Revue TYPES - Paroles d’hommes n°6 - 1984
Rencontres: L'ivresse de la séduction

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L'ivresse de la séduction

Le texte qui suit reflète l'évolution de mes idées : d'une critique acerbe de quelques comportements, j'en arrive après de multiples réflexions à être en quelque sorte sous le charme d'une certaine séduction.

Codes et/ou plein phares ?

Mon interrogation de départ surgit d'une bipolarité au sujet de la conception de la séduction au sein du groupe. Je schématise :

" Pour arriver à ses fins, il faut jouer le jeu de la séduction, utiliser les codes sociaux. Être soi, c'est une illusion ".

" Séduire présente le danger de s'aliéner à l'autre et aux codes en vigueur ; c'est important d'être vraiment soi-même de la manière la plus authentique possible ".

Pour ma part, il suffit de lire les comptes rendus des soirées, pour s'apercevoir que je me situais du côté " être soi ".

A partir de ce constat d'antagonisme que je sentais comme me traversant bien que " défendant une position ", je me suis mis à essayer de comprendre.

Illusion et confort... mité

Lorsque l'on se met à analyser les codes sociaux, on s'aperçoit que l'on arrive très vite à des stéréotypes qui sont on ne peut plus. traditionnels : jupe fendue et rouge à lèvres côté dames ; avoir la classe côté messieurs ! L'issue en est " naturellement " trouvée dans le système d'échange des marchandises, c'est-à-dire de ce qui se vend et s'achète : habits, produits, gadgets, parfums, etc.

On est ici dans un processus de compétition ; le regard de l'autre n'est pas tant une rencontre avec l'autre mais une réassurance sur sa propre capacité à séduire, et au travers de cela, à être séduisant(e). Dans une société, c'est aussi la capacité à faire partie du groupe. Dans le travail, on peut mesurer la valeur de quelqu'un à la somme qu'il est capable de gagner par mois ou à tout autre critère reconnu dans une socio-culture donnée (littérature, création artistique).

Dans le domaine des échanges sexuels, c'est la capacité de séduction qui fonctionne, il suffit de voir l'importance que les hommes mettent à ce qui s'appelle " leurs conquêtes ", ou ce que les femmes investissent dans leurs parures destinées à cela. A l'inverse, rôde la peur de la pauvreté, de ne pas être digne d'être aimé(e). On est ici dans une logique bestiale : mieux vaut être beau, riche, en bonne santé et aimé que laid, pauvre, seul et mal dans sa peau.

Il ne s'agit pas de dire que cette vision en terme de pouvoir et de richesse soit l'apanage de la gente masculine ; que ce type de logique ait une connotation a priori machiste certes, mais nombreux sont les courants d'expression dits féminins qui reprennent totalement à leur compte cette vision. Il suffit de faire une rapide analyse du numéro de F de septembre 1983 sur les " pouvoirs féminins " pour s'en rendre compte (1).

Tout comme dans le mariage, dans la rencontre, l'autre " dragué(e) " se réduit à n'être plus à ce moment-là que le prétexte à jauger sa valeur, une sorte de faire-valoir social. Celui-ci ou celle-ci n'est apprécié(e) qu'en tant que spectateur plus ou moins qualifié (selon son niveau) pour donner son label, son satisfecit " certifié conforme " et octroyant par là de manière indirecte une sorte de diplôme social. Le " oui " ou " non " de la réponse au désir. Le " ça marche " ou " ça ne marche pas " de la drague masculine. Le " je plais " ou " je ne plais pas " de la drague féminine. Dans un groupe social donné, sur le marché de l'amour : être ou ne pas être digne d'être aimé(e). Le poids et la mesure en sont justement donnés par cette capacité de séduction.

Une grande majorité des journaux passent leur temps et leurs colonnes à développer et à répercuter l'inquiétude face à la collectivité : " suis-je normal " et " comment y avoir plus de valeur ". Ceci dit, à force de voir les personnes comme des objets manipulés et manipulables, à force d'analyser en terme de codes sociaux et de critères de conformité, on finit par ne plus voir que cela ; même si c'est pour " la bonne cause " d'être " contre ". La conformité engendre la conformité, on aboutit à une caricature qui, quoique pertinente, ne reflète pas la complexité de vécu de chacun de nous. Non la séduction ne saurait se réduire à cela !

Les symptômes de " la maladie "

Faire un petit tour du côté des définitions du terme " séduction " équivaut à retrouver clairement cette notion de pouvoir et à dégager un certain nombre de symptômes de ce qui serait une sorte de maladie.

Le premier est ce que j'appelle celui de " la pêche à la ligne ". Ici il est question d'attirer l'autre : commencer par faire une amorce, on l'appâte, on l'aguiche, on l'allèche, on lui donne l'eau à la bouche. Et si l'entreprise marche, on fait tomber l'autre : la touche est faite !

Le deuxième symptôme est celui de l'ensorcellement, ce qui donne une image de la force de séduction comme de quelque chose d'extrêmement pervers. L'idéal est d'arriver à le charmer et l'entraîner dans un processus diabolique et à le faire céder à la tentation. Il (elle) est sous le choc de la fascination, comme envoûté(e) par une force maléfique. Ce n'est pas un hasard si la séduction est présentée comme l'art des femmes par excellence. Ces sorcières ! A tel point que Baudrillard (sous le charme ?) décrète que séduction et féminité ne font qu'un. Il s'agit, sans le dire, d'amener l'autre à faire ce que l'on voudrait qu'il fasse. C'est le pouvoir vu sous son coté le plus pervers et moralement condamnable.

Le troisième symptôme serait le " mutisme charmeur " ou celui du statut de la parole. La séduction suppose le triomphe du non-dit et dans une logique de pouvoir, il s'en suit un marchandage de la demande du don. La personne la plus séductrice, c'est celle qui tout en usant de son charme, ne demande rien à personne. Fascination du non verbal, de l'implicite. Demander c'est se dévaloriser ; ne pas parler, devient une position de pouvoir. Il semble curieux qu'ici le don soit sur le même plan que la parole. En dépit des apparences (l'emprise sur l'autre), la fonction " séduction ne peut qu'être réversible ". Ces symptômes de séduction permettent royalement d'oublier en quoi le " malade atteint " participe étroitement de ce qui est sa " soi-disant " aliénation. Non seulement il/elle participe mais on dirait même qu'il/elle en jouit. " Que c'est agréable de se laisser séduire " même si l'on sent pertinemment qu'on court à sa propre perte !

L'exploration Fantasmatique

Ce qu'il y a de proprement fascinant dans la séduction et son cortège de rituels et de cérémonies, c'est son aspect magique à la limite du fantastique. Un extra, hors du quotidienordinaire, qui développe un attrait irrationnel. La séduction de la séduction c'est tout son rapport à la mise en représentation des fantasmes. Car une des clés d'intelligibilité du phénomène ne réside pas tant dans la force de celui ou celle qui agit la séduction que dans la capacité qu'a l'autre d'être récepteur(trice). Ce qui est agité, c'est précisément toute la fantasmatique qui se projette et se répand de part et d'autre. Car il y a dans cette emprise une véritable plongée dans l'imaginaire. Entrer de plein pied dans la séduction, c'est mettre en acte ses propres fantasmes. A ce point de la réflexion, il ne s'agit plus de penser en terme de possédant-possédé, mais de saisir la soumission hypnotique à la force du fantasme véhiculé.

Un coup d'œil et vous voilà " classé "

Une des questions essentielles soulevée dans les débats tourne autour de " malentendus ? " entre hommes et femmes, malentendus aux connotations paradoxales. Un point de discordance brûlant est celui de l'initiative. En caricaturant, un homme se plaint : " Les femmes sont passives, elles ne nous touchent pas assez " ; autrement dit, il croit rêver de femmes sexy. Elle : " Oui, mais lorsqu'on passe à l'acte, lorsqu'on prend l'initiative, ils ont peur, il n'y a plus personne et c'est souvent qu'ils essaient en plus de nous culpabiliser ; on se sent comme une "femme facile" ". La boucle est bouclée. Et pourtant dans ce petit dialogue, on peut facilement imaginer que " lui et elle " sont en relation étroite. D'où l'éternelle question du décalage entre la pratique et les idées chez " ceux et celles qui réfléchissent ", autrement dit, on a beau avoir des idées et analyser, etc. ; dans la réalité, c'est souvent pas triste !

Ce qui est naturellement en jeu ici derrière la persistance des codes traditionnels, c'est la puissance des fantasmes qui nous traversent et qui nous échappent. Il ne faut pas s'étonner non plus que ceux qui s'interdisent de mettre en scène tel ou tel comportement jugé macho ou " femme soumise " soient parfois pourchassé(e)s par ceux-ci : dans la séduction, l'interdit a le pouvoir d'attiser outre mesure le désir. Ces " vieux ? " schémas sont intrinsèquement liés à notre architecture mentale et jalonnent notre histoire profonde, d'où la tentative de vouloir, en dépité de toute rationalité, les vivre et les revivre. Il y a ici comme une sorte d'épousaille avec les fantasmes collectifs qui traversent un groupe ou une société à un moment donné. On est très proche ici des rites de possession où par le jeu et la transe, les personnes s'approprient ce qui les entoure, les démons et les dieux qui régissent leur existence.

Mais ce voyage dans les codes et les schémas traditionnels n'est probablement qu'un avatar de ce qui est possible au pays de la séduction. Au-delà du côté stéréotypé des rencontres codées, émerge une complexité nouvelle qui confère à chaque rencontre chargé de séduction un caractère unique et inédit.

On peut même se demander si cette séduction ne peut être dépassée par quelque chose qui a pour nom l'amour.

Parcours initiatique

Qui rencontre-t-on dans l'autre ? Qui l'autre rencontre-t-il en nous ? Jeux de miroirs. L'autre sert à se réfléchir.

C'est avant tout, à un moment donné, la collision de deux désirs qui se branchent, qui s'épousent, se fructifient et se génèrent mutuellement. La gamme est multiple et l'imprévu au rendez-vous, car la plupart du temps il est difficile d'avoir accès à une conscience de soi. La rencontre, c'est la révaluation au sens d'un révélateur photographique, mais aussi au sens d'une révélation initiatique. L'autre servant de guide.

A chaque contact de ce type correspond quelque chose qui est signifiant pour soi à un moment donné. Il s'agit en quelque sorte d'un accouchement. Ce sont deux univers de fantasmes qui se croisent et s'entrecroisent. La rencontre est le théâtre où ceux-ci se donnent en représentation.

Dans le jeu des miroirs, il est dès lors essentiel qu'une des règles de base soit le non-dit. Ce qui se joue-la, c'est la préparation du jeu et la découverte de soi. Dire " je suis cela ", serait casser le cérémonial de l'autre en train de se produire. Il y a ici un laissez-faire en forme d'écouté qui est un jeu absolument fabuleux, mais peut se transformer en abus de pouvoir. C'est le livre ouvert de la connaissance, non seulement de l'autre mais des sentiments qu'il(elle) incarne, sentiments qui le possèdent : rêves, joies, désirs, peurs, souffrances.

Dans l'alchimie de la rencontre, la séduction ne fait que marquer la force des fantasmes en interactions. La rencontre est une, ici, comme une inauguration en acte, non préparée, qui ne peut pas comme telle, qui pourtant se réalise ! Une fête !

Jean-Louis Le Grand

(1) Au sommaire : " Le style ", " Executive woman ". test : " Êtes-vous une battante ? " " Séduire pour réussir ? ". Pub : le règne de la femme active. Chercheuses d'hommes. Les chasseuses de tête. Sexe : La panne masculine, etc.

 

 

Quelle séduction ?

Rencontre/séduction ou séduction/rencontre, analyse d'un moment où se dévoile on ne sait trop quoi ; pour certains la simple mise en action d'un système de codes sociaux destiné à déclencher un phénomène d'attraction, pour d'autres quelque chose qui, pour ne pas échapper nécessairement aux codes, relève cependant de l'enchantement pur, gratuit, hors loi : " De la séduction " ou " L'horizon sacré des apparences ".

Cette théorie (poésie ?) de la séduction comme finalité exposée (chantée ?) par Baudrillard prétend faire échec à l'ordre phallique soucieux de " production " en y substituant le respect de la règle du jeu librement consentie dans le plaisir des pistes et signes brouillés. Ici, pas question de désir ou de jouissance car " le sexe est la forme abolie et désenchantée de la séduction ".

Il n'est peut-être pas étonnant que cette idée d'une forme ascétique, hautement ritualisée de la séduction (appuyée en grande partie sur l'ouvrage de Kierkegaard : " Journal d'un séducteur ") ait inspiré par son côté stratégique des personnages des plus pragmatiques, tels que les journalistes et publicitaires (1), censés informer sur et exploiter les " nouvelles tendances ", les savoir-vivre et séduire au goût du jour. D'" actuel " en passant par " FMagazine " via " Biba ", tous sont d'accord pour décréter l'époque " post féministe " par un retour à une promotion individuelle bien pensée. L'air du temps est performant. Chacun doit travailler à une savante mise en scène de soi-même tant dans sa vie professionnelle que dans sa vie " privée ". Il s'agit de valorisation sociale par une tactique de rapport à l'autre uniquement prise dans le respect ou le rejet maîtrisé (donc séducteur) des rôles, au sens le plus sociologique du terme. Il est évident que cette vision utilitariste réduit considérablement la pensée de Baudrillard, mais que l'acte de séduire soit considéré comme un rite cruellement et délicieusement esthétique ou comme un vulgaire mode d'emploi à l'acquisition de l'autre, n'est-ce pas la même façon de s'affronter d'idéaux à idéaux, et/ou au plus haut point de narcissisme, sans prendre le risque d'une approche plus profonde, plus loyale et plus positivement dangereuse ?

Car, là où Baudrillard dévalorise (2) ce à quoi les femmes en mouvements de libération ont prétendu accéder, des sujets adviennent. Séduisants, mais aussi désirants, jouissants, pensants. Et non sans magie. Mais dans " la magie essentielle de vivre " (3), dans toute l'acceptation de son mystère, de ce qui nous dépasse dans le désir de l'autre pour nous, de ce qui le dépasse dans le désir de nous pour lui, dans le refus de se fixer au point exact de séduction, à la parade sexuelle de pure maîtrise, au cérémonial de fatalité à l'autre inutile à créer son inévitable magie et multiplicité. Si séduction et rencontre sont aussi un jeu, il y faut peut-être plus (de l'amour ?) pour ne pas figer le vivant en effigie et le visage en masque.

Il faut peut-être passer du ravissement à l'amour (question de temps, d'attente, d'attention ?) pour que rencontre il y ait, pour que la célébration ténébreuse et lumineuse depuis la nuit des temps ne garde pas un goût de mort froide (4). Le non-dit séduit, certes, mais les mots aussi ont leur mystère : " parce qu'on doit révéler les secrets, mais dans leur splendeur. Sinon, on répète sans éblouir, on viole le secret du secret, c'est de la sexualité sans Dieu " (5).

Séverine Rosset

(1) Interviews radiophonique d'un publicitaire : on lit Baudrillard, on travaille le non-verbal et les codes pour mener l'autre à sa guise. Le publicitaire doit être séducteur !

(2) Apologie de la " puissance ironique de l'objet que la femme perd dans sa promotion de sujet (" De la séduction ").

(3) Clarice Lispector

(4) " Il y a quelque chose d'impersonnel dans tout processus de séduction, comme dans tout crime, quelque chose de rituel, de supra subjectif et de supra sensuel " (" De la séduction ").

(5) Hélène Cixous : " Tancrède continue ", Études freudiennes n°21-22.

 


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