dialectique, un double mouvement, fait d'un désir fusionnel et d'un désir de distanciation ? Que s'arrête l'un ou l'autre de ces mouvements, il meurt. Désir de ne faire qu'un avec " l'objet " aimé, nécessité de le distancer sous peine de s'y perdre ou de l'étouffer, de faire cesser la chosification mortifère où l'altérité se pétrifie. Que vient faire dans ce double mouvement le désir d'enfant ? Et dans ce désir, ce double mouvement va-t-il réapparaître ?

Le désir d'enfant naît-il de la lassitude engendrée par la répétition perpétuelle de ces diastoles et systoles affectives, d'un manque, d'un besoin de complément ? Il peut tout aussi bien procéder de ce désir fusionnel projeté à l'extérieur du couple : " faisons un objet à notre image et ressemblance, mais à l'extérieur de nous, qui ne soit ni moi ni toi, mais lui, — en qui nous nous retrouverons unis, inextricablement mêlés ". Dès lors, il apparaît qu'aucune autonomie, aucune originalité ne soit laissée à cet " objet " sommé de ressembler à ses auteurs ! Y réussirait-il que ses fabricants ne pourraient qu'être déçus, car dans cette fusion de l'un et de l'autre, l'altérité de chacun se trouverait irrémédiablement perdue. Impossible alchimie !

Il est un cas, sublime et pathétique, où le désir de distanciation commande toute la dialectique du désir d'enfant, c'est celui de Shakespeare, suppliant à longueur de sonnets son jeune amant de faire un aussi beau que lui. Mais, malgré la sincérité touchante des accents, n'y a-t-il pas là un peu de rhétorique et d'artifice littéraire ? Le " Je veux un enfant de toi " y apparaît pour le moins fort peu possessif. Ce cri, " Je veux un enfant de toi ", que nous tenons souvent pour le dernier mot de l'amour, et où chacun, peut-être secrètement, souhaite trouver rétrospectivement l'intime justification de sa naissance, est probablement beaucoup plus entaché d'ambiguïté que nous ne l'imaginons. N'est-ce pas déjà à un jugement quelque peu salomonien qu'il nous assigne où chacun revendiquera sa part dans l'enfant déchiré ? Mais s'il garde encore un tel écho en nous, c'est que, bien au-delà d'un patrimoine génético-biologique héréditaire, chaque enfant cherche en un amour fondateur le nœud de ses racines enchevêtrées.

Les sonnets de Shakespeare illustrent une démarche bien particulière, où la non-référence ; l'absence totale du pôle féminin, tout juste réceptacle supposé nécessaire à l'éclosion de l'enfant-mâle-identique, frappe immédiatement comme un oubli aussi massif que naïf. Pourtant sans le savoir clairement, quantité d'homosexuels font ou souhaitent faire un semblable parcours qui suppose la mise entre parenthèses de leur penchant spontané et l'accomplissemnt d'un " devoir conjugal " qu'un phallocratisme généralisé autorise aux fins d'une œuvre socialement flatteuse : la paternité. Certes bien des hétérosexuels pratiquent ce machisme ; ils ont peut-être l'excuse d'une ignorance invincible. Mais l'homosexuel, lui, il faut bien qu'il considère son semblable comme son égal ! Hélas, le narcissisme qui guette ses amours s'insinue souvent ici pour lui faire désirer un enfant tel que lui, alors que le poète voulait de l'amant un enfant identique non à lui mais à son bien-aimé...

Une science qui n'est plus tout à fait fiction peut alors venir au secours d'une humeur vagabonde et faire rêver d'un fils à soi identique et de soi seul issu, — parfait " petit ami " pour plus tard peut-être... Mais dans le rêve, l'amour et l'altérité se sont totalement dérobés. La distanciation a pris le caractère de l'exclusion. Fruit d'un amour délirant de soi seul, à quelle super-névrose le " clone parthénogénétique ", " matérialisation ", si l'on ose dire, d'un phallocentrisme à ce point exacerbé, ne sera-t-il pas exposé ? Si c'est entre les tensions paternelles et maternelles que l'enfant prend conscience et révèle aux autres — à ses géniteurs d'abord — sa non-appartenance, son droit d'être lui-même, c'est à dire vraiment autre et de décevoir tout projet narcissique fondé sur lui, quelle sera la liberté de cette " copie conforme ", de ce " fac-similé " conçu en dehors de toute référence à quelque altérité que ce soit ?

Dès lors toute voie est-elle bouchée ? Si l'amour conjugué — homo ou hétérosexuellement — est entaché de possessivité jalouse, si l'amour maternel — tel que trop souvent on nous le présente — est excessivement gironcentrique et mamelé, si le désir de paternité est de telles ambiguïtés grevé, que reste-t-il ? Une relation de " paternité " à redécouvrir, présente à tout amour et que peut-être l'homosexuel adulte — non en âge, mais en capacité d'aimer — est plus que d'autres en mesure de vivre et faire connaître, car il y est coincé.

Aimer n'est point se complaire en sa propre image par un autre complaisamment renvoyée, ni en ou par un autre tenter de pallier vainement une vacuité, mais s'offrir à un autre — et l'accepter — pour le faire, l'exécuter, — au sens dramatique du terme, supposant impossible tout retour en arrière, — au sens esthétique, car plus rien ne devra y être ajouté. Lui offrir une image de lui puisée en sa radicale différence, en son unicité de lui-même inconnue. La lui révéler. La faire avec lui passer de l'état d'ébauche à celle d'œuvre accomplie.

Le grand mot de l'amour n'est pas : " Je veux un enfant de toi ", mais " Je t'aime donc tu me fais ". Je sais que je t'aime parce que je suis ce que tu me révèles de moi, — parce que je suis davantage par ton amour qui me fait unique. La réciprocité ici est aussi exigée que l'altérité : je suis par toi comme tu es par moi, — mais ce que tu es qu'il m'est nécessaire que tu sois, est radicalement différent et distinct de moi. Fusion et distanciation sont alors comme deux pôles déterminant le champ magnétique de la relation, pôles incandescents, dont l'activité transcende toute alternance.

Les amants s'engendrent l'un l'autre. La belle histoire ! Ne le savait-on déjà ? Certes, et même empressons-nous de dire qu'il y a belle lurette que cela est vécu. Pourtant le grand jeu familial, hiérarchisé, structuré, ne permet pas toujours à cette " paternité réciproque " de s'instaurer durablement, qui fait trop vite des amants des parents. Non que l'enfant soit le trouble-fête que l'on à parfois dit, mais il devrait être proposé moins comme une fin, but ultime de l'union conjugale que comme la manifestation de la génération mutuelle des amants. Ainsi l'enfant aurait davantage de chances de devenir lui-même, moins pressé de combler un entre-deux parental. Confié à ses parents comme ils se confient l'un à l'autre, mais ne leur appartenant pas plus qu'ils ne s'appartiennent, il se rêverait peut-être moins " fils de roi ou bâtard enlevé par des romanichels et déposé fortuitement au seuil de la maison familiale "... Il n'est peut-être pas de véritable enfant qu'adopté si l'amour parental ne devient un amour d'adoption, un amour de choix il reste au niveau des réactions biologico-génétiques.

Si l'enfant n'est pas le but, la fin en soi, qui est l'autre en tant que tel, dans son altérité radicale, la relation ne saurait boucler sur elle-mêrne, sur un " nous " étriqué, coupé du monde et qui deviendrait vite névrotique. " T'aimer toi pour le monde " devient le corollaire obligé du " Je t'aime donc tu me fais ". T'aimer pour le monde, c'est aimer ton regard sur le monde ton insertion dans le monde, c'est te donner le monde à faire.

La démarche occidentale, qui présuppose à la société la famille aboutit à une impasse : une société conviviale ne peut être la somme de ces petites familles nucléaires, parents-enfants, frileusement repliées sur ellesmêmes, où se cultivent les névroses comme plantes en pot. Si tout un " projet de société " se résume à favoriser la production d'un troisième enfant, peut-on sérieusement espérer que le corps social retrouve une âme, un nouveau souffle ? N'y a-t-il pas dans la glorification simplette de la prolifération génésique un mépris tant de l'homme que de la femme, un lapinisme réducteur des fécondités intellectuelles, spirituelles et affectives tout aussi décadent qu'un malthusianisme confortable ?

On pense peut-être par là contourner le stérile narcissisme ? Mais si au lieu de le contourner, on lui faisait face, carrément ? Si tous, nous nous reconnaissions stériles parce qu'égocentriques complaisants, et sur ce narcissisme prenions appui dans un fantastique jeu d'espérance ? L'amour naît le plus souvent dans un parfait narcissicisme. Pour devenir lui-même, il lui faut sans cesse tenter de dépasser l'amour de soi où il est né et qui à tout instant menace de l'étouffer.

Réhabilitation de la stérilité, notre condition première à tous indéniable, qu'il faut reconnaître pour la " greffer ", en quelque sorte, de sa seule chance de salut, l'altérité. Chaque moi est stérile s'il ne se laisse entamer par un toi qui le fait être. " Je t'aime donc tu me fais ". Tout amour est paternel, adoptif, créatif.

L'homosexuel, ce pelé, ce galeux, ce fléau social improductif dont viennent tous nos maux est coincé, disions-nous, à ce type de relation de " paternité réciproque ", — obligé de vivre le seul amour humain possible, sans échappatoire, — relation où il faut se reconnaître librement dépendant de celui dont on est l'auteur en même temps qu'il est le vôtre, — " paternité d'adoption " toujours ouverte qui fait des amants des " multipères " comme le furent les grands sages de jadis, les grands gourous d'autrefois, Lao Tseu, Confucius et Boudha, nos pères de famille mais à l'innombrable postérité spirituelle.

Blaise Noël

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Revue TYPES - Paroles d’hommes - N°1 Janvier 1981

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