Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes

Du côté de nos histoires

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Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes - 1981 

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Du côté de nos histoires

Du côté de nos histoires masculines, de père en fils, de beuveries-noyades en repos des footballeurs, en passant par une incertitude sur la tendresse au masculin, émerge un flou pas très " artistique " : mais plutôt le désir de risquer quelque chose sans l'assurance d'un discours sécurisant.

Ici se développe en effet davantage une mise à plat du vécu quotidien, un voyage dans la mémoire individuelle, pour faire contrepoint et en même temps compléter le recul pris depuis les groupeshommes et le social vis-à-vis de nos itinéraires singuliers.

Un retour en quelque sorte... que chacun de nous, silencieusement ou à grands bruits, renouvelle dans sa solitude. Retour nécessaire, forme cachée, passée, contradictoire, de nos apparences sociales d'aujourd'hui.

Pavane

" C'était, Germain, une de mes plus vieilles affections, une de mes plus vieilles tendresses. Quand je lui avouais – toujoursobscène-de-sentimentalisme-imbécile, ainsi qu'il le disait – que j'avais de l'amitié pour lui, il bougonnait : " Pédé ", mais n'en pensait pas moins, j'espère. " R. Fallet " L'Amour baroque "

Bon sang ! J'ai choisi la tendresse, et voilà que je n'arrive plus à écrire, à ordonner mes pensées. Mes mains sont moites, mon corps est chaud, la page blanche m'angoisse.

Tout ce blanc à noircir d'un sujet " indéfinissable " et pourtant chair de ma vie. Que vais-je écrire ? Je pourrais m'auto-biographer, je pourrais me déshabiller devant vous, mais mon ventre se crispe et les lettres commencent à tourbillonner devant mes yeux. Quelle angoisse, ce sujet...

C'est une angoisse, et pourtant je l'aime, avec ses incertitudes et ses craintes. Cette tendresse indéfinissable, l'avez-vous déjà cherchée dans un dictionnaire ? Ne cherchez pas, elle n'y est pas.

On dit d'elle que c'est un sentiment d'affection. Mais la pitié aussi est un sentiment d'affection, comme l'amitié, la fraternité, tous ces beaux mots en forme de Pavanes.

Il ne faut pas chercher à la définir, la tendresse, c'est toi, c'est moi avec nos sentiments, nos rêves, nos angoisses, nos amours en constant équilibre. Elle est au dessus de tout. Ni dessus, ni dessous, elle ignore la phallocratie, la misogynie, la vaginocratie.

C'est le silence de tes yeux, c'est un sourire que l'on n'ose pas faire, c'est l'amour timide, c'est l'amour sans paroles, c'est mille ans de bonheur dans un regard (merci Léo Ferré), la tendresse n'a pas de sexe. Ce n'est plus toi, ni moi, C'est notre complicité de tous les jours.

C'est l'amour-égo, femme-enfant, femme-fleur, femme-jardin, je t'haisme et je t'aime. Je voudrais crier et je me tais. Tu n'es pas ma moitié. Tu es une et je suis un. S'il te plaît, ne soyons jamais deux. Ce soir, j'ai l'écriture au binoctal, mes paupières s'alourdissent, je voudrais dormir...

C'est l'amour platonique, c'est toi que je ne connais pas, ce sont les lettres que j'envoie, chargées de craintes et de mots fragiles. C'est ma guerre pour te plaire, c'est ma conquête pour te garder, encore une heure, un jour, une année.

Ce sont les attentes sous la pluie, ce sont les appels que l'on attend, les mains fébriles et le cœur à l'étroit.

C'est ce garçon ou cette fille que l'on croise dans la rue et qui, sans s'arrêter, nous poursuit toute la journée de son souvenir.

Cette tendresse que je ne vois jamais, qui trouble ma vie par son silence, qui s'intercale entre les lignes de mon roman.

C'est toi que je regarde dormir, ce sont les angoisses qui déchirent le ventre.

Tes lèvre, sans bouger, me parlent de coteaux gonflés de raisin, de rêves bleus comme des nuages. Je vois un ciel rose étoilé de perles noires. La Wally m'accompagne dans ce voyage en temps immobile. Je sens un parfum venir taquiner mes narines. Une Muse, curieuse, s'approche. Ce n'est pas mal, mais ce n'est pas de la tendresse. Je l'interroge des yeux, son regard est lisse et tranquille.

Ce n'est pas de la tendresse, c'est de l'Amour. Amour, Tendresse. Tendresse, Amour... Les mots s'agitent dans ma tête et me font mal. Un étrange malaise m'envahit.

Sans doute a-t-elle raison !!!

Pourtant, l'un est si près de l'autre que j'ai du mal à les " séparer ", mais pourquoi les séparer !! Comment peut-on aimer, comment pourrai-je t'aimer sans tendresse !! même si parfois je te blesse avec mes maladresses.

Ne dis rien, s'il te plaît, laisse-moi te regarder.

J'aime notre silence...

Pierre-Yves Menkhoff

 

 

Alcools...

Berlin. Un soir en sortant du travail, nous avions décidé d'aller prendre un pot. Nous étions quatre Français à travailler dans l'usine. Il y avait J.P. avec qui j'étais parti et que je connaissais bien : on faisait du sport ensemble. Je lui avais fauché sa place dans l'équipe de cross un jour où il était malade et il n'avait jamais pu la reprendre. Il y avait Ch. que j'avais connu là-bas et qui venait également de Marseille mais lui il avait fait ses études au lycée Thiers (J.P. et moi à St Charles). L'opposition avait aidé à nous rapprocher : si les deux établissements étaient rivaux et que souvent cela avait été " nous " contre " eux ", ceci s'appuyait sur les résultats du bac et les compétitions sportives pour mettre en évidence quel était le meilleur lycée de Marseille. Lutte sans cesse recommencée d'ailleurs avec des troupes fraîches : il n'y a pas qu'à l'armée qu'on se range sous un drapeau. On est dégrossi avant par toute une série de moyens, l'idée nous rentre dans la tête. On est d'un quartier, d'une ville, d'une région, d'une ligue, d'un pays, contre les autres. Là, on était à l'étranger et puis l'opposition faisait qu'on avait aussi le sentiment d'appartenir au même monde.

Et puis il y avait C. Elle, elle venait du nord de la France. C'était presque une étrangère au départ. Quand je l'ai vue la première fois, le jugement a été net et sans bavure : " petite, un peu boulotte, courte sur jambe, c'est pas mon type, rideau ! " Et puis on se rencontrait, on parlait, un lien se créait : j'aimais bien ses idées, sa façon de voir la vie et les choses, je me sentais proche d'elle, j'avais l'impression de m'y retrouver. Un jour, on est allé au lac (au Hallen-See) et je l'ai vue plonger, nager et tout a changé. Elle est devenue une des femmes que j'avais le plus de plaisir à regarder.

Nous sommes rentrés dans le bar vers cinq heures pour prendre un demi ou deux, et nous avons commencé à parler de choses et d'autres. Une rivalité a commencé à s'engager entre Ch. et moi tout doucement, comme un jeu. Lequel de nous deux était capable de boire le plus " sans rouler sous la table ". Sympa, pas agressif du tout, au contraire, Chacun étant persuadé de sa force. On a commencé, en parlant, à en commander un autre, et puis un autre, à toi, à moi, cette fois c'est moi qui te l'offre. Pour comprendre tout le sel de la situation, il faut savoir que C. ne buvait pas une goutte d'alcool, seulement du jus de fruit, et que J.P. a décroché assez rapidement (parce qu'au fond, il savait bien que sur ce terrain-là il ne faisait pas le poids avec moi ?).

Petit à petit, un climat de complicité a commencé à se créer entre Ch. et moi. On commençait à avoir des difficultés d'élocution. Je remarquais les siennes et je pensais que j'étais le seul à voir les miennes. Ce que je voyais fort bien par contre, c'est l'œil de C. qui devenait de plus en plus noir. J'avais l'impression qu'il était rivé sur moi, descendant jusqu'au plus profond de moi. C'était une impression très désagréable. J'avais peur de perdre beaucoup. Il y avait du mépris dans ces yeux-là, mêlé de reproche, j'évitais de la regarder, plongé au fond de mon verre ou tourné vers Ch. en me demandant " Arrête-Arrête pas ".

En fait, j'ai eu l'impression de passer une merveilleuse soirée avec Ch. en me sentant très proche de lui, avec l'idée derrière la tête de l'avoir à la fin. La rivalité ne nous opposait pas, elle nous rapprochait. Mais j'avais bien l'intention d'en arriver au moment où je lui taperais sur l'épaule, doucement, pour le sortir de sa torpeur et où je lui dirais avec un demi-sourire : " Mon petit vieux, tu vois bien que tu fais pas le poids avec moi ". A cette époque, j'aurais même peut-être ajouté, un peu provoquant pour bien marquer mon triomphe : " Il faut pas jouer avec les hommes ".

En attendant ce moment, on a poursuivi la conversation. Je n'avais jamais eu l'impression de comprendre Balzac aussi profondément. Ça me semblait intéressant, plus, même : une perte irréparable de ne pas saisir cette occasion de comprendre toute la subtilité, la finesse, la richesse de l'oeuvre, jusque dans ses moindres détails dans toute sa profondeur. En arriver à ce point-là, ça me semblait riche d'enseignements par rapport à la vie.

Et je voyais les autres en face qui ne comprenaient rien. Dommage pour eux, vraiment dommage. S'ils avaient bu, ils auraient pu en profiter aussi. La pensée que c'est eux qui pouvaient avoir raison ne m'a pas effleuré, que la discussion pouvait en définitive être complètement creuse. J'avais une impression de toute puissance.

Quand j'avais bu, il m'arrivait relativement souvent d'aller terminer ma soirée en allant injurier les Vopos à côté et parfois même de pisser sur le mur de Berlin, avec le sentiment qu'il ne pouvait rien m'arriver puisque de toutes façons je m'en moquais. Je ne me préoccupais pas des conséquences pour une fois. Je vivais intensément le moment pour le moment, savourant ma supériorité et ma liberté, crachant ma haine pour ces tortionnaires en ayant le sentiment de les écraser sous mon mépris comme des fourmis. Ça m'amusait de les voir s'agiter pendus à leur téléphone. C'était moi le plus fort et je me régalais d'en profiter. Parfois, j'aurais bien voulu même qu'ils me tirent dessus ; je ne croyais pas vraiment qu'ils m'attraperaient. Et même s'ils réussissaient, ça me déplaisait pas ce côté martyr. Mourir pour une noble cause avait un côté fascinant.

J'étais pris dans le jeu. Ça allait pas mal, je pouvais l'avoir. Cela aurait été idiot de décrocher pensais-je. Et puis, je trouvais de plus en plus intéressant ce qu'on se disait. On est parti sur une discussion sur Balzac et le reste s'est effacé, sauf la bière. On a mangé un morceau, plaisantant avec la patronne qui était entrée dans notre jeu.

Petit à petit, je sentais monter en moi une sourde rancune. Évidemment que ses idiots en face ne pouvaient pas comprendre toutes les subtilités de notre conversation puisqu'ils ne buvaient pas. Et moi, je me sentais bien. Je me serais senti encore mieux s'ils avaient participé à notre petite fête. De temps en temps, j'essayais de le raccrocher. Je trouvais que Ch. par contre n'y mettait pas beaucoup du sien. Mais j'étais incapable de lui en vouloir : à ce moment là, c'était mon copain, mon " pote ". Entre lui et moi ça passait vraiment bien, c'est avec les autres que ça n'allait pas. J'étais incapable de me rendre compte de ce qu'il pouvait y avoir de pénible pour eux dans cette situation. Nous ne vivions pas dans la mène unité-temps. Et puis, ça ne m'a pas effleuré à l'époque, heureusement parce que ça aurait tourné au vinaigre, mais je me demande si ce " fumier " de J.P. n'essayait pas, en douce, de se placer avec C. J'avais entièrement confiance en lui. Je pensais à juste titre qu'il ne me jouerait pas de tour de cochon. J'ai besoin de me sentir en confiance pour devenir ami avec quelqu'un et, par rapport à C., entre lui et moi c'était clair implicitement : " pas touche, sinon gare ". Ce soir là, s'il y avait eu un autre mec à sa place, j'aurais sans doute pas bu, ou pas autant.

La soirée s'est poursuivie. J'avais l'impression qu'on parlait de choses de plus en plus profondes, même si l'élocution devenait de plus en plus difficile. La vie vue comme un livre et un cahier, et la difficulté et la richesse de tourner des pages, savoir choisir le moment où une page était acquise et se résoudre à passer à la suivante, même si on y trouvait encore du charme. Et je trouvais beaucoup de charme à ce qu'il disait. Il avait fait de la philo et moi pas. Il était sur un terrain où il était beaucoup plus fort que moi (ou simplement en avance, mais de fait le résultat était là).

On a parlé musique. Et l'ambiance était particulièrement propice. Je n'apprécie jamais autant la musique que quand j'ai bu. C'est même le seul moment où j'ai l'impression de l'apprécier vraiment, jusqu'au plus profond de moi même, directement, sans que ma tête y fasse obstacle. Il y a quelque chose de chaud dans le mélange de l'alcool et de la musique. Je ressentais ça très fort d'autant plus que j'allais souvent dans une cave écouter du jazz et que les musiciens jouaient très différemment en début et en fin de soirée quand ils étaient bien imprégnés d'alcool comme moi.

C'est la vie, les sourires, la complicité qui menaient la musique, qui devenaient musique.

Et on a parlé musiques. De celles qu'il aimait et que je ne connaissais pas. Ce soir là s'est ouvert un peu plus grand une fenêtre sur la musique noire américaine qui depuis est une dimension importante de ma vie.

J'ai peut être aussi perdu autre chose qui représentait beaucoup pour moi. C. tirait une gueule pas possible et j'ai l'impression qu'il en est resté quelque chose qui ne s'est jamais complètement effacé, quelque chose qu'elle ne m'a jamais pardonné, qui a pesé lourd entre elle et moi, très lourd.

On est sorti vers minuit et demi. J'avais bu douze litres de bière (et Ch. un demi en plus). Le jeu à un moment avait tourné à boire plus que l'autre et en même temps d'arriver à faire boire l'autre pour le descendre. Avec en plus du schnaps pour ramoner le tube digestif.

L'air frais m'a fait du bien. J'ai marché quelques instants seul, en respirant profondément, ce qui m'a permis de retrouver ma lucidité. Visiblement Ch. n'était pas en état de rentrer seul. Après en avoir discuté avec les autres, je lui ai proposé de le raccompagner. Il s'est fâché. Rien à faire pour lui faire admettre qu'il avait un peu trop bu bien sûr. Il nous a envoyé promener. Il a vomi et est parti tout seul prendre un bus.

Ce n'est que le lendemain, goguenard, en le voyant arriver au travail avec une monumentale gueule de bois, que j'ai pu savourer ma victoire complètement. Il avait fini sa nuit dans un bus, dans un dépôt à l'autre bout de la ville.

Voilà, pas de conclusion, pas d'explication de texte.

Chacun(e) prendra ce texte comme il(elle) voudra, y verra ce qu'il(elle) peut ou veut y voir.

Bernard Berthier

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Revue TYPES  4 - Paroles d’hommes - 1982

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