Revue TYPES - Paroles d’hommes n°6 - 1984
Rencontres: Le voyageur assis dans le coin

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Rencontres: Le voyageur assis dans le coin

Minuit. Un quai de gare où de nombreux voyageurs se pressent. Une jeune femme attend. Elle semble surprise par cette foule, l'exode des vacances, qui banalise un peu sa solitude sur ce quai, à cette heure. Elle va rejoindre un amant, lui faire ses adieux car dans quelques jours à peine, elle s'envolera vers Budapest, pour un an.

Le train entre en gare. Il vient de Zurich et va vers l'Espagne. Elle frissonne. Les couloirs sont bondés de gens affalés les uns sur les autres, déjà installés pour la nuit. Elle ouvre quelques compartiments bien décidée à ne pas rester debout. Dans le noir elle distingue enfin des silhouettes allongées qui laissent deviner des places disponibles. Elle entre et enjambe des bagages. Dans le coin à gauche un homme est assis tandis que le restant de la banquette est occupée par un autre qui dort. Elle pousse fermement ce dernier et s'assied. Sur la banquette d'en face, elle devine un couple que son arrivée a réveillé. Les voyageurs échangent entre eux quelques mots en espagnol ; celui qui est assis se tait.

Le train démarre et le silence retombe, entrecoupé seulement des bruits que font les corps qui bougent à la recherche d'un confort propice au sommeil. La jeune femme reste aux aguets, attentive aux bruits, aux odeurs ; elle apprivoise l'espace dans l'obscurité, repère les limites des corps avant que de s'isoler dans les siennes. L'homme à sa gauche l'intrigue ; elle ne distingue aucun de ses traits et sa proximité immédiate l'installe dans une intimité qu'il lui faudra partager toute la nuit. A certains signes, elle le sait jeune, peut être la vingtaine mais elle ne sait pourquoi elle lui voit un visage plutôt insignifiant, voire disgracieux. Elle a froid. Elle s'enroule dans un pull-over et cherche une position confortable en évitant tout contact avec l'homme assis à côté d'elle. Elle craint que la nuit ne soit longue si elle n'arrive pas à mieux se réchauffer.

Le train roule, régulier, tranquille, indifférent à cette masse de gens pris au hasard de la route. Les trois personnes allongées ont replongé dans le sommeil. La chaleur qui se dégage du corps de son voisin commence de l'atteindre. Impulsivement, elle approche son bras du sien, à le toucher. Il ne bouge pas. Un bien être l'envahit auquel elle se laisse aller doucement. Peu à peu, presque imperceptiblement, dans une somnolence, sa tête glisse et se pose sur l'épaule du jeune homme. Attentive aux réactions de ce corps confortable, elle tente de voir comment son " imprudence " va être interprétée, inquiète seulement de ce que l'arrivée du jour n'amène un certain malaise entre elle et l'inconnu. Mais le besoin impérieux de chaleur et la réserve tranquille de cet individu sont plus forts que tout.

Le contact étroit de leurs bras, la tiédeur de son chandail ne parviennent plus totalement à endiguer le froid qui s'infiltre par la vitre ouverte et pénètre au plus profond d'elle. Le train vient d'entrer en gare quelque part dans la nuit. Le jeune homme se lève, s'adresse en espagnol aux voyageurs que l'arrêt a réveillé. Ils acquiescent. Puis il se tourne vers elle et lui demande en français s'il peut fermer la fenêtre. Sa voix, belle, grave et claire, son léger accent et le fait qu'il ait utilisé sa langue, sont reçus par la jeune femme comme une offrande. Il se rassied près d'elle. La beauté de cette voix n'efface pourtant pas le doute qui l'habite quant à l'aspect de son visage mais ce doute accentue peut-être le trouble que lui provoque chacune de ses propres audaces et que redouble la présence des autres voyageurs.

Le train est reparti, grignotant l'espace et le temps. Son bercement a ramené le calme dans l'obscurité du compartiment. A côté d'elle, il bouge très légèrement, essayant de déplacer un bras. Le souffle de la femme s'arrête, elle attend. Il allume une cigarette et reprend sa position antérieure. Il ne dort pas, ne semble pas y parvenir. Dans le noir, elle sourit, la nuit est déjà bien avancée, le froid s'est fait plus vif et elle a les jambes glacées. Il allonge les siennes et pose ses pieds sur la banquette d'en face. Elle en fait autant. Peu après elle sent une chaleur l'envelopper. Il a étalé doucement sur elle un grand imperméable doublé. Elle se sent bien, à la fois émue et amusée. La présence de cette cuisse si proche l'attire tant qu'elle finit par faire glisser lentement sa jambe et la colle contre celle de l'homme. Il ne se dérobe pas, reçoit sa cuisse sans bouger. Le froid est la force qui la pousse contre le corps de cet inconnu, il est le prétexte à son désir. L'homme s'y plie si exactement que le froid peu à peu se dissipe.

Elle a dû s'endormir, le train continuer sa route car lorsqu'elle se réveille il fait jour dans le compartiment. Elle se redresse sur son fauteuil, il en fait de même discrètement. Après s'être ainsi ressaisie, elle se tourne vers lui et le regarde. Il lui sourit. Avec cette voix de la nuit très tendrement il dit " Vous avez eu très froid ". Elle répond " oui " puis sourit à son tour. Il a la trentaine et ressemble à sa voix. Il lui offre du chocolat, elle partage avec lui un gâteau. Ils parlent mais peu. Elle doit descendre tandis qu'il continue sa route vers Madrid où il sera pour un an correspondant d'un journal allemand. Biarritz, regards, au revoirs. Elle est sur le quai, ne se retourne pas, va vers celui qui l'attend.

Brigitte Lefèvre

 

 

Buffet campagnard

Je me souviens d'elle, la première fois où je la vis, élégante, raffinée. C'était à un buffet campagnard. Avec des gestes lents et précis, elle choisissait les mets et les engloutissait avec détachement, piquant par ci, par là, ce qu'elle préférait tout en bavardant avec cette brillance caractéristique des discussions où ce n'est pas ce qui est dit qui compte.

C'est son détachement qui m'a plu et je m'ennuyais un peu, personne ne dansait et je me mis au diapason de la discussion en cours, à glisser des idées qui étaient appréciées par le fait que l'autre y avait de la place pour répondre et n'était pas dérangé, mais seulement agacé comme lorsque l'on croit mordre dans du chocolat et que c'est du saucisson que l'on découvre. C'est à ce moment-là, je crois, qu'elle me vit. Dans la maîtrise de ce jeu de société, nous avons lié notre première connivence qui se renforça lorsque je l'invitais à danser un rock que j'avais choisi. La soirée passée à se repaître de notre silence mutuel. Les rares idées que nous avions envie d'émettre sur nos préoccupations du moment étaient comprises et enrichies par l'autre, ce qui provoquait notre ravissement et l'augmentation de notre trouble.

Elle dansait bien. Je sentais en moi une moiteur et un vide qui donne l'air bête. Je tombais doucement amoureux. Petit à petit, le temps suspendait son vol et mes yeux changeaient de couleur. Une impression de chaleur d'abord dans les tempes et le cou commençait à m'envahir le corps. Ses gestes et regards s'imprégnaient de ce que je vivais ; c'est cela, je tombais, nous buvions un peu, parlions beaucoup, nous touchions énormément et nous décidâmes de finir la soirée chez moi. Après de longs préambules raffinés, nous nous jetâmes l'un sur l'autre avec délices. Elle me mordit le cou, le sectionna et fit rouler ma tête sur le sol puis continua à me dévorer tranquillement. C'est comme ça que nous faisons l'amour, nous autres, mantes religieuses.

Alain Barrau

 

 

La porteuse de pain

Je l'avais rencontré un soir en allant acheter du pain ; comme je sortais de la boulangerie il y entrait en courant, et dans le choc qui s'ensuivit tout tomba : la baguette, la monnaie et mes clefs. Pendant que je riais, lui, plus efficace, ramassa le tout que je lâchais aussitôt, car, d'avoir rencontré son regard, les bras aussi m'en sont tombés.

Un autre jour je l'aperçus qui sortait du métro, et je reconnus en moi la même émotion ; tous les soirs j'allais l'attendre et le regardais passer, il ne pouvait pas me voir.

Au bout d'une semaine je décidai de le kidnapper.

Un vendredi soir nous nous croisâmes comme par hasard à la sortie du métro : il me reconnut et s'arrêta souriant. Son innocence me bouleversa, je le regardai, très longtemps, ses yeux s'accrochèrent aux miens, alors je lui pris la main, il me suivit.

Son corps se colla tout de suite au mien, il glissa une main sous mon blouson, la moto frissonna, démarra et prit la route qu'elle connaissait.

La solitude était grande, la route excitante ; la tentation toujours présente d'aller voir ce qu'il y a au bout, au-delà de ces champs et de ces vallons, ne nous détourna pourtant pas. Lorsque la moto s'arrêta, je repris sa main. Pas une question.

Je lui fis un feu et lui racontai des histoires ; il riait, je regardais ses petites dents bien rangées et tirais doucement des mèches blondes. Je mordis son oreille...

Les caresses s'éternisèrent, se firent tortures, la douceur devint violence, je suppliai. Au petit matin, lorsqu'il s'endormit épuisé, je le violai. il adora.

Sommeil, rêves érotiques, désir qui renaît de l'épuisement. Quand la réalité dépasse les fantasmes. Caresses et morsures, je vois dans tes yeux un désir que tu n'as pas encore découvert, j'invente un plaisir que tu ne connaissais pas, tu cueilles dans mon ventre des fleurs sauvages que tu m'offres.

Je crie, tu murmures dans mon oreille des mots inouïs qui dérapent dans ma tête, je tremble. Fatigue, fou rire, tendresse, les gestes sont ronds dans la lumière de la bougie. Volets clos, nous sommes le monde, il n'y a pas d'ailleurs, pas de temps.

Le lundi matin j'ouvris les volets et vis dans ses yeux des images lointaines : les autres, la ville...

Toute l'horreur nous y attendait, elle me prit à la gorge. Je sentais sa perplexité grandir devant l'agitation. Nous marchions, je me sifflotais avec désinvolture un air désespéré ; je savais quel égarement devait se lire dans ses yeux, j'aurais pu répondre aux questions dont il me bombardait silencieusement.

Il s'arrêta devant la boulangerie où l'on pouvait lire : fermé le lundi. Il lâcha ma main, je soutins son regard. " Ce n'était pas très difficile pour une sorcière ".

Je fixai ses pieds, y cherchant l'amorce d'une fuite. J'avais peur, rien ne bougeait, le temps s'écoulait librement.

Un bras autour de mon cou me colla contre lui, il y faisait chaud, sa bouche mordit mon oreille.

Sylvie Chabée

 


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