Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes

Embrasser qui on aime, qui on a envie

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Revue TYPES 4 - Paroles d’hommes - 1982 

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DU COTE DU SOCIAL ET DES INSTITUTIONS
Embrasser qui on aime
, qui on a envie

" Salut, mec ! " " Bonjour, vieux !  " Quand deux mâles se rencontrent, généralement ils se raidissent l'un devant l'autre, s'érigent face à face en figure phallique inébranlable, en apparence ; et le plus souvent, mouvement latéral, détente automatique, le bras se détache, se dirige vers l'autre, le pointe " en garde ". Rencontre de deux mains, poignée frileuse, effarouchée par un contact trop chaud ou au contraire, poignée énergique, coup de poigne.

Rapport physique banni ou rapport de force. Toucher l'autre n'est autorisé qu'à grands coups de taloches, plus ou moins belliqueuses, et autres accolades, cuisantes, quand il ne s'agit pas de revers amicaux dans les abdos. C'est au choix : ou on s'évite ou on se frappe. Dures lois infligées aux hommes de chez nous ! En Afrique, en Asie, les hommes déambulent main dans la main, se prélassent en toute quiétude, les bras autour du cou. Ils offrent ainsi au regard inquiet des occidentaux l'image d'une virilité de mollesse, de sensualité.

— " Ils ont pas l'air con à se tenir par la main comme ça ! "

— " Tu te vois, marcher dans la rue, main dans la main, avec un autre type ? "

— " Moi, alors ça, j'ai du mal à l'admettre. "

Des réflexions de ce genre, traduisant la gène de certains de nos compatriotes, j'en ai entendu bien souvent au cours de mes voyages, au Maghreb ou en Orient ; elles accompagnent l'inévitable interrogation d'une touchante naïveté : " Sont-ils tous pédés ? "

Eh oui ! chez nous, les hommes n'ont pas l'autorisation de ce genre de relâchement, sinon gare à l'étiquette. Dans notre belle civilisation judéo-chrétienne latino-germanique de l'ère bourgeoise (ça ira comme ça pour la caractérisation ?), le toucher entre hommes est pour le moins suspect. La morale de notre société, développant les valeurs propres à assurer la rentabilité de l'individu, encourage la compétition entre hommes. Les petits garçons apprennent très tôt à se mesurer aux autres et à affirmer leur valeur dans l'affrontement, la confrontation. L'homme est un combattant et à ce titre il doit se garder de toute attitude de faiblesse ; le surmoi y veille. Seules possibilités de rapport physique donc : la cogne, la lutte.

Il me vient à l'esprit cette admirable séquence de " Love ", le film de Ken Russel, où les deux héros hommes, nus, s'empoignent vigoureusement dans une lutte gréco-latine. Ces images révèlent clairement toute l'ambiguïté du combat de mâles. L'attirance mutuelle ne trouve sa satisfaction que dans le corps à corps belliqueux qui n'échappe pas à l'homologie du rapport amoureux.

Les rapports sexuels entre hommes d'autre part me semblent soumis dans bien des cas à cette règle de la lutte pour la domination de l'un des partenaires par l'autre. Il suffit pour s'en convaincre de lire les petites annonces de Libération. Le calibre de " l'arme " y est souvent évoqué. Les antagonistes " actif-passif ", " maître-esclave ", " sado-maso " et autres " soumission-dressage " reviennent fréquemment. En ce qui concerne les rapports de domination et d'exploitation dans l'homophilie, je vous renvoie au film de Fassbinder " Le droit du plus fort ".

Bien sûr tout le monde n'en est plus là. Les stéréotypes masculins sont disséqués de toutes parts, de même pour les archétypes. Des relations différentes s'instaurent entre hommes et, par exemple, pour se retrouver, se séparer, un autre code, une autre gestuelle ont pris la place du serrement de paluche ou du garde à vous. Maintenant, nombreux sont ceux qui s'embrassent, se font la bise. En effet, pourquoi ne pas reproduire avec les hommes des contacts physiques (et verbaux) qu'on a avec les femmes ? Crainte que les gestes soient mal interprétés ? Appréhension de l'homosexualité ? Mais, fait-on l'amour avec toutes les femmes que l'on bise ?

Et puis, même si tout contact physique titille la libido, quelle raison y a-t-il de le redouter, si l'on veut bien retrouver la spontanéité, si l'on ne vit plus dans l'angoisse de la Faille ? Débarrassons-nous des clichés, de ces images de marionnettes, pantins de bois articulés à la musculature bien bandée qui nous ont servi de modèles pour la composition de nos personnages. Sachons reconnaître, exhumer notre sensibilité, devenir esprit et chair souple, disponibles. Débridons la sensualité handicapée et disposons-nous à couler, glisser, fondre...

La bise, je l'ai toujours connue entre hommes de la même famille, triste convention la plupart du temps, devoir plus qu'élan spontané, pas toujours bien assumée. Je me souviens qu'au sortir de l'enfance, dans la période où je boulonnais mon armure, muselais ma sensibilitéféminité, pour éviter de me rendre vulnérable, j'évitais d'embrasser mon père, mes frères et même les membres féminins de ma famille. Un de mes copains en était arrivé à serrer la main à sa sœur. C'est que le monde bien " viril " et inhibiteur du collège était redoutable. Il fallait veiller à ne pas paraître efféminé, et se faire traiter de pédé, c'était recevoir la suprême insulte. Triste époque ! Quand je pense à toutes ces années de collège, à cette école caserne puant le renfermé, la frustration en culture, je n'éprouve qu'un immense dégoût. Et que je suis heureux d'être devenu " vieux " et d'en être sorti ! Je garde néanmoins des souvenirs agréables des grandes classes du lycée : C'était l'après 68, j'étais plus grand, et surtout, les classes étaient mixtes. Enfin, ce n'est que plus tard avec mes copains freaks, non-violents et autres porteurs de contre-culture que j'ai appris à embrasser ceux de mon sexe et découvert que des gestes de tendresse étaient possibles entre hommes.

Ces dernières années, les bises se sont généralisées, elles sont en passe de se banaliser. Néanmoins, dans la rue, sous le regard de ces gens qu'on connaît toujours un peu dans une petite ville de province, les blocages subsistent. Pour beaucoup de militants sur le retour, formés au travers des " luttes ", des " combats ", des " ripostes ", " offensives " et autres notions de la " guerre " sociale, le bouche à joue, la caresse s'acquièrent dans l'ébahissement. Il y a bien des verrous à faire sauter, et pour certains il est un peu tard sans doute. Alors on maintien les vieilles habitudes et donc beaucoup de frustrations nées d'élans retenus, de gestes empêchés. Interdits, tabous et compagnie... Rencontres mixtes : Les femmes s'embrassent, les femmes et les hommes s'embrassent, les hommes se serrent la main. Scénario hyper-classique, cérémonial hyper-répété. Marre !

Embrasser tout le monde ? Non. Embrasser qui on est content de retrouver ou de connaître, qui on aime, qui on a envie. Liberté d'épanchement, liberté de geste, liberté de tendresse, un peu de liberté tout court.

Allez, grosses bises, et à la prochaine...

Joël Philippe

 

 

Droit de réponse :

On vous écrira...

Lecteurs de Types, la plupart d'entre vous regardent assez peu la télévision, cela est connu et facilement explicable. Absorbés par des pratiques sociales et affectives critiques, originales et novatrices, vous n'avez pas de temps à consacrer au petit écran. Sauf, par ci par là, et entre deux réunions de groupe hommes, un regard distrait pour Apostrophes ou le Ciné-club, et bien sûr pour l'une des rares émissions intéressantes actuellement, j'ai nommé " Droit de Réponse ".

Vous avez été très surpris le 13 mars, à l'occasion de l'émission de M. Polac consacrée au féminisme, de voir que dans le style " contradictoire ", Droit de Réponse était allé extirper, sans doute dans une arrière-cour de caserne de CRS, le-macho-de-service. Si l'intention était de faire contre poids à l'ensemble des féministes présentes ce soir-là, la provocation tenait debout avec ce spécimen misogyne, hargneux, méprisant, raciste, un de ces derniers représentants du sexisme à l'état brut(e). Naïfs, vous avez cru que la semaine suivante, pour une autre émission consacrée aux femmes, Polac rectifierait un peu le tir. Et vous avez supposé qu'on y verrait cette fois ces hommes un peu moins caricaturaux, un peu plus concernés par le féminisme. Curieux, vous avez aussitôt pensé que dans ces invités différents se trouverait vraisemblablement quelqu'un de la revue. Vous frémissiez d'impatience à l'idée d'apercevoir enfin l'un de ces zozos qui vous font languir six mois pour vous offrir cette revue passionnante ! C'est pourquoi vous avez été extrêmement étonnés de ne pas voir " Types " invité à l'émission. Nous aussi !

Pourtant on avait fait tout ce qu'il fallait, gentils, polis et actifs comme on est. Dès le début de la semaine, nous avions signalé notre existence aux responsables de cette émission, comme ça, juste histoire de leur faire savoir qu'il ne fallait pas désespérer. Des hommes qui disent autre chose que leur macho bon teint de la semaine précédente sur les femmes, le féminisme, les rapports hommes-femmes, eh bien ça existe, oui je vous assure, ces petites bêtes-là. Un peu partout semble-t-il et à " Types " notamment. Et que même on aimerait bien venir en causer deux mots dans le poste, de tout ça.

" Mais que c'est original ce que vous dites là, vite, vite, donnez-nous donc cette fameuse revue Types ", répondirent les détenteurs du Droit de Réponse. Bien sûr, vous imaginez, des gens des médias, des professionnels quoi, ce qu'ils font est sans doute très important, ils sont très très occupés. Alors, nous, bêtas et patients, nous avons attendu jusqu'au samedi, jour de l'émission, pour qu'ils veuillent bien nous donner leur réponse : invités, pas invités ?

Pas invités : " Types, pas bon, ça fait pas vendre ça, coco ! " Non, j'exagère. Motif de ce refus, au demeurant parfaitement légitime : " L'émission est consacrée exclusivement aux femmes, il n'y aura pas un seul homme invité sur le plateau, les mâles ce sera pour une prochaine fois. Mais votre prose nous intéresse, il faut se revoir, gardons le contact, on vous écrira. "

Pourtant, des mecs, il y en a eu sur ce plateau ! D'une part, Polac a sorti de sa poche un brave délégué syndical CGT qui revendiquait le droit — là aussi légitime — au congé parental (l). Je remarque simplement qu'un cégétiste de Crouby les Aubrais (par Romorantin) qui fait de la paternité un objectif syndical kif-kif les 39 heures, ça ne court pas les rues. Qu'il faut déjà y songer longtemps à l'avance pour en avoir un le jour de l'émission... Bref, on a ainsi appris qu'on peut être bon ouvrier, bon camarade et avoir envie de s'occuper de son enfant pendant quelques mois pour retourner produire à l'usine ensuite. Mais que tout ça rencontre certaines résistances, la réaction est vigilante. A retenir : une grande partie de la population masculine est prête à remettre en cause la division sexuelle des tâches : un seul et dernier obstacle, le CNPF.

Beaucoup d'autres hommes aussi, puisque Polac a laissé envahir son plateau par une bande d'aboyeurs du RPR, genre gros bras en smoking. Alors, comme ça, pour Droit de Réponse, suffit d'écrire, de demander, d'attendre, pour rester chez soi ! Pour ceux qui ne veulent pas rouler des épaules j'entends. Parce que pour les autres, ça marche, il y a un fauteuil et dix minutes d'antenne chez Polac.

Rien de nouveau sous le sunlight, quoi ! Que les médias nous boudent, on le savait, mais cette parodie d'un refus déguisé qui ne s'assume même pas, c'est affligeant !

Tu sais, Polac, on t'aime bien, si si. La prochaine fois que " Types " organisera un débat public sur la nécessité de faire passer dans les médias un autre discours — par exemple — sur les rapports hommes-femmes, promis, on essaye de t'inviter. Fais-nous signe, on t'écrira. A moins que Léon Zitrone ne vienne s'imposer en tes lieu et place. Ce qui serait extrêmement regrettable, mais nous n'y pourrions pas grand-chose, tu connais le problème...

Jonathan Breen

(1) Et puis la CGT, ça vous fait un petit coup d'œil côté le bon peuple électoraliste et télévisuel qui a contribué à l'avènement au pouvoir des forces du changement. Tandis que " Types ", types quoi ? c'est une organisation représentative ça ?

 

Dans " LE MONDE " du 24/9/81, extrait de " Vues et Revues "

(...) Tenez, voici une nouvelle revue qui se présente : " Une revue pour parler de nous à la première personne, de notre vie, de nos plaisirs, de nos malaises, de nos peurs, de nos désirs, de nos corps, de nos fringues... " Eh bien non, ce n'est pas ce que vous croyez. Ça devait venir, c'est venu. Le titre: " Types ". Une revue d'hommes. Mais pas de malentendu. Le premier numéro a pour thème " Paternité ". Allons-nous voir un M.L.H. ? En tout cas, voilà des types qui revendiquent leur identité en tant que tels, leur " différence " — compris leurs " manques " avoués — et qui déclarent vouloir " perdre leur maîtrise obligatoire ", être " contre la virilité " non moins " obligatoire ". Ce n'est pas un événement, madame : c'est une révolution. Une nouvelle histoire d'homme (Y. Florenne)

Revue TYPES - PAROLES D'HOMMES

N°4 - Mai 82 - Pages 85 à 87

Du côté DU SOCIAL ET DES INSTITUTIONS

 

Hors texte

" J'estime donc que la contribution originale la plus importante de l'éthologie serait une description précise de la structure du comportement. Tant que nous ne savons pas ce qu'est la structure du comportement, nous ne pouvons pas savoir ce que sont les possibilités du comportement ni quelle est l'étendue des possibilités que nous avons de nous comporter autrement que nous le faisons. "

Michael Chance

 

Dehors il fait froid. Le jour commence à peine à se lever. L'enclos est plongé dans cette nuit finissante. Il se dresse sur un plateau, tranquille encore à cette heure matinale et humide. Des singes y vivent en groupe, allant et venant entre un espace protégé et un autre en plein air.

Le matin ils se tiennent dans la partie couverte où ils ont passé la nuit.

Ils se réveillent lentement, comme prisonniers de la chaleur de leurs corps somnolents qui s'exhale.

Un mâle est seul, perché sur une branche. Les autres sont assis, tassés dans le coin où ils ont dormi, où ils émergent doucement. La pénombre retient encore un peu de sommeil à leurs gestes hésitants. Les petits restent agrippés aux corps des femelles qui entament leur nettoyage mutuel, précis, attentif, intime.

La clarté du jour vient caresser et attendrir la noirceur du pelage faisant briller les fils argentés qui dessinent comme une écharpe négligemment posée sur leurs épaules.

Les mâles, dans un étonnement chaque fois renouvelé, découvrent leur membre dressé, s'en inquiètent de deux doigts distraits, puis se prennent au jeu de cette raideur mouvante. Dans la langueur de cette intimité, certains s'allongent sur les genoux d'une femelle, lui offrant leur torse à épouiller. Un silence tranquille enveloppe et ralentit les mouvements, chaque bruit est assourdi. Ils sont apaisés, reposés, détendus, comme sans inquiétude.

Le jour se précise. La clarté s'accentue affermissant les angles, découpant les gestes, rendant à chacun son désir de mouvement. La chaleur, cette chaleur particulière de la nuit, se disperse comme arrachée en lambeaux par la lumière.

Soudain ils s'agitent, poussent des cris, se répondent d'enclos à enclos. Bientôt la nourriture est dans leur cage. Ils se précipitent dans une apparente totale confusion où certains mangent, où d'autres se voient repoussés. Des agressions répétées accompagnent le déroulement du repas.

Une femelle au poil triste et pelé reste dans un coin où elle tourne en rond sans pouvoir se décoller du grillage. Elle ne mange pas, ne mangera pas sinon beaucoup plus tard quelques épluchures qu'elle réussira à voler subrepticement. Rejetée par le groupe, elle est l'objet de cruautés permanentes, désignée très tôt aux petits qui la prennent pour cible. Elle est surveillée par tous et son isolement est si bien orchestré qu'elle se réfugie d'elle-même dans son coin lorsque la nourriture est distribuée.

Le mâle, solitaire au réveil, ne joue pas des dents : il se sert et choisit les aliments qu'il préfère. Dominant dans le groupe, il est le point de référence autour duquel gravitent chaque déplacement, mouvement, geste. Sa seule présence, tranquille et assurée, est une menace qui règle tout ce qui de loin pourrait paraître pure agitation.

Les autres mâles adultes, la femelle la plus anciennement dans le groupe, ainsi que les plus petits ont encore la possibilité de choisir parmi les aliments offerts ; les autres, femelles et jeunes, prennent ce qui reste. Dans la précipitation, ils stockent de la nourriture dans leurs joues, qu'ils dégusteront plus tard, tranquillement.

La douceur matinale a été balayée par la brutalité soudaine du repas. Comme le jour est marqué par la transformation de la lumière quelquefois noyée dans les nuages, la journée se déroule, suite de repos, de nettoyages mutuels entrecoupés de déplacements rapides, désordonnés et violents où se jouent des partages autour de la nourriture et des femelles.

Dans cette sorte de groupe, seul le mâle copule avec les femelles. Les autres mâles n'y sont pas autorisés sous peine d'agressions tant du mâle dominant que des femelles qui craignent les représailles. Il arrive ainsi que certains mâles ne copulent jamais, leur vie durant. Les infractions provoquent des combats violents à l'issue desquels le fautif se soumet ou quitte le groupe, tentant d'en constituer un nouveau ; il est aussi des combats mortels où un mâle en remplace un autre.

Les adolescents seuls ont la possibilité d'approcher les femelles mais à certains moments du cycle menstruel où les risques de grossesse sont extrêmement limités.

Les mâles dominés essayent en permanence de renverser la situation ; en fait, ils mesurent leurs chances mais se gardent bien d'aller au-delà de certaines limites. Les agressions réelles sont le plus souvent évitées par des échanges de mimiques et de postures qui transforment les élans belliqueux en des comportements de soumission. Il en est ainsi de certains bâillements où le singe semble soudain se désintéresser totalement de la situation.

Aux agressions, les femelles répondent par la présentation de leur peau sexuelle, face tournée vers l'agresseur comme pour lui signifier un acquiescement.

Très souvent les agressés détournent l'agression dont ils sont l'objet vers d'autres individus du groupe.

L'attention de tous se porte sur le mâle central sous forme de regards qui semblent toujours dirigés légèrement à côté de leur cible comme pour éviter cette confrontation. Ils mettent tout en œuvre pour ne pas être l'objet de l'agressivité terrible de ce mâle dont la cohésion et la sécurité du groupe dépendent.

Ces tensions à tout moment détournées, évitées, apparaissent comme une danse où chaque pas entraîne l'autre dans une mesure imposée, où selon son rang et son sexe chacun se déplace dans un espace par avance délimité. Équilibre fragile quant à son point central mais où les figures se dessinent identiques après que l'orage est passé.

Une femme les regarde.

Lorsqu'elle les a vus, la première fois, ils lui ont paru laids avec leurs bras très longs, leurs poils noirs, leurs faces dénudées aux mâchoires marquées, leur façon de se tenir assis, groupés.

D'avance elle les rejetait.

Puis, il lui a fallu poser son regard sur eux.

Peu à peu à les côtoyer, elle les a trouvés beaux, beau ce pelage noir, cette encolure irisée de poils argentés, belle la peau nue de leur face, d'un noir brillant et si douce à caresser, beaux leurs regards précis, le marron doré de leurs yeux.

L'attention à s'exercer affine les formes, la beauté se révèle où elle semblait impossible à évoquer, les différences se dessinent où n'apparaissait qu'une masse uniforme .

Mais quelle peur l'avait contrainte à ne voir spontanément qu'une laideur noire, répétée, groupée, assise ? Une ressemblance lointaine fixée dans une image d'homme-singe, s'esquivant quand la vision d'ensemble s'annule dans la découverte des détails, l'avait sans doute rendue méfiante, sorte d'avertissement secret la protégeant d'une confrontation avec un réel enfoui au cours des âges.

A les regarder vivre, à mesurer la sécurisation terrible de cette rigidité où les espaces de liberté sont par avance délimités, où la loi est inscrite hors des textes, elle ne peut s'empêcher de retrouver, comme révélés par ce miroir déformant, bien des éléments et des comportements d'une autre structure hiérarchique, elle aussi sécurisante, délimitante, enfermante... Un doute lui vient, Et si les hommes avaient écrit des lois non pas pour maîtriser l'animal en eux mais bien plutôt pour éviter de comprendre ces autres lois qui continuent de les animer... ?

La femme reste là, attentive, tendue vers cette écriture gestuelle, étrangement familière.

Brigitte Lefèvre

" Les révolutions coperniciennes ne sont pas encore achevées, et il s'agit de comprendre que la dichotomie entre occuper le centre ou n'avoir pas d'espace a fait son temps, non seulement en astronomie et en biologie mais aussi dans l'univers cognitif. "

Edgar Morin, Massimo Piattelli-Palmarini

in L'Unité de l'homme

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Revue TYPES  4 - Paroles d’hommes - 1982

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